Kaqi est une société de conseil en management, conduite du changement et affaires publiques.
Notre raison d'être: vous aider à "mieux travailler ensemble".
Notre plus-value: mobiliser les acteurs, afin qu'ils s'approprient, enrichissent et dynamisent votre projet.
Lorsqu’on dirige un groupe rassemblant de multiples filiales, on décide souvent de créer puis animer des directions centrales plus ou moins dotées, parfois appelés « centres de services partagés ».
Au-delà du choix du terme (qui compte), la question est toujours de savoir quelle marge de manœuvre laisser aux « filiales » (au sens juridique ou tout simplement organisationnel, direction régionale ou autre). Car au « centre », on regroupe les expertises, on met en place des outils communs et des procédures partagées qui permettent de faciliter la visibilité de l’activité et d’encourager voire imposer des pratiques communes… En « périphérie », on voit cela comme un service rendu, pour des tâches sans grande valeur ajoutée ou avec une technicité qui manque localement, mais aussi parfois comme une perte de souplesse, ou une méconnaissance des « spécificités »…
Des changements pour se requestionner
Bref, un questionnement « classique » qui n’a pas de solution idéale – sinon cela se saurait ! Et d’ailleurs, cela fait partie de la vie habituelle des entreprises d’osciller entre les deux pôles de la « centralisation » et de la « décentralisation », en fonction du contexte mais aussi des jeux d’acteurs. Et aussi, tout simplement, parce que les changements d’équilibre suscités permettent de se requestionner, au regard d’une multitude de critères, dont beaucoup viennent du monde extérieur qui, lui, change toujours.
Alors, chaque « direction centrale » peut se poser la question des « services » qu’elle apporte, ou des « politiques communes » qu’elle impulse et anime. Mais on oublie souvent qu’un critère de succès tient aussi aux synergies entre tous ces services communs.
Parce que les « filiales » percevront toujours les « directions centrales » comme un même ensemble, et qu’on évalue souvent la fiabilité d’une chaîne à son maillon le plus faible. Parce que beaucoup de questions, de projets, de services, reposent sur plusieurs expertises complémentaires (les RH, les finances, le juridique…), qu’un fonctionnement en « silos » du centre signifierait l’inefficacité voire le blocage de l’ensemble, et que l’impression que les services se « refilent le bébé » est désastreux pour tout le monde. Et puis parce que, pour améliorer sa relation aux « clients », on gagne toujours à partager les bonnes pratiques, en dehors de sa propre expertise « technique ».
Renforcer d’abord les synergies
Voilà pourquoi cette équipe de « direction centrale », au regard des enjeux partagés et du retour de la « qualité de service perçue », plutôt que de décider, par exemple, à ce qu’auraient pu être des règles communes à imposer à tous, indépendamment de la diversité, au centre ou à la périphérie, a décidé de travailler, en priorité, à renforcer ses propres synergies.
Les règles communes, en faudra-t-il plus, moins, sera-ce un moyen d’améliorer l’animation globale ? On se posera la question ensuite, lorsque les « services communs » seront reconnus par tous, à la hauteur des efforts consentis par chacun. Mais tout d’abord, « travaillons mieux ensemble ».
Le concept de « guerre hybride » a émergé il y a une dizaine d’années et prend une actualité particulière avec l’invasion russe en Ukraine. Mais même si le sujet est brûlant, il est souvent, dans les lectures et colloques, de grandes absentes de nos vies quotidiennes : les entreprises… Et vous, jusqu’où pourriez-vous aller avec la vôtre ?
Guerre hybride ? On trouve plusieurs définitions pour décrire ce type d’affrontement, et sans doute sont-elles pour beaucoup exactes, pour une situation par nature multiforme. Pour faire court, disons qu’il s’agit d’un affrontement a priori « sous le seuil » : celui de la guerre du choc des armes, d’une armée contre une autre. Mais qui peut la précéder, l’accompagner, la poursuivre…
Cet affrontement intéresse de nombreux publics : les militaires bien sûr, les diplomates aussi, et les chercheurs du domaine stratégique. Quelques journalistes ou spécialistes des guerres de l’information et de la connaissance également. Mais peu de représentants des entreprises, qui semblent les grandes absentes. Grandes oubliées, ou grandes inconnues ? Sans doute tout cela à la fois.
Alors quelles sont les stratégies et les marges de manœuvre des acteurs privés dans ces conflits « hybrides » ? Ceux qui a priori ne s’appuient pas sur le feu des canons (comme les « milices » ou les « sociétés militaires privées ») mais les préparent, les appuient ou les rendent inopérants ? Quelle légitimité ont-ils ? Quelle autonomie de décision et d’action ? Quelles synergies, assumées ou non, avec les puissances publiques ?
La tentation, bien sûr, pour ce nouveau domaine de la « souveraineté », est de renforcer la place de la puissance publique. Mais est-ce bien la seule voie, lorsqu’on veut défendre, au travers des conflits, les valeurs de nos sociétés démocratiques et libérales, face à des régimes autoritaires voire totalitaires ? Peut-on renoncer à nos principes de liberté de l’action individuelle et privée, de la diversité et de l’équilibre des pouvoirs au nom d’une « efficacité » qui reste à démontrer, et surtout au risque de perdre le sens de notre engagement ? En donnant ainsi des arguments à nos adversaires et ennemis sur la pertinence de nos valeurs et institutions ?
Dans le cyber, les entreprises et la souveraineté
Il est un domaine dans lequel les spécialistes du sujet reconnaissent l’importance des entreprises : celui de la guerre de l’information et des perceptions. A la fois pour les contenus et les contenants.
A l’heure des bouquets de télévision, des smartphones et d’internet, l’information est partout. Et tout le monde se plaint de la « désinformation » (de l’autre). Alors si certains se contentent de choisir leur canal de diffusion, et de le recommander, d’autres plaident et agissent pour la fermeture de certains vecteurs. Difficile choix dans nos sociétés libérales et démocratiques, lorsqu’il s’agit d’éléments non directement punis par la loi. Car il s’agit de la question récurrente de priver ou non de liberté les « ennemis de la liberté ». Vaste sujet… Et en tous cas qui concerne une multitude d’acteurs privés, souvent perçus voire accusés, on le remarquera, comme des acteurs de désinformation, ou en tous cas de mauvaise information, au regard de ce statut « non public » (pour les autres, c’est perçu comme « de bonne guerre »). Alors, des initiatives comme l’Association des journalistes de Défense, qui existe depuis 1979, visent à faciliter une information de qualité relative à ces sujets, tout en cherchant à maintenir l’équilibre de « l’indépendance ». Mais ce n’est pas une quête facile, et les polémiques récurrentes sur le dispositif de journalistes « embeddés » (« embarqués », intégrés dans des unités militaires) en témoignent.
Du côté des « contenants » (car même le cloud s’appuie sur une architecture physique), le rôle des entreprises est intimement lié à la question de la souveraineté. On a évoqué récemment la question des câbles sous-marins qui permettent la diffusion de l’information. Et il y a bien sûr, au cœur de l’actualité de l’invasion de l’Ukraine, à la fois l’utilisation des moyens aériens et spatiaux occidentaux, au profit des forces ukrainiennes. Mais aussi, et cela va au-delà de l’anecdote, la mise à disposition du système Starlink par SpaceX, l’entreprise d’Elon Musk, qui a permis le maintien de communications indépendantes par les forces ukrainiennes et les citoyens qui pouvaient, ainsi, relayer des informations précieuses, au plus près du terrain.
Des synergies au service de l’innovation opérationnelle
Par-delà l’exemple de Starlink, il a souvent existé de nombreuses opportunités de synergies librement consenties entre la puissance publique, qui détient le monopole légal de la force, et les entreprises privées intervenant dans le domaine de l’information.
On a parlé, au début de l’invasion russe en Ukraine, de l’efficacité de l’unité Aerorozvidka, qui utilisait des drones très légers – et ses opérateurs civils, plus « geeks » que « Major Gérald » - pour appuyer l’action ciblée de commandos. Puis sont venues les images des adaptations permettant de lâcher des grenades…
En 2010, la société française Parrot lançait ses premiers drones de loisirs. Depuis, leur usage a été réglementé et leur utilisation est désormais majoritairement professionnelle. Et pourtant, dès leur mise sur le marché, si ces petits engins permettaient en effet de craindre le voyeurisme à la portée de tous (d’où la réglementation), ils offraient la possibilité à leurs propriétaires – nonobstant l’autonomie alors très réduite – d’observer sans risque l’autre côté de la colline…
Et heureusement, avec le temps, des synergies naissent régulièrement de la rencontre entre des outils civils et les besoins des armées, pour permettre des innovations comme celles présentées au salon Sofins (dédié à l’équipement des forces spéciales) ou, plus généralement, dans les actions d’animation des entreprises de la BITD (base industrielle et technologique de défense). Mais saurions-nous utiliser, dans le cas d’une « guerre hybride », les matériels et les compétences des seuls acteurs privés ?
La guerre des perceptions et de la vie quotidienne
Dans ces situations, on est, a priori, dans un domaine plus opérationnel que cognitif ou « environnemental ». Et donc loin des guerres hybrides…
Pourtant, lorsqu’on évoque des actions « sous le seuil », les entreprises ont aussi d’autres moyens d’action - et autant de responsabilités.
Prenons par exemple la décision d’ouvrir ou fermer une usine ou un magasin dans un pays donné. Par-delà les enjeux économiques (les opportunités mais aussi les risques) que supporte directement l’entreprise, sa décision a un impact direct sur la société dans laquelle elle s’implante, et de multiples façons.
Par les produits qu’elle fabrique ou distribue, les emplois qu’elle offre, les compétences qu’elle apporte à la main d’œuvre locale, la richesse qu’elle distribue à travers la fiscalité locale. Une « fiscalité » qui peut d’ailleurs être illégale au regard de nos propres règles, ou au moins immorale… Et on touche là toute une gamme de responsabilités de l’entreprise, à travers son organisation et ses pratiques de management, pour promouvoir – ou non -, dans le quotidien de la « société civile » les principes de nos sociétés libérales et démocratiques. Et donc d’agir sur la société de l’autre. Ne sommes-nous pas là dans le champ de « l’action hybride » ?
Et puisque la « guerre hybride » peut accompagner la guerre « classique », mais aussi la précéder ou la poursuivre, ces dimensions politiques et morales sont au cœur – consciemment ou inconsciemment – des décisions de la « gouvernance » des entreprises, mais aussi de leurs représentants, au plus près du terrain. Car c’est au quotidien que s’incarnent, ou non, les valeurs que l’on porte [1].
Faire des entreprises des alliés dans les guerres hybrides
Des échanges avec les spécialistes de la guerre hybride, il ressort que les entreprises sont les grandes ignorées de la réflexion, et donc probablement de l’action.
Cette absence est « justifiée » par certains par une multitude d’obstacles. Citons-en quelques-uns, en proposant quelques réponses.
« Ce qui motive les entreprises, c’est le profit ». Bien sûr. Car le profit permet d’investir, de développer à la fois les compétences et les outils, de créer de l’emploi, des richesses. Mais par-delà cette tarte à la crème, cette affirmation traduit à la fois une généralisation hâtive d’une perception univoque et une méconnaissance des réalités des entreprises. Car les entreprises, ce ne sont pas des organisations anonymes mais avant tout des hommes et des femmes qui prennent des décisions. Chaque jour. Et si on se pose parfois la question de dissocier ou non « l’homme de l’artiste », on ne peut croire raisonnablement que les décideurs d’une entreprise mettent totalement de côté, lorsqu’ils agissent, leurs perceptions individuelles du monde, leurs croyances, leurs convictions. Ils ne les abandonnent jamais totalement ni s’y soumettent. Il s’agit toujours de compromis. Entre le « rationnel » et « l’irrationnel ». Et ce délicat équilibre peut les amener à s’engager, et engager leur entreprise, pour des raisons qui ne touchent pas au seul profit économique.
« Les entreprises ont des actionnariats internationaux ». Pour certaines, en effet. Et on peut répondre à cette objection avec deux réponses. La première est de prendre en compte les alliances stratégiques qui engagent les États. Car si ceux-ci engagent leurs moyens militaires de concert, pourquoi les entreprises et leurs décideurs ne pourraient-ils par le faire ? Quant à la deuxième, elle touche à la cohérence des choix stratégiques – ceux des États et des entreprises. Car comment imaginer qu’un pays autoritaire voire totalitaire (et donc dans lequel les entreprises sont soumises au politique) avec lequel on noue des accords économiques qui engagent les entreprises, ne s’en servira pas, le moment donné, pour influencer la décision stratégique ?
Alors bien sûr, cela nécessite de pouvoir définir et partager une vision stratégique aussi claire que possible, dans un monde par nature incertain. Car la mobilisation de tous ne peut se réaliser qu’au profit d’un projet assumé. Ne faudrait-il pas agir là aussi, dans la clarification et le partage, voire le débat, plutôt que de considérer qu’il s’agit d’un « domaine réservé » ?
Et le risque dans tout ça ?
Une autre objection entendue est celle de « l’aversion au risque » de nos sociétés (et donc de nos entreprises).
Dans un champ partagé par les acteurs étatiques, on entend sans doute par là la noblesse de l’engagement des acteurs publics, et en particulier ceux de l’action militaire. Certes. Mais s’il n’est en aucune manière question de minorer le caractère exceptionnel de l’engagement de certains – jusqu’au bout de la mission, au péril de leur vie –, il ne faut pas oublier que cela ne concerne pas la totalité de ces acteurs. Et que si certains s’engagent pour cette motivation, et prennent ces risques dans leur emploi, il est aussi d’autres motivations, toutes autant respectables par ailleurs, et d’autres emplois, beaucoup moins exposés.
Et c’est surtout ignorer la relation au risque que connaissent les entrepreneurs, qu’ils soient engagés dans les entreprises ou à leur compte. Alors bien sûr, il ne s’agit que très rarement d’une prise de risque engageant la vie des intéressés – quoique, quand les risques pris voire la « mort sociale » réelle ou perçue conduisent certains à des actes désespérés…
Mais tant par les risques sur l’insertion sociale (quelle est la reconnaissance de l’entrepreneur ?), l’équilibre économique (en l’absence de « traitement » et de mécanismes de retraite garantis), l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée (que connaissent aussi beaucoup de personnels d’unités très engagées), il est important de considérer que les décideurs économiques connaissent eux aussi de vraies « prises de risque » ? Alors, il est vrai – et cela pourra les disqualifier au regard de certains – que parfois, la prise de risque est compensée par l’obtention, à l’issue, de bénéfices tangibles. Mais pourquoi pas, si on adopte une approche « gagnant-gagnant », dans ces opérations hybrides ?
Enfin, en matière de risque, il est un autre domaine, qui peut à la fois effrayer certaines entreprises, mais aussi en motiver d’autres à accroître leurs synergies avec l’intérêt collectif, et donc la puissance publique. Celui du risque de l’accusation éventuelle de « crimes de guerre »[2], sur des terrains de conflits armées mais aussi, plus souvent, en situation d’affrontements hybrides. Alors, il est important d’adopter à leur endroit un crédit d’intention, ou en tous cas, de méconnaissance des enjeux stratégiques. En particulier lorsque ceux-ci sont peu ou pas explicités et partagés par la puissance publique. Ou que ceux-ci sont « mouvants », au regard des opportunités perçues par des dirigeants parfois inconstants. Mais, et s’il est important d’être vigilant à la séparation des pouvoirs et donc à la possibilité de sanctionner des infractions à la loi commune, en particulier dès lors qu’il y a une intention avérée, une des vertus cardinales de nos sociétés, ces situations témoignent bien de la nécessité de considérer l’action des entreprises comme un vecteur majeur des affrontements hybrides.
Seul bémol cependant à ce sujet : ne pas considérer que la seule voie est celle de la soumission de l’entreprise au politique, comme gage de « contrôle » et sous-entendu de « vertu ». Car encore une fois : que défendons-nous ? Si c’est un modèle de société démocratique et libérale, il faut préférer les synergies aux contraintes - sauf celles prévues par des lois connues et partagées. Car sinon, qu’est-ce qui nous distingue des « démocraties illibérales » voire des régimes autoritaires, sinon dictatoriaux, bâtis sur le contrôle direct ou indirect – par la loi, la contrainte ou la compromission ?
Qui doit s’en occuper ?
Enfin, « qui doit s’en occuper ? ». Grande question qui peut traduire, malheureusement, et au-delà d’une seule question de bon sens, un des maux récurrents de nos organisations publiques. A savoir la tentation d’obtenir, coûte que coûte, la « domination » sur l’autre, plutôt que d’envisager les coopérations avec… Et beaucoup d’entre nous peuvent avoir à l’esprit des exemples de situations que l’on pourrait résumer par le point de vue suivant : « si ce n’est pas moi le chef, ça ne se fera pas ». En la matière, la pratique des acteurs des entreprises pourrait sans doute être utile à une approche commune, tant ils sont amenés (parfois contraints, certes), à coopérer, y compris avec des concurrents, quand les enjeux de marché le nécessitent.
Et dans le domaine des « guerres hybrides », on peut aussi se référer à notre histoire récente pour identifier des pistes relatives aux « porteurs » d’une telle action mixte.
Il y a trente ans, l’Europe connaissait déjà une guerre sur son territoire, dans les Balkans. Dans le même temps, la France mettait en place son Commandement des Opérations Spéciales (COS) – qui fête en ce moment ses 30 années d’existence. Alors, peut-être est-ce parce que ces innovateurs étaient les plus curieux de ces acteurs inhabituels que sont les décideurs d’entreprises… mais le Général Saleün, qui en prendrait le commandement en 1996, avait engagé une démarche de sensibilisation des entrepreneurs susceptibles d’intervenir sur ce terrain d’opérations encore « bouleversé ». En particulier au moyen des réseaux de « réservistes », dont on ne distinguait pas encore, à l’époque, les « opérationnels » des « citoyens ». Et notamment ceux qui avaient des responsabilités dans les entreprises de la construction et du génie civil. Car on n’était pas encore dans la « guerre de l’information » et le champ physique était le plus habituel.
Peut-être était-ce aussi parce que ce nouveau commandement disposait, au moins pendant le temps de sa mise en place, de « marges de manœuvre » que les forces classiques ne pouvaient obtenir. En particulier face au « veto » des Affaires étrangères (et sans doute d’autres) qui considéraient que si les forces françaises avaient pour mission de s’engager militairement, elles devaient se tenir éloignées des questions de profit économique – y compris pour des entreprises nationales. Ce pourquoi d’autres pays engagés n’avaient pas la même frilosité voire aversion [3].
Et ce manque de synergies observées fait évidemment penser, pour la période et le lieu, au fait que la reconstruction de l’aéroport de Sarajevo, placé en secteur français lors des opérations de stabilisation de la paix, n'avait apporté qu’un contrat de 11 millions de francs à Thomson-CSF… Peut-être était-ce aussi un manque d’enthousiasme de la part des entreprises françaises : « En 1996, en ce qui concerne les programmes européens, sur 227 millions d'écus engagés, 74 concernaient des fournitures ; 102 entreprises françaises ont été agrées, 27 ont remis une offre et 9 ont remporté des contrats pour un montant total de 4,9 millions d'écus, soit 6,5 % du total, à comparer avec les 22 % réalisés par l'Italie. »[4]
Alors depuis, et après cette esquisse de volonté d’agir autrement, la France s’est engagée dans la voie des « actions civilo-militaires » avec le GIACM. Des actions devenues au fil du temps, et exclusivement, des actions d’environnement au profit des forces[5], avec la création du centre interarmées des actions sur l'environnement (CIAE) créé en 2012 et qui opère dans le champ des perceptions, de l’influence.
Là encore, le champ purement « informationnel ». Ce qui n’est pas rien, mais n’est pas tout. Car, encore une fois, la présence des entreprises est, dans le contexte de l’hybridité des affrontements, un levier qui peut s’exercer dans de multiples domaines.
Alors, à la question du « qui s’en occupe », j’oserais proposer : ceux qui veulent, car « nécessité fait loi » et, en la matière, on ne peut craindre l’abondance… Et il sera toujours temps, le cas échéant, de gérer les synergies nécessaires. Ce qui est plus vertueux que de constater l’absence.
Mieux se connaître pour mieux travailler ensemble
En conclusion, il apparaît que beaucoup des obstacles perçus ou exprimés par ceux qui sont aujourd’hui à la manœuvre de guerres dont le caractère hybride s’accroit, avec la part d’inconnu qui l’accompagne, sont avant tout liés à une profonde méconnaissance du monde de l’entreprise par le monde public, et notamment celui doté des prérogatives souveraines.
Il y a sans doute quelque chose qui s’apparente à une « transformation culturelle »… Quelque chose qui touche à la fois les organisations et les acteurs de celles-ci. Et qui s’opère sur le temps long – mais avons-nous ce temps ?
Alors dans l’immédiat, il existe une pluralité d’acteurs susceptibles de contribuer à un « apprivoisement » mutuel, et à des actions très concrètes.
Il y a par exemple les « dinosaures » du service national obligatoire. Qui, de par le temps qui passe et l’expérience acquise, sont pour certains en situation de responsabilités dans beaucoup d’entreprises. Certains s’étaient engagés dans la réserve. Peu y sont encore sans doute, du fait de la réduction du format des armées et de la pyramide d’âge. Mais il en est sans doute qui ont conservé une proximité, ou au moins un intérêt, avec la chose militaire.
Il y a aussi les « réservistes » issus du pur volontariat. Qu’ils soient opérationnels, et engagés dans la vie de l’entreprise en parallèle de leur engagement militaire et pas en « deuxième partie de carrière » (ce qui n’enlève rien à leur mérite mais ne leur confère pas la qualité « d’hybride »). Ou « citoyens », mais encore en activité professionnelle. Ceux-là sont, par définition, ce que les sociologues appellent des « marginaux sécants ». Car ils appartiennent aux deux ensembles sociaux et sont donc, ainsi, de parfaits « hybrides ».
Mais ces réservistes sont le plus souvent employés en soutien des forces, dans un emploi purement « militaire », de remplacement ou de renfort de leurs camarades d’active, et dans lequel on leur demande, explicitement ou non, d’oublier leurs caractéristiques civiles. Pourquoi, au contraire, ne pas profiter de ce regard « différent », pour imaginer des approches innovantes, adaptées aux conflits hybrides, qui relèvent de compétences et de leviers non directement militaires ?
Et puis il y a aussi tous ces acteurs de la société civile sur lesquels l’institution militaire investit, dans le cadre d’actions d’information et de formation, comme celles de l’IHEDN ou des auditeurs civils de l’École de Guerre, ou de l’École de Guerre Terre. Ou auxquels elle ouvre les événements des organismes de recherche comme l’IRSEM (qui organisait début juin une demi-journée d’études, précisément sur le sujet des « guerres hybrides ») ou propose à la lecture la revue Inflexions, lieu de rencontre entre civils et militaires.
Mais pour toutes ces actions utiles, on peut parfois avoir le sentiment que la priorité est donnée, comme dans le domaine opérationnel, aux « actions d’environnement » : celles qui font mieux connaître et comprendre les spécificités du monde militaire et stratégique.
Et si, pour se préparer aux approches hybrides, on profitait de toutes ces interactions multiples pour favoriser, à l’instar du « reverse mentoring » que les décideurs d’entreprises avec les plus jeunes de leurs collaborateurs, une découverte et une meilleure compréhension des fonctionnements et motivations des acteurs des entreprises, par ceux du monde de l’action stratégique ?
Car mieux travailler ensemble commence toujours par mieux se connaître. Et que si on parlait il y a quelques temps de « défense globale », un affrontement hybride est aussi, par nature, global.
D’aucuns affirmeront, à raison, que la conduite des affaires politiques ne relève pas des mêmes pratiques que la vie d’entreprise, et en particulier pour les missions régaliennes. Mais si on distingue souvent philosophie morale et philosophie politique, il existe néanmoins un continuum entre les deux mondes, qui est le regard que l’on porte sur l’autre, et qui se vit au quotidien, dans le monde professionnel.
Depuis l’invasion de l’Ukraine, j’essaie de comprendre pourquoi beaucoup soutiennent, ou au moins trouvent des « raisons », à mots couverts plus souvent qu’ouvertement, aux décisions de Vladimir Poutine, et aux exactions qui en découlent depuis le premier jour.
Alors il y a bien sûr les raisons politiques. S’inscrivant en continuité des affrontements du XXe siècle, certains soutiennent le maître du Kremlin en raison de leur « anti-américanisme » historique, vécu ou intellectualisé. Pour un conflit qui ravage les terres d’Europe sans intervention directe – à ce jour – des États-Unis, cela reste mystérieux… Mais il y a bien sûr l’Alliance Atlantique, à laquelle appartiennent la plupart de ces pays, et aussi les États-Unis. Voilà donc leur « logique ».
Ils ont sans doute oublié que les adhésions des pays d’Europe centrale et orientale ont été volontaires, et concomitantes pour la plupart à celles à l’Union Européenne, alors que l’effondrement de l’Union Soviétique ouvrait une porte de liberté à ceux qui avaient connu les chars et les geôles de l’armée rouge…
Fonctionner en coalition
Mais ce qui les rapproche de Poutine est qu’ils ignorent fondamentalement le fonctionnement en coalition, ou l’écartent souvent plus par incompétence que par choix. Car il est pour eux beaucoup plus difficile d’agir collectivement que de décider seul. De susciter l’adhésion faute d’avoir, et ils le regrettent, dans nos entreprises et sociétés démocratiques, tous les leviers de la soumission.
Leur regard sur nos démocraties libérales est celui de « l’inefficacité » des régimes parlementaires et de l’équilibre des pouvoirs sur lequel ils reposent encore.
Dans les entreprises, ils rejettent les dynamiques informelles, les organisations matricielles ou celles, plus subtiles encores, les synergies d’entités autonomes – ce que la sociodynamique appelle des « organisations holomorphes ».
La Russie de Vladimir Poutine est une autocratie. Tout dépend de Moscou, de lui, de la bureaucratie du pouvoir. C’est d’ailleurs un modèle organisationnel similaire à celui de la Chine, dans laquelle tout revient traditionnellement au centre de l’Empire – un Empire dont a hérité le Parti Unique. Un fonctionnement totalement différent d’autres modèles parfois dit « impériaux » (en fait, des coalitions), dans lesquels l’autorité centrale supposée doit en fait composer avec de nombreux contre-pouvoirs locaux.
Pour les poutinistes d’entreprise, seules comptent l’autorité du « chef », les organisations pyramidales et les procédures qui visent à rationaliser et homogénéiser les fonctionnements. C’est le « pouvoir » vu par Max Weber, au XIXe siècle… Le monde de la révolution industrielle d’alors, celui d’un monde mécanique, linéaire. Un monde dépassé, radicalement différent du poly-centrisme contemporain, des flux logistiques et informationnels en réseaux, de l’autonomie donnée à l’acteur le plus éloigné du centre – le fameux « caporal stratégique », avec ses bons et mauvais côtés.
Animer l’agilité des acteurs synergiques
Il y a aussi ceux qui ne conçoivent l’action que menée par les structures publiques, État ou collectivités, et leurs dépendances. Des organisations qui tentent naturellement d’accroître, comme toute bureaucratie, leur emprise. Que ce soit directement, par leurs moyens dédiés, ou indirectement, par leurs participations financières. Et qui compensent parfois leur inefficacité par le monopole de la force, légale ou affirmée comme telle.
On dit parfois – peut-être pour amoindrir sa responsabilité - que la Russie de Vladimir Poutine est une oligarchie, puisque les richesses naturelles qui permettent la pérennité du régime sont exploitées par des entreprises confiées à des « proches ». Mais la réalité démontre que, plus que des « proches », ce sont plutôt des auxiliaires dont la richesse, voire la vie, dépendent directement du bon vouloir de l’autocrate et de leur docilité. Et que le « nettoyage » qu’il aurait fait précisément d’une oligarchie ancienne n’a été que le placement de ses obligés.
Les agents de ces systèmes centralisés, et donc bureaucratiques, ne sont naturellement pas disposés à l’initiative. Et cela leur convient bien – sinon ils seraient entrepreneurs et confrontés aux risques et à l’incertitude. Ils sont entraînés à « produire », non à « interagir ». A fonctionner en silo plus qu’en réseau. A obéir et faire obéir, plus qu’à animer.
Ils suivent les instructions du « chef » et sont, par conséquent, soumis aux lenteurs de la prise de décision et, en cas de rupture des lignes de communication, livrés à eux-mêmes. En attendant que, peut-être, le « chef » se rende jusqu’à eux, sur le front des opérations – en affrontant les risques liés (perte de recul, absence de coordination, fatigue et donc aveuglement, voire menaces directes), ainsi que leur passivité intrinsèque.
Face à eux, ils pourront trouver des adversaires ou des concurrents, selon le contexte, agiles, organisés en petites entités mobiles, créatives. Animées non pas seulement par un chef unique, mais par un objectif partagé, infiniment plus mobilisateur.
Dans les domaines non régaliens, ceux qui travaillent dans les dynamiques territoriales peuvent trop souvent constater la posture « hiérarchique » d’agents publics qui ne savent travailler seulement que par injonction, y compris avec des acteurs privés auprès desquels lesquels ils n’ont ni pouvoir ni légitimité, et alors que beaucoup de missions pourraient être menées en complémentarité.
Et on pourra regretter que, dans le domaine stratégique – y compris dans celui de la recherche et de la réflexion -, les plus brillants décideurs aient souvent en premier réflexe le recours aux institutions publiques, nationales ou non. Alors que de nombreux acteurs privés, indépendants et motivés par les mêmes enjeux collectifs, pourraient enrichir les productions communes. Il n’y a, dans ce cas, pas d’hostilité de leur part. Seulement des habitudes.
Et peut-être l’idée que quand l’État paye, c’est une garantie de fiabilité. Alors que l’omniprésence des structures étatiques – ou de leurs émanations dans le secteur privé - facilite la corruption. Car si les puissances étrangères savent fournir des moyens de subsistances à des « petites mains » exclues du monde du travail après l’exposition publique de leurs engagements politiques radicaux, ou des financements à des organisations mises au ban du système, elles privilégient surtout la compromission de celles et ceux qui, par leur carnet d’adresse, les aideront à « naviguer » dans l’entre-soi de la décision publique.
Là encore, la diversité et la pluralité des acteurs pourrait être un gage, non seulement de créativité, mais aussi de résilience – on pourra sur ce point se référer aux nouvelles approches de la sécurité industrielle et organisationnelle.
Mais cela nécessite la volonté de s’ouvrir aux autres, d’accepter et de respecter la diversité de leurs fonctionnements. Car l’essentiel est que l’objectif soit partagé.
S’approprier l’intention du chef
Enfin, au croisement des partisans du « chef » et de ceux de la puissance publique, il y a ceux qui affirment s’inspirer, dans les affaires courantes, du monde militaire. Car ils le voient comme une organisation centralisée autour d’un « chef » – double illustration de leur modèle idéal.
C’est notamment le cas, ces jours-ci, certains généraux ayant vécu leur période d’activité dans un monde bipolaire, bloc contre bloc, qui a disparu, et qui se veulent sources d’inspiration pour le grand public. Ou de personnels ayant gravité dans ces univers sans y avoir trouvé la reconnaissance qu’ils cherchaient.
N’ayant pu avoir leur heure de gloire sur les théâtres d’opération – c’est pourtant un tout aussi grand mérite d’avoir travaillé à écarter la guerre -, ils la recherchent, dans notre société du spectacle, sur des plateaux de télévision. Et y laissent transparaître cette nostalgie du « chef », avec une admiration plus ou moins dissimulée pour celui qui, aujourd’hui, semble défier le monde occidental. Ils avaient d’ailleurs eu, tout au long des dernières décennies, l’occasion d’autres modèles d’admiration, plus au sud, et certains s’en étaient saisis. Mais ils étaient plus loin, moins menaçants sans doute que celui-ci. On jouait donc à faire peur, à peu de frais. Là, c’est du sérieux… Et Vladimir Poutine les fascine aussi, parce que seul, il « ose ».
Alors bien sûr il en est qui croient, y compris dans les armées, aux « vertus » de la planification à tous niveaux. Mon dernier chef militaire, général en activité de son état, s’était engagé aux côtés de Jean-Luc Mélenchon dans une association de promotion de la planification – c’était il y a moins de dix ans… On peut deviner que nous avions eu alors quelques divergences quant à l’animation des compétences et à la valeur de l’initiative.
Alors en la matière, si les « civils » ont l’excuse de l’ignorance des pratiques qu’ils fantasment souvent ou dans l’honneur desquelles ils se drapent par procuration, ceux-là ont donc oublié, ou toujours refusé d’accepter, que pour prendre une décision propre à être mise en œuvre, un « chef » doit, selon la méthode éprouvée de l’École de Guerre, s’appuyer sur son entourage.
S’il est en effet seul dans la décision finale et doit être, à ce titre, prêt à porter le poids des conséquences de celle-ci, le « chef » a, en amont, du s’assurer que chacun de ses collaborateurs s’était approprié son « intention », par une contribution directe à la déclinaison opérationnelle de la décision à venir. Afin de l’enrichir de multiples points de vue mais aussi afin d’en assurer l’exécution en toute autonomie, en cas de besoin.
Cela pose naturellement la question, dans ce monde complexe qu’est la guerre, de la place de l’initiative, entre opportunité et désobéissance[1].
Alors bien sûr, les stratèges de plateau n’ont cure de ces questions complexes. Car l’art opératif qui s’appuie sur cette démarche est celui de la mise en œuvre qu’ils n’ont jamais pu vraiment exercer, au regard du contexte de leur temps. Et puis aussi, probablement, parce que certains sont convaincus qu’il y a d’une part l’intelligence, la stratégie… et d’autre part les autres, les « bac-5 »… ceux qui feront que « l’intendance suivra »…
Le haut de la pyramide coupé de sa base : cette image doit être familière à certains, notamment dans de grandes entreprises en situation de quasi-monopole de fait sinon de droit – car les plus petites ne survivraient pas longtemps dans nos sociétés concurrentielles avec un tel modèle archaïque et déresponsabilisant.
Le courage de partager
Accepter de partager son « intention », c’est tout d’abord être à même de clarifier celle-ci. Ne pas être dans le cynisme et la manipulation – une des expertises de ceux qui ont grandi dans les rangs du KGB – mais dans le courage du partage, y compris en situation d’incertitude.
Ce courage, c’est celui qui caractérise les animateurs de collectifs de décideurs - Comex, Codir ou autres formes de travail collectif - confrontés à des choix stratégiques. « Animateurs », car même s’ils en sont les « chefs », ils savent bien que seuls, ils ne pourront rien. Parce qu’ils n’ont ni le temps, ni l’énergie, ni les compétences de ceux qu’ils ont recruté à cet effet et qui les entourent. Sinon, à quoi servent-ils ?
Et aussi parce que les organisations modernes s’appuient sur un équilibre subtil des pouvoirs, une mise en tension des moyens, et parfois une contradiction assumée entre objectifs. Car c’est de ces tensions que sortira un « compromis » acceptable par tous, et donc mis en œuvre par tous. Le seul capable de faire face efficacement au « brouillard de la guerre », quelque soit le champ de bataille. Et non de « l’intuition géniale » d’un « homme providentiel ». Car de l’intuition à l’action, il y a tout.
Le courage du décideur moderne - et son talent - n’est donc pas de chevaucher seul un ours. Mais de décider et savoir entraîner une coalition de volontaires. Ce n’est certes pas le même imaginaire. Mais le monde des entreprises modernes est plutôt celui-là. Tout comme celui des États.
Dans la « start-up nation » comme dans les entreprises ou organisations les plus ambitieuses, la qualification de « bureaucrate » n’est guère flatteuse. Pourtant, la tentation est grande d’adopter, volontairement ou non, ce mode d’organisation. Et si on en changeait ?
Nombre de sociologues, depuis Max Weber, ont décrit les systèmes bureaucratiques. Au regard des enjeux modernes de nos sociétés ouvertes et interconnectées, et après 18 mois de crise sanitaire, revenons sur quelques critères clés qui permettent d’éclairer la pertinence de certaines organisations.
L’aversion au risque
A moins de vivre dans une vaste maison de plain-pied, vous ne souhaiterez pas devoir changer de machine à laver, ou de réfrigérateur, dès lors que cette manœuvre nécessite quelque manutention, dans une pièce déjà encombrée. En effet, et à moins d’avoir un livreur atypique, il est fort probable que celui-ci ne veuille, ou ne puisse, pas vous installer l’engin encombrant. Il n’en a en effet pas le droit (même si les conditions de vente, et sans doute ses consignes, sont volontairement ambiguës). Car on vous expliquera qu’il risque, par une mauvaise posture, de se blesser. Ou bien d’endommager votre mobilier. Auquel cas vous pourriez vous retourner contre lui… La machine restera sur le pas de votre porte.
C’est un exemple comme tant d’autres. La conjonction d’une victimisation généralisée et d’une recherche systématique de « coupables » en cas d’accidents ou plus généralement d’écarts à la norme, conduit beaucoup d’organisations à des situations de blocages, préjudiciables à toute activité.
On peut le comprendre cependant. Lorsque vous risquez d’être poursuivi en justice (même si vous êtes innocenté, après des mois ou des années de procédures), il est parfaitement « rationnel » d’imposer plus de contraintes aux autres parties prenantes.
Tant pis si, sans votre service d’installation, ils devront trouver des voisins compatissants pour prendre le risque d’un tour de dos, ou d’une éraflure sur le mur. Et, dans un autre contexte, il sera parfaitement rationnel, de votre point de vue, de les contraindre à rester enfermés chez eux lorsque le contact avec d’autres pourrait les confronter à un risque dont ils voudraient vous accuser, le cas échéant.
Vous vous réfugiez donc derrière des normes, des règles, des procédures… Figées et quasi-immuables, comme l’est un meuble de bureau (celui du « bureaucrate ») – ou un appareil ménager.
La folie des procédures
La procédure est le corollaire de cette aversion au risque et une des expressions courantes de la bureaucratie.
Pourtant, et contrairement aux idées reçues, les procédures ne réduisent pas les risques ni n’accroissent la sécurité. En formalisant des situations bien connues, elles permettent seulement de démultiplier, y compris pour des agents peu expérimentés (voire pour des systèmes automatiques), des pratiques établies. C’est donc pratique, économique.
Mais face à une situation inhabituelle, auxquelles les procédures établies ne peuvent totalement répondre, la machine est bloquée. Alors, bien sûr, la bureaucratie tend à les compléter, les préciser. Cela prend du temps, c’est la trop connue inflation réglementaire – car il est plus prudent d’ajouter une règle que d’en abroger une… « on ne sait jamais »… Et en cas d’accident, c’est trop tard. En matière de sécurité industrielle, c’est ce que Corinne Bieder et Mathilde Bourrier, notamment, appellent « piéger la sécurité dans les règles » (« Trapping safety into rules »). Ou bien « L’enfer des règles », selon Christian Morel.
Dans la vie de nos entreprises, c’est le maquis des réglementations, et l’insécurité qui en découle pour tous. Certains s’en affranchissent, l’esprit plus ou moins tranquille. D’autres s’y complaisent. D’autres encore sont tétanisés, partagés entre le goût du travail bien fait et l’incapacité de remplir la mission, sans risque personnel.
Là encore, le plus « sûr » est de ne pas agir. C’est possible pour le bureaucrate, qui vit de la pérennité de son organisation (de fait peu soumise au risque de concurrence ou de faillite, en tous cas c’est le sentiment qu’il a). Pour l’entrepreneur, c’est autre chose…
Et puis, au-delà même de la maîtrise possible de leur inflation inéluctable, le réflexe du recours aux procédures témoigne d’un biais plus dangereux encore. Croyez-vous vraiment que l’avenir puisse être écrit en règles de droit – ou en lignes de code ? Le croire, c’est non seulement se préparer à de grandes déconvenues, c’est aussi porter sur les autres un regard peu amène… Et beaucoup peuvent sans doute voir imaginer le visage caricatural du « bureaucrate ». Perdu, et parfois désolé, ou bien plus souvent désengagé, si ce n’est méprisant.
Le goût du contrôle
Car la bureaucratie, c’est surtout le goût du contrôle. Le contrôle des choses, le contrôle de l’autre.
C’est d’ailleurs, pour Max Weber, la force de ce système d’organisation. A la croisée des XIXe et XXe siècles, avec l’industrialisation triomphante, on se prend à croire à la capacité d’organiser les systèmes humains comme ceux des machines. On verra d’ailleurs émerger « l’organisation scientifique du travail » taylorienne, dans laquelle la répartition des rôles – ou plutôt des tâches - est clé. En matière guerrière, au même moment, on combinera la violence destructrice des machines, et l’approche mécaniciste des corps humains, dans laquelle le nombre est encore censé l’emporter, en théorie du moins.
Car pour le bureaucrate, l’essentiel est de contrôler la réalité, qu’elle soit faite d’acier ou d’hommes.
Un siècle plus tard, avons-nous abandonné ce paradigme ?
Dans nos sociétés techno-humaines complexes, avons-nous tous renoncé à l’idéal omniscient, à l’idée d’un « homme providentiel » ? Ou à celle d’un destin inéluctable parce que déjà tracé, ou aux mains d’un démiurge, qu’il soit bienveillant ou bien censeur, mais qui ne laisse pas de place à la liberté de l’homme, et donc à l’incertitude ?
Car s’il fallait choisir entre ordre et chaos, quelle serait votre préférence ?
Le rejet de l’incertitude est d’ailleurs une caractéristique culturelle française, comparativement à d’autres pays. Héritage cartésien ? A moins que cette pensée ait trouvé un terreau si favorable dans notre pays qu’elle a pu y émerger quand ailleurs, elle serait demeurée minoritaire ?
En tous cas, il est dommage que, au même tournant du siècle précédent, beaucoup aient négligé les apports du mathématicien Henri Poincaré, qui établissait qu’à partir des interactions de trois corps, apparaît le chaos et l’imprédictibilité… Plus qu’à s’imaginer pouvoir gérer des systèmes modélisés, il faut donc, le plus souvent, accepter de naviguer sur la ligne de crête du chaos, dans notre monde complexe fait de multiples interactions.
Et naviguer avec d’autres, car l’homme providentiel et omniscient, seul au sommet de la pyramide organisationnelle, n’existe pas – ou en tous cas, il ne possède pas ces qualités.
La répartition des rôles
Car la justification de la bureaucratie, et son avantage selon certains, c’est de définir précisément le rôle de chacun. Avec a priori un chef au sommet, et un « pouvoir » qui se décline jusque dans les plus petits détails.
Alors bien sûr, la clarté des organisations est une vertu. Et les « fiches de postes » sont indispensables pour intégrer et faire grandir les talents, fixer des objectifs et les évaluer…
Mais ne connaissons-nous tous pas des organisations dans lesquelles on se plaint du « travail en silos » ? Ou d’entreprises incapables d’apporter un service client de qualité en repoussant chaque demande à un autre service ? Notre monde peut-il être décrit en catégories simples ?
Face à une situation complexe, il faut souvent s’appuyer sur des expertises, quand des approches « généralistes » ne suffisent plus. Mais la transversalité est souvent requise pour permettre à chacun d’apporter un élément de réponse, dont le tout sera par ailleurs plus adapté que la somme des parties.
Et cette transversalité est indispensable lorsqu’il est question de créativité.
L’assignation à un rôle ou à une compétence que génèrent les systèmes bureaucratiques n’est donc ni efficace, ni humainement satisfaisante. Elle satisfait peut-être l’organisation elle-même. Mais ne répond que rarement à la vocation de celle-ci.
Mais il y a plus grave. Selon Hanna Arendt, la bureaucratie est aussi le règne, voire la tyrannie, de l’Anonyme. Car la complexité des systèmes bureaucratiques conduit, par dispersion des compétences et la déshumanisation des responsabilités au travers des procédures, à ne plus savoir qui est « responsable ». Un système bureaucratique peut-il devenir « autonome » ? C’est sans doute une possibilité, et un de ses travers. Et il n’est pas étonnant qu’une grande question des grandes organisations soit celle de la « gouvernance ».
C’est peut-être, d’ailleurs, un indicateur assez fiable de l’emballement des organisations : si vous vous inquiétez de la « gouvernance » de votre organisation, c’est que la bureaucratie a pris le pouvoir, et que vous ne la maîtrisez plus, même si votre « statut » veut témoigner du contraire.
Il est alors grand temps de réintroduire de la liberté dans le système, en brisant les fondamentaux de la bureaucratie. Accepter la prise de risque, remettre en cause l’édifice et le recours aux procédures, préférer la transversalité, la collégialité et l’intelligence collective à la répartition des rôles simplificatrice, appauvrissante et déresponsabilisante.
En bref, faire le choix du facteur humain qui, face à une crise qui survient ou lorsque l’innovation est nécessaire, n’est pas le « maillon faible », mais le véritable pilier de l'efficacité et de la résilience organisationnelle.
Il y a un peu plus d’un an, l’activité d’une grande majorité d’entreprises s’est arrêtée. Par décret, ou par voie de conséquence. Mais toujours brutalement. Et puis, pour beaucoup, elle a repris, au moins partiellement. Que ce soit dans les textes ou bien dans les faits. A l’heure des « déconfinements », comment retrouver le chemin d’une pleine activité ? Ce ne sera pas aisé.
Au mois de mars dernier, environ 12% de salariés du secteur privé ont bénéficié du dispositif de chômage partiel (source : DARES). Alors bien sûr, c’est moins qu’un an avant (35% en mars 2020 et 44% en avril), mais c’est un volume à peu près stable depuis le mois de décembre (16% en novembre). Qu’en sera-t-il au mois d’avril, avec les restrictions supplémentaires ? Pas moins, assurément.
Spontanément, pour ces 2,3 millions de salariés, on pense aux secteurs fermés administrativement, comme ceux de l’hôtellerie-restauration (un tiers des 2,3 millions, 77% des salariés du secteur ayant été concernés), ou des commerces (16% du total et 12% des salariés du secteur).
Mais d’autres secteurs sont également touchés de façon significative : 37% des salariés dans les services, 18% dans la fabrication des matériels de transport, 14% pour le transport et la logistique, entre 9 et 12% dans l’industrie…
Dans le secteur public, le dispositif d’autorisation spéciale d’absence a également permis de gérer l’inactivité contrainte, faute de télétravail possible ou pour d’autres raisons, et avec maintien de la rémunération. Combien d’agents ont-ils été concernés tout au long de cette année ? Probablement pas moins que dans le secteur des services.
Une longue période d’inactivité, subie ou reçue ?
N’oublions pas bien sûr, en plus de ceux-ci, tous ceux qui ne sont pas salariés. Beaucoup des professionnels du monde du spectacle et des activités liées à la culture, comme l’enseignement hors ministère (environ 200.000 personnes). Et tous les indépendants des autres secteurs (3,2 millions de personnes) dont beaucoup ont été placés, par décret ou indirectement, en inactivité forcée, partielle ou totale.
Beaucoup de ces actifs, salariés ou non, sont dans des situations économiques difficiles. Et le retour de la pleine activité est attendue dans l’urgence.
Pour d’autres, la situation est toute autre. Des baisses de salaire partiellement compensées par la réduction des dépenses engagées par les déplacements, l’équipement, la restauration. Voire un maintien de la rémunération. En contrepartie d’un temps libre accru. C’est souvent un tabou car qui s’en plaindra, à salaire égal ? Et on ne parle souvent que des récriminations, des trains qui arrivent en retard…
Quelle sera leur motivation, alors, à reprendre le travail à plein temps ? Quelle sera leur « acceptation » de ce qu’ils vivront alors, pour certains, comme une contrainte supplémentaire, au pays des 35 heures et d’un feu ministère du temps libre ?
Le télétravail : retour au réalisme
Ajoutons à l’état de cette « dynamique productive » l’impact du travail à distance. Après un grand moment d’enthousiasme, suscité à la fois par les fournisseurs de matériels et services numériques et sans doute aussi par des salariés qui « bénéficiaient » d’une relative baisse d’activité, voire pour certains d’un printemps ensoleillé dans un cadre favorable, le temps est au réalisme retrouvé. Celui que connaissait les praticiens de ces modalités de travail, qu’ils soient indépendants ou salariés d’entreprises à implantations multiples, rôdés à une complémentarité organisée entre travail à distance et interactions physiques. Ceux qui savent que le « télétravail » ne peut être qu’une modalité partielle de l’activité professionnelle, tant elle induit d’effets négatifs. De l’isolement, avec ses effets toxiques à effet immédiat mais sans doute à plus long terme aussi. De l’inactivité, volontairement ou non, dans des fonctions dont la production est difficilement mesurable. Ou à l’opposé, une surcharge de travail suscitée par une difficulté à poser la frontière entre temps de travail et temps personnel, à son initiative faute de repères, ou sous la pression de l’organisation. Autant d’inconvénients dont étaient conscients sans doute ceux qui avaient répondu à notre questionnaire de septembre 2020, en ne souhaitant dans l’ensemble que 1 à 2 jours de travail à distance. Et encore…
Alors, avec la levée des contraintes réglementaires, et de celles que se sont fixées beaucoup d’entreprises par crainte des risques encourus plutôt que par conviction ou exemplarité, il faudra entrer dans le temps des négociations, en vue des adaptations du travail aux leçons de ces mois passés.
Cela ne pourra être traité seulement par des approches institutionnelles. Car au regard des multiples différences individuelles, chaque équipe est placée dans une situation différente. Et comme bien souvent, le « management intermédiaire » sera placé entre le marteau et l’enclume, entre politiques d’entreprises et réalité des équipes…
Assumer la plus-value de chacun
Quant à ceux qui chercheront à améliorer la « qualité de vie au travail », à l’issue de cette période et au regard des bénéfices individuels attendus d’un travail délocalisé, d’autres pourront opposer l’évaluation de la contribution de chacun à la valeur de l’entreprise.
Car tout au long de ces mois, et en particulier avec les périodes d’inactivité partielle et d’absence de présence physique, certains individus, voire certaines fonctions, auront pu révéler la faiblesse de leur plus-value.
Dans certains cas, cela était dû à l’arrêt de certaines productions de l’entreprise. Et le retour à l’activité réhabilitera leur utilité.
Dans d’autres, l’entreprise pourra se poser légitimement la question de l’avenir d’un poste donné. Ou bien la pérennisation de son maintien à distance de « télétravail », dans un pays à moindre coût… Surtout lorsqu’il faudra payer le « quoiqu’il en coûte », dans un contexte concurrentiel que certains auront su saisir (avez-vous vu les chiffres de la croissance chinoise ?).
Le retour au travail devra donc être le moment d’une réflexion collective sur la contribution de chacun – une opportunité à saisir pour certains, pour optimiser le fonctionnement commun.
Retisser les interactions sociales
On a surtout entendu parler, quand on évoquait cette période d’inactivité contrainte, des mécanismes de soutien économique (le « quoiqu’il en coûte »…), réduisant l’activité professionnelle à son volet financier. Ne serions-nous que des acteurs économiques, des machines à produire et consommer ? Qu’en était-il de l’activité humaine ? Des dimensions d’accomplissement et de relations sociales ? Du sens de la vie, aussi, au moins en partie ?
Beaucoup ont pu s’interroger, tout au long de ces mois passés, sur un nouvel équilibre à trouver… C’était le cas dans notre enquête « au cœur du confinement »… Qu’en est-il aujourd’hui, un an après ? Beaucoup d’entreprises et de managers devront entendre ces questionnements, et y apporter leur part de réponses.
A-t-on aussi parlé des conséquences de la distanciation « sociale » ? Non pas celle prescrite et rappelée avec ces mots choisis avec tant de brutalité volontaire, alors que la distanciation « physique » suffisait aux enjeux sanitaires.
Mais celle que l’organisation (ou la désorganisation) du travail a provoqué tout au long de ces mois. Une distanciation entre des personnels qui ne se voyaient plus que par écran interposé (et encore). Ceux dont les temps d’inactivité partielle faisaient qu’ils se succédaient dans les bureaux, sans même se croiser.
Une distanciation aussi entre ceux de la « première ligne », des équipes de production, qui sont demeurées dans l’atelier ou le magasin, et ceux des « supports », voire du « management », qui ont été confinés chez eux, avec plus ou moins de bonheur.
Entre ceux, aussi, qui s’attachaient à prolonger leur temps d’absence de l’entreprise, et ceux qui réclamaient d’y retourner, pour des raisons diverses.
Entre ceux, enfin, qui se sont épuisés, depuis leur écran ou dans leur bureau, à compenser l’absence des autres. Et ceux qui les ont regardés, ou ignorés.
Il ne suffira pas d’appuyer sur le bouton « marche »
Dans le monde bureaucratique ancré dans la tradition taylorienne de l’homme-machine, les interactions doivent être réduites au minimum, puisque l’organisation « scientifique » du travail a défini la tâche de chacun. Et la contribution de chaque « silo ».
Dans le monde de l’entreprise humaine, et en particulier dans celle des services, de la créativité, de l’innovation et de la relation (et même dans des secteurs plus « sérieux » comme les domaines régaliens), l’efficacité de la production tient aussi, et surtout, aux interactions entre les acteurs. Tout le contraire de la « distanciation sociale ».
Au regard de ces multiples « distanciations » le bilan collectif - quantitatif, qualitatif et humain - est sans doute catastrophique.
Il ne suffira donc pas d’appuyer sur le bouton « marche » pour que tout reprenne.
Il faudra panser les plaies de l’isolement, de l’épuisement, de l’éloignement. Celles d’une nouvelle forme de « fractures sociales » aussi. Des fractures nées des dysfonctionnements vécus, des différences de traitement réels ou imaginés. D’autres produites par les difficultés d’un management à distance découvert dans l’urgence et la douleur, de part et d’autre de la relation. De la part de ceux qui attendaient plus de soutien, et de ceux qui espéraient plus d’autonomie, par exemple.
Reconstruire les collectifs
Le retour à l’activité pour tous ne pourra donc faire l’économie d’un travail minutieux visant à reconstruire les dynamiques collectives. Entre ceux qui ont continué et ceux qui se sont arrêtés. Entre ceux qui se sont épuisés et ceux qui se sont ennuyés. Entre ceux dont on a besoin, et ceux dont on se demandera finalement que faire. Entre ceux qui seront heureux de se retrouver, et ceux qui auraient préféré que cette situation perdure. Entre ceux qui ont été touchés par la maladie et ceux pour qui cela est demeuré une contrainte invisible.
Se retrouver, certes, mais pour faire quoi, et comment. Au risque de redémarrer sur du sable, il faudra donc, et sans doute dès avant l’été qui sera encore une période d’éloignement, poser les bases de nos collectifs de travail retrouvés.
Lorsqu’un événement dramatique survient, les réponses qu’apportent les organisations dépendent toujours du facteur humain. De ceux qui décident, ou ont délégué leur pouvoir de décision à des outils, ou à des procédures. De ceux qui acceptent et pérennisent les habitudes, les « cultures ». Mais aussi de ceux qui décident d'en changer. Et en situation d’échec, face à la crise, comment changer ?
Courant avril, un groupe de praticiens de la conduite du changement (The Change Leaders) s’est attelé à une réflexion collective sur des pistes pour « affronter les crises », à partir d’apports d’expériences et de pratiques. De par l’esprit du temps sans doute, qui accorde beaucoup d’importance au « développement personnel » ou à la « qualité de vie », ou des sensibilités des participants, la « résilience » individuelle a été beaucoup abordée. Comment « absorber » les chocs, comment « vivre avec » le plus sereinement possible.
Nous avons apporté à ces travaux une approche différente, plus opérationnelle, avec des concepts et pratiques issus des nouvelles approches de la sécurité, dans l’industrie, la santé, les conflits… partout où la vie et la mort sont en jeu. Pour ne pas faire qu’accepter.
Vivre les crises autrement
A la fin des années 70, et en particulier après l’accident de la centrale nucléaire de Three Miles Island en 1979, de nombreuses entreprises et chercheurs ont exploré la place du « facteur humain » dans les accidents de nos systèmes de plus en plus complexes, sur le plan technologique et humain. De ce foisonnement toujours en cours sont nées, notamment, deux approches particulièrement fécondes: les organisations à haute fiabilité (« High Reliability Organizations »), et l’ingénierie de la résilience (« Resilience Engineering »). Deux approches qui, en dépit des discussions du monde académique quant à leurs similarités et différences, me semblent relever d’un même « changement de paradigme ».
L’atelier que nous avons animé sur ce sujet visait précisément à prendre conscience de ce conflit profond entre les fondamentaux des approches habituelles, et ceux des « nouveaux regards ». Et d’envisager des pistes de changement. Pour soi-même, mais aussi pour nos organisations.
Cinq cas pratiques permettaient de prendre conscience des « réflexes » que nous pouvons avoir face à l’accident. Des réflexes très humains qui induisent, lorsque les intéressés sont à des postes de décision, des réponses organisationnelles à forts impacts.
Et vous, que feriez-vous :
Si votre fils décédait à l’hôpital, à la suite d’un malaise un matin, à la maison ;
Lorsque deux avions (un de ligne, l’autre de transport) se percutent en vol ;
Après l’explosion au décollage d’une fusée transportant des astronautes ;
Quand des avions de combat abattent des hélicoptères alliés au-dessus d’un territoire incertain ;
Quand un train s’élance une nuit sans conducteur et sans passagers, s’encastre dans un immeuble en bout de ligne et qu’on y retrouve un personnel d’entretien ?
Cette mise en situation visait à sensibiliser les participants à de nouveaux apports conceptuels et pratiques, et proposait de les relire, a posteriori, avec ces nouveaux regards, dont voici quelques exemples.
Le biais rétrospectif
Connaissez-vous le personnage de « Captain Hindsight » dans le dessin animé Southpark ? Ce super-héros est connu pour intervenir dans des situations d’accident : un incendie domestique par exemple, au cours duquel il arrive pour expliquer aux victimes comment elles auraient dû agir pour éviter l’accident, à la grande satisfaction de celles-ci...
Le biais rétrospectif est largement répandu, et le plus souvent involontairement. Un réflexe.
Après l’accident, on analyse la prise de décision passée au regard des éléments dont on dispose après coup, et non au regard de la connaissance de la situation par les acteurs au moment de la décision. Dès lors, il est aisé de déterminer ce que les acteurs auraient dû faire. Ah, ce fichu « facteur humain » qu’une bonne « analyse des causes profondes » peut débusquer !
Car les pratiques de gestion de nos systèmes technologiques et humains reposent encore beaucoup sur une tradition newtonio-cartésienne (sur ce sujet, pas de jalousie entre la tradition continentale et anglo-saxonne). Des fondamentaux qui se sont incarnés au début du siècle précédent dans le taylorisme… et qui imprègnent encore profondément beaucoup de pratiques, voire de méthodes présentées comme « modernes ».
Ces raisonnements reposent sur le principe de causalité linéaire : l’effet final est généré par une cause initiale, qui agit en cascade. Ou éventuellement par plusieurs, dont l’accumulation provoque l’accident (c’est le modèle du « fromage à trous » (ou « swiss cheese model »). Dans ces approches, aucune prise en compte des effets combinés, et encore moins de l’émergence.
Et la prise en compte des facteurs cognitifs, dans le courant des années 80, a conduit les praticiens et penseurs de ces approches classiques à enrichir la liste des causes possibles par une taxonomie des « erreurs humaines »… Toujours ce fichu « facteur humain » dont il faut se défier…
90% des accidents sont dus aux facteurs humains ?
Testez sur votre moteur de recherche préféré, et vous trouverez nombre d’illustrations de ce grand classique de la sécurité traditionnelle. Y compris dans les applications les plus récentes de cette discipline : la sécurité informatique.
Car pour les adeptes de la pensée mécaniciste, l’homme est une machine comme les autres. Plus fragile, moins fiable. Et en particulier lorsque le facteur humain est en bout de chaîne – ce qu’on appelle le bout pointu (sharp end). Là où l’action se déroule, où l’effet de l’ensemble s’applique. Et à l’opposé de ce qui caractérise l’organisation : sa culture, ses normes, son management : le côté émoussé (blunt end).
En décrivant ce continuum de sécurité, les promoteurs des nouvelles approches de la sécurité ont choisi, à l’inverse des traditionnalistes, de démontrer que la quête de l’erreur humaine était ni morale, ni efficace. Car dans un système sociotechnique complexe (et même les programmes les plus complexes ont une origine humaine), le « facteur humain » est partout.
On peut chercher les « pommes pourries ». Celles qui contamineront le reste du panier. Sur des critères opportuns. Chercher des coupables, encourager la dénonciation… toute démarche qui conduit à la dissimulation des écarts à la norme, qu’ils soient anodins ou lourds de conséquences. Pour en protéger certains, au détriment des autres. Et il est vrai que, le plus souvent, le « coupable » est du côté « pointu » : là où se déroule l’action, au plus près du terrain.
Mais si l’on s’imprègne des obsessions foucaldiennes de la domination, il est aussi possible d’inverser la charge de l’accusation et de rechercher la culpabilité du facteur humain à l’autre extrémité : non plus celle de l’exécutant mais celle du manager, de l’actionnaire, du législateur. Changer de coupable. Tout simplement.
On peut aussi, et c’est notre préférence, chercher à comprendre comment les situations échappent à un « contrôle » par essence imparfait et impossible, en raison de surcharges cognitives, de conflits de priorités, de compétences insuffisantes ou inadaptées… pour pouvoir agir modestement, et surtout sans chercher de coupables.
S’atteler à mettre le « facteur humain » en situation d’agir collectivement face à l’imprévu. Car une faiblesse individuelle ne conduit à une catastrophe que si le système n’est pas fiable. Dans cette approche, l’erreur humaine n’est en effet pas la cause des défaillances d’un ensemble. Elle est son symptôme. Cela change tout en termes d’action.
Il ne s’agit donc pas de construire des murailles toujours plus hautes, qu’une vague inattendue pourra submerger, ou d’additionner des couches de protection, qu’une conjonction improbable d’événements indépendants rendra inefficaces, mais d’organiser la réactivité du système et de développer ses capacités d’apprentissage. Pour se préparer à l’aléa de demain, celui qui nous surprendra. Être prêt à ne pas être prêt…
Apprendre de ses succès
Car l’approche traditionnelle de la sécurité repose sur un autre modèle de conviction, ou d’habitudes cognitives. Celles qu’un accident grave est un incident qui a « réussi ».
Dès lors, toute démarche de sécurité qui repose sur ce paradigme ancien repose sur la recherche d’un « zéro défaut », même lorsque le « défaut », ou l’écart à la règle, n’a aucune conséquence négative.
Traquer le moindre écart, même justifié par les circonstances, écarter les initiatives qui s’écartent de la norme, même quand elles « sauvent le système », c’est choisir le paradigme du contrôle total. C’est céder à l’ivresse de l’hubris, au fantasme de l’omniscience et de l’omnipotence.
C’est aussi dédier tout son temps, toute son énergie, toute ses capacités cognitives, aux erreurs, aux échecs, aux fautes.
Mais comment mesurer l’amélioration de la sécurité d’un système en comptant le nombre d’événements contraires ? Ou, plus poétiquement, comment être heureux en se consacrant exclusivement à ses échecs ?
Le choix des nouvelles approches de la sécurité est aussi celui d’apprendre des capacités humaines à affronter l’incertain, l’inconnu, l’inattendu. Y compris lorsqu’elles passent outre les normes, en faisant preuve d’initiative. Accepter les écarts – dès lors que l’intention est bonne. Un délicat exercice de doigté que pratiquent les organisations qui recherchent une « culture juste ».
C’est abandonner le fantasme immoral et inefficace du contrôle total, en faisant preuve d’humilité. En ne se tenant pas « droit dans ses bottes » mais en gérant les compromis entre sécurité et efficacité. En naviguant à l’équilibre entre trois lignes de crête : celle de la catastrophe, celle de l’effondrement économique et celle des capacités humaines.
Aux cinq cas étudiés dans notre atelier participatif, on pourrait en ajouter un sixième, accessible à tous grâce au film « Sully », de Clint Eastwood, avec Tom Hanks. Issu d’un cas réel.
Après l’accident, décideriez-vous de punir celui qui n’a pas respecté les procédures, au détriment de l’appareil, ou d’apprendre, pour les promouvoir et les diffuser, les compétences et les comportements qui lui ont permis de sauver la vie des passagers ?
A l’heure où nos sociétés et nos entreprises sont confrontées à des défis complexes, aux frontières du chaos des systèmes vivants, toutes ces questions se posent avec acuité.
Il est des mots que l’on galvaude, dans notre quotidien du monde de l’entreprise. Le mot « courage » apparaît en être un. Surtout après avoir lu « Éloge du courage » du général Jean-Claude Gallet.
Le recours aux images militaires est un classique de la littérature managériale. Surtout lorsqu’on parle de combats, de chefs… enfin, surtout en s’inspirant d’une mythologie, d’un imaginaire sublimé plutôt que d’une pratique, d’ailleurs.
Le livre du général Gallet est une claque. Une claque au pessimisme. Une claque à l’orgueil. Une claque courte et puissante (140 pages seulement), mais sonore, de par l’écho qu’elle génère au plus profond de soi. Une claque qui peut faire monter les larmes aux yeux, aussi.
On connaît l’auteur parce qu’il a commandé l’engagement de la brigade des Sapeurs-Pompiers de Paris lors de l’incendie de Notre-Dame. Peut-être aussi parce que son livre, paru fin 2020, a reçu un bel accueil.
Alors, si c’est assurément le livre d’un militaire, cet ouvrage frappe aussi parce qu’il décrit le « courage » par touches successives et complémentaires.
Des portraits et des hommages à des soldats, certes. Des « soldats du feu » qui, contrairement à leurs frères d’autres armes, ont la caractéristique de pouvoir donner leur vie, sans être confrontés à la nécessité de la prendre à d’autres. Car c’est une des spécificités de l’engagement militaire que cette relation à la mort donnée et reçue, et une vraie question que celle d’une réciprocité possible[1].
Des guerriers aussi, plus habituels à l’imaginaire collectif du « combattant ». Car l’auteur est avant tout un saint-cyrien qui a commandé au feu, et pas seulement face à celui du « dragon ».
Et puis aussi, et c’est sans doute le plus inattendu pour ceux qui attendent de ce livre des récits de combattants par choix, des hommages à des héros civils qui, confrontés à la mort et sans y être préparés, témoignent aussi de ce qu’est le courage. Des résistants pendant la guerre, bien sûr, mais aussi d’autres qui ont affronté le danger pour sauver une vie, au péril de la leur, même quand ce n’était pas leur « métier ».
Et puis, enfin, le courage du collectif, de ceux qui tiennent bon, qui ne démissionnent pas. « Il y a cette magie. Un chef seul n’est rien. Derrière Churchill (…), il y a aussi, surtout, et au-dessus de lui, le peuple anglais. (…) Churchill a du courage. Mais son peuple, plus encore ».
D’autres, encore, qui ont tenu la main des victimes des attentats, dans leurs derniers moments. Pour ne pas abandonner notre humanité commune. Et parce que les sauveteurs devaient s’occuper des autres, de ceux qu’ils pouvaient encore sauver. Du courage, aussi.
Le chef n’est pas seul
Alors, quand j’entends parler de « courage managérial » ou de regret de « l’absence de chefs » dans l’entreprise, je ne peux m’empêcher d’entendre souvent aussi, entre les lignes, un terrible et archaïque attachement à un « leadership charismatique ». Celui qui s’enivre d’hommes providentiels ; celui qui croit qu’un homme (ou une femme) peut posséder toutes les vertus pour faire face à toutes les situations, mêmes les plus graves, les plus complexes. Celui qui réduit le « courage » à la seule prise de décision. Puisque le chef est nécessairement seul, n’est-ce pas ? Las…
Alors oui, le chef décide : « Il faut prendre seul les décisions. Assumer seul. Mais toujours écouter ses hommes ». Mais ceci n’est pas, la plupart du temps, un témoignage de courage ; c’est son rôle, sa responsabilité.
Le courage, c’est autre chose que la solitude de la décision. Pour le général Gallet, « être courageux, c’est avoir des frères d’armes avec soi »
Le courage dans l’entreprise, pas plus qu’au combat, ce n’est donc pas souhaiter s’exposer seul à la tête de ses « troupes ». En se référant, consciemment ou non, à un certain « sens du sacrifice ».
Car que ce « sacrifice » soit celui de la vie familiale, de la santé ou du confort de la carrière, ce n’est que le signe d’un romantisme dévoyé, d’une envie de mort toute symbolique. Puisque l’engagement dans l’entreprise n’est pas voué à la destruction de l’autre, mais à la création, et donc à la vie. Genevoix plus que Jünger. Le jeu de go plutôt que le jeu d’échecs.
Et cette dimension collective, c’est aussi ce qui fait la différence entre courage et témérité. Se mettre en danger – relativement parlant au regard des circonstances –, peut-être. Mais pour quoi ? Pour le goût du risque, ou pour les autres ? Car si l’auteur regrette l’extension du principe de précaution qui « peut donner une justification à toutes les lâchetés », il considère que les risques ne peuvent être pris qu’au bénéfice des autres. Pas contre les autres. Et surtout pas pour flatter les egos de ceux qui se seraient « sacrifiés ».
Car le courage, celui du chef militaire, du passant anonyme comme celui du manager, c’est ce qui donne la force de se tourner vers les autres – et pas seulement de s’y « sacrifier ». « Tu sais, petit, ce n’est pas pour jouer au grand frère que je t’ai tout donné. Ce que je t’ai transmis, c’est pour nos hommes, tes hommes, ceux que tu emmènes au feu. N’oublie jamais que tu en as la charge ». Dans ce témoignage d’un lieutenant mourant apparaît toute la noblesse de la charge de ceux qui animent un collectif, ou tout simplement qui y contribuent, à leur mesure : la responsabilité de transmettre, et de faire grandir.
Penser « courage » en ne pensant qu’à soi – comme leader « héroïque » -, c’est oublier un des termes clés de l’équation.
La confiance, ingrédient secret du courage
Le courage managérial, ce n’est donc pas seulement guider les autres, mais avancer avec eux. « La confiance, c’est un des ingrédients secrets du courage ».
Contrairement à l’adage, le chef n’est jamais seul. Ou alors il n’est chef que de lui-même. Accepter les avis discordants, les critiques comme les bonnes idées. Faire confiance à ses chefs, à ses équipes, à ses partenaires. N’est-ce pas là la plus grande prise de risque ?
Dans le monde guerrier, contre l’ennemi ou contre le feu, la question ne se pose pas. Le chef prend une décision qui peut engager la vie des autres, en connaissance de cause. Les équipiers s’engagent au combat, avec leurs compétences, leurs forces et leurs faiblesses. Parce que la mission ne pourra être accomplie qu’avec la contribution de chacun, et en parfaite synergie. Parce que le chef ordonne et parce que le subordonné obéit.
Mais dans l’entreprise ? N’est-il pas plus « simple » de se défier des autres, des faiblesses des « facteurs humains », et de les considérer comme des machines exécutantes ? Donner des « ordres », en appeler aux procédures, chercher des coupables en cas d’échec…
Et si le courage, c’était donc de faire confiance ?
Enfin, quand on parle de courage, on évoque souvent des « héros ». Ne serait-ce que parce que « la nation se fabrique des héros pour servir une cause ».
Alors bien sûr, Jean-Claude Gallet reconnaît la nécessité de figures héroïques. Pas celles qui pourraient « tout, tout suite », dont il se méfie quand elles s’exercent au détriment de la fraternité. Mais celles de « héros qui ont bercé l’adolescence de tant de générations ». L’adolescence, l’âge auquel on croit encore que tout est possible, pendant lequel l’imaginaire est encore important. Mais un imaginaire avec lequel l’adulte saura prendre ses distances, avec une nostalgie bienveillante. Car la figure du héros omnipotent et solitaire n’est pas celui de notre monde complexe - à moins que nos sociétés ne soient devenues celles d’adolescents attardés…
Dans nos contextes apaisés – car même en cas de crise comme celle que nous vivons, les vies sont rarement immédiatement menacées -, qu’est-ce que le « courage », et qu’est-ce qu’un « héros » ? Le courage, c’est sans doute celui d’avoir continué la mission – toutes proportions gardées quand on pense à ceux qui, militaires ou civils, ont risqué ou donné leur vie pour celle des autres, ou pour un symbole fédérateur, comme celui d’une cathédrale.
Et puisque chacun est à même de se choisir ses héros dans l’histoire lointaine ou récente, en fonction des circonstances, de son environnement, des hasards de la vie, avons-nous, à notre disposition, une galerie de portraits de femmes et d’hommes d’entreprise, quand l’entrepreneur est trop souvent décrié ?
A chacun de faire ses choix : qui un inventeur de génie, qui un capitaine d’industrie. Ou bien un chef d’équipe tenace, un technicien hors pair qui a su transmettre les gestes précieux, pourquoi pas ; un enseignant attaché à la grandeur de sa charge aussi…
Le courage est à la portée de chacun
Car le courage est à la portée de chacun : « trop facile d’accuser l’État ‘nounou’, qui aurait déresponsabilisé les individus ou de pointer du doigt l’individualisme. Après tout, c’est justement parce que chacun, individuellement, (…) parvient à se prendre en main que le collectif peut fonctionner ».
On ne trouvera sans doute pas là la trace d’un désaccord avec Mathieu Laine, en dépit de cette pointe taquine dirigée vers l’argument de ses derniers ouvrages. Car l’amoureux de la liberté s’accordera évidemment avec cette affirmation.
Mais, au-delà du slogan choc, c’est un rappel indispensable à la dimension collective du courage, même lorsqu’il s’exerce à titre individuel. Et en particulier si l’on veut évoquer un « courage managérial », qui ne s’exerce que dans un collectif.
Car quand le général Gallet évoque la crise en cours, et le courage que certains ont manifesté, il parle surtout des combattants de la « première ligne ». Ceux qui n’ont pas démissionné, en dépit du manque de moyens de protection. Dans les hôpitaux certes, mais aussi, plus simplement, dans les supermarchés, dans les rues. Car « il est peu probable que les responsables d’équipe de supermarché – les ‘managers de terrain’ comme on dit - aient su donner du sens à leurs missions ».
Et, également, au cœur de ce qui devrait être le réacteur de la gestion de crise, quand il arrive au ministère de la Santé, rappelé pour servir quelques semaines après avoir quitté l’uniforme, dans des étages désertés, des bureaux vides. « Notre pays affronte un ouragan comme il n’en a pas connu depuis plusieurs décennies (…) mais je ne retrouve pas l’atmosphère d’une ruche bourdonnante qu’une telle situation commande ». « Le centre de crise et l’étage du ministre sont à la manœuvre. Mais où sont les cadres derrière ? Où sont ceux qui doivent conduire la stratégie ?... »
Le courage, c’est de mettre en œuvre
Là encore, l’ouvrage du général Gallet illustre à merveille l’abus du terme de « courage » dans le monde de l’entreprise et des organisations publiques.
Le courage, ce serait de « prendre des décisions » ? Non, le courage, c’est de les conduire, de les mettre en œuvre. Au premier plan, et pas de loin, derrière son écran. Car pas plus que la guerre ne se mène à distance, le courage managérial ne peut s’exercer par voie de harangue, du haut d’une tribune ou derrière un écran.
Il ne faut pas regretter « l’âge des Titans », et encore moins s’en revendiquer.
Le courage, c’est de prendre notre place, dans notre quotidien ordinaire, ou extraordinaire lorsque la nature de l’engagement ou les circonstances nous y conduisent.
Et pour ceux qui ont la charge d’une équipe, quelque soit sa taille, par temps calme ou par coup de vent, le « courage managérial », c’est d’encourager les initiatives, d’animer les collectifs, de savoir donner du sens. D’oser agir ensemble. Ce n’est déjà pas si mal, non ?
Général Jean-Claude Gallet et Romain Gubert. "Eloge du courage". Grasset, novembre 2020
[1] On pourra notamment écouter quelques épisodes du toujours excellent podcast « Le collimateur » de l’IRSEM et Alexandre Jubelin, pour explorer cette question.
Les « tiers lieux », espaces entre bureau et domicile, émergeaient prudemment avant les confinements. Dans la perspective de « l’après », aménageurs et promoteurs remettent le sujet à l’ordre du jour. Les leçons du « télétravail » seront-elles des accélérateurs de ces espaces de travail partagés ? Pas sûr. En tous cas, pas sans certaines évolutions, dans les entreprises comme dans les territoires.
Le « télétravail » semble avoir séduit beaucoup d’entreprises, dans le monde des services, qu’ils soient privés ou bien publics.
Au premier rang des avantages perçus, l’opportunité de réduire les surfaces louées ou achetées grâce à la mutualisation des bureaux physiques – ce qu’on appelle le « bureau flexible » (ou « flex-office »). Car ce qui, dans le « télétravail », plait aux gestionnaires d’entreprises (beaucoup moins aux managers), c’est le travail « à distance ».
Ce mode d’organisation n’est pas nouveau, et beaucoup d’entreprises, notamment dans le monde du conseil qui voit ses employés souvent absents du « bureau », y ont recours depuis des années. Avec les effets que l’on connaît désormais, positifs ou négatifs : dématérialisation indispensable (puisque le stockage de documents est réduit au maximum), fragilisation du lien d’appartenance (tout le monde n’est pas à l’aise avec l’absence de points physiques d’ancrage), concurrence pour les « meilleures » places, stratégies de contournements avec règles et objectifs plus ou moins explicites, plus ou moins liés à l’activité professionnelle, et bien sûr enjeux de management à distance, et de fidélisation des talents… Ceux qui veulent s’y engager pourront au moins se référer au retour d’expérience des autres.
Du côté des salariés…
Du côté des salariés, et nos enquêtes lors du premier confinement et à la rentrée de septembre l’avaient montré, l’envie est réelle, pour une partie du temps de travail (les deux jours par semaine exprimés dès notre questionnaire d’avril 2020 semblant être confirmés par les longues négociations encore en cours et les pratiques souhaitées.
Au premier rang des avantages avancés pour eux, la réduction des temps de trajet (même si ceux-ci peuvent aussi être un sas indispensable entre les sphères personnelle et professionnelle, un moment « à soi » qui manque sur le trajet entre la chambre et la salle à manger, dans le meilleur des cas). C’est aussi l’envie exprimée d’un meilleur équilibre de vie, que permettrait ce gain de temps. Un avantage qui a fait en partie long feu pour ceux qui ont découvert avec plus ou moins de succès la nécessaire discipline que connaissait bien le travailleur indépendant, pour maintenir l’équilibre fragile entre l’appropriation de la table du dîner familial par l’ordinateur, et l’opportunité de faire tourner une machine à laver entre deux dossiers…
Au premier plan des inconvénients, pour la plupart, la fragilisation des liens sociaux. Car la « distanciation physique » imposée ne remplace pas les vraies interactions, même avec et peut-être d’autant plus avec la multiplication des moments d’interfaces visuelles en deux dimensions. Liens sociaux professionnels, pour ajuster de façon plus ou moins formelle, les interactions nécessaires. Et aussi informels, amicaux ou autres – rappelons que le lieu de travail constituait un des principaux lieux de rencontre amoureuse.
Une conjonction favorable des planètes pour les tiers lieux ?
Le « tiers lieu », initialement, c’est l’idée d’un lieu neutre, communautaire (accessible à tous ceux qui se reconnaissent dans les principes et/ou le style affichés par celui-ci), et facilitant les échanges. Une « maison hors de la maison » aussi, pour certains, de par sa vocation bienveillante.
On a donc vu se développer des « tiers lieux » dans des librairies, des magasins de jeux de plateaux… et très vite dans des espaces à vocation « innovatrice », plus tournés vers l’activité professionnelle. Car le tiers lieu est dans l’esprit du temps, celui du travailleur nomade des métiers du service – la crise ayant cependant rappelé l’existence et l’importance de ceux qui travaillent « quelque part ».
Et cette idée de mutualisation des espaces a séduit des entreprises et des professionnels désireux d’engranger les avantages d’un travail « à distance », sans les contraintes et inconvénients de l’assignation, volontaire ou non, à domicile.
Aujourd’hui, avec les tensions sur l’immobilier professionnel qui se dessinent, les professionnels du secteur voient aussi une opportunité au développement de tels espaces. Soit dans le cadre de reconversion de plateaux désormais inoccupés. Ou comme relais de croissance pour leur secteur.
Une conjonction favorable des planètes, donc, pour reprendre lorsque les contraintes sanitaires seront levées, le développement de ces espaces professionnels d’un nouveau type ? Ce n’est pas certain.
Les tiers lieux n’existeront qu’en lien avec les mobilités
Le premier obstacle au développement des « tiers lieux » est celui des mobilités. Car le monde du travail n’est pas qu’urbain, et destiné à une population de « slashers », de « start-uppers », d’indépendants dont les instruments de travail sont le téléphone et la tablette, comme extension d’une activité purement cérébrale, et très individuelle. Et lorsqu’on habite en zone péri-urbaine, aller dans un « tiers-lieu » plutôt qu’au « bureau », dès lors que les deux espaces sont en centre-ville, n’a pas beaucoup de sens (si ce n’est encore une fois, pour des raisons purement immobilières).
L’opportunité d’un tiers-lieu apparaît s’il permet de réduire le temps de trajet. Un trajet que l’on effectuera, autant que possible, « sans sa voiture ». Pour des raisons environnementales ou économiques. Dès lors, les « tiers-lieux » ne peuvent raisonnablement s’implanter que là où les infrastructures et services de mobilité existent déjà. Pour pouvoir s’y rendre, tout d’abord. Et aussi pour permettre des déplacements au cours de la journée de travail, pour rejoindre les plus grands centres urbains, ou d’autres centres de « tiers lieux ».
Les mobilités lourdes (le « mass transit ») seront donc toujours indispensables, et sollicitées. Et le développement des tiers lieux pourra contribuer efficacement à l’étalement des pointes horaires, en retenant « sur place », pour au moins une partie de la journée, certains voyageurs qui utiliseront ces services à d’autres moments. C’est d’ailleurs, apparemment, l’idée développée par SNCF Gares et Connexions, même si c’est dans une modeste mesure de temps disponible, pour proposer à ses voyageurs des espaces conviviaux en gare pour leur permettre de travailler, en attendant un train. Une « salle d’attente » moderne, connectée.
En toute logique, les gares et quartiers gares seront donc les espaces privilégiés pour développer les « tiers lieux ». Et on se souviendra que les précurseurs de ces services, comme aux Pays Bas, s’étaient implantés dans des villes moyennes, mais à immédiate proximité des hubs ferroviaires.
La transformation du travail, aussi (et surtout)
Le deuxième obstacle que rencontrera le développement des « tiers lieux » est celui de la transformation du travail.
Car utiliser ces services fait appel à d’autres compétences et pratiques que le « télétravail » tel qu’il est perçu aujourd’hui. Prendre l’habitude de travailler dans un espace partagé avec d’autres professionnels, qui ne font pas partie de votre entreprise, c’est faire le pari de l’ouverture. Avec des contraintes sur la confidentialité du travail. Mais aussi avec des opportunités sur les rencontres faites – et ceci d’autant que les usagers des tiers lieux peuvent être des « occasionnels » comme des « réguliers ». Là encore, les expériences des précurseurs doivent être exploitées. Comme, par exemple, le principe de compétences disponibles affichées, et susceptibles d’être sollicitées par les autres usagers de l’espace.
Une formidable opportunité de travail collaboratif, de synergies, pour des indépendants. Mais pour des salariés d’entreprise, une tentation, une fenêtre ouverte ?
Car si le « travailleur à domicile » est isolé, et donc captif – en tous cas autant que son lien d’appartenance n’est pas rompu -, celui du « travailleur en espace partagé » est potentiellement immergé dans des interactions multiples. Sa plus-value et son attention sont alors les cibles potentielles de sollicitations, bienveillantes ou non. Pour rejoindre une autre entreprise ou faire le choix de l’indépendance par exemple. Les entreprises et les managers sauront-elles s’y préparer ? Pour retenir leurs talents. Et pourquoi pas, jouer de ces opportunités pour développer un « écosystème » de compétences et d’alliances ?
Là encore, l’expérience des entreprises internationales multi-sites peut apporter quelques clés, puisque beaucoup d’entre elles mutualisaient, entre services, des plateaux sur lesquels votre voisin était rarement rattaché aux mêmes fonctions. Enjeux de concurrence et de synergies intra-entreprises, certes. Mais parfois, « protégez moi de mes collègues, mes concurrents, je m’en charge »…
Alors, au-delà des opportunités d’économies immobilières, les entreprises tentées par ces nouvelles organisations devront aussi investir sur la plus belle des transformations : celle des pratiques professionnelles.
Le livre de Mathieu Laine « Infantilisation – cet État-nounou qui vous veut du bien » est à la fois un succès de librairie et l’objet de nombreux reprises médiatiques, comme de messages positifs sur les réseaux sociaux. Brillant, provocateur peut-être, il interroge les politiques et les citoyens. Mais aussi les entrepreneurs de la « société civile ».
Mathieu Laine est un penseur brillant, puissant. Libéral engagé depuis ses plus jeunes années, il a créé une société de conseil originale qui confronte les dirigeants d’entreprise à la pensée d’universitaires provenant de tous les horizons. Du très haut vol.
Et son essai, concis, percutant, est agréable à lire. Rapide aussi, au moins en première approche. Pour y revenir plus tard, directement ou après exploration des pistes de réflexion ouvertes. Après lecture aussi, découvertes ou redécouvertes des grands classiques de la pensée libérale française et européenne (Montesquieu, Tocqueville, Bastiat, Hayek, Molinari…) – dont certains sont d’ailleurs accessibles sur le site de l’Institut Coppet qu’il préside. Et de nombreux articles récents, issus de la recherche internationale, sur lesquels il appuie son argumentation. Sans oublier le recours à des œuvres littéraires tout aussi inspirantes.
Car c’est là la force de son érudition et de son travail : apporter de multiples ouvertures pour aider les décideurs dans leurs choix. Un conseil stratégique, donc.
Reprenant à la lumière de notre actualité une thématique ouverte dans un ouvrage précédent (« La grande nurserie »), il n’a eu, pour ce livre, que l’embarras du choix tant les exemples de l’absurdité bureaucratique et les atteintes aux libertés publiques et individuelles ont été nombreux dans la gestion de la crise sanitaire, en particulier en France mais pas seulement. Et vous aurez sans doute lu dans la presse et sur les réseaux sociaux, ou entendu lors des interviews réalisées, ses nombreuses formules choc, élégamment ciselées, sur les inconvénients et dangers de « Big Nanny ». Mais ce livre ne se résume pas à elles, et on ne peut que vous recommander de le lire intégralement.
Et maintenant, concrètement ?
Demeure cependant, après la lecture inspirante de cet essai, une interrogation clé. Comment faire ? Car si on sait donc « quoi », maintenant, « comment » ? Et c’est souvent la limite de la stratégie : satisfaire l’intelligence, bousculer les idées, aider à la décision, certes… mais concrètement, comment fait-on ?
C’est sans doute la limite de l’exercice d’un ouvrage ramassé comme celui-ci, édité dans une collection précisément destinée à « recréer un espace où puisse se tenir la rencontre sereine et exigeante des idées ». Des idées, pas encore des actions…
Pour cette raison matérielle donc, mais aussi parce que le « comment » ne s’écrit pas à l’avance. Il se pratique, dans la confrontation à la complexité des systèmes techniques, organisationnels et humains.
On peut alors formuler, d’ores et déjà, quelques obstacles prévisibles à l’indispensable mise en œuvre de la « désinfantilisation » recommandée. Pour réfléchir au « coup d’après ». Celui qui fera que ce livre n’aura pas seulement été celui d’un constat et d’une ouverture de perspectives, mais une contribution opérationnelle à une nécessaire libération des esprits et des énergies.
Enchaîner le Léviathan ?
Sur le plan de l’action publique, Mathieu Laine, loin de céder à la caricature d’une pensée libérale que certains voudraient sans doute trouver sous sa plume, rappelle que, selon les classiques – et certains contemporains -, l’État a toute sa place dans l’organisation de la société. L’enjeu est de lui garder cette place. Toute cette place mais rien que cette place. Et que l’enjeu, pour les décideurs publics, est de résister à la tentation de garder le pouvoir acquis à l’occasion de cette crise, et de réussir à « enchaîner le Léviathan ».
Concrètement, pour un décideur public – puisque, on le rappelle dans les interviews, il écouté jusqu’au plus haut sommet de l’État -, il s’agira donc s’enchaîner soi-même. Tel Ulysse pour résister au chant des sirènes. Et ce sera aussi enchaîner les autres, qui ont usé et parfois abusé de la complexité bureaucratique pour acquérir, volontairement ou non, un pouvoir peut-être légal (et encore), mais en tous cas illégitime.
Car tous ceux qui ont eu affaire aux fonctionnements de services de l’État, de collectivités, ou d’agences publiques, savent bien que les acteurs de ceux-ci ne sont pas toujours mus par le seul souci de l’intérêt public, de l’économie de moyens, de l’efficacité. Ou en tous cas, si l’intention peut être vertueuse, les résultats ne répondent pas toujours à ces enjeux.
Les exemples des biais et des fragilités humaines qu’on y trouve, comme partout ailleurs, sont multiples – et chacun en a sans doute une ou plusieurs illustrations.
Faute de pouvoir agir sur un service, on en crée un, concurrent ; soucieux de l’avenir de sa dotation, on s’oppose au succès d’un organisme engagé sur une mission analogue ; jaloux d’un camarade de promotion ou d’un cadre d’une autre filière, on fait en sorte de contribuer à son échec, qui maintiendra la possibilité d’une évolution professionnelle pour soi, ou pour un des « siens »…
Ces abus sont parfois le fait de bureaucrates frustrés de traitements de misère et de fonctionnements déresponsabilisants, qui ne reconnaissent pas les années d’études passées et les compétences promises. A qui la faute, donc ? Pas seulement à ceux qui, bourreaux, sont aussi victimes.
Ou d’aberrations administratives, à l’image par exemple que celle que nous avions explorée en novembre dernier : celle des « autorisations de sortie » délivrées aux élus nationaux et locaux dans le cadre des confinements et autres « couvre-feu ». Qui par un autre élu, qui par un fonctionnaire (pourtant normalement subordonné aux décideurs élus), qui par personne – en faisant pari de l’autorité imposée à l’agent qui s’aviserait à contrôler la carte d’élu… Mais qui ouvraient, pour tous et donc aussi pour ces élus, un grand champ d’incertitudes quant au comportement des agents de terrain, détenteurs de la force publique, que l’on pourrait rencontrer… Une incertitude juridique contraire à l’État de droit.
Changer radicalement de posture
Enchaîner le Léviathan, ce sera donc imposer à des milliers de cadres et agents publics, fonctionnaires ou non, un radical changement de posture, et de pratiques. Passer de celle du représentant de « l’autorité publique » (un terme affreux qui n’a aucun sens ni légitimité puisque l’autorité est individuelle, quand le pouvoir est organisationnel) à celle d’un « civil servant » (ou plutôt d’une traduction en français à formuler).
Un terme qui en horrifiera sans doute beaucoup puisque notre pays est, dans le monde des services privés comme publics, frappé du « syndrome du serviteur » (un des effets de la « logique de l’honneur » selon Philippe d’Iribarne, qui a toujours cours malgré les trois décennies passées depuis la parution de cet ouvrage indispensable).
Ce ne sera bien sûr pas le cas de tous les acteurs du monde public et de ses excroissances. Mais ce ne sera malgré tout pas une petite minorité qu’il faudra convaincre, entraîner, faire changer.
Car le monde public, celui de l’État mais également celui des collectivités, par imitation ou concurrence, vit aussi trop souvent, pour des raisons individuelles et donc, par agrégation, culturelles, dans le mythe de « l’État stratège » : une image « intellectuelle » plus valorisante que celle des « producteurs », dans une société qui a aussi trop longtemps mis à l’écart des perspectives professionnelles et des représentations sociales le monde de l’artisanat et de l’industrie, et donc des services à l’autre. Une image qui permet une valorisation à peu de frais, quand les conditions matérielles et d’épanouissement professionnel ne le font pas.
Un monde public, aussi, peu habitué aux interactions avec le privé, et trop souvent imprégné de défiance. Deux caractéristiques qui expliquent par exemple, lors de la « première vague » de 2020, la mise à l’écart de la gestion de crise des organismes de santé privés, alors que leurs lits étaient vides et que certains étaient contraints, du fait des déprogrammations contraintes et de l’absence de transferts depuis les hôpitaux privés, d’envisager des mesures de chômage partiel…
Une complémentarité pourtant nécessaire que Mathieu Laine appelle dans son livre de ses vœux, pour « recentrer l’État sur ses missions essentielles ».
A chacun d’entre nous de changer
Changer, ce sera aussi, et l’auteur l’écrit clairement, faire en sorte que chacun d’entre nous refuse le confort déresponsabilisant de l’État nounou. Parce que cette infantilisation est indigne de notre humanité. Parce qu’elle est immorale, en tous cas pour celles et ceux qui chérissent la liberté. Et parce qu’elle est inefficace – la prospérité et la créativité de nos sociétés étant née de l’autonomie, de l’initiative, de l’acceptation du risque. Certains d’entre nous l’accepteront, engageront peut-être une difficile cure de désintoxication. D’autres, plus malades, plus dépendants, y seront réticents voire hostiles. Il faudra les y aider, prendre en compte leurs difficultés, leurs peurs, leurs résistances, les accompagner.
Alors, au-delà de la sphère publique à laquelle nous n’avons, pour la plupart, pas accès si ce n’est par nos votes, comment traduire concrètement, dans nos vies, ce plaidoyer pour la liberté ?
Pour cela, nos activités professionnelles sont un espace de mise en œuvre possible, à l’humble portée de chacun, et qui peuvent traduire efficacement dans les faits les réflexions fécondes de ce livre.
L’autonomie
Le transfert d’une grande partie des activités professionnelles loin du bureau (le « télétravail ») a mis en évidence les difficultés et les conditions de succès de ces modalités nouvelles pour certains, mais déjà mises en œuvre, ou moins pour le travail « à distance » si ce n’est « à la maison », dans de nombreux groupes internationaux.
Le besoin d’interactions sociales a été, et est toujours, une des limites infranchissables à la distanciation sociale que certains appellent de leurs vœux, préconisent ou imposent. Mais que ceux-ci pourraient écarter en le qualifiant de « non essentiel ». Même si, quoiqu’ils en pensent, nos vies ne se réduisent pas aux deux dimensions d’un écran.
L’autonomie est une condition de succès, et c’est une compétence professionnelle complexe. Car elle dépend à la fois de la nature de l’activité (solitaire ou collective, productive ou interactive…) et de l’ensemble des parties prenantes. De l’acteur concerné, de ses collègues, et de ses multiples interfaces, managériales ou non, dans les systèmes complexes que sont nos organisations modernes, matricielles ou multipolaires.
Il ne s’agit donc pas seulement d’une qualité personnelle, qui permettrait de disqualifier facilement ceux qui se plaindraient de ne pouvoir être pleinement efficaces dans l’isolement. Il s’agit d’une compétence collective, qui repose sans doute sur les tempéraments et les attentes de chacun, mais aussi sur la répartition des rôles, l’explicitation des contributions attendues, l’animation des fonctionnements collectifs.
Être libre, c’est être autonome. Mais dans une organisation, une entreprise, une société humaine, ce n’est pas être isolé. L’autonomie, consubstantielle à la liberté, se prépare donc. Elle s’organise et se pratique, avec des essais, des succès, des erreurs. Elle s’apprend.
Résister à la tentation des procédures
La sphère publique n’est pas la seule à être envahie par l’inflation bureaucratique, réglementaire, législative. Qui déresponsabilise les acteurs, les égare, et les laisse à la merci d’abus volontaires ou involontaires.
Nos entreprises doivent aussi y faire face. Elles doivent en effet intégrer toutes les traductions des dispositifs publics. Mais elles peuvent aussi être tentées d’y ajouter leurs propres règles, spécifiques au métier, à l’organisation, à la tradition managériale.
Alors bien sûr, bureaucratie et procédures ont des raisons d’être, des avantages parfois. Celles notamment de pouvoir donner des cadres clairs d’action, pour des situations répétitives, prédictives. Elles sont rassurantes, puisqu’elles suggèrent que tout est « sous contrôle », quand l’incertitude est pour beaucoup un facteur d’angoisse extrême.
Mais lorsque le monde change brusquement – et celui de nos entreprises en est un exemple, avec la concurrence qui évolue, le cadre légal mouvant de certains pays, les « facteurs humains », les accidents, les opportunités… -, les procédures ne sont souvent pas adaptées. Et lorsqu’on tente de les imposer, « quoiqu’il en coûte », l’issue est souvent catastrophique puisque le « mode d’emploi » ne peut s’appliquer à une situation radicalement différente de celle dans laquelle il a été écrit.
Dans les entreprises, et c’est un avantage, c’est qu’il est souvent possible de reprendre la main sur ces procédures, de matérialiser les risques immédiats de leur obsolescence, ou de leur nuisance. Parce que le « marché » tranche, à la fin. Et que les décideurs sont identifiés.
Alors, avant de s’essayer à libérer le monde de la décision publique, sommes-nous certains d’être prêts, techniquement et moralement, à l’exercice de cette liberté dans nos entreprises ?
Retrouver le courage managérial
Car vient alors la question du courage.
Les décideurs publics doivent, et en particulier face aux décisions difficiles, prendre en compte la prochaine échéance électorale. Battus si leur décision est impopulaire, et même si elle est efficace à long terme, ils ne pourront en suivre la mise en œuvre, le pilotage. Et surtout, ils devront affronter le sentiment de l’échec, parfois du rejet. Une perspective particulièrement douloureuse pour ceux l’hubris est le moteur. Et aussi, pour ceux qui ne sont pas issus de la fonction publique, le risque d’un difficile retour à la vie civile – même si la République est souvent bonne fille, avec ses multiples opportunités de commissions ou organisations para-publiques, susceptibles d’accueillir les talents froissés.
Dans les entreprises, le risque est différent. Il existe, certes. Mais les conséquences des décisions sont souvent plus mesurables, au moins en partie (car une entreprise vit toujours dans un contexte, lui aussi soumis à la contingence). Et aussi à plus court terme. Le prise de risque est donc sans doute plus à la portée de chacun. En tous cas de ceux qui se veulent « décideurs ».
Être libre, et permettre la liberté des autres, c’est donc faire preuve de courage. Car on ne peut promouvoir la liberté pour soi que lorsque l’on accepte pour les autres. C’est un enjeu d’exemplarité. Et aussi d’efficacité. Et si les procédures réduisent les marges d’initiative et nourrissent le mythe d’un « long fleuve tranquille », les entreprises « libérées » sont celles de la prise de risque, de la tension de la concurrence assumée, de l’autonomie et de la responsabilité. Ces vertus sont à la main des décideurs, des managers, à tous les niveaux de la hiérarchie, qui ne peut être, pour être libératrice, que la plus réduite possible.
Appeler de nos vœux la libération de notre société, après cette expansion incontrôlée de l’interventionnisme, des atteintes aux libertés, de l’infantilisation, ne sera donc crédible que si, dans le contexte de nos activités professionnelles (et bien sûr, dans notre sphère privée, mais c’est là encore une autre histoire), nous aurons démontré que, à notre mesure, nous y sommes prêts.
Comme l’écrit Mathieu Laine, « le piège de l’infantilisation de nos vies est devant nous. S’il se referme, nous perdons tout ». Alors, n’acceptons pas d’infantiliser nos collaborateurs, nos partenaires, nos clients. Libérons-nous, libérons-les.
Alors, et aussi dans le monde de l’action publique qui tente de s’imposer à nos vies au-delà de sa fonction et de ses compétences, nous pourrons bousculer les habitudes prises et témoigner, succès en mains, qu’à la route de la servitude, nous choisissons en toute conscience, et en toute responsabilité, celle de la liberté.
Mathieu Laine. "Infantilisation. Cet Etat nounou qui vous veut du bien"
Au cœur du premier confinement, nous vous avions interrogés sur vos ressentis, vos projets, vos envies. A la rentrée de septembre, et avant de replonger dans ces périodes d’isolement, nous avions précisé ce questionnement en identifiant vos pratiques et perspectives quant au télétravail – une des modalités de nos vies, et pas seulement professionnelles. Voilà près d’un an de bouleversements désormais. Où en sommes-nous des réflexions sur nos « essentiels » ? Voici les miennes.
Le premier confinement a été un choc. Étonnamment bien vécu par beaucoup, et pas seulement par ceux qui bénéficiaient de mesures de soutien économique, ou d’une rémunération fixe, ou d’un traitement maintenu, et vivaient dans un cadre confortable. Dans la parenthèse climatique exceptionnelle d’un printemps radieux.
Après le choc de la sidération, cette période « si particulière » (terme désormais consacré) avait aussi permis à chacun – et en tous cas à ceux qui avaient accepté de prendre le temps de notre questionnement – de faire un point sur leurs vies. Personnelles et professionnelles.
Avec une envie pour beaucoup : trouver un meilleur équilibre entre les deux sphères – et le télétravail ouvrait cette porte à ceux dont l’activité était compatible. Mais aussi avec des manques très largement partagés : ceux des interactions sociales, familiales et professionnelles. Et des inquiétudes qui s’esquissaient, tellement prémonitoires.
L’été avait marqué, pour certains, le retour à l’activité – quand certaines entreprises s’installaient dans un travail à distance plus pérenne et d’autres étaient contraintes à demeurer fermées. Pour les premiers, cette période avait été consacrée à une activité importante, pour rattraper le temps perdu sur les chantiers en cours, et la rentrée présageait une reprise enthousiaste. Sans doute difficile, mais déterminée – et c’était ce sentiment plutôt positif qui émergeait de nos enquêtes.
Et puis sont revenues les mesures de contrôle des interactions sociales, de confinement.
L’homme, un animal social en danger
S’il est un terme particulièrement effrayant et symptomatique de cette période, c’est peut-être celui de « distanciation sociale » qui s’est imposé par la communication gouvernementale. Il ne s’agissait pas seulement de prendre des distances physiques, pour éviter des contacts directs potentiellement contaminants, mais d’éviter toutes les interactions sociales.
A moins d’être un misanthrope pathologique, on aurait pu refuser ce terme. Et pourtant…
Nos deux enquêtes le démontraient : le plus grand regret des temps de confinement et des pratiques de télétravail était, pour la majorité des personnes, celui des interactions, et pas seulement des visualisations mutuelles par écrans interposés.
Pour certains, c’étaient les amis, la famille. Pour d’autres, les collègues, les clients, et pas seulement pour faire avancer plus efficacement les projets. Pour beaucoup, un peu des deux.
Et des temps libres pour être avec soi-même, aussi, entre deux temps d’interaction.
Ces mois passés ont conduit beaucoup d’entre nous à demeurer en monde clos. L’autre n’est plus accessible. Ou il fait peur. Il est présenté comme un danger mortel, dont on se méfie, qu’on évite, qu’on écarte.
Les recommandations des sous-mariniers étaient précieuses et utiles pendant le premier confinement. Mais tous les marins et, plus largement, tous les guerriers, reviennent au port, à leur vie sociale, familiale. Pour ceux qui ont vécu des situations stressantes, on prévoit même des « sas » pour leur permettre de reprendre pied, de retrouver du lien. Et pendant leur « isolement », ils font partie d’une communauté. Pas d’un isolat.
Rien de tel pour le plus grand nombre.
On commence seulement à s’alerter sur les conséquences psychologiques et sanitaires des étudiants isolés. L’isolement n’est pourtant pas propre à ces populations : personnes âgées, jeunes professionnels, célibataires avec ou sans enfants, familles désunies ou fragilisées… Les plus âgés ont leur syndrome, celui du glissement. Les autres sont sujets aux suicides, aux dépressions destructrices, avec des conséquences psychologiques et somatiques à moyen et terme. Et les « essentiels » exprimés dans notre enquête dès le mois d’avril alertaient sur les inévitables conséquences de leur interdiction, explicite ou suggérée jour après jour, mois après mois, en jouant de la peur et de la culpabilisation. Ceux-ci mourront-ils peut-être porteurs du Covid-19. Mais pas de celui-ci. Pas directement[1].
Car nos vies ne sont pas que dédiées à une activité économique taylorienne – cette précision est importante car toutes les activités productives, en dehors des cultures archaïques des industries et bureaucraties du XIXe siècle, prennent en compte et tirent profit des interactions humaines…
Et pourtant… Comme l’a joliment exprimé l’artiste Grand Corps Malade : « Embrasser quelqu'un, pas essentiel, ouvrir un bouquin, pas essentiel, sourire sincère, pas essentiel, aller aux concerts, pas essentiel, se promener en forêt, pas essentiel, danser en soirée, pas essentiel, retrouver les gens, pas essentiel… ». Vraiment ?
L’organisation du travail, ou du non-travail ?
Cette année aura également induit des changements radicaux dans les modes de travail.
Alors, beaucoup d’entreprises modernes et internationales n’ont rien découvert au cours de ces mois passés. Le travail dématérialisé, le management à distance, par la confiance ou par le contrôle, le « flex-office »… étaient déjà des pratiques courantes, des compétences acquises. Et elles en connaissaient les avantages comme les limites.
Pour d’autres, ces changements sont apparues être des innovations radicales. Au moins pouvaient-elles, si elles le souhaitaient, s’inspirer de ce qui se faisait déjà, pour adopter plus vite les nouvelles pratiques. Mais afficher une « nouveauté radicale » permet parfois d’acheter du temps, de résister, ou à l’inverse d’afficher des talents d’innovation. Alors on entend parfois le sentiment de « percées »… à travers des portes déjà ouvertes.
Il n’est pas trop tard cependant pour apprendre. Car l’appropriation réelle nécessite de se confronter vraiment avec les difficultés de la mise en œuvre. Et après les « bonnes pratiques », apprendre ce qu’il y a derrière la dématérialisation, les outils, les organisations et les pratiques de travail à distance. Car ce n’est pas, encore une fois, comme si personne ne l’avait fait.
Ce qu’il y a derrière, c’est la dématérialisation probable de beaucoup d’emplois, vers des pays qui n’ont pas baissé les bras. Car travailler à distance, que ce soit à 20, 200 ou 2000 kilomètres, ça ne change pas grand chose dans beaucoup de cas. Surtout quand le travail est seulement perçu comme « productif », et pas seulement interactionnel.
On parle beaucoup de la disparition annoncée de « bullshit jobs »… Mais dans le contexte économique exigeant de « l’avant », quelles étaient les organisations acceptant de supporter des coûts sans plus-values ? Sans doute avons-nous tous en tête quelques exemples, et encore, pas tant que ça. A moins de considérer l’autre comme sans plus-value, mais ceci relevant sans doute plus de l’appréciation sociale, voire de la jalousie, plutôt que de l’évaluation rationnelle. Car, encore une fois, la plus-value économique, lorsqu’il s’agit des hommes, peut être productive, mais aussi relationnelle. Et sans doute cette plus-value non perçue n’était pas « mesurable » selon les critères quantitatifs du monde taylorien (ou de son avatar du « lean », le « maigre »…).
On peut l’ignorer. Mais il faut alors choisir l’automatisation de la production, qu’elle soit industrielle ou bureaucratique. Et en assumer les conséquences sociales.
En commençant, dans un premier temps, par la « délocalisation ».
Sur ce point, les fanatiques du télétravail, sûrs de leur plus-value derrière leur écran, loin des autres nécessairement « moins efficients », sont-ils absolument certains que leur emploi ne pourra être tenu avec autant d’efficacité à l’autre bout du continent, ou de l’autre côté des mers, avant de l’être par une machine ? Le langage ? Si tout le monde ne passe pas au « globbish », qu’il soit d’origine anglaise ou pourquoi pas demain chinoise, Google Translate a fait d’énormes progrès, ne trouvez-vous pas ? Alors couplé à Alexa…
A moins que leur contribution aux interactions humaines, non exécutable par une programmation intelligente, soit significative… Là encore, l’expérience des équipes multi-sites d’entreprises internationales est précieuse et inspirante.
En tous cas, cette situation doit permettre à chacun de se demander, en son for intérieur et donc protecteur, en quoi il est « essentiel ». Plutôt que de d’abord juger l’autre. Et de développer ses atouts, aussi, et sans doute de les valoriser. Ou de subir… Pas essentiel.
Des coupables ? Il y en a… plein !
Ce n’est pas une nouveauté, mais bien plutôt un classique de la gestion des crises et accidents. Le « facteur humain » étant par définition, au regard de l’évaluation cartésienne puis taylorienne, le « maillon faible », on doit toujours chercher le coupable. Et on en trouve inévitablement au moins un.
Cette quête n’est pas rationnelle, elle est l’expression d’une logique de pouvoir. Si l’on veut protéger l’organisation, on trouve le sous-traitant (même s’il a été recruté et piloté par quelqu’un). Et si l’on veut préserver un certain entre-soi élitiste, il y aura bien un lampiste à sacrifier. Si l’on veut dénoncer la tyrannie managériale, il suffit de bien choisir dans la chaine alimentaire, celui dont le poste attirera les convoitises. Si l’on combat le capitalisme cruel, ce sera bien entendu les conséquences d’un manque de financement. On trouvera dans l’histoire ce tropisme dans la dénonciation d’origines sociales (le paysan, le parent, l’intellectuel…) ou ethniques, de choix politiques… Et bien sûr, aussi, et encore plus facilement maintenant, on peut décliner à l’infini toutes les variations de l’humanité, en fonction de ses choix, de ses tropismes, de ses projets…
On est toujours le coupable de l’autre. Trouver un coupable, c’est donc toujours possible ! Il suffit d’être le plus puissant au moment donné, ou le plus influent.
Trouver des solutions, c’est beaucoup plus difficile. Et pourtant, c’est ce que doit rechercher une vraie démarche de fiabilité organisationnelle, de résilience pérenne.
Accepter que les accidents ou les erreurs ne sont pas, sauf exception rares dans le cas de nuisances délibérées, l’expression du « facteur humain » mais la résultante d’interactions systémiques. Qui ne peuvent être traitées avec des logiques post-tayloriennes mais seulement avec l’humilité nécessaire à la navigation dans des systèmes socio-techniques complexes. Accepter l’incertitude et l’imprécision, ne pas confondre corrélation et causalité, faire des nécessaires compromis, écarter les procédures qui ne peuvent que s’appliquer aux contextes connus, répétitifs, modélisables. Faire confiance.
Manifestement, cette crise ne nous aura pas permis de choisir ce paradigme. En tous cas pas tant que nous recherchons des « coupables ». Des victimes sacrificielles, parce « pas essentielles ».
Le sens de la vie, une liberté encadrée ?
L’état d’exception que nous vivons, et qui s’installe dans la pérennité, n’est pas celui qui a permis le développement de notre continent, de notre civilisation. Avec ses défauts sans doute. Mais auxquels nous ne pouvons réfléchir, et que le cas échéant nous pouvons résoudre, seulement parce que leurs atouts et avantages sont nombreux et qu’ils ont permis notre développement, en dépit des obstacles.
Nous avons connu des guerres terribles, des invasions parfois durables, des épidémies mortelles. Des famines et des événements climatiques que notre regard sur le passé peuvent relativiser mais qui étaient des catastrophes à l’échelle du moment.
Mais dans toutes ces situations, nos prédécesseurs disposaient de marges de liberté, de responsabilité, d’auto-contrôle parfois. D’intelligence en tous cas.
Pour s’informer, il était nécessaire d’acheter le journal, puis de faire le choix d’allumer un média. Désormais, l’évaluation du comportement de chacun, et son infléchissement, peut être centralisée, sous réserve que l’on prête de l’intérêt aux injonctions, même illégitimes, ou que l’on exerce suffisamment de contraintes.
Le sens de nos vies, leurs « essentiels » puisque c’est le même mot, devront-ils être « normalisés », au regard de critères « objectifs », « rationnels », choisis indépendamment de la perception de l’autre ? Indépendamment de notre humanité ?
Vivre en société est un sujet terriblement complexe. Réduire la diversité des attentes, des points de vue, des « essentiels » de l’autre, c’est exprimer le primat d’une pensée mécaniste, méprisante, bureaucratique. Inefficace. Pas essentielle.
Faire le choix exclusif de « compensations économiques » est un signe supplémentaire de la tentation de réduire notre humanité à des activités de consommateurs/producteurs. A chacun de prendre sa place dans une chaine « alimentaire »… Certains étant plus « essentiels » que d’autres.
Enfin, traiter une crise durable comme une urgence, et faire ainsi le choix d’un seul secteur « essentiel », au détriment de tous les autres, est une erreur.
C’est non seulement immoral, c’est inefficace. Et donc dangereux. Pas essentiel.
[1] Le premier jour du premier confinement, Ouest-France publiait l’interview d’une pensionnaire d’Ehpad qui déclarait « je veux bien mourir d’un virus, je ne veux pas mourir d’isolement ». Comment avons-nous pu ne pas entendre ce cri, et ne pas penser que d’autres le pousseraient aussi ?
Il est courant d’affirmer que les Français ont « un problème avec l’autorité ». Encore récemment, le chef de l’État affirmait que notre pays traversait « une crise d’autorité ». Et quand cette thématique ressurgit, dans l’espace public ou dans les entreprises, revient souvent la tentation d’un homme providentiel, et parfois d’un général… J’ai donc repris dans ma bibliothèque deux ouvrages relatifs à l’obéissance. Deux publications issues du monde militaire.
Dans « Désobéissance » (paru en 2019 aux éditions de l’École de Guerre), Alexandre Tachon, officier de marine, ouvre une exploration courageuse et passionnante de ceux qui ont fait le choix de la « France Libre », et de ceux qui ont fait celui de « l’Algérie Française » (quelques-uns ayant fait les deux)… pour ouvrir à chacun le champ de l’introspection : « et moi, qu’aurais-je fait ? », et poser la question des dilemmes que rencontrent souvent les hommes d’action, au moment d’une décision cruciale.
Le deuxième ouvrage est le numéro 24 de la revue Inflexions, édité en 2013 par l’Armée de terre et intitulé « L’autorité en question : obéir-désobéir ». Ses auteurs, comme le veut l’objet de la revue, sont divers, civils et militaires. Et ils interrogent la question au travers de prismes variés, complémentaires, passionnants aussi, et pas seulement pour les amateurs de questions militaires. On y parle notamment d’actions guerrières, bien sûr, mais aussi de testostérone, d’éducation, de droit, de management, de religion…
Légalité et légitimité
La question relative à l’obéissance qui se pose souvent, dans le cadre public de nos sociétés démocratiques et donc fondées sur un « État de droit », est celle de la relation entre « légalité » et « légitimité ». Une réflexion formalisée notamment par Carl Schmitt, en 1932, en Allemagne. Dois-je obéir aux règles établies, ou à ma conscience ? On la retrouve bien sûr dans les deux ouvrages, et en particulier à propos de la judiciarisation croissante de nos sociétés, de nos organisations, de nos actions. Y compris lorsque la vie et la mort sont à l’ordre du jour.
En opérations militaires, la question se pose avec acuité comme au cours des événements évoqués par Alexandre Tachon. Et aussi dans l’urgence des combats. Dans ces situations extrêmes, les chefs militaires, même s’ils y sont préparés, doivent faire appel, sans délai, à leur capacité de décision. Concilier le droit et la violence avec, parfois, la mort donnée ou reçue.
Dans un autre domaine, plus proche de nos vies civiles, ces situations rappellent, bien sûr, que beaucoup de décisions gouvernementales, comme celles prises face à la crise sanitaire, et pas seulement dans notre pays, sont toujours influencées par les risques (avérés) de plaintes. Et que lorsqu’un décideur public doit mettre dans la balance sa liberté personnelle et la liberté de circulation ou d’entreprendre des autres (avec d’autres paramètres bien sûr), le choix de la « précaution » peut naturellement prendre un avantage sur celui du risque.
Leaders et suiveurs
Mais la question de l’autorité, et de l’obéissance ou de la désobéissance qui en découle, n’est pas seulement juridique. Elle est aussi psychologique, y compris jusque dans des extrémités pathologiques, comme le décrit si bien le psychothérapeute (et maître d’armes) Pascal Aubrit dans l’article « Le conformiste et le complotiste », publié sur son blog.
Longtemps, j’ai considéré que les « suiveurs » des régimes autoritaires, ou des managers « verticaux », dans le monde de l’entreprise, étaient motivés par l’espoir qu’ils pourraient tirer bénéfice de ce même pouvoir unidirectionnel – membres d’une cour, d’une caste, d’une nomenklatura… Mais cet article décrit un autre profil, celui du conformiste : « dénué de capacité à exercer son sens critique, se vivant comme trop fragile pour contester ou discuter la parole d’autrui, le ou la conformiste se soumet donc, pour le meilleur et pour le pire ».
Dans une situation d’incertitude absolue, certains préfèrent donc s’en remettre aveuglément à celui ou celle qui leur apportera des certitudes, même mensongères. Peut-être pourront-ils d’ailleurs, en cas d’échec, trouver là un autre coupable qu’eux-mêmes et on pourrait ouvrir là la question de la responsabilité, que Mathieu Laine aborde sous l’angle de l’« infantilisation »[1].
Mais à la décharge de ces « conformistes », les neuro-biologistes affirment que nous ne sommes pas tous égaux devant l’incertitude. Face à cette souffrance perçue, le choix de « suivre » serait donc, pour certains, « rationnel ».
L’héritage (pesant) du XIXe siècle
Les décideurs publics, en tous cas en France, et certains homologues dans les entreprises, sont imprégnés du modèle d’autorité wébérienne, bien que celui-ci date du XIXe siècle et de la société taylorienne : des organisations rationnellement pensées par des bureaucrates et des « hommes-machines » exécutant des ordres précis, pour s’insérer dans une organisation « scientifique » du travail. Une similitude des temps que rappelle François Cochet dans Inflexions: « le ‘dressage de la troupe’ (…) s’inscrit dans un moment où on parle aussi du ‘dressage de l’ouvrier’.(…) On peut alors parler d’une démarche de contrainte visant à ‘dresser’ les ouvriers aux rythmes de la production industrielle ». Tout parallèle de ce « dressage » et de l’organisation scientifique du travail avec des listes imaginées pour prescrire les horaires et circonstances de sortie des « administrés », celle des articles « essentiels » ou des secteurs « touchés par la crise » (et ceux qui ne le seraient pas) serait bien entendu fortuit…
Dans ce référentiel mental, le pouvoir provient de trois sources : la tradition (chez nous monarchique, verticale...), légale (la force du droit, et la bureaucratie qui l’applique), charismatique (l’homme providentiel, le « chef », le bateleur ou l’enfant prodige…). Une « trilogie », rappelle André Thiéblemont, qui « selon l’interprétation de Raymond Aron, ne recouvrait pas des types d’autorité mais des types de ‘domination légitime’ d’un régime politique ».
Et Alexandre Tachon reprend une formule du cardinal de Richelieu pour distinguer les deux types de pouvoir, et en y reliant l’autorité : « le pouvoir légal, celui de l’autorité, et le pouvoir légitime, celui de la raison. (…) Sur le plan individuel et militaire, le chef doit avoir les galons (pouvoir légal) et le charisme (pouvoir légitime). » On y ajoutera la tradition de l’institution militaire pour retrouver le triptyque habituel.
Mais pour Armel Huel et Jean-Claude Quentel (dans leur article d’Inflexions), l’autorité relève plutôt de la légitimité, et aussi de l’éthique. Alors, l’autorité : légale ou légitime ?
On trouvera dans ces différences de point de vue une nouvelle illustration de la complexité de cette tension entre légalité et légitimité, selon qu’elle soit vécue par des praticiens (le soldat) et par des chercheurs (un psychologue et un sociologue). En tous cas, on trouve toujours ce bipôle auquel s’accroche, d’une façon ou d’une autre, le pouvoir de la tradition…
Et le fait que, pour tous, l’autorité est le sujet d’un individu quand le pouvoir est celui d’un système, d’une organisation.
A cette vision très mécaniste du pouvoir qui impose, on peut préférer celle offerte par Hannah Arendt, formulée dans la deuxième partie du XXe siècle.
Pour elle, les « leaders » n’existent que parce qu’ils ont des « suiveurs ». Le pouvoir n’est pas que domination, exercée ou subie. Il est avant tout relation. Il n’est donc pas individuel mais collectif. Et ses modalités responsabilisent, elles engagent l’ensemble des acteurs. Il n’y a donc pas de « victimes » du pouvoir mais ceux qui acceptent une place dans un dispositif relationnel, quelqu’elle soit. Et ceux qui refusent de « jouer », qui récusent la relation. En agissant contre l’autre, ou bien en agissant « sans », ailleurs, comme l’exprime la définition de l’antagonisme en sociodynamique. Une piste que des « décideurs » qui regrettent l’absence d’engagement des parties prenantes (et donc la relation que ceux-ci leur consentent) devraient prendre en compte.
C’est d’ailleurs ce dilemme qui est décrit dans « Désobéissance ». Celui que rencontrent ceux qui ne se retrouvent pas dans le modèle wébérien, rassurant certes, mais inapplicable aux situations complexes. Et qui, forts de leur « leadership », de leur légitimité, et sans doute de la part de tradition qu’ils portent, choisissent de ne plus « suivre ».
Car « l’autorité, dans l’entreprise comme ailleurs, implique une relation dissymétrique d’obéissance acceptée comme légitime » (Jean-Pierre Le Goff)
Une autorité qui ne s’inscrirait donc que dans un système hiérarchique, comme celui du monde militaire. Mais qui ne s’appuie pas seulement sur une « obéissance aveugle », déclinant la hiérarchie.
Dès lors qu’il n’y a plus de légitimité perçue, ils peuvent alors décider de « désobéir ».
L’autorité militaire
A l’heure de la mode récurrente de « généraux » qui incarneraient l’autorité, le retour à l’ordre, à la loi, au salut, je n’ai donc pu m’empêcher de penser à mon expérience du monde militaire.
En France et à l’étranger, j’ai côtoyé des soldats, des guerriers. Des bureaucrates aussi, des opportunistes parfois. Car le militaire est à la fois soldat et fonctionnaire. Il est aussi un individu sensible, avec ses émotions, ses forces, ses faiblesses… qui font son identité, son humanité. Pour le meilleur et pour le pire.
Et dans le cadre militaire, qui veut que l’on se pose, in fine, la question de la vie et de la mort, la sienne, celle des siens, celle des autres, cette question de l’autorité est clé.
Pour qui, pourquoi meurt-on ? Pour qui, pourquoi tuera-t-on ? Par soumission ou obéissance ? Par conviction ?
Mon sentiment, c’est que ce n’est jamais pour un contrat d’engagement, pour un texte qu’on ignore parfois, en tous cas dans les détails.
C’est surtout pour l’idée que l’on se fait d’une nation, d’un pays, d’un idéal. Pour la confiance que l’on met en un chef, en des camarades de combat. Pour une mission qui en explicite les modalités, bien sûr, les points d’application. Pour un esprit de corps, une solidarité humaine, envers ses camarades, que souvent le hasard a donné mais que les épreuves communes ont révélés. C’est ce sentiment de la profondeur de l’engagement que j’ai retrouvé à la lecture de « Désobéissance ».
Enfin, la question de l’autorité dans le monde militaire ne concerne pas seulement ceux qui « obéissent ». Car si pour Arendt, l’autorité n’existe que parce qu’il y a obéissance hiérarchique (sans recours conviction, qui relève de l’égalité)… l’autorité, c’est aussi « la responsabilité de donner des ordres ».
Une responsabilité qui pèse sur chaque chef et qui, du fait de ce métier si spécifique, ne peut y échapper, et avec des enjeux terribles. De grandes différences donc, propres aux échanges fructueux, avec les décideurs du monde civil.
Enfin, comme l’expriment Armel Huet et Jean-Claude Quentel, si le chef ne jouit d’aucune
estime, « il n’aura à leurs yeux aucune autorité, bien qu’il soit en situation de pouvoir ». Ils parlent d’estime, ils parlent aussi de confiance. Là, un point commun entre chefs militaires et chefs civils…
L’autorité des experts ?
On le voit, l’autorité est bien différente des structures, des organisations, car elle relève des « facteurs humains ». Ceux des porteurs de l’autorité, et ceux de ceux qui les reconnaissent.
Dans Inflexions, Monique Castillo affirme qu’avec la destruction de la force morale de l’autorité, « on aboutit seulement à un paradoxe tragique qui consiste à préférer le pouvoir, parce qu’il est technique, à l’autorité, parce qu’elle est morale ». Constatant son échec d’autorité, il est donc naturel que le bureaucrate se réfugie derrière le pouvoir, et le cas échéant l’expertise. Le pouvoir de l’organisation, ou celui du « savoir ».
Sur ce point, l’article de Didier Sicard est particulièrement inspirant, et bien sûr dans le contexte que nous vivons.
« ‘J’ai suivi l’avis des experts’ dit le politique inquiet de ses responsabilités. La science déstabilise, l’expert rassure. C’est ce qui lui confère son autorité »… « Une autorité scientifique est tout sauf un pouvoir légitime. Elle est interrogation sur elle-même, reconnaissance de sa fragilité. Elle n’a d’existence réelle que lorsqu’elle accepter de discuter des conceptions contraires ».
Il y a les scientifiques qui, pratiquant le doute, explorent les connaissances, formulent des hypothèses (jusqu’à leur éventuelle réfutation, selon la pensée féconde de Karl Popper). Et puis il y a les « experts ». Un comité scientifique n’est donc pas, si on suit cette distinction, un comité d’experts. Il n’en a pas la « légitimité technique ». Et il doit donc se garder de formuler des certitudes, et de tenter d’acquérir du pouvoir pour ses membres, puisqu’ils ne peuvent avoir d’autorité. Et d’ailleurs, comme l’exprime Didier Sicard, « plutôt que de regretter l’autorité, il faut savoir rêver d’une intelligence collective qui percevrait les contradictions, accentuées par le vertige de la segmentation de la technique ». L’humilité et le travail collectif… de belles pistes. Car face à la complexité de certains enjeux, est-il possible d’être, seul, « expert » ?
L’enfer des règles
Lorsqu’il s’agit d’autorité, la question de l’expertise est liée à celle des procédures. Car faute d’autorité, qui implique une vraie relation avec l’autre, et donc une prise en compte de ses points de vue, l’expert a recours au pouvoir normatif : celui des règles et procédures qui s’appliquent avec la force de la loi.
Plus récent que les travaux incontournables de Michel Crozier sur cette question de la bureaucratie et de ses pratiques, « L’enfer des règles » est le sous-titre du troisième tome des « décisions absurdes » de Christian Morel, paru en 2018, qui propose une vulgarisation agréable des approches des « High Reliability Organisations » et de la « Resilience Engineering ». On trouvera, en langue anglaise, une multitude de livres et d’articles sur les conséquences néfastes de l’inflation des règles et procédures. Et chacun, dans son expérience personnelle, y compris dans celle de « l’Absurdistan », pourra en trouver des exemples.
La question de l’obéissance ou de la désobéissance dans le monde militaire est évidemment étudiée par Alexandre Tachon, dans des situations extrêmes.
Plus légèrement, on évoquera le cas de l’ours Wojtech, élevé au grade de caporal pour pouvoir passer les lignes pendant la deuxième guerre mondiale et continuer à servir en soutien des troupes, en dépit de la bureaucratie (merci aux animateurs du podcast Damoclès pour cette anecdote savoureuse). Et tout le monde, y compris dans le monde militaire, a expérimenté les coups de fil qui permettent de débloquer une situation, sur la base de la seule confiance (ou de l’expression d’une forme de reconnaissance de l’autre, de relation, et donc d’ « autorité »), lorsque la procédure est bloquée car trop longue, inefficace, inapplicable.
Pour qui, et avec qui travaillons-nous ?
Alors, pour nous qui ne sommes pas militaires, que pouvons-nous retenir de l’autorité, vue de ce monde si particulier (et de son environnement, puisque les articles cités sont principalement écrits par des civils) ?
Chaque lecteur fera son choix, voici quelques propositions.
Tout d’abord, nous suggérons aux thuriféraires des « généraux » de lire avec attention ce numéro d’Inflexions car, dans cet espace de réflexion de la pensée militaire, on trouve de multiples pistes rompant avec la caricature qu’ils portent, parfois avec sincérité. Et qu’ils se souviennent aussi que si sous-officiers et officiers progressent avec l’expérience et les compétences, les généraux sont nommés par le pouvoir politique (sur recommandation des armées, bien sûr, mais sans que ce soit une validation automatique, le livre du général Bentégeat « Les ors de la République » paru ces jours-ci, en témoigne).
Par ailleurs, si on peut parler de pouvoir politique, de pouvoir médiatique, de pouvoir économique par exemple, pour désigner un ensemble imprécis d’acteurs et d’organisations, on ne peut avec raison évoquer « les autorités ». Car ce terme d’autorité, décliné au pluriel, désigne des individus qui n’ont souvent de nom que leur fonction, et qui n’ont souvent que le pouvoir de celle-ci, faute d’avoir une autorité propre. « Les autorités » n’existent donc pas. Et celui qui dénonce la crise d’autorité témoigne donc de sa propre faiblesse/incompétence puisque si le pouvoir est organisationnel ou relationnel, l’autorité est individuelle.
Ensuite, si nous ne nous posons pas tous les jours, nous civils, la question de « pour qui meurt-on », nous pouvons légitimement nous demander, et en particulier en ces périodes de bouleversement, « pour qui et/ou pour quoi travaille-t-on ? ». Et avec qui. Car la question n’est pas de savoir à qui on se « soumet » – ou qui on « soumet ». C’est de savoir – et le cas échéant décider - avec qui on demeure en relation, et selon quelles modalités, avec quels objectifs.
Enfin, et parce que ce point est indispensable, il ne peut y avoir d’autorité sans bienveillance, si ce n’est d’amour. Une relation ne s’impose pas par la violence ou par la force. L’autorité non plus.
[1] Mathieu Laine, « Infantilisation », La Cité, 2021
Paru en 2020 sous la plume de Jean-Baptiste Colas, officier de l’armée de terre affecté à l’Agence de l’Innovation de Défense, « Innover en plein chaos » est un petit livre dense mais bien conçu, et une belle illustration des nécessaires échanges entre les mondes militaire et civil.
L’innovation est une qualité et une pratique indispensable au monde militaire, lancé dans l’éternelle course entre le glaive et la cuirasse… Et le chaos, tel qu’il est habituellement perçu, est une caractéristique paroxysmique des conflits. Quel assemblage prometteur donc, que le titre de ce livre agréable à lire (et plein de gourmandises pour les « fanas mili »), puisque structuré en chapitres courts, illustrés de « cas pratiques » militaires, des plus anciens (Ramses II) aux plus récents (les attentats de 2015).
Les propos qui l’encadrent sont aussi flatteurs puisque la préface est de Cédric Villani, le fameux mathématicien, et la postface d’Emmanuel Chiva, directeur de l’agence d’innovation de la Défense.
Alors, si les curieux des affaires militaires y trouveront leur compte (mon attention ayant été appelée sur ce livre dans le podcast « Le Collimateur » de l’IRSEM), pourquoi le recommander aussi aux lecteurs plus « civils » ?
Tout d’abord parce qu’il exprime, sous une forme originale, des concepts que les praticiens du changement et de l’innovation reconnaitront, même s’ils en sont familiers sous d’autres termes. Et aussi parce qu’il témoigne de la fécondité des échanges entre mondes militaire et civil, en particulier lorsque les crises s’étendent à tous les domaines de la société…
Attracteurs étranges
Ce livre fait réfléchir. Il fait sourire aussi.
Par exemple quand Cédric Villani cite le grand mathématicien Henri Poincaré, pour illustrer la fulgurance de la pensée innovante. Car Henri Poincaré est aussi à l’origine de la « théorie des trois corps »qui posait, au tout début du 20e siècle, les bases de l’imprédictibilité des systèmes physiques et, par là, de ce qui allait devenir la « théorie du chaos »[1] : une dynamique inspirante, à la fin des années 80, autour de ce terme parfois fourre-tout, de la complexité, de l’imprédictibilité, des fractales…
De même quand Emmanuel Chiva affirme « le chaos, c’est la sensibilité à la rupture ». S’il fait sans doute référence, à travers cette formule, aux « bifurcations » des systèmes complexes, dont certaines peuvent conduire au chaos loin de l’équilibre, le chaos, c’est aussi la « sensibilité aux conditions initiales ». Le battement de l’aile du papillon, ou le clou défectueux du fer du cheval qui fera l’échec de la manœuvre militaire …
Peut-être ce livre aurait-il aussi mérité quelques références aux approches scientifiques du « chaos », au-delà de l’acception courante. Qui auraient notamment permis d’appuyer la réflexion sur la prise en compte, dans le chaos, des « attracteurs étranges » : des champs des possibles dans lesquels la prédictibilité précise est impossible, mais qui sont des espaces d’équilibre féconds, aux frontières du chaos. Des espaces de désordre libérateur, créatif, mais sûr. Et tellement harmonieux, d’ailleurs, qu’on ne peut être que frappé par l’esthétique des représentations numériques aisément consultables. Des formes que l’on retrouvera, aussi, dans le monde du vivant en observant le ballet auto-organisé des vols d’étourneaux ou de poissons. Sans doute ce que Jean-Baptiste Colas souhaite appeler des « blocs d’opportunité ».
A l’opposé de ces attracteurs étranges dans lequel domine les équilibres instables – caractéristique de la vie -, règne le chaos anarchique auquel les approches purement linéaires, têtues et orgueilleuses, conduisent lorsqu’elles sont confrontées aux contextes complexes, faute d’y être adaptées. Perseverare diabolicum, on le verra…
Un chaos créateur ? Dans le langage courant, le chaos est souvent assimilé au désordre. Mais l’auteur distingue heureusement deux types de chaos : le chaos destructeur, certes, que les guerriers rencontrent parfois, mais aussi le chaos créateur, qui peut être à la source de la créativité et de l’innovation, pour peu qu’on veuille bien l’accueillir.
Cette acceptation positive d’un terme a priori honni d’organisations rigoristes, programmatiques, est une des affirmations centrales du Commandant Colas, dont on devine peut-être les premières frustrations du jeune officier enthousiaste, déjà confronté à la lourdeur des procédures d’une institution parfois bureaucratique, et qui aimerait parfois un peu plus de désordre créatif…
Mais le chaos est-il « créateur », ou seulement une réalité qui oblige à « faire avec » ?
Pour y réfléchir, on trouve dans ce livre de nombreuses propositions qui vont dans le sens de la liberté d’action, de l’acceptation du désordre, de l’imprévu.
Comme « ne pas épuiser ses ressources dans une volonté de contrôle absolu », oser l’antagonisme, privilégier le sens pratique… mais aussi « arrêter de croire que l’innovation porte en elle-même l’énergie du changement », et donc accompagner aussi les facteurs humains. Autant de principes d’action évoqués que l’on retrouve, dans les entreprises innovantes, dans les nouvelles pratiques de conduite de projet, en rupture avec le « lean » de la production post-taylorienne.
Car s’il manque un petit quelque chose dans cet ouvrage, ce sont les parallèles que l’on pourrait faire avec ces nouvelles méthodes nées dans le monde numérique, et qui sont désormais porteuses d’innovation radicale dans d’autres domaines, y compris dans le monde industriel et des projets complexes.
Citons par exemple le « minimum viable product ». Pour Jean-Baptiste Colas, « se libérer de l’impossible, c’est faire le premier pas, même imparfait ». Et en effet, à force de chercher la solution « parfaite », et faute de prendre des risques, on risque l’immobilisme. Innover, c’est se lancer, même avec une solution imparfaite, à améliorer. Comme ce fut le cas de Roland Garros, et de sa mitrailleuse pour avion.
Cette approche en rupture avec celle des projets classiques est celle de nombreux
outils informatiques, d’applications parfois sortis imparfaites mais dont les mises à jour rapides permettent la régulation des défauts, au fur et à mesure de leur identification, souvent par les utilisateurs eux-mêmes. Et qui permettent d’arriver sur le marché à temps – de répondre à ce que les militaires appellent une « time valuable target ».
S’affranchir des procédures ?
Innover, c’est même aussi s’affranchir des règles, des procédures (qui souvent explicitent une solution « idéale », sans faiblesse).
Alors bien sûr, on ne le fera pas facilement avec une installation vitale. Mais quand cette installation est sous une menace mortelle imminente, n’est-il pas justifié de prendre un risque, d’adopter une solution, même imparfaite, voire non conforme aux « procédures » ?
Comme on le lit, l’histoire est pleine de ces exemples de ces « désobéissances » qui ont permis de sauver la situation, alors que le respect des « procédures » auraient conduit à l’échec. Et l’ouvrage donne quelques exemples, comme la charge de Murat à Aboukir. Que l’on peut comparer, dans le monde civil, à l’initiative de « Sully » au-dessus de l’Hudson.
Dans cet ordre d’idées, l’auteur rappelle aussi l’audace de Leclerc à Koufra, de sa vision, de son courage, de son « leadership », au service des armes de la France…
Mais dans l’organisation d’alors, il était plutôt libre (on pourrait même pu dire « isolé »), à la tête de ses troupes. Et son courage, sa témérité, avaient pu s’exercer sans réel obstacle, si ce n’est évidemment celui de l’ennemi. Aurait-il pu mettre en œuvre ce même « leadership », cette capacité d’initiative, dans un contexte plus structuré, plus bureaucratique, plus normé ?
J’avais noté, il y a quelques années, qu’Airbus avait installé son organisation la plus innovante, Acubed, chargée d’imaginer l’aviation du futur, en Californie… Certains pouvaient penser qu’il s’agissait d’un effet de mode, dans la Silicon Valley… Mais en 2015, ce n’était plus une « mode ». Était-ce en raison de contraintes réglementaires moins rigides, qui permettaient d’expérimenter plus librement drones et propulsion humaine ? Peut-être. Mais on ne peut écarter aussi que, loin des états-majors et des règles « corporate », certains considéraient qu’il serait plus facile de « sortir du cadre », et donc d’innover vraiment, en prenant des risques…
L’anti-consensus
Cette question du « leadership » est évidemment centrale dans l’ouvrage du jeune officier supérieur. C’est la question du « chef ».
« Innover relève au départ de l’anti-consensus ». Là encore se trouve la question de la décision dans une organisation complexe, hiérarchisée, normée. Qui commande ? Qui prend le risque ? Qui endosse la responsabilité ?
L’éthique du soldat apporte des réponses claires à ces questions. Mais le militaire est à la fois soldat et fonctionnaire, et le « chef de guerre » doit aussi évoluer dans une organisation normée, bureaucratique.
On pourra évidemment en la matière, puisqu’il s’agit d’innovation, se référer à l’épistémologie, et notamment à la « structure des révolutions scientifiques » de Thomas Kuhn (que l’on complètera nécessairement par « Beyond structure », qui tord le cou aux utilisations idéologiques de son premier ouvrage). Est-il possible d’innover vraiment, de réussir une « innovation profonde » lorsque ses présupposés sont minoritaires ?
Les exemples d’opérations militaires du livre, comme les thèses de Kuhn, et bien sûr tant d’exemples de succès dans les entreprises, le démontrent : il est possible d’innover dans une grande organisation lorsqu’il existe suffisamment de degrés de libertés. Ou que l’on est suffisamment longtemps « sous les radars » pour ne pas provoquer ni de jalousie, ni d’intérêt des « bureaucrates », jusqu’au moment où l’innovation est incontournable : le moment de la « révolution scientifique » kuhnienne.
Innover, c’est aussi, pour Jean-Baptiste Colas, combattre la persistance dans l’erreur, résister à l’aversion à la perte. C’est donc accepter de « tout recommencer » pour sortir de son cadre habituel. C’est donc, pourrait-on dire, « changer de paradigme ».
On pourra faire là le parallèle avec les approches de la résilience organisationnelle, mises en œuvre dans des contextes complexes, à enjeux vitaux, comme les opérations militaires…
Selon ces théories et pratiques, et à l’opposé de celles qui, face à des menaces simples, linéaires, l’objectif est moins d’empêcher, en vain, les dégâts que d’assurer la pérennité de l’organisation. Accepter de prendre des coups, mais continuer le combat. Perdre des batailles, peut-être, mais vaincre in fine - et pas à la Pyrrhus – pour assurer la mission et la pérennité de la nation. Des approches qui s’inscrivent dans le paradigme de l’acceptation de la complexité, plutôt que dans celui d’un vain contrôle.
La nécessité du travail collaboratif
Enfin, cette confrontation à la complexité, et au chaos, c’est aussi la nécessité du travail en équipe, des pratiques collaboratives, à l’opposé de la tentation verticale.
S’inspirant de Machiavel, l’auteur rappelle qu’il ne faut « surtout pas chercher à s’enfermer à l’approche du danger. Encore moins vis-à-vis du ‘peuple’ qui représente en innovation l’usager de la nouveauté »… Le point de vue de l’usager, l’approche utilisateur, là encore un point clé des nouvelles conduites de projets agiles (pas la mode de l’agilité dévoyée, les vrais principes du manifeste agile). Et le travail en équipe, évidemment, comme le rappelle Jean-Baptiste Colas qui attribue à Thomas Edison la création du premier FabLab : « une culture du travail en équipe qui permet de créer plus efficacement grâce à la complémentarité des talents ». Y compris en acceptant la confrontation, la friction comme « source d’opportunités et donc de nouveautés ».
Avec ces deux points de l’ouverture et du travail en équipe, toute référence à une gestion de crise récente ne serait sans doute qu’accidentelle…
Pour évoquer une autre source d’inspiration, le fondateur de la sociodynamique, Jean-Christian Fauvet, avait décrit une typologie d’organisations propres à cette capacité d’initiative, et donc d’innovation, dans un ensemble plus vaste, plus solide : les organisations « holomorphes ». Une idée qu’exprime avec ses mots l’auteur, en faisant référence à l’organisation des forces spéciales. Pour prévenir la défiance entre équipes et conserver la cohésion d’ensemble : un « choix d’équipes, indépendantes mais en réseau ». Un modèle d’organisation éprouvé, donc, par les guerriers comme par les entrepreneurs.
Tous les principes évoqués ne sont que des exemples de ceux exprimés dans cet ouvrage à découvrir donc, pour tous les types de lecteurs.
Car en s’appuyant sur des exemples militaires confrontés, au-delà du « brouillard de la guerre », à des situations « chaotiques » pour promouvoir les atouts des approches fluides, complexes, Jean-Baptiste Colas formule un plaidoyer efficace pour des pratiques innovantes en direction d’un univers culturel pas toujours prêt à accepter le « lâcher prise ».
Une caractéristique que d’autres environnements, dans le monde civil, partagent pleinement.
Bienvenue dans le monde du chaos !
Jean-Baptiste Colas
« Innover en plein chaos », Nuvis Editions.
[1] Aux curieux, je propose de considérer la fonction logistique : X(n+1) = a.Xn(1-Xn) qui décrit l’évolution d’une population au cours du temps et qui, en dépit de sa forme particulièrement simple, peut adopter, en fonction des valeurs de a, un comportement chaotique…
Hasard du calendrier, sont parus tout dernièrement les livres de deux acteurs de la vie politique des trente dernières années : Régis Debray et Jean-Pierre Jouyet.
Le premier a été activiste politique, militant ou terroriste selon le point de vue, avant d’être « penseur » pour certains, écrivain dans les faits, et surtout « médiologue ». Le second est un haut fonctionnaire, avec une trajectoire désormais connue, entre postes d’administration et responsabilités gouvernementales.
Leurs points de vue décapants éclairent l’action politique actuelle, et peuvent inspirer les hommes et femmes d’entreprise.
A priori, les deux auteurs n’ont rien à voir. Et pourtant…
Le livre de Jean-Pierre Jouyet a tout d’une friandise pour « complotistes » car tout y est (ou presque) : l’entre-soi parisien des « élites », et en particulier de l’inspection des finances, les « grandes familles », les amitiés et haines interpersonnelles qui prévalent sur l’intérêt collectif, les luttes d’influences entre réseaux plus ou moins habituels – franc-maçons, catholiques, énarques ou ingénieurs des grands corps, Clubs… -, les négociations sur les actions de l’État subordonnées au ménagement des égos...
Tyrannie administrative
On y lit aussi, en creux ou en plein, l’absence voire le mépris, de la part d’une haute administration, des parlementaires ou des corps intermédiaires dans la décision publique, tout au long des anecdotes des dernières décennies, et jusqu’à l’aboutissement actuel : « grâce à Macron, l’administration française a réalisé son rêve, gouverner elle-même le pays… Les hauts fonctionnaires sont livrés à eux-mêmes ». L’auteur consacre d’ailleurs un plein chapitre, à plume affutée, à ce qu’il nomme une « tyrannie administrative ».
On y trouve aussi la dénonciation de la gestion de la crise actuelle, et du « quoiqu’il en coûte » présenté par le gouvernement comme une politique d’aide aux plus fragiles alors que « rien ne protège mieux les privilèges et leurs titulaires que l’emprunt, la dette et la liquidité monétaire »… De la part d’un grand inspecteur des Finances, ancien directeur du Trésor, de l’Autorité des marchés financiers, de la BPI, l’analyse est terrible car experte.
Ne manquent que les acteurs supposés ou assumés d’un « Grand Reset » davosien pour que le panorama soit complet…
Et puisque le « complot », tout comme notre société du spectacle, aime les noms, « L’envers du décor » est aussi un portrait féroce de petites et grandes faiblesses, de fidélités et de trahisons, avec plus de 200 personnalités citées… Portrait d’une grande amitié aussi, celle de l’auteur avec François Hollande.
Immobilisme agité
On apprendra aussi, à la lecture facile de ce livre, la genèse de la funeste loi sur les 35 heures, dont personne au gouvernement ne voulait, pas même la ministre qui y accolera son nom ! Alors pourquoi et comment fut-elle annoncée et votée ? Par purs calculs électoraux, par concurrence et animosités inter-personnelles. Un « marqueur électoral ». Effrayant… Et ceci d’autant qu’est alors prévue, dès ce moment, la faillite de la fonction publique hospitalière dont nous payons aujourd’hui tout le prix.
On y découvrira enfin, pour les gourmands, quelques jalons de l’itinéraire d’un enfant chéri puis détesté, « Emmanuel »… jusqu’à la Présidence de la République, qualifiée d’« immobilisme agité ». De la part de l’ancien Secrétaire général de la Présidence, dont Emmanuel Macron a été l’adjoint, c’est aussi cruel…
Alors, quel intérêt de ce livre, autre qu’une curiosité « citoyenne » ou malsaine, selon le point de vue ?
Tout dépend s’il est un aveu honnête d’impuissance devant le désastre, de la part pourtant de celui qui a été « le DRH de la République » ; un testament de l’action publique, alors que les vagues qui s’annoncent seront probablement plus sociales et politiques que sanitaires ; ou bien seulement un pavé dans la mare, dévastateur.
Parmi les remerciements finaux, on pourra aussi relever ceux, sobres mais choisis, au « regretté Henri Weber ». Qui laissent songeur, quand on se rappelle que l’intéressé, décédé en 2020, était un pilier activiste des mouvements communistes révolutionnaires des années 70. Mais peut-être n’est-ce qu’une solidarité entre Normands, et/ou entre « pièces rapportées » de « grandes familles » puisque l’un et l’autre ont partagé leur vie avec des héritières prestigieuses.
Garder le pouls des territoires
En tous cas, ce livre suscite des interrogations quant à la sagacité de l’auteur, pourtant un des plus brillants esprits de notre haute fonction publique. Et donc de celle de nombreux autres décideurs publics, moins brillants.
Comment peut-il s’interroger en effet de n’avoir vu émerger les mouvements des « Gilets Jaunes », faute d’avoir « gardé le pouls des territoires », quand, tout au long des pages, il décrit la mise à l’écart des grandes décisions publiques (comme le Pacte de Stabilité), sans doute plus par habitude que par volonté, des élus, parlementaires ou autres – pourtant a priori les plus à même d’être en phase avec le « terrain » ?
Et pourquoi et comment regretter la « tyrannie administrative » actuelle quand il justifie, à plusieurs occasions, l’opposition des fonctionnaires à la mise en œuvre des décisions des élus ?
Interrogations et regrets sincères, ou découverte tardive de « l’archipelisation » de notre pays ?
C’est sans doute, une magnifique leçon d’humilité, au-delà de la sphère publique, pour tous les dirigeants désireux de piloter leur entreprise en se synchronisant avec l’évolution de leur environnement, de leurs marchés. Car tout ne se fait pas depuis un « entre-soi » rassurant. Mais bien en phase avec toute la diversité de l’entreprise, dans ses métiers et ses territoires.
Le livre de Régis Debray est d’un tout autre ordre. Par nature et sans doute par caractère. Car lorsqu’Alain Finkelkraut l’avait invité, avec Henri Weber (le même que précédemment), dans son émission « Répliques » en 2018, pour témoigner des « années 68 », il exprimait déjà d’une forme de désespoir, ou au moins de désengagement pessimiste, à l’occasion de son précédent ouvrage. Alors que son comparse des années rouges portait encore un projet politique.
Car Régis Debray regrette le « tropisme tyrannique » des intellectuels, et de nos sociétés.
Et c’est sans doute pourquoi son livre est (aussi) un éloge de l’action.
Le primat de la relation
La « médiologie » qu’il a fondée n’est pas la science des « médias », au sens où on l’entend couramment. Mais, plus largement, de ces intermédiaires qui font que l’idée se transforme en action. « Quand le sage montre la lune, l’idiot regarde le doigt. Le médiologue est un idiot professionnel. Il observe non le quoi mais le comment ». Une approche féconde, qui permet de prendre en compte les contextes, les modalités pratiques. Et tout ce qui, dans l’art de la facilitation du travail collectif, a une importance : l’espace, les sons, les lumières, les odeurs, le toucher même…
Pour lui, l’action politique, mais aussi l’action en général, n’est pas celle du verbe : « vouloir agir sur les esprits par des mots n’est pas un projet sensé ». C’est celle de la relation : « notre parti pris : leprimat de la relation sur l’entité ».
On trouvera là une similarité certaine avec les approches sociodynamiques que nous pratiquons, et qui prennent en compte ce que, au-delà des mots, les acteurs font, concrètement. Et ce qu’ils font ensemble.
C’est là aussi un formidable contre-pied à l’approche technocratique, bureaucratique, qui incarne et affirme le primat de l’entité, de l’organisation, de l’immobilité, sur les diversités humaines, sur leurs émotions, leurs énergies vitales.
Le plaidoyer de Régis Debray porte aussi sur décloisonnement entre les disciplines, entre sciences humaines et technologies puisque « le dehors formate notre dedans et nos outils matériels (le virtuel en fait partie), notre outillage mental ». Alors que le pilotage technocratique s’appuie sur des experts, en silos, qui privilégient un domaine (le leur) sur tous les autres. Une approche étriquée, cruellement inefficace dans des systèmes vivants, complexes. Et qui se veut « scientifique », quand l’action politique relève, selon Debray, d’un tout autre ordre : « Si par science on entend ‘l’ensemble des recettes et des procédés qui réussissent toujours’, Sciences Po doit être poursuivi au pénal pour usurpation de titres. C’est une École d’arts appliqués. (…) L’avenir ne se met pas en fiches »…
L’action est donc avant tout collective.
Pourtant, les convictions que partage Régis Debray vont à l’encontre des approches non-hiérarchiques (même s’il semble le regretter) : « c’est la verticale des anges et des militaires. L’horizontal, c’est du fugace. Une mosaïque de communes auto-gérées, un méli-mélo de mini-républiques ne peut qu’éclater en morceaux lors d’une montée aux extrêmes. Quelle cohérence stratégique ? Quelle unité de commandement ? Quelle discipline ? ». Et c’est d’ailleurs au nom de cette verticalité qu’il justifie le « mensonge », comme une modalité inévitable de l’action politique…
Pourtant, si en cas de guerre, d’urgence, l’autorité verticale peut se justifier, la gestion du temps long, y compris en situation de crise, non seulement s’accommode mais aussi nécessite une gouvernance plus collective, plus souple. Les organisations « holomorphiques » et les « systèmes adaptatifs complexes » en témoignent. Ne serait-ce que parce que la relation à l’autre ne s’impose pas, mais s’entretient.
Ce serait sans doute un sujet d’échanges passionnants avec l’auteur. Et ceci d’autant que la crise de confiance générale tient aussi à ce qui nous relie aux autres, à la fragilisation de la transmission, de la culture. « Mieux nous sommes connectés dans l’espace, plus nous sommes déconnectés du temps. Et impatients de l’être ».
Rêver ensemble, aussi…
Pour Régis Debray enfin, l’action est enracinée. Dans un territoire, dans une culture. Constat terriblement humble de la part de celui qui a cru pouvoir porter ses idéaux de jeunesse révolutionnaire au-delà des mers…
Et elle se nourrit aussi d’une transcendance, de croyances, d’idéaux partagés. Autre joli pied de nez à ceux pour qui l’action n’est que « gestion », ou l’adhésion collective l’acceptation muette de principes établis.
Humilité ici encore du penseur engagé, comme sur un sujet aussi actuel que celui de la laïcité, trop souvent traité comme un acquis imposé : « Il est arrivé assez souvent aux Français de mourir pour la France et quelquefois pour la République (…) On ne sache pas qu’on ait jamais donné sa vie pour la laïcité. Elle rassure et nous protège du pire mais ne fait rêver personne, tout en suggérant, c’est son mérite, la force tranquille d’une transcendance sans dogme et d’une conviction sans catéchisme. Il en faudrait un peu plus pour susciter un sentiment d’appartenance ».
Qu’est-ce qui nous rassemble donc dans l’action collective ? Que ce soit dans le champ politique comme dans celui de nos entreprises, qui ne sont faites que de femmes et d’hommes, avec leurs émotions, leurs envies. Leurs relations enfin. Pas celles seulement d’individus choisis dans un « entre-soi » confortable. Mais celle d’une diversité créée par les hasards et les nécessités. Et qu’il faut bien animer, et pas seulement gérer.
C’est assurément une question qui reste ouverte, au regard de la spécificité des collectifs rassemblés, et des circonstances. Une page à écrire ensemble, chaque jour. La vie, enfin.
Jean-Pierre Jouyet « L’envers du décor », Albin Michel 2020
Régis Debray « D’un siècle l’autre », Gallimard 2020
Il existe de nombreux livres consacrés au « nouveau paradigme » de la sécurité, la « Safety II »… (trop peu sont disponibles en langue française). Celui de Gareth Lock a le grand mérite d’être riche en récits inspirants et haletants, qui illustrent très concrètement les principes de ces nouvelles approches. Des récits du monde de la plongée qui passionneront, bien sûr, les praticiens amateurs ou spécialistes, mais aussi tous ceux qui, en ces jours d’un automne si particulier, se sentent eux aussi parfois comme au cœur des profondeurs, dans l’obscurité…
Face aux accidents, et dans la prévention de ceux-ci, il existe une multitude d’approches, de pratiques. Mais au-delà des méthodes qui peuvent donner lieu à des débats rudes entre spécialistes, et en particulier entre acteurs du monde académique, on peut résolument considérer qu’il existe en la matière deux « paradigmes », deux visions du monde et des rapports humains.
Le premier est l’approche classique : celle qui pense pouvoir atteindre le « zéro accident », le « zéro risque ». C’est le paradigme de la rationalisation absolue du monde, de la maîtrise de l’homme sur le monde qui l’entoure.
Cette vision s’appuie sur des procédures toujours plus nombreuses, plus détaillées, et sur leur mise en œuvre toujours plus rigoureuse. Sur la recherche de « coupables », aussi. Car les accidents seraient toujours causés par une « erreur humaine ». On contraint donc les hommes. On les exclut aussi, autant que possible (en oubliant au passage que les systèmes, même « auto-apprenants » sont toujours créés, à un moment donné, par des hommes, avec leurs biais, leurs faiblesses, leurs erreurs »…). Dans ce référentiel, le « facteur humain » est une menace…
Alors, bien sûr, cette recherche permanente de l’exigence et de la sécurité, et ses résultats dans de nombreux domaines d’activité, témoigne de la puissance de nos cultures d’ingénieurs. Ces savoirs et cette rigueur ont permis le développement de nos sociétés industrielles, il ne faut pas l’oublier. Mais en matière de sécurité, et lorsqu’il s’agit d’appréhender les systèmes ultra-complexes de notre modernité socio-technique, cette approche rencontre des limites, qu’il faut accepter. C’est une affaire de modestie, quand l’hubris demeure le moteur important de nombreux décideurs.
Safety I / Safety II
L’autre paradigme s’est développé, dans le monde de la sécurité et depuis la fin des années 80, avec les HRO (High reliability organizations) et la Resilience Engineering. On pourra se référer, pour en découvrir quelques illustrations, aux livres de Christian Morel sur les « erreurs absurdes ».
La faiblesse perçue de ces approches, en particulier face aux approches rigoureuses des ingénieurs et de notre société du « risque zéro » et de la procédure pénale appliquée aux accidents, est de s’appuyer sur des approches jugées « sociologiques »… Des sciences « molles » contre les habituelles science « dures ». Quand il s’agit de générer des changements radicaux dans des univers industriels ou réglementaires, c’est partir avec un sacré handicap…
Et en effet, elles peuvent être ainsi qualifiées, puisqu’elles intègrent le facteur humain, avec ses biais, ses émotions…Mais pour prendre en compte, au regard d’accidents majeurs, les enjeux de nos systèmes socio-techniques complexes.
On remarquera que ces années sont aussi celles de l’émergence, dans de nombreux des théories du « chaos » et de la « complexité »… Une convergence des approches, ou au moins des centres d’intérêt.
Et si les HRO étaient des approches modestes, mettant notamment en avant la nécessité de mieux communiquer, de mieux travailler ensemble, de se doter de moyens redondants aussi plutôt que de rechercher des organisations « maigres » (« lean »), la Resilience Engineering a proposé des approches d’ingénieurs, a priori plus rassurantes pour des contextes d’actions habitués à plus de rationalité.
Et cette nouvelle approche, la « Safety-II », a convaincu des professionnels dans des domaines dans lesquels la sécurité n’est pas seulement affaire de performances, mais de vie et de mort : la sécurité nucléaire, les pompiers, les plateformes pétrolières, les opérations militaires sous-marines…
Et c’est un attrait de ce livre que d’être écrit par un praticien des risques réels. Ancien militaire, plongeur professionnel… Ce ne sont donc pas seulement des théories académiques, même appuyées d’exemples que certains pourraient juger biaisés, devant la difficulté d’accepter le changement de paradigme proposé. Là, ce sont des histoires vécues, racontées minute par minute, avec un vrai talent de « storytelling ».
Il contribue donc, en présentant nombre de concepts clés, à convaincre par l’exemple de tout l’intérêt du nouveau paradigme de la sécurité – et donc de la gestion des risques.
Les plongeurs amateurs ou professionnels se délecteront. Les autres frissonneront à la lecture des nombreux cas d’étude dans lesquels on se prend à être en compagnie des plongeurs, dans les profondeurs obscures. Obscurités réelles, mais bien sûr transposables aux obscurités plus cognitives auxquelles l’arrivée de l’hiver – mais pas seulement…- nous confronte.
Sully, ou la limite de toute procédure en situation périlleuse
Le livre commence par rappeler l’épisode de « Sully » : la gestion de la défaillance des deux moteurs d’un Airbus juste après son décollage de NewYork, en 2009…
Si vous n’avez pas vu le film avec Tom Hanks, n’attendez pas, c’est une formidable illustration de « l’enfer des procédures », de l’importance du facteur humain.
Comme le rappelle Gareth Lock, « le problème des checklists (et des procédures), c’est qu’elles ne correspondent pas aux situations auxquelles les équipages et les opérateurs doivent faire face »…
Car pour faire face à la situation, Sully fit appel bien sûr à ses compétences techniques, celles d’un pilote très expérimenté, mais aussi – et surtout – à ses compétences « non techniques » : évaluation de la situation, prise de décision, communication avec tous, assurance mais aussi reconnaissance des faiblesses de chacun, sous le stress des événements.
Des compétences « non techniques » (ou soft skills) que l’on retrouvera tout au long du livre, et qui manque naturellement aux approches « techniciennes » (ou « bureaucratiques »).
Et ce film est aussi une illustration des questions posées par la « Just Culture » (un des thèmes de la Safety II) car, malgré l’issue heureuse de l’accident (aucun mort, quelques blessés légers), Sully dut faire face à une procédure judiciaire – car ses décisions avaient conduit à la perte de l’avion…
Le biais retrospectif
Le « Hindsight bias » est un des concepts clés à retenir dans ces nouvelles approches.
Beaucoup d’accidents (et, plus largement, d’événements passés) sont analysés à la lumière des connaissances actuelles. « Ils auraient du savoir »…
C’est un biais psychologique très répandu, ne croyez-vous pas ? Auquel nous cédons sans doute souvent, par réflexe. Mais que nous pouvons réprimer, avec plus ou moins de facilité. C’est aussi un biais organisationnel… car pour des raisons diverses, autant de responsabilité financière autant que d’autorité et de stabilité institutionnelle, il est plus simple de chercher une responsabilité et mieux, une culpabilité, que d’admettre que le système n’était pas infaillible. Ou mieux, que s’il n’était pas infaillible, c’est que ses concepteurs doivent être considérés comme coupables…
Quand la Safety I considère qu’on ne doit pas échouer, la Safety II accepte l’échec et l’accident, mais recherche les moyens « d’échouer en sécurité » - « to fail safely ».
Et on est là, évidemment, au cœur du concept de « résilience », un mot tant évoqué depuis des mois…
Car la Safety I recherche la « résistance ». Elle monte des murs, toujours plus hauts, toujours plus résistants… Mais se retrouve naturellement débordée lorsque la « vague » est plus haute, plus puissante, ou qu’elle s’infiltre dans les branches, ou contourne les lignes Maginot…
Tandis que la Safety II recherche à préserver la pérennité du système, y compris lorsqu’il est submergé ; la vie après l’accident ; la résilience.
Le pilier ou le réseau ?
Dans le paradigme de la « nouvelle sécurité », l’enjeu est donc moins de résister au danger – en considérant qu’il existera toujours un danger plus « fort » que les défenses – que de concevoir des systèmes permettant de s’adapter après le choc (adaptive capacity building).
Et les cas recueillis par Gareth Lock illustrent ces approches.
Dans le monde de la plongée – qui confronte les pratiquants à un univers hostile, puisque sans oxygène - , tous les éléments « rationnels » sont rassemblés pour garantir la sécurité de tous. Des procédures de qualification professionnelle des acteurs, des règles d’organisation hiérarchiques, des checklists permettant de s’assurer du bon fonctionnement des matériels, une redondance de ces matériels… Et pourtant, vous frémirez à la lecture de ces histoires qui pourraient mériter, pour plus de pédagogie, une reconstitution plus visuelle…
Car malgré ces constituants d’un pilier de sécurité solide, les accidents arrivent… Et dès lors, on voit que les réponses relèvent plus du « toujours plus de la même chose », de l’obstination bureaucratique, que d’une pratique agile, se reposant sur les autres, sur une approche globale.
Et sur une confiance renouvelée en l’homme : car « l’erreur humaine » (quel affreux terme, chargé d’un jugement de valeur a priori), est considérée, dans la Safety-II, non pas comme la cause de la défaillance du système, mais comme le symptôme de dysfonctionnements plus globaux, organisationnels, culturels… Un vrai changement de paradigme, n’est-ce pas ?
Alors, bien sûr, une des réticences à rechercher la cohésion et l’apprentissage des erreurs (des fondamentaux de la « Just Culture ») est la « nécessaire » punition des fautes. C’est une question clé de ces approches, et dont le pivot est la question de l’erreur « délibérée ». Un sujet complexe évidemment pour les organisations…
Mais « l’erreur humaine » est-elle la cause de la défaillance organisationnelle ou le symptôme ? Qui condamner ? L’opérateur ou l’organisation ? Et s’il ne fallait condamner personne, mais seulement travailler à ce que le système devienne plus résilient, demain ?
Développer sa vision périphérique
Un terme traditionnellement employé par la « Safety II » est la « situational awareness »… ou la conscience des situations… En lisant ces mots, le rationaliste classique peut, on le sent bien, avoir un haut le cœur…
Voilà encore des approches particulièrement molles… la conscience élargie, la conscience globale… Tout ça a du être inventé dans les années 80-90 par des anciens des années 70… hippies au cerveau abimé par des expériences chimiques… Ou en tous cas par des « psychologues », pas par des ingénieurs (ce qui est vrai, en tous cas pour l’origine du concept chez les psychologues).
Alors, proposons une alternative. Et par exemple, l’adoption d’une des recommandations des soldats au combat : développer sa vision périphérique à la fois pour identifier des menaces inattendues, et ne pas susciter l’attention de l’ennemi, et donc accroître le danger… C’est mieux ?
Quelque soit le terme retenu, il s’agit en tous cas de ne pas se focaliser sur le danger immédiat mais d’élargir, « en même temps », ses perceptions, de considérer les autres conséquences de décisions prises dans l’urgence, dans le silo. De reconnaître que, sous stress, on réagit selon des biais connus, avec des faiblesses. Et de se contraindre, malgré la menace qui obsède, gérer la crise globalement : pas comme une urgence, qui ne dure que quelques minutes ou quelques jours, mais comme une crise, qui s’établit dans la durée.
Gérer une urgence peut en effet justifier un management directif, ponctuel, qui détruit inévitablement la cohésion et la confiance. Gérer une crise nécessite un travail collectif, une cohésion sociale pérenne, fondé sur la confiance. Entre les deux, il faut choisir, et l’échelle du temps est un paramètre clé dans cette décision complexe.
Accepter l’incertitude
Pour prendre des décisions en situation de danger immédiat, plusieurs pistes sont proposées par les approches de la Safety II et le livre de Gareth Lock.
L’une d’entre elles est l’acceptation des incertitudes. Le risque ne doit pas toujours être pris comme un calcul, même compliqué. Car on ne mesure que ce que l’on connaît. Ce qui n’est pas le cas, par définition, des situations complexes, et de l’émergence de situations imprévisibles, par nature ou par combinaison de facteurs agrégés (un plus un fait parfois autre chose que deux…)
Face au risque, on peut prendre des décisions « logiques » basées sur les statistiques. Face à l’incertain, dans lequel certains risques sont inconnus, on ne peut se fier qu’à son intuition – un concept qui repose aussi sur l’expérience personnelle et l’apprentissage – des compétences « molles ».
Alors, ce qui est terrible, mais humain, c’est qu’on cherche toujours à se rassurer avec les chiffres… qui nous donnent des « certitudes », y compris lorsque la situation est complexe, et donc incertaine.
C’est le paradoxe de la dinde de Noël… A chaque jour qui passe, la probabilité que le fermier la nourrisse s’accroit, puisqu’il le fait tous les jours… Et c’est lorsque la probabilité est la plus élevée de la série statistique considérée (elle a été nourrie 99 jours sur 100) que le soir de Noël arrive…
Recourir à l’intuition ?
La perception du risque n’est donc pas qu’affaire de chiffres, c’est aussi une affaire d’expérience, d’environnement, d’émotions…
Dès lors, le recours aux travaux de Gary Klein, et à sa « prise de décision naturelle », est bienvenue dans le livre. Et ceci d’autant que, jusqu’à ce jour, cette approche n’était pas encore prise formellement en compte dans les travaux de la Resilience Engineering. Jusqu’à ce jour, puisque l’association qui fait vivre la Safety II a consacré un « webinar » en ce début novembre à ces approches croisées…
Le recours à l’intuition est plus complexe qu’il n’y paraît.
Car l’intuition est nourrie de l’expérience – et on le sait aussi dans le « drill » militaire -, qui permet de s’orienter « automatiquement » entre plusieurs scénarios dont on connaît, si ce n’est l’issue, au moins les quelques « coups » suivants.
Mais au-delà de l’intuition, lorsqu’on est dans l’imprévisible d’une situation complexe, il faut savoir aussi s’inspirer du « système 2 » de Daniel Kahneman, en prenant notamment le temps de développer un esprit critique collectif. La force du collectif, de l’esprit d’équipe plutôt que le « leadership » autoritaire, ou l’action bureaucratique… L’esprit d’équipe et la confiance plutôt que cette culture de l’imposition et de la défiance systématique qui, dit-on, caractérise le monde de « l’Absurdistan »…
Accepter d’avoir recours à cette « intuition », c’est aussi reconnaître toutes ses limites en situation de stress majeur ou tout simplement, et s’y préparer.
Un exemple ? Répondez vite à la question : « si une balle et une batte valent 11 euros, et que la batte vaut 10 euros de plus que la balle, quel est le prix de la balle ? » Puis vérifiez… il est fort probable que vos réflexes mentaux aient pris le dessus…
Et sous stress, Daniel Kahneman rappelle que « ce que vous voyez est tout ce qui importe » (« What you see is all there is »).
Alors, en situation d’incident de plongée comme au cœur des événements critiques que nous connaissons, de nombreux biais s’imposent à notre pensée « rationnelle », et notamment : une vision limitée de l’environnement, le danger possible imminent, une complexité due à des facteurs techniques et des facteurs humains… la peur…
Si on vous posait la même question sous une menace immédiate, que répondriez-vous ?
La sécurité psychologique aussi
Face à ces contraintes, les « rationalistes » de la Safety I et les partisans de la bureaucratie infaillible recommandent de « retrouver ses esprits »… c’est parfois possible.
Quand les praticiens de la Safety II recommandent de faire appel au collectif, à l’esprit d’équipe.
Car nous sommes tous soumis – et y compris les « meilleurs d’entre nous » - aux émotions, parfois refoulées mais toujours influentes. Dès lors, la seule régulation possible est celle du collectif. A condition que ce « collectif » puisse prendre la parole librement. C’est ce qui se trouve au cœur des approches de la sécurité psychologique (« psychological safety »).
La sécurité psychologique, c’est la possibilité de parler librement. C’est donc aussi le sentiment de faire vraiment partie d’une équipe, dont on attend plus de solidarité et d’écoute que de menaces ou de contraintes. Car la peur nuit à la capacité d’analyse des situations, de perception et de prise de décision. Elle empêche aussi la prise de parole, dès lors qu’elle constitue une prise de risque, au moins morale.
L’enjeu de créer de la sécurité psychologique dans une équipe est donc crucial pour affronter des situations de crise.
Comment imaginer alors l’efficacité de la gestion d’une crise brutale par une équipe dans laquelle la confiance n’existe pas, et dont les membres sont mus soit par la compétition, soit par le contrôle, la peur, la verticalité ? Dans un contexte de concurrence (électorale par exemple) et sous la menace de poursuites judiciaires, ou au moins d’orgueil écorné médiatiquement par exemple, la question de la confiance collective peut se poser.
Mais quand il s’agit de vie et de mort en opérations, pour soi et pour les autres, c’est une condition de succès indispensable, qui dépasse les égos.
Un des bénéfices de la sécurité psychologique est la qualité de la communication, des échanges. On parle, et on écoute. Interviennent là d’autres facteurs. Le verbal, bien sûr, avec la nécessaire explicitation de l’intention, des ressentis, au-delà des barrières de langage, de culture. Le non-verbal également – et les contraintes du « travail à distance » mettent cette question au cœur de l’actualité.
Le passé aussi. Si les relations sont mauvaises ou la confiance a été rompue, la qualité de la communication, y compris bien sûr en situation de crise, ne sera pas de bonne qualité. Si vous avez le temps de reconstruire la confiance, c’est un préalable. Mais en situation d’urgence, vous pouvez ne pas être, pour ces raisons, le bon messager – et il faut alors considérer la nécessité de « passer la main ».
Proche de la « sécurité psychologique », le livre évoque aussi les effets des gradients d’autorité… et là encore de l’importance de pouvoir parler. On retrouve ici les inconvénients du pouvoir « sur » (l’approche bureaucratique wébérienne), alors qu’il faut penser « pouvoir avec » (l’approche d’Hanna Arendt). Il y a donc évidemment un chapitre dédié au « leadership », mais associé à un « followership » très original – même si la référence à Arendt manque ici, car ses réflexions sur le pouvoir, les « leaders » et les « suiveurs » est fondatrice. Sachant que le « followership » se traduit aussi par la capacité à prendre la parole, pour améliorer la performance et la sécurité collectives.
En tous cas, Lock propose une très belle formule sur le leadership : « le leadership, ce n’est pas d’être ‘en charge de’… C’est de prendre soin de ceux qui sont ‘en charge de’, de les développer et de les motiver d’une façon qui réponde aux besoins des membres de l’équipe, pour leur permettre d’atteindre les objectifs de l’équipe ».
S’appuyer sur ce qui fonctionne, et sur ceux qui y contribuent
Au cœur de la Resilience engineering, il y a le « débriefing », le « retour sur expérience », REX ou RETEX des opérations militaires. Mais ce débriefing n’est pas la recherche exclusive de ce qui n’a pas fonctionné comme prévu…
Là encore, nous avons des biais…
L’évolution humaine nous a poussé, depuis des millénaires, à nous concentrer sur ce qui ne fonctionnait pas, pour prévenir d’autres accidents. Au quotidien, d’ailleurs, ne répondez-vous jamais « je n’ai rien à dire » quand on vous demande ce que vous avez pensé de l’exécution parfaite d’un exercice, ou d’un morceau de piano, d’un mouvement de danse, d’un de vos enfants ? Et évidemment aussi dans le monde professionnel.
Alors que vous pourriez répondre (et peut-être le faites-vous) « c’était parfait ! », ou même « ce moment-là était très bien réalisé ».
Car en recherchant uniquement les défaillances, on n’apprend pas de ce qui a bien fonctionné – et qui pourtant est essentiel dans une démarche de « résilience » -. Et on place l’autre dans une situation d’accusation, de défiance et de peur… qui ne contribue pas non plus à la résilience collective.
Et ceci d’autant que, dans le paradigme de la Safety I – l’application des règles plutôt que la résilience, on privilégie toujours la contention, l’imposition – toujours plus de la même chose – plutôt que l’extension, apprendre aussi ce qui marche, et s’appuyer sur celles et ceux qui contribuent à l’objectif partagé.
Enfin, la mobilisation du collectif – et son adhésion à un projet commun - ne peut jamais se faire au moyen d’une procédure trop détaillée, mais seulement autour d’un objectif partagé (de sécurité, dans ce cas précis). Plus on détaille, plus les « détails » sont susceptibles d’être remis en cause, parce qu’inadaptés, ou infantilisants et donc irrespectueux… C’est ce qu’on appelle, dans les méthodes de conduite de changements complexes, les « minspecs », les spécifications minimales… Toute ressemblance avec une situation actuelle serait bien entendu totalement fortuite.
Au moment de conclure, une mise en garde enfin : lorsque vous aurez gouté à ces nouvelles approches, vous ne pourrez peut-être plus vous en passer… et votre regard sur la gestion des crises s’en trouvera, selon votre point de départ initial, soit conforté, soit radicalement changé. Vous aurez basculé dans le « nouveau paradigme »…
Vous trouverez dans l’ouvrage de Gareth Lock, et à chaque chapitre, les références de nombreux livres qui font autorité dans le domaine, dans un style académique ou plus narratif, et qui permettront à ceux qui le souhaitent de prolonger leur « plongée » dans ces nouvelles approches…
Et puis il y a une autre façon de prolonger cette lecture : en parler ensemble ! N’hésitez pas…
Avez-vous déjà visionné le documentaire de Netflix « Derrière nos écrans de fumée », dont le titre original est « The social dilemma » ?
Dans le contexte de l’assignation collective à domicile que beaucoup vivent aujourd’hui (à tort ou à raison, la question n’est pas là), il prend une saveur supplémentaire. Celle du pouvoir… celui des organisations, et celui des individus.
L’objet annoncé du documentaire est l’influence qu’ont les « réseaux sociaux » sur nos vies. Bien monté comme le sont beaucoup de réalisations Netflix, c’est un assemblage savant d’interviews d’anciens de la « tech » californienne, et d’un petit film narrant l’emprise de marchands de « temps de cerveau disponible » sur une famille à laquelle beaucoup peuvent s’identifier… jouer des émotions pour créer de la proximité, de l’adhésion, un bon classique. Beaucoup de savoir-faire donc de la part d’une entreprise conquérante qui acquiert du temps de distraction au détriment des opérateurs classiques, télévisuels notamment.
C’est assurément un documentaire à voir, si l’on n’est pas sensible aux complotismes variés, car il peut susciter ou accroître les inquiétudes. Ce dont on peut se passer, en particulier en ce moment.
Car le titre français laisse suggérer que quelqu’un qui tire les ficelles : derrière le miroir, l’écran, le rideau, la fumée, il y a toujours quelqu’un… Et l’usage du terme de « repentis » par les commentateurs pour décrire les ingénieurs et scientifiques qui se livrent, donne le la.
Le titre original semble plus adapté aux éléments que livre le documentaire : un dilemme, deux voies entre lesquelles choisir, avec toutes deux leurs inconvénients. Ça, c’est pour le sens classique… Car le sens philosophique est celui de deux assertions contradictoires qui, pourtant, mènent à la même conclusion…
Le cheminement de la petite fiction est celui de la captation de l’attention d’un jeune adulte. Depuis l’attrait de relations amicales ou charnelles, jusqu’à la manipulation politique. Au détriment de ses relations familiales, amicales, de ses études, de sa liberté et peut-être de sa santé. Quelle est la motivation des opérateurs « derrière l’écran » ? Attirer son attention afin de vendre, entre deux informations qu’il désire, des publicités… Le désir, oui, plus que l’intérêt.
D’où le terme de « capitalisme de surveillance » employé dans les interviews présentées comme autant de confessions. Une agrégation de deux termes infâmants : le capitalisme (l’argent), et la surveillance. Le parti est pris.
Quant aux publicités, il s’agit de publicités commerciales, mais politiques aussi, émotionnelles, extrêmes… Dans le contexte de la sortie du film le 9 septembre, au cœur de l’élection américaine, quelle saveur !
Avant tout une affaire d’émergence
Pourtant, ce qui ressort de ces 90 minutes est plus intéressant que ces pistes de « coupables habituels ».
La quasi-totalité des interviews témoigne en effet d’un phénomène bien connu, mais détesté de beaucoup : l’émergence. Les conséquences imprédictibles, souvent non voulue, d’une action humaine.
Rien de ce qui n’arrive n’était désiré, tous peuvent en jurer. L’enjeu des plateformes était de faciliter la mise en relation, pour le bien de tous. Des plateformes en effet, il faut le rappeler, et pas seulement des réseaux sociaux : la mise en relation entre des personnes, bien sûr, mais aussi entre des personnes et des informations qui les intéressent (même s’ils ne le savent pas), entre des personnes et des services et des produits dont ils ont besoin (même s’ils l’ignorent). Des produits de loisirs audio-visuels, aussi, bien sûr.
Le succès des talents internationaux regroupés dans les entreprises de la Silicon Valley a permis de créer des algorithmes puissants, dont certains disent qu’ils sont dotés d’une intelligence d’apprentissage. Et qui échapperait donc à leurs « créateurs » (on parle bien sûr de Frankenstein).
La question de l’intelligence artificielle autonome, et du point de singularité, ne fait pas l’objet de consensus entre les spécialistes du domaine. Ne serait-ce que parce qu’il y a un codage initial. Avec ses biais évidemment, volontaires ou involontaires.
Et bien sûr, certains accuseront les « repentis » de mentir pour se protéger. Car il est plus facile de chercher des coupables que d’accepter la complexité de notre monde socio-technique. Il faut que les actions réussissent ou échouent. Pas qu’elles génèrent des résultats inattendus. C’est le sujet éternel de la contingence. De la gestion bureaucratique des décisions aussi, et des procédures liées, dont on ignore volontairement les effets émergents, forcément « pervers » puisqu’ils ne vont pas dans le sens attendu : si le but n’est pas atteint, c’est qu’il y a des coupables, que le pouvoir soumettra…
Le temps de cerveau disponible plutôt que le traçage
Le jeu tel qu’il est présenté semble donc être celui de l’affrontement habituel, entre les puissants et les faibles, entre les organisations mercantiles et les citoyens.
Mercantiles en effet, qui peuvent bien sûr accepter des clients publics, politiques, de préférence autoritaires. En usant du cliché de la coupable Silicon Valley, le documentaire et ses commentaires demeurent dans l’épure habituelle. Les pratiques d’influences étatiques, y compris avec les outils numériques, ne sont pas évoquées. Si ce n’est que comme clients de ces marchands de l’attention… On retrouve ici en creux l’apostrophe habituelle : « pourquoi craignez-vous de confier à l’État des données que vous partagez avec Google (ou d’autres) ? »
Pourtant, et tous les témoignages du documentaire sont convergents, tout comme l’est la fiction : peu importent les données, elles ne sont que des briques permettant d’identifier le « bon » produit et les stimuli adéquats pour susciter le désir. Aucun traçage personnalisé, seulement une analyse intermédiaire permettant, in fine, de « profiler » le consommateur : un « persona » (une personne fictive stéréotypée, utilisée dans le marketing moderne) hyper détaillé. Et de capter son « temps de cerveau disponible », voire de « temps de cerveau utilisé par d’autres ». Leur produit, c’est notre attention.
Serait-ce l’usage de nos données par des utilisateurs publics, étatiques, bureaucratiques, naturellement soucieux de mettre en œuvre des « bonnes » décisions, et de « protéger » le collectif contre des « individus » divergents voire antagoniste ?
S’il s’agissait d’aides à la décision publique, pour les adapter par agrégat de tendances, on pourrait le penser. Mais même dans cette hypothèse, les bureaucrates accepteraient-ils de partager la « gouvernance » d’un État « stratège », qui est plus faite de pouvoir que de relations ?
La mise en relation avant tout
Et c’est une troisième idée qui émerge du visionnage de ce documentaire.
Ce qui est sous-jacent, y compris dans beaucoup d’analyses et commentaires, est la perception habituelle du « pouvoir » dans nos sociétés. Le pouvoir wébérien, le pouvoir de la domination sur les corps, les cœurs, les esprits… On veut vous contrôler, défendez-vous, détruisez les moyens d’action de ceux qui veulent vous asservir. Y compris en vous informant grâce aux produits d’une plateforme qui, comme les autres, lutte pour capter votre attention (mais aucun « repenti » de Netflix dans le reportage)…
Pourtant, ce dont témoigne le documentaire, c’est le pouvoir incroyable de la relation. Le pouvoir selon Hanna Arendt.
Vous pouvez éteindre votre téléphone, vous pouvez l’enfermer dans une boîte le temps du dîner. Vous pouvez vous protéger et protéger vos enfants de la malveillance des autres, nominative ou anonyme. La poursuivre en justice, exercer votre pouvoir légal. User de votre autorité parentale, ou de votre force de conviction. Tenter de soumettre l’autre.
Pourtant, ce contre quoi vous devrez lutter – et ce qui apparaît comme une résistance impossible, c’est le pouvoir de la relation.
L’envie de votre enfant d’avoir des amis, et l’importance de leur avis. Comme toujours, dans la cour de récréation ou ailleurs. Votre soif de reconnaissance, de signaux positifs, de bienveillance aussi.
De la dopamine, oui… mais celle aussi dont vous bénéficiez quand vous prenez les vôtres dans vos bras, que vous vous voyez, vous vous touchez. Et celle, bien sûr, qui vous manque si cruellement lorsqu’on vous l’interdit. Le documentaire évoque le besoin de recevoir des « like », des « pouces », des « cœurs » et ses effets sur votre moral, et votre biologie – puisqu’il faut trouver des « raisons » scientifiques. Pourtant, on balaie d’un revers de main méprisant ces manques de notre vie quotidienne, quand on peut pourtant mourir d’ennui, d’isolement ou d’une absence du sens de la vie…
Au-delà du dilemme
Alors, bien sûr, les plateformes captent notre temps, et pas seulement celui que nous souhaitons consacrer à nos loisirs, ou à une absence d’activité, à un bienvenu ennui… Mais ce ne sont pas les seules.
Il s’agit donc d’une concurrence ouverte pour notre attention – dans laquelle les émotions sont un levier puissant, on le voit tous les jours, on le ressent souvent, en l’acceptant aussi, lorsqu’elles nous font du bien.
Alors, cette lutte pour notre attention est-elle un dilemme ?
Choisir entre l’accès entre des services « sur mesure », mais avec des tentations non désirées, ou le retour à une « consommation » maîtrisée, libérée des plateformes ? Sachant qu’il y aura, de toutes façons, d’autres influences bien sûr. Puisque le commerce des biens et des idées devra se faire par d’autres moyens. La version « habituelle » du dilemme…
Ou accepter que l’influence des plateformes est inéluctable, et néfaste, que l’on veuille s’y asservir ou s’en libérer. Le dilemme « classique ».
Quelque soit la version du dilemme, il est pourtant possible de sortir de cette impasse affirmée, et donc qu’on ne pourrait qu’accepter, à condition d’effectuer un recadrage conceptuel.
User de nos degrés de liberté
Ce recadrage peut se traduire de différentes façons, de la plus conceptuelle à la plus pratique.
Sortir de la logique habituelles (vrai ou faux) pour avoir recours aux logiques non binaires, qui acceptent l’émergence, l’imprévu. Il ne s’agit pas de gagner ou de perdre dans une lutte frontale, d’avoir raison ou tort. Mais de faire autrement. Avec ce qui n’était pas programmé, prévu.
Penser le complexe (qui est autre chose que le « compliqué ») et agir en conséquence, avec doigté et incertitude, plutôt que de façon bureaucratique, certaine. D’être humble plutôt que de céder à l’hubris. Être prêt à ne pas être prêt.
Considérer le pouvoir comme une relation plutôt que comme une domination. Et donc prêter attention à l’autre. Sans naïveté mais avec plus de crédit d’intention que de procès d’intention.
Penser sociodynamique plutôt qu’exécution et déploiement, en recherchant des degrés de liberté, des nouveaux terrains de jeu, plutôt que de chercher à soumettre l’autre ou à le détruire. Penser extension et alliances plutôt que contention et soumission.
Et très concrètement, en ce qui concerne nos relations, qu’elles soient amicales ou commerciales, et le temps qu’on y consacre, ou dont on dispose : considérer que si vos amis, vos enfants, vos clients recherchent sur les plateformes des relations et y consacrent plus d’énergie, de temps et de moyens qu’à vous, c’est que votre « offre » n’est pas assez attractive. Dans les contenus comme dans les modalités.
Accepter donc de se remettre en cause pour s’améliorer plutôt que d’accuser les autres. Être créatifs, libres, imparfaits certes. Plutôt que d’être des spectateurs passifs, grognons, et finalement soumis aux flux, être actifs, engagés. Des individus, radicalement humains.
Les Armées ont, parmi d’autres, l’intérêt d’être à la fois des organisations bureaucratiques puisqu’étatiques, et soumises à la nécessité d’agilité, sous contrainte mortelle, pour les soldats comme pour les États, voire les nations. Praticien et stratège, Michel Goya nous livre quelques clés de compréhension et de réflexion, aussi pour les entrepreneurs civils.
Ce livre a déjà plus d’un an puisque paru en août 2019. Mais l’actualité de nos entreprises, entre contraintes réglementaires et sanitaires, enjeux de survie économique et tensions humaines, justifiait bien de consacrer à ce livre riche et inspirant, même un an après, une petite fiche de lecture.
Les observations de Michel Goya se nourrissent de sept cas d’étude qui sont autant de leçons pour les entrepreneurs civils.
Un changement de paradigme
Le premier cas est celui de l’armée prussienne, entre 1789 et 1871.
Le désastre d’Iéna, en 1806, est le déclencheur, pour les armées prussiennes, d’un ensemble de transformations qui semblaient nécessaires depuis 40 ans, au regard des changements des armées françaises, mais qui n’avaient pas été engagées. Il ne suffisait pas de « savoir », il fallait « faire ».
Alors bien sûr, il y a des adaptations, au regard des innovations technologiques de la révolution industrielle : et notamment le transport par machines à vapeur, le télégraphe, le fusil à culasse et à arme rayée, les canons Krupp.
Il y a la montée en puissance des armées de conscription. Qui demandent de l’entraînement mais plus encore, une nouvelle forme d’emploi et de commandement – ce qui remet en cause non pas seulement les « managés », mais leurs chefs…
Car il ne s’agit pas de faire « toujours plus de la même chose » : plus de volume, plus de puissance, plus de vitesse… On ne fait pas entrer toujours plus de conscrits dans des procédures connues, on n’envoie pas plus de monde et plus d’acier ou de plomb sur l’adversaire qui sera, lorsqu’on est une petite nation, toujours plus nombreux… On doit faire « autrement ».
Les Prussiens mettront donc en place un corps d’État-Major, qui forme les premiers « technocrates » militaires. Ils élaboreront notamment une doctrine de manœuvre et une doctrine d’emploi de l’artillerie, adaptées aux nouvelles contraintes et opportunités humaines et techniques.
Mais qui dit « technocrate » ne dit pas « bureaucrate ». Car ces spécialistes disposent aussi d’espaces d’échanges et de réflexion, officiels ou non, qui donneront lieu à une véritable « philosophie allemande de la guerre ».
C’est ce que Michel Goya décrit comme une « césure épistémologique » : ce qui permet de « tolérer l’expression d’idées nouvelles dans lesquelles puiser ». Tandis que la France connaîtra, en 1870, une « défaite intellectuelle »… Avec un retour à l’obscurantisme des certitudes et des vieilles habitudes « culturelles » : « là où les Français se jalousent souvent, les Allemands, qui ont une doctrine et des procédures communes, s’épaulent… »
Quelques décennies plus tard, outre-Atlantique, Frédéric Taylor formalisera, pour le monde civil, une « organisation scientifique du travail » qui figera une répartition des rôles, une esquisse de l’homme-machine, qui inspire encore certaines organisations et pratiques. Il n’avait probablement réfléchi qu’aux changements technologiques, et non aux enjeux socio-techniques d’un système complexe…
L’accumulation d’innovations locales, à base de confiance civilo-militaire
Selon Michel Goya, l’armée française de 14-18 « mérite d’être réhabilitée », au regard de la « transformation en profondeur » qu’elle a réussi en quelques semaines.
Ce qui frappe, dans le récit érudit du spécialiste de stratégie militaire, c’est que cette transformation est la résultante d’initiatives locales, du jour au lendemain parfois, et au niveau des chefs de corps, « qui commencent par oublier le règlement d’emploi (…) et diversifier leurs missions ». On essaie, on s’adapte, on improvise…
Et Michel Goya de citer Hayek pour qui « dans une société complexe, l’agencement spontané de millions de décisions individuelles conduit à un équilibre plus stable que dans un système centralisé »… Quand un penseur libéral, souvent présenté comme l’apologiste du libre-échange, apporte la clé d’un enjeu pourtant très souverain…
En dépit de ces degrés de liberté gagnés, reste cependant le « blocage principal », psychologique : celui d’une pensée monolithique, peu technicienne.
Alors, en faisant émerger le sentiment d’une « patrie en danger », la guerre conduit aussi à mélanger les profils : brevetés, non-brevetés, polytechniciens, saint-cyriens… mais aussi des civils. Et lorsqu’ils ne sont pas seulement considérés comme des conscrits, forcément moins compétents militairement que les professionnels, mais acceptés avec leurs expériences et compétences propres, ces entrepreneurs, véritables « marginaux sécants » entre les armées et l’industrie, créent, avec la confiance que leur accordent des grands chefs militaires, des « laboratoires tactiques où ils expérimentent leurs idées ».
Puis l’État, plutôt que de monopoliser la production, fait appel aux sociétés privées organisées en « groupes de fabrication », leur passe des commandes trimestrielles et organise la fourniture de matières premières et de main d’œuvre.
Tous ces changements, mais aussi le désastre de l’offensive Nivelle, il faut le noter, conduisent à l’adoption d’un nouveau corpus doctrinal, adopté entre mai 1917 et juillet 1918. Un « changement de paradigme », conforme à la description de Kuhn des « révolutions scientifiques » : lorsque la masse critique du « nouveau paradigme » dépasse celle de l’ancien, on « bascule », et ceci d’autant qu’un « accident » démontre l’inefficacité de l’ancien modèle… Cela vous inspire-t-il ?
Savoir fermer dignement la porte
Une transformation, c’est parfois aussi l’acceptation d’une fin. Lorsqu’on sait s’inscrire dans une vision cohérente qui nous dépasse, et à laquelle on ne contribue plus vraiment efficacement.
Tout au long de la première moitié du XXe siècle, la Royal Navy de l’Empire britannique démontre, en faisant face aux défis des deux guerres mondiales, une grande capacité d’adaptation.
La course aux innovations technologiques issues de la révolution industrielle conduit à une « montée en gamme » extrêmement coûteuse : navires à vapeur, cuirassés, dreadnoughts, obus explosifs, torpilles et mines magnétiques, sous-marins, aéronefs et porte-aéronefs, sonars et radars, opérations amphibies… A la fois des opportunités à saisir et des risques dont il faut se prémunir.
Et la course se poursuit au travers de deux guerres mondiales, terribles accélérateurs de changements sous contraintes multiples. Dont l’affectation de ressources financières nécessairement limitées.
La multiplicité des innovations et des dépassements que Michel Goya nous narre est passionnante et suscite l’admiration. « La Seconde Guerre mondiale est une des plus belles pages de l’histoire de la Royal Navy ». En effet… Mais « après un effort considérable et épuisant, la Royal Navy de 1945 est sur le papier à nouveau une très puissante organisation militaire, que l’on ne peut plus entretenir économiquement et dont la mission première, la défense de l’Empire, est dépassée ».
Elle a magnifiquement rempli sa mission. Mais lorsque la mission n’est plus, il faut parfois savoir tourner la page…
La montée incontrôlée aux extrêmes, et l’échec qui s’en suit
Le quatrième cas d’étude présenté par Michel Goya est celui du « Bomber Command » britannique et des US Air Forces américaines, qui ont largué « 2,5 millions de tonnes de bombes sur l’Allemagne, ses alliés et l’Europe occupée ». Soit « environ 300 bombes atomiques du type de celle lancée sur Hiroshima ». Des destructions phénoménales chez les civils, mais aussi parmi les combattants, et dans une proportion analogue de part et d’autre.
Ce qui est le plus fascinant, et le plus inspirant sans doute pour les organisations civiles, c’est l’enchaînement des décisions et des actions, dans une logique incontrôlée de « montée aux extrêmes ».
Car comme le rappelle Michel Goya : « rien de tout cela n’avait pourtant été prévu ».
S’il y a des évolutions des organisations militaires concernées, elles semblent plus le fait de réactions, du déroulement de logiques établies, plutôt que de décisions autonomes et assumées : « pour espérer obtenir la victoire par les airs, il fallut investir dans des moyens d’autant plus colossaux que l’adversaire s’obstinait à y répondre par un engagement tout aussi important »… Toujours plus de la même chose (plus d’avions, plus d’hommes, plus de bombes…), en dépit des mauvais résultats opérationnels, des pertes considérables de part et d’autre, des évolutions techniques, et des luttes d’influence entre coteries, … « Jusqu’à l’effondrement allemand et au triomphe honteux des Alliés ».
On présente souvent cette campagne de bombardement comme un levier de guerre « psychologique » : briser le moral de la population allemande pour obtenir l’effondrement politique. Mais « d’une manière générale, non seulement l’économie de guerre allemande n’est pas brisée, mais la population, pourtant accablée, ne se révolte pas. Elle fait preuve d’une résilience inattendue ».
Une illustration peut-être féconde des limites de l’acharnement organisationnel, et en particulier quand les bureaucraties veulent investir le champ de la psychologie collective… ou ce qu’on appelle désormais « l’ingénierie sociale ».
Et de la nécessité, pour toute stratégie qui rencontre des résultats décevants ou se heurte à des obstacles conséquents, de ne plus céder, par habitude ou orgueil, à l’accroissement infini des moyens, mais d’oser envisager le renoncement, sous peine d’obtenir des effets inattendus, et peut-être non désirés.
Le syndrome de la pie…
La course aux armements nucléaires est le cinquième exemple choisi par Michel Goya pour illustrer les changements décidés ou subis par les armées, et les forces politiques qui les gouvernent.
C’est assurément le chapitre dont les leçons sont les plus difficiles à transposer dans le monde civil. Car le résultat des affrontements nucléaires envisagés après la fin de la deuxième guerre mondiale est vite passé de la notion de victoire sur l’adversaire à celle de l’anéantissement mutuel… que ce soit par recours à une doctrine assumée, ou par un inévitable enchaînement, une nouvelle montée aux extrêmes, terriblement mécanique et donc incontrôlable…
Et le monde de l’entreprise n’est pas celui de l’annihilation de l’autre. C’est d’ailleurs pourquoi, plus que le jeu d’échec, l’analogie du jeu de go est plus féconde lorsqu’on s’intéresse aux jeux stratégiques appliqués à l’entreprise : on ne tue pas l’autre, on est plus libre que lui…
Comme les autres, ce chapitre est finement documenté, agréablement écrit, et il parle autant aux civils qui ont effectué leur service militaire en sachant qu’en cas de conflit, ils auraient, statistiquement, entre 3 et 10 minutes de durée de vie avant la frappe nucléaire sur leur régiment, leur base aérienne ou leur bâtiment de combat, qu’à ceux qui voudraient en savoir plus sur ces années de « guerre froide »…
Et ceci d’autant qu’à la fin, il révèle une pépite, transposable dans le monde civil. Celui que la sociodynamique appelle le « syndrome de la pie ». Durant presque cinquante ans, les regards ont été attirés par cette course effrayante, ce management par la peur mutuelle, menace réelle ou artifice… pendant que, « à l’ombre de la peur nucléaire », les victimes de la guerre froide se comptaient par millions et les soldats morts en opérations par centaine de milliers, et que la guerre se transformait radicalement… Le syndrome de la pie, dont l’attention est avant tout attirée par ce qui brille…
Le monopole face au marché libre
Les transpositions de la guérilla et de la contre-insurrection au monde de l’entreprise sont toujours fécondes. On trouve en effet dans les méthodes « agiles » mises en œuvre par les armées pour faire face à des menaces multiformes, asymétriques et irrégulières, de nombreuses sources d’inspiration pour la conduite des opérations civiles. Ainsi les groupes « Jedburgh », par exemple (on pourra se référer très utilement et agréablement au livre d’Elie Tenenbaum, « Partisans et centurions », sur ce même thème). Ou à l’ouvrage de référence de David Galula.
Dans ce livre consacré aux adaptations des organisations militaires, Michel Goya fait le choix d’évoquer ces contextes particuliers dans le cas de l’armée française engagée dans la guerre d’Algérie… Sans doute parce que c’est une référence pour tous les spécialistes de ce type de conflits : « le modèle le plus abouti de lutte contre une guérilla moderne » (et d’ailleurs, un point d’inspiration clé pour David Galula).
Et pourtant, malgré cette référence qui se devrait être source de fierté, « à l’issue du conflit, l’armée française est une organisation traumatisée ».
Quelles leçons tirer alors de cette situation a priori paradoxale, pour des organisations civiles ? Sans doute celle des nécessaires synergies qu’il faut maintenir entre les dirigeants et le « terrain ». Faute de conduire à un échec, au moins perçu, et à une fracture pérenne du corps social. Et donc à la fragilisation, voire à l’inefficacité relative de l’entreprise.
Au regard des clés d’analyse organisationnelle, le paradoxe apparent n’est pas étonnant.
Si l’on se réfère au modèle des « quart champs » de la sociodynamique, le modèle d’organisation du pouvoir politique est « directif », au moins quand il s’agit de ses relations avec son outil militaire (le militaire obéit au politique, il applique les ordres, c’est tout) et, dans certains aspects, « mercenarial », quand il s’agit en particulier de chercher des « coups politiques » (on saisit l’opportunité de se promouvoir, quitte à nier et changer de cap en cas d’échec).
Contrairement à ce qu’on peut imaginer, le modèle d’organisation classique du monde des guerriers est moins celui du monde mécanique et directif, de l’obéissance aveugle, que celui de la « tribu », dans laquelle on s’engage dans l’action aussi, et peut-être surtout, par fidélité à un corps social : ses camarades de combat, son chef de corps, sa patrie, par naissance ou par fidélité, son code de conduite, ses valeurs.
Un des grands intérêts de la description faite du conflit par Michel Goya est qu’elle permet d’illustrer le caractère « holomorphique » d’une organisation, y compris militaire : « pour obtenir la rapidité et la souplesse nécessaires, le général Vanuxem donne aux commandants des régiments de parachutistes, dont les postes de commandement à terre ou en l’air ont accès à tous les réseaux, la possibilité de prendre le « contrôle opérationnel » de toutes les unités qu’ils souhaitent et sans considération de hiérarchie ». Des objectifs partagés, des valeurs communes, mais une organisation décentralisée, responsable, pleinement mobilisée… Et efficace. Le modèle holomorphique, qui concilie sens partagé et appropriation locale, avec des réglages sensibles, délicats. Le pilotage fin, face au « brouillard de la guerre ».
A la fin de la guerre d’Algérie, les militaires ont gagné le combat. Mais l’échelon politique, dont les quart-champs de référence ignorent l’appartenance collective, trop centralisés et incohérents à la fois, s’est heurté à un adversaire plus solide idéologiquement et plus mobile politiquement. Il a perdu. Et donc tous ont perdu. Disjonction organisationnelle majeure. Et culturelle aussi.
Être prêts à ne pas être prêts ?
Le dernier chapitre du livre est consacré à un ensemble particulièrement riche de transformations, puisqu’il s’agit de l’évolution de l’US Army de 1945 à 2003…
Entre course aux armements nucléaires et prolongements possibles de l’affrontement blindé sur le champ de bataille européen, opérations de contre-insurrection au Vietnam et ailleurs, interventions en Irak, Afghanistan, opérations de maintien de la paix et « révolution dans les affaires militaires », la liste des « changements » vécus, décidés ou subis, est au moins aussi riche que celle d’un projet de « big bang » d’entreprise…
« Organisation géante en nécessite d’adaptation permanente », les tribulations de l’US Army sont donc potentiellement des sources précieuses d’inspiration pour les dirigeants de grandes entreprises, qui pourront y trouver des parallèles nombreux. Concurrence entre entités, luttes d’egos, âpres batailles pour des ressources financières évidemment limitées, modes managériales et changements organisationnels… Ca, c’est pour l’interne… Adaptation à une concurrence agile et imprévisible, facteurs externes contraignants, lourdeur des processus d’adaptation et d’innovation, bureaucratie, interactions politiques… Ca, c’est pour faire face à l’externe…
En dépit de tous ces changements, deux constantes apparaissent :
L’US Army reste attachée à une constante « culturelle » : elle privilégie, malgré les circonstances et les années, « la recherche de la destruction totale de la force armée ennemie aux subtilités de l’action au milieu des populations » ;
Et, depuis 1945, « l’US Army n’a jamais mené la guerre contre les ennemis qu’elle anticipait ou de la manière qu’elle imaginait, à l’exception de l’invasion de l’Irak en 2003 ».
Ces constantes sont aussi deux vraies leçons pour les décideurs civils :
quelques soient les transformations de vos entreprises, n’oubliez pas que vous serez toujours sujets à des « constantes culturelles », qu’il est difficile, long et déstabilisant de changer ;
et quelque soit le travail sur les stratégies à mener, il est indispensable d’accepter d’être prêts à ne pas être prêts.
Sans oublier le retour d’expérience cité par Michel Goya, et qui rappelle les critères de succès cités dans au moins deux autres de ces « leçons militaires à l’usage des décideurs civils » : la marge d’erreur stratégique de l’US Army s’est réduite lorsqu’elle a abordé une « zone d’intérêt intellectuel » plus large que son champ purement tactique, « en faisant appel à des compétences variées, civiles ou militaires, pour croiser les approches ».
S’entourer de compétences variées, accepter de remettre en question ses « paradigmes » habituels, ne pas céder aux mécanismes bureaucratiques ou organisationnels qui annihilent la curiosité et l’esprit critique, et donc la capacité d’adaptation et d’innovation.
Accepter ce que Michel Goya appelle la « Pratique instable ».
Michel Goya, « S’adapter pour vaincre. Comment les armées évoluent ». Perrin, 2019
Notre enquête d'octobre sur le "moral des troupes", à la veille du nouveau confinement, témoigne d'une baisse du moral général des salariés et des indépendants, mais surtout d'une modification substantielle de la qualité de leur engagement au travail. Nous ne travaillons pas que pour la fiche de paie ou la fiche de poste. Nos modes d'engagement sont bien plus riches, et faits d'engagement émotionnel et/ou affectif pour notre entreprise, et nos collègues. Dans ce contexte anxiogène, et de travail à distance croissant, la relation au travail se "rationalise" et les liens se distendent. A court et moyen terme, la performance collective de nos entreprises est menacée. Car elle est faite d'interactions, de complémentarités, de synergies. Malgré la crise et l'urgence, et précisément en raison de ce contexte, il est urgent d'agir. Parlons-en ! #changemanagement#teletravail#conduiteduchangement#mobilisation#RPS#QVT
Un livre de plus sur les forces spéciales ? Qui plus est écrit non pas par un historien ou un journaliste, mais par un de ses chefs, il y a encore peu ? Rajoutez-y le sel de la controverse médiatisée sur les services secrets, et cela en fait un ouvrage que l’on lit avec impatience, voire gourmandise… Mais au-delà de l’exercice de style et de l’objectif propre du livre, c’est aussi une source utile pour les entrepreneurs civils…
Le livre du Général Gomart a agité le petit monde des « fanas milis » en cette fin de mois de septembre, et aussi celui des curieux et gourmands en quête de sensations fortes… Mise en avant à l’occasion de sa sortie, on a surtout parlé de la proposition faite par le général, trois ans après sa prise du « chapeau mou » (son passage dans le monde civil) de regrouper les équipes du service action de la DGSE avec celles du commandement des opérations spéciales (COS). Service action, opérations spéciales, on est donc en plein, pour les non-spécialistes, en plein dans le « bureau des légendes »… Ca plait à beaucoup, ça en agace d’autres… Trois ans après sa sortie, pourquoi ce livre co-écrit, il faut le souligner, avec Jean Guisnel, un des trop rares journalistes de défense, spécialiste et auteurs de nombreux ouvrages très documentés sur les services secrets ? On ne répondra pas ici à la question, dont les spécialistes doivent peut-être connaître au moins une partie de la réponse… coup de billard à trois bandes ?
Ce qui fait le principal intérêt d’une telle production, pour le monde des entrepreneurs, en dehors d’une culture militaire générale toujours utile à développer, est la confirmation que, sans les relations interpersonnelles, aucune organisation ne peut efficacement se déployer. Y compris dans un domaine aussi réservé, aussi normé a priori que celui-là (même si les opérations spéciales, c’est faire « autrement », cet « autrement » est très documenté), les procédures ne l’emportent jamais sur les dynamiques humaines !
Plus que tout, des relations individuelles
Dans son livre, le général Gomart témoigne de certaines opérations auxquelles il a participé ou dont il a été en charge… la Yougoslavie, l’Afghanistan, la Lybie, le Mali… Pour chacune d’entre elles, de nombreux ouvrages existent déjà. Écrits par des journalistes, ou des militaires, ils sont évidemment plus complets que les évocations brèves de ce livre de mémoires et de propositions, qui les complète, les illustre, les incarne aussi.
Car ce qui frappe dans ce livre, c’est le « naming »… Et l’on s’interroge, parfois, pour savoir si l’évocation de tous ces protagonistes est le produit de la mémoire du Général, ou de la connaissance fine et très documentée de Jean Guisnel. Peu importe en fait. On trouve des noms, beaucoup de noms.
Et cela révèle que, y compris dans des situations qui opposent et associent des États, ou des organisations para-étatiques, on ne peut efficacement avancer si l’on se repose uniquement sur les approches organisationnelles, sur des procédures. A tout moment, il faut débloquer le système, convaincre, expliquer, faire passer l’opération sur le « dessus de la pile ». Y compris, et surtout, parce que des vies sont en jeu, parce que la réactivité fera le succès ou l’échec de l’action menée. Et pour cela, il faut prendre en compte, voire organiser, les relations inter-personnelles… camarades de promotion, collègues d’opération, rencontres antérieures… Des relations qui peuvent faciliter les choses, ou les bloquer quand le passé est conflictuel.
La plupart des entrepreneurs civils le savent… mais certains, en particulier dans les grandes organisations, demeurent convaincus que, avec de la procédure et de l’autorité, on obtiendra des résultats… On leur recommandera donc cette lecture.
Changer les organisations, ou animer les hommes ?
Et pourtant, en dépit de ces descriptions de multiples interactions individuelles, le Général recommande un changement organisationnel et symbolique fort : le regroupement des équipes du service action de la DGSE avec celles du commandement des opérations spéciales.
Pour faire simple, ce qui distingue aujourd’hui les premières est l’action clandestine, non revendiquée, quand les secondes interviennent toujours au nom de la France. L’intervention en tenue civile ou militaire est, paraît-il, secondaire. Quant à l’anonymat, à l’heure des réseaux sociaux et de la reconnaissance faciale, le Général affirme qu’il est de l’histoire ancienne.
Ce qui motiverait ce regroupement, c’est le besoin de synergies entre des frères d’armes qui se côtoient plus qu’ils n’agissent de concert, et aussi d’entrainements et de moyens partagés.
Au-delà des questions techniques propres à cet univers, ces problématiques sont sans doute familières au lecteur civil, habitué aux évolutions organisationnelles des entreprises.
Faut-il conserver des entités indépendantes, similaires mais différentes, animer leurs synergies, réguler les conflits entre décideurs, décider de l’affectation de moyens ? Ou fondre l’ensemble dans un grand tout, avec des moyens rationnalisés et une « gouvernance » claire ? Un grand tout qui sera aussi, inévitablement, plus lourd, plus bureaucratique.
Tout en tenant compte, bien sûr, des interactions réelles et symboliques avec l’éco-système et des relations au « Chef ». Puisque dans le cas d’espèce, les deux entités ne réfèrent pas au même niveau hiérarchique, dans l’organisation civilo-militaire concernée.
Lorsqu’il convient de décider entre ces options, on ne peut écarter, ni dans le monde militaire (qui est aussi une administration, rappelons-le), ni dans le monde civil, les questions de pouvoir, réel ou symbolique. Car en dehors de toute question d’analyse « rationnelle », l’expression de cette proposition par un ancien chef du 13e RDP, unité d’élite mythique et pilier du COS, fils d’un ancien chef de la même unité, n’est pas un élément anodin. Tout comme le sont sans doute les avis sur le sujet du journaliste spécialiste des opérations héroïques comme des « coups tordus » des soldats de la République…
Pour le décideur civil, il est donc impératif, lorsqu’il est confronté à des décisions organisationnelles clés, de prendre aussi en compte l’état des lieux moral des « forces en présence », et d’identifier, autant que possible, quels sont les moteurs de l’action, et des propositions des uns et des autres. On n’est pas seulement un titre et une fonction. On est aussi un homme ou une femme, avec son histoire, son contexte, ses convictions…
Le goût des secrets, ou la soif d’interactions ?
Lorsque la vie des soldats et les intérêts stratégiques de la France sont en jeu, le livre l’illustre à de multiples reprises, il est impératif de savoir qui sont les parties prenantes, de connaître au mieux leurs motivations, leurs intentions. Y compris lorsque, s’ils les expriment ou les laissent transparaitre, ceux-ci prennent des risques considérables. Pour eux et pour leur cause. Mais c’est la condition de la confiance, préalable à l’action commune.
Alors, lorsqu’il s’agit « seulement » d’enjeux commerciaux et industriels, pourquoi certains mettent-ils tant de précautions à dissimuler leur jeu ?
Sans doute parce que, même si les enjeux ne sont pas ceux de la vie et de la mort, chacun donne un sens à son engagement professionnel, à son existence sociale, au confort matériel lié à son activité.
Et puis sans doute aussi, parce que beaucoup cultivent le « goût des secrets ». Parfois par prudence. Parfois peut-être aussi, parce que les efforts que vous devrez déployer pour les découvrir vous feront vous intéresser à eux… Une vraie question en particulier dans les grandes organisations, dans lesquelles certains peuvent avoir le sentiment d’être considérés comme des « pions » ou des « rouages ». Mais pas seulement.
Général Christophe Gomart, avec Jean Guisnel, « Soldat de l’ombre. Au cœur des forces spéciales » Tallandier, septembre 2020
J’ai rencontré Théodore Zeldin à l’occasion d’un séminaire annuel des « Change Leaders », les anciens du master spécialisé « Consulting and Coaching for Change », à Oxford. Son nom m’était connu, sans m’être familier… Je l’ai donc écouté sans parti pris, ou plutôt, j’ai découvert la « conversation » que la talentueuse organisatrice avait suscitée… Etait-elle plus qu’un « FishBowl » des Liberating Structures, l’un des exercices de facilitation dont je suis gourmand ?
Ma première impression a été celle d’une aimable conversation de salon, celle d’un homme érudit, dont la vie avait été faite de découvertes, et qui n’avait pas souvent été confronté au monde du travail que nous connaissons, nous, consultants dans les entreprises. Il déclarait d’ailleurs n’avoir jamais eu le sentiment d’avoir travaillé… Tout en nous décochant quelques flèches aigres-douces, à nous qui intervenons pour aider les équipes à mieux travailler (ensemble, pour ce qui me concerne).
Alors, s’il assumait tant sa distance avec le monde du travail, pourquoi avait-il été associé à la « commission Attali » (dite « pour la libération de la croissance française »), à l’occasion de laquelle certains disent qu’il a établi une vraie relation de proximité avec Emmanuel Macron ?
Et c’est en lisant l’autre livre de cet article, que j’ai eu envie de redécouvrir les « conversations », après avoir musardé dans les pages d’un autre de ses ouvrages, « Les plaisirs cachés de la vie ».
Le pouvoir de la conversation
La lecture de son petit ouvrage « Conversation – How talk can change our lives » (indisponible en français, si ce n’est d’occasion), qui retranscrit des émissions de la BBC, conforte le sentiment d’une rencontre avec un « honnête homme »… Quelqu’un dont la conversation est aimable, charmante, cultivée ; qui apprécie le temps qui passe au fil des rencontres diverses ; qui croit en l’homme (qu’on ne vienne pas chercher de parti pris sur l’égalité homme/femme, le terme est ici générique). Dont l’attention se porte avant tout sur les relations globales, entre peuples, entre cultures, entre sexes aussi. Qui porte la conviction que la « conversation » permet de faire grandir, et que ce développement personnel –interpersonnel en fait- conduira à une meilleure entente de tous, y compris dans le monde du travail (qu’il n’évoque pas beaucoup). Et cette conversation ne peut avoir lieu – il l’avait clairement expliqué à Oxford – qu’entre deux personnes. Un postulat qui stimulera l’esprit critique des facilitateurs, spécialistes des « conversations de groupe ».
Lorsqu’on s’intéresse aux « changements » organisationnels et collectifs, comment considérer alors le pouvoir de la « conversation », et son usage pratique ? Envisager une multitude de conversations individuelles (des milliers, des millions) ? Ou bien plutôt, considérer qu’il existe des acteurs clés d’influence et que ceux-ci, parce qu’ils grandiront grâce au pouvoir de la conversation, entraineront des changements collectifs ?
De la « conversation » qu’il avait eue devant nous, il semble que Théodore Zeldin privilégie la seconde voie – tout en encourageant chacun, dans sa vie privée, à la suivre également.
Peut-être aussi parce que, selon Zeldin, plus on monte dans la hiérarchie professionnelle (ou sociale), plus on parle… et avec d’autres « décideurs ». Même s’il met en garde le lecteur contre la rhétorique, comme obstacle aux échanges et donc au progrès individuel… la rhétorique, une technique appréciée des « décideurs », en particulier publics.
Nulle question, donc, de foules.
Pourquoi évoquer alors, dans cet article à usage professionnel, le livre de Zeldin ?
Parce que, au-delà de ses convictions philosophiques sur la « conversation », Zeldin propose aussi son approche comme un outil de transformation, à travers notamment de « conversation dinners », dont il choisit les menus. Dans ces exercices, vous avez un « menu » pour vous guider : des thèmes à évoquer avec votre interlocuteur. Enfin une approche directement opérationnelle ? Pas vraiment directement, quand on se réfère à ces « menus » dont les plats sont, par exemple : « Avez-vous changé de priorités au fil des ans ? », « Quand vous sentez-vous isolé ou esseulé, et quelles sont vos remèdes ? », « Quelles sont les limites de votre compassion ? »…
Des questions très personnelles, profondes, qui permettent sans doute de se parler « en vérité », de découvrir l’autre, et de « grandir »… changer aussi ?
C’est sans doute le préjugé humaniste de Théodore Zeldin. Mais comme il l’exprime lui-même : « il est vrai que la plupart des gens aiment à haïr. La haine donne aux gens l’impression qu’ils ont des principes et des opinions ».
Alors, une conversation peut-elle aider à changer, voire à aimer, ou tout du moins à respecter ?
C’est en tous cas la conviction de Peter Boghossian et James Lindsay. Qui eux, proposent un livre très opérationnel puisque leur livre est présenté comme un manuel pratique (non traduit en français).
Si ces noms vous sont familiers, c’est sans doute parce qu’ils ont défrayé la chronique médiatique il y a quelques mois – vous savez, avant l’ère Covid… -, en piégeant des revues « scientifiques » avec des articles que les rédacteurs espiègles et talentueux du Groupe d’Intervention Culturelle Jalons n’auraient pas désavoués. Un « Lancet-gate » avant la lettre, les conséquences sur la santé publique et la crédibilité gouvernementale en moins…
C’est mon goût de l’épistémologie et mon esprit taquin qui avaient appelé mon attention sur eux. Car le spectacle de cuistres tournés en ridicule est un plaisir que j’assume – et seuls des experts de haut niveau, comme ils le sont, peuvent s’attaquer à ce qui se passe dans les universités américaines, et qui arrive dans les nôtres, sans doute.
Universitaires reconnus, ils font partie de ceux qui, aux États-Unis, combattent l’obscurantisme qui vient, portés par de nouvelles « idéologies ». Le dénigrement, l’exclusion, le refus du débat, du désaccord, de la controverse : c’est sans doute cela qui leur a donné l’idée de produire ce « guide pratique » pour avoir des « conversations impossibles ».
Alors, pourquoi en parler ici ? Parce que ces pistes pratiques sont de belles leçons pour permettre d’apaiser des conflits dans les entreprises, dans les équipes, entre décideurs barricadés dans leurs positions, leurs objectifs, leurs tranchées…
La conversation comme levier de changement
La structure du livre est originale car elle propose une « montée en compétences » progressive, du niveau « débutant », du novice en conversations, à celui de « maître », prêt à tenter des conversations avec des « idéologues » - une catégorie pourtant plus sujette aux affirmations qu’à l’échange.
Car, et c’est un des points passionnants de leur propos, la « conversation » est un puissant levier de changement. Pas au sens de Zeldin, pour qui elle est plutôt un facteur de « murissement » pour ceux qui y participent, et toujours vers le haut. Mais au sens d’une transformation mutuelle possible, vers le point de vue de l’autre. Car l’idée n’est pas de « grandir », mais de faire changer l’autre, tout en acceptant, et c’est un postulat important, que la conversation vous fasse aussi changer vous-même.
C’est d’ailleurs pourquoi, dans les cas extrêmes – la conversation avec des « idéologues » -, le seul objectif proposé est de les amener à accepter les points de vue des autres. Et qu’il faut envisager, s’ils s’y refusent, de fuir… Puisque l’objectif est la conversation, qu’ils refusent alors, et non la conversion, qu’ils recherchent.
La conversation est, dans cette approche très pratique, le vecteur d’une véritable relation. On peut ne pas être d’accord, certes. Mais on accepte l’échange. Et on le suscite.
Écouter, certes, mais interroger aussi. Car l’écoute n’est pas seulement polie, voire distraite. Ce qu’on peut imaginer dans les conversations organisées par Théodore Zeldin. Elle est réelle, « active » disent certains.
Respecter l’autre, en ne le mettant pas en situation inconfortable. Prendre le temps de la relation, accepter les limites de l’autre, son rythme. Faire des crédits d’intention aussi.
En quoi ces recommandations de bon sens sont-elles originales, et donc utiles au monde de l’entreprise ?
En ce qu’elles s’appliquent, à travers leurs déclinaisons, aux conversations réputées « impossibles » : « des conversations qui semblent inutiles tant elles révèlent un abime apparemment infranchissable de désaccords sur les idées, les croyances, la morale, la politique ou les visions du monde ».
Impossible parce que les protagonistes ne veulent pas se parler ?
Pas vraiment. Car « la difficulté dans ces cas n’est pas de trouver quelqu’un avec qui parler : c’est l’échange (« give-and-take ») qui semblent sans espoir car la personne en face de vous échoue à parler avec vous et, à la place, vous parle. Vous êtes dans ce cas un réceptacle pour ses idées, ou un adversaire à vaincre ».
Ces propos doivent résonner à l’esprit des lecteurs qui, dans leurs projets ou leur quotidien, doivent souvent « convaincre », ou connaissent des « décideurs » qui doivent le faire.
Désireux d’assumer leur « leadership », ils font alors appel, quand ils en sont dotés, à leur talent oratoire, à leur rhétorique… Ils brillent, ils « convainquent » - en tous cas le croient-ils. C’est parfois le cas, sur le champ, sous l’effet du spectacle bien mené. Ils ont remporté « l’épreuve de la rampe ». Mais ils n’ont pas entraîné l’adhésion, sincère et pérenne.
La conversation comme technique de mobilisation
La conversation est donc une technique de mobilisation. Que l’on apprend, et que l’on met en pratique. Mais encore une fois, elle n’est pas manipulation, car l’effet est à double-sens, et la mobilisation mutuelle.
Nous vous laisserons donc le plaisir de découvrir les compétences clés que proposent les auteurs, qui vous suggèrent de les appliquer avec patience, avant de passer d’un niveau à l’autre… De les remettre aussi en perspective, au regard de « conversations » ratées, voire d’échanges interrompus, ou inachevés.
Enfin, si beaucoup de livres – comme celui de Théodore Zeldin -, partagent des convictions, laissant au lecteur le soin d’en imaginer les applications pratiques, ce manuel permet, à l’inverse, d’identifier, au fur et à mesure de la lecture, les lignes directrices qui ont donné naissance à ces déclinaisons.
Il me semble que, pour Boghossian et Lindsay, la clé se trouve dans l’identification des « valeurs ».
En particulier dans les cas les plus difficiles, la conversation est, pour eux, un exercice archéologique. Car il convient de franchir, progressivement et en délicatesse, toutes les couches sédimentaires, qui dissimulent et protègent les fondations de la pensée exprimée : les « valeurs » (« underlying values »).
Leur conviction est que ce qui permet la conversation sont des « valeurs » partagées. Un concept assez vague, presque trop courant.
Ce qui rend possible l’identification de ces « valeurs communes », sauf dans les cas extrêmes des conversations qui se veulent des conversions, c’est la conviction, selon les auteurs, que plus que des convictions étayées, chacun se réfère à des « valeurs » pour tracer la limite entre les « bonnes personnes » et les « mauvaises personnes » - et en souhaitant, dans la grande majorité des cas, se trouver dans le camp des « bons ».
Dès lors, l’expression d’une valeur simple comme « le respect des convictions de l’autre » permet de bâtir les bases d’une conversation sincère. Et à partir de ce socle commun, qui n’est qu’un point de départ, il devient possible, en remontant le raisonnement, d’identifier là où les désaccords se font, de les mesurer, voire de les relativiser pour les dépasser. En changeant de compréhension, de conviction, l’un ou l’autre, l’un et l’autre.
Les bases d’une conversation sincère
Les « valeurs » sont donc au cœur des « conversations » selon Zeldin et Boghossian/Lindsay.
Plutôt que de s’affronter sur l’écume des jours, les interprétations vraies ou supposées, les exégèses de l’intention initiale, tous affirment qu’on ne peut progresser qu’en parlant du fond.
Pour Zeldin, ce sont ces conversations profondes qui permettront aux individus, et aux sociétés de changer, en se comprenant mieux. Mais on peut craindre que, menées hors de cercles de « bonne volonté » ou de gens « bien élevés », ces conversations ne deviennent que des exposés à sens unique, dont la portée dépend uniquement de la volonté d’écoute de l’autre. Et ne conduit à changer que celui qui a déjà pris ce chemin - sans doute parce que Zeldin considère également comme « conversation », les discussions avec soi-même, ou avec Dieu.
Pour Boghossian et Lindsay, les conversations sont un enjeu en soi. Car la qualité des relations qu’elles supposent, et qu’elles induisent, sont celles des sociétés humaines qui semblent, aujourd’hui, se désagréger. Les conversations sont donc des enjeux forts pour eux, dans leur environnement professionnel et social, et en particulier des universités américaines.
Pour nous, dans les entreprises, elles sont des vrais leviers d’action pour réconcilier les collectifs, ré-exprimer le sens commun de projets parfois dilués dans des organisations complexes, malmenées par un contexte particulièrement anxiogène, qui encourage plus les conduites rapides que les respirations partagées.
Alors, pour le succès de vos projets, à l’heure des tchats, des mails, des SMS et autres tweets, êtes-vous prêts à parler, pour de « vrai » ?
Theodore Zeldin « Conversation. How talk can change our lives » Harvill Press, 1998, HiddenSpringBooks. 2000. “De la conversation”, Fayard, 1999.Peter Boghossian & James Lindsay “How to have impossible conversations. A very practical guide”. Lifelong Books, 2019
On a beaucoup parlé, avec cette crise générée par la Covid-19, de « résilience »… Et le goût actuel pour le « bien-être », comme la psychologie grand public, ont conduit à utiliser ce mot au sens de « résistance » psychique, et de reconstruction – à l’instar des enfants qui, après des traumatismes importants, continuent à vivre et grandir. Pour d’autres, la résilience l’a été au sens de la « résilience au combat » : comment un sous-marin, un char ou un avion peut « encaisser » des coups tout en continuant sa mission de guerre…
Il m’avait manqué, jusqu’à cet été, les approches de la « résilience organisationnelle », celles qui nourrissent les travaux des spécialistes modernes de la gestion des risques. Ceux qui considèrent qu’on ne gère pas les risques en faisant « toujours plus de la même chose ». Ceux qui font vivre les écoles de la « Resilience Engineering » ou des « High Reliability Organizations »… Des approches connues et mises en œuvre dans le monde anglo-saxon, trop peu dans le domaine français, en dépit de la « Resilience Engineering Association » sise dans un laboratoire de Mines Paris Tech.
Jean Pariès a comblé heureusement cette attente. Spécialiste de la gestion des risques industriels, il a publié une tribune sur le site de la Fondation pour une culture de sécurité industrielle, intitulée « Crise de la Covid-19 : quelle résilience ? », qui mérite une large diffusion, au-delà du public de spécialistes.
Avec cette analyse de fond, il met des mots sur le malaise que beaucoup d’entre-nous vivons, ou au moins percevons, depuis des mois : le sentiment d’une action collective au fil de l’eau, sans stratégie comprise, en réaction plus qu’en initiative, et donc pleine d’à-coups et d’incohérences.
Ce symptôme, c’est trop souvent celui des systèmes complexes confrontés à des crises qui dépassent leurs capacités de « résistance ». Car l’approche classique de la gestion des risques est celle du mur infranchissable, que l’on élève, que l’on renforce, que l’on double, triple, quadruple, de mesures toujours plus dures… alors que la vague passera quoiqu’il en soit, par-dessus, ou bien par dessous ou par les côtés…
Née dans les années 70 aux États-Unis, l’approche des High Reliability Organizations a renouvelé radicalement les approches de la sécurité industrielle, en commençant par les systèmes complexes – l’étude fondatrice s’appliquant à un porte-avions, système de combat complexe par nature (imaginez-vous poser un avion de combat sur un porte-avions en mouvement, au cœur d’un système aéro-naval en situation de guerre…).
Christian Morel avait été un vulgarisateur efficace et un promoteur de ces approches en France, avec ses livres sur les « décisions absurdes » parus à partir de 2003.
Émerge un peu après les « HRO », et à mon avis « cousine » plus que proche même si c’est sujet à débat entre académiques – l’école de la « Resilience Engineering », qui travaille à préciser les conditions de la « résilience » des organisations et des systèmes complexes.
Il n’y a pas eu, à ma connaissance, de promotion « grand public » en langue française de ces approches radicalement différentes, si ce n’est au travers des travaux de l’ICSI, suivis par des spécialistes en gestion des risques, académiques et experts d’entreprises.
Mais la rupture proposée est tellement radicale que cette promotion se fait à pas feutrés, pour ne pas provoquer de rejet – car il s’agit en fait d’un véritable « changement de paradigme ».
En effet, plus que de rechercher des systèmes purs et parfaits, inviolables et indestructibles, cette approche fait le choix de privilégier la « résistance systémique » : « ce n’est plus la capacité d’un métal, d’un individu, d’une société à encaisser les coups. C’est la capacité d’un système à maintenir ou redéfinir les équilibres dynamiques qui le font exister comme quelque chose de stable, dans un environnement variable ».
Car même dans le cas de systèmes « ultra-safe » (les transports publics par exemple), on ne peut exclure la possibilité d’accidents : notamment parce que le sur-coût de complexité, de procédures, de mesures conservatoires génère lui-même des accidents, quand il ne provoque pas l’asphyxie du système…
En guerre contre soi-même ?
Appliquée à la crise générée par la Covid-19, cela aurait conduit notamment à prévoir un surdimensionnement des moyens (accepter la redondance, à l’inverse des approches « lean »), adopter un fonctionnement agile, propre aux réorganisations, s’assurer d’un découplage économique pour éviter les dépendances, mais aussi des expertises, des compétences,.. et surtout du lien social : « de la solidarité, de la communication, du désintéressement, de la transparence, de l’honnêteté, des valeurs communes ».
Cela aurait aussi évité de tenir des propos inadaptés à la situation : « nous ne pouvons donc pas être en guerre contre le vivant. Nous ne sommes pas en guerre contre un virus : nous faisons partie du même (éco)système. Nous ne pouvons pas stériliser le monde sans nous détruire avec lui.(…) Pour rétablir les équilibres rompus, il va falloir trouver autre chose que la guerre ».
Cette « stérilisation » que Jean Pariès évoque m’a fait penser aux vaporisations massives de produits « désinfectants » dans les rues des villes chinoises… Mais n’est-ce pas, aussi, ce qui frappe désormais nos relations sociales, suspectes d’être dangereuses pour nous mêmes ? Une question cruelle pour ceux qui considèrent que l’homme est avant tout un animal social.
Les approches liées à la « Resilience Engineering » auraient été précieuses pour naviguer dans cette crise. Cette crise ? « Ce qui fait de la Covid-19 une crise, ce n’est pas que ce soit une zoonose (…), ce n’est pas non plus son caractère pandémique, sa contagiosité ou sa létalité (…), c’est le basculement de valeurs qu’elle révèle : peut-être pour la première fois dans l’histoire, l’Homo Sapiens fait passer la vie de ses individus avant l’économie, la conquête ou la guerre ». Comment s’étonner alors de la violence des oppositions conscientes ou inconscientes entre soutiens et opposants des décisions publiques prises. Cette rupture est plus que conséquente, et il est tellement normal qu’elle n’entraîne pas, « évidemment », l’adhésion de tous.
Et ceci d’autant que la plus radicale des ruptures est celle de la confiance. « Il faudra peser de multiples interactions. Pas seulement l’effet des mesures de protection de santé sur l’économie, mais aussi sur les libertés, sur le lien social, mais aussi sur l’effet symétrique du ralentissement économique sur la santé physique et mentale…»
Programme vertigineux. Et qu’on ne peut réduire au respect de procédures…
« Dans quelle société voudrons-nous vivre ? » interroge Jean Pariès. N’est-ce pas un sujet d’interrogation légitime pour chacun, dans nos entreprises, nos familles, nos sociétés ?
Une approche systémique féconde
Cette approche systémique, qui accepte les accidents mais cherche à en limiter les conséquences, peut choquer et provoquer le rejet, voire la suspicion d’être « non scientifique ».
La fécondité de ces travaux, encore une fois trop peu connus en France, dans des domaines aussi sensibles que l’industrie pétrolière, les sous-marins nucléaires, l’aéronautique, la médecine, ou les feux de forêt par exemple, et même désormais le numérique, permet d’écarter facilement ces critiques. On peut ne pas souscrire à leur radicalité. On ne peut pas les discréditer.
Car si les « HRO » étaient plutôt des approches empiriques, des convictions et des bonnes pratiques plus que des « théories », enthousiasmantes mais fragiles face aux critiques d’experts « sérieux », la « Resilience Engineering » s’appuie sur un corpus théorique et pratique impressionnant.
Pourquoi donc un tel manque de succès, ou de notoriété, au-delà de la petite communauté de spécialistes ?
Les facteurs de résistance qui expliquent la méconnaissance et les oppositions mériteraient sans doute de profondes études en sciences sociales, quand les travaux menés habituellement se concentrent plutôt sur les approches ingénieriales. On tente de convaincre de leur pertinence par la « raison ».
Alors que les facteurs sont très profonds, philosophiques, et donc autant attachés à la culture des peuples qu’aux convictions individuelles. Des lignes de fractures très personnelles, donc, et souvent propres aux oppositions irréductibles, irrationnelles. Des freins très profonds, comme ceux que les neurobiologistes décrivent comme l’aversion au risque ou à l’incertitude, qui relèvent des mécanismes archaïques de survie, mais aussi de variations culturelles (puisque les Français expriment plus de réticences à l’incertitude que d’autres peuples européens, et pas seulement).
Des « changements de paradigme », des changements véritablement « de type 2 », pour le moins.
Contingence et perfection
Évoquons notamment la « contingence », un thème philosophique classique. Pensez-vous que tout ce qui arrive a nécessairement une cause ? Et que pour éviter des effets, il « suffit » d’en prévenir les causes ?… C’est l’éternelle discussion autour du « tragique », qui sépare les traditions, les convictions. Peut-on vivre dans un monde idéal, à l’image de nos espoirs, de nos fantasmes, de nos constructions intellectuelles ? Ou la vie est-elle une confrontation permanente avec l’émergence d’événements imprévus, mais qui stimulent et mettent à l’épreuve la créativité, l’adaptation des peuples et des individus ?
Parlons aussi de « perfection ». Pensez-vous qu’il est possible d’élaborer un système pur, idéal, parfait ? Ou que toutes les réalisations humaines sont affaire d’approximations, aussi parfaites soient-elles, mais jamais complètement. Et qu’il est toujours nécessaire de faire des compromis, des « trade-offs » car les systèmes socio-techniques complexes ne peuvent toujours qu’être imparfaitement appréhendés… Des compromis entre coût et faisabilité, ou entre liberté et sécurité par exemple. Une tension créatrice entre synergies et antagonismes, comme l’explique la sociodynamique.
Apprendre de ses succès
Avez-vous remarqué comment on valorise l’apprentissage par l’erreur, et non par les succès ? Lorsqu’on demande un avis sur une prestation bien réalisée, sur un devoir satisfaisant, qu’elle n’est pas l’habitude de commenter « je n’ai rien à dire »… Et si on disait « c’est bien ! ».
En matière de sécurité industrielle, la « Resilience Engineering » préconise le même saut d’approche et de pratique. Plutôt que de chercher les incidents, on recherche ce qui fonctionne…
On recommande d’apprendre de nos succès aussi, plutôt que de nos échecs : « Comment faire pour que la société garde une ‘mémoire de forme’ du pourquoi elle a réussi ». A l’heure de la culpabilisation généralisée, c’est un programme vertueux et mobilisateur.
Dans le champ managérial, on retrouve cette idée dans la « positive deviance », ou dans les approches liées à la psychologie positive.
Le « putain de facteur humain »
Et puis enfin, parlons de facteurs humains…
Certains considèrent le « facteur humain » comme un « maillon faible »… le facteur humain est inattentif, ne respecte pas les procédures, il est incompétent, parfois de « mauvaise volonté »…. Il doit manger, dormir. Il se pose des questions, alors que les réponses existent, ou que les questions « ne se posent pas ». « Évidemment ». Et il aime à passer du temps avec les autres, au détriment d’une production attendue.
Pour ceux-là, le « facteur humain » est une perturbation à réduire, autant que possible.Pour une « société » sans humains ? En oubliant que, même dans le cas de systèmes numériques s’auto-générant par apprentissage, le code source initial a bien été créé par des hommes, avec toutes leurs faiblesses, leur biais, leurs erreurs…
Ce choix de la défiance, c’est aussi celui de la recherche de « coupables » : les malveillants, mais aussi les maladroits et évidemment les « incapables »… y compris quand le problème est tellement complexe qu’il n’y a pas de solution simple.
Ce réflexe de la défiance, c’est sans doute ce qui explique, au moins en partie, le recours des décideurs publics, élus comme bureaucrates, à des décisions toujours plus contraignantes. De peur qu’on ne les accuse, par voie de justice ou de presse, de n’avoir pu faire « tout ce qui était en leur pouvoir », ils ont recours aux « solutions » les plus rudes. Si le pire est évité, ils pourront en espérer de la reconnaissance. S’il arrive, ils auront fait « tout ce qu’ils pouvaient »… On peut donc difficilement leur reprocher, puisque leurs décisions ne sont pas seulement affaire de convictions, mais de logique de système…
A l’opposé, d’autres croient en l’homme. Tout d’abord parce que nos sociétés sont humaines. Et aussi parce que face à l’imprévu, face au « brouillard de la guerre », le génie humain est le seul levier accessible. Avec des outils physiques et mentaux qu’il aura conçus. Mais aussi avec sa capacité à prendre des décisions dans des contextes qu’aucune procédure n’aura prévus. Parce qu’il aura appris. Individuellement et collectivement. Pas seulement des expertises. Mais une capacité à travailler ensemble, autrement.
Ce n’est pas ce qu’Hubert Reeves décrivait, en souriant, comme le « putain de facteur humain » : « ce sont les raisons pour lesquelles on accepte des choses qui ne sont pas acceptables par un esprit critique capable d’avoir des doutes, capable de chercher à établir une réalité avec toute l’objectivité possible (parce que certains réponses objectives dérangent) ». C’est - et c'était sans doute aucun le souhait d'Hubert Reeves à travers cette formule - , considérer que le facteur humain, c’est précisément celui qui est capable d’esprit critique, de capacité d’adaptation, voire de désobéissance lorsque les arsenaux de règles et de réflexes sont inadaptés à une situation imprévue et qu’il faut penser et agir « autrement ».
Car pour Jean Pariès et les promoteurs de ces nouvelles approches, « ce qu’il faut anticiper, c’est qu’on sera surpris. Ce à quoi il faut se préparer, c’est à ne pas être préparé ».