Publié le 15 Novembre 2020

Sous la pression...

Il existe de nombreux livres consacrés au « nouveau paradigme » de la sécurité, la « Safety II »… (trop peu sont disponibles en langue française). Celui de Gareth Lock a le grand mérite d’être riche en récits inspirants et haletants, qui illustrent très concrètement les principes de ces nouvelles approches. Des récits du monde de la plongée qui passionneront, bien sûr, les praticiens amateurs ou spécialistes, mais aussi tous ceux qui, en ces jours d’un automne si particulier, se sentent eux aussi parfois comme au cœur des profondeurs, dans l’obscurité…

 

Face aux accidents, et dans la prévention de ceux-ci, il existe une multitude d’approches, de pratiques. Mais au-delà des méthodes qui peuvent donner lieu à des débats rudes entre spécialistes, et en particulier entre acteurs du monde académique, on peut résolument considérer qu’il existe en la matière deux « paradigmes », deux visions du monde et des rapports humains.

Le premier est l’approche classique : celle qui pense pouvoir atteindre le « zéro accident », le « zéro risque ». C’est le paradigme de la rationalisation absolue du monde, de la maîtrise de l’homme sur le monde qui l’entoure.

Cette vision s’appuie sur des procédures toujours plus nombreuses, plus détaillées, et sur leur mise en œuvre toujours plus rigoureuse. Sur la recherche de « coupables », aussi. Car les accidents seraient toujours causés par une « erreur humaine ». On contraint donc les hommes. On les exclut aussi, autant que possible (en oubliant au passage que les systèmes, même « auto-apprenants » sont toujours créés, à un moment donné, par des hommes, avec leurs biais, leurs faiblesses, leurs erreurs »…). Dans ce référentiel, le « facteur humain » est une menace…

Alors, bien sûr, cette recherche permanente de l’exigence et de la sécurité, et ses résultats dans de nombreux domaines d’activité, témoigne de la puissance de nos cultures d’ingénieurs. Ces savoirs et cette rigueur ont permis le développement de nos sociétés industrielles, il ne faut pas l’oublier. Mais en matière de sécurité, et lorsqu’il s’agit d’appréhender les systèmes ultra-complexes de notre modernité socio-technique, cette approche rencontre des limites, qu’il faut accepter. C’est une affaire de modestie, quand l’hubris demeure le moteur important de nombreux décideurs.

 

Safety I / Safety II

L’autre paradigme s’est développé, dans le monde de la sécurité et depuis la fin des années 80, avec les HRO (High reliability organizations) et la Resilience Engineering. On pourra se référer, pour en découvrir quelques illustrations, aux livres de Christian Morel sur les « erreurs absurdes ».

La faiblesse perçue de ces approches, en particulier face aux approches rigoureuses des ingénieurs et de notre société du « risque zéro » et de la procédure pénale appliquée aux accidents, est de s’appuyer sur des approches jugées « sociologiques »… Des sciences « molles » contre les habituelles science « dures ». Quand il s’agit de générer des changements radicaux dans des univers industriels ou réglementaires, c’est partir avec un sacré handicap…

Et en effet, elles peuvent être ainsi qualifiées, puisqu’elles intègrent le facteur humain, avec ses biais, ses émotions…Mais pour prendre en compte, au regard d’accidents majeurs, les enjeux de nos systèmes socio-techniques complexes.

On remarquera que ces années sont aussi celles de l’émergence, dans de nombreux des théories du « chaos » et de la « complexité »… Une convergence des approches, ou au moins des centres d’intérêt.

Et si les HRO étaient des approches modestes, mettant notamment en avant la nécessité de mieux communiquer, de mieux travailler ensemble, de se doter de moyens redondants aussi plutôt que de rechercher des organisations « maigres » (« lean »), la Resilience Engineering a proposé des approches d’ingénieurs, a priori plus rassurantes pour des contextes d’actions habitués à plus de rationalité.

Et cette nouvelle approche, la « Safety-II », a convaincu des professionnels dans des domaines dans lesquels la sécurité n’est pas seulement affaire de performances, mais de vie et de mort : la sécurité nucléaire, les pompiers, les plateformes pétrolières, les opérations militaires sous-marines…

Et c’est un attrait de ce livre que d’être écrit par un praticien des risques réels. Ancien militaire, plongeur professionnel… Ce ne sont donc pas seulement des théories académiques, même appuyées d’exemples que certains pourraient juger biaisés, devant la difficulté d’accepter le changement de paradigme proposé. Là, ce sont des histoires vécues, racontées minute par minute, avec un vrai talent de « storytelling ».

Il contribue donc, en présentant nombre de concepts clés, à convaincre par l’exemple de tout l’intérêt du nouveau paradigme de la sécurité – et donc de la gestion des risques.

Les plongeurs amateurs ou professionnels se délecteront. Les autres frissonneront à la lecture des nombreux cas d’étude dans lesquels on se prend à être en compagnie des plongeurs, dans les profondeurs obscures. Obscurités réelles, mais bien sûr transposables aux obscurités plus cognitives auxquelles l’arrivée de l’hiver – mais pas seulement…- nous confronte.

 

Sully, ou la limite de toute procédure en situation périlleuse

Le livre commence par rappeler l’épisode de « Sully » : la gestion de la défaillance des deux moteurs d’un Airbus juste après son décollage de NewYork, en 2009…

Si vous n’avez pas vu le film avec Tom Hanks, n’attendez pas, c’est une formidable illustration de « l’enfer des procédures », de l’importance du facteur humain.

Comme le rappelle Gareth Lock, « le problème des checklists (et des procédures), c’est qu’elles ne correspondent pas aux situations auxquelles les équipages et les opérateurs doivent faire face »…

Car pour faire face à la situation, Sully fit appel bien sûr à ses compétences techniques, celles d’un pilote très expérimenté, mais aussi – et surtout – à ses compétences « non techniques » : évaluation de la situation, prise de décision, communication avec tous, assurance mais aussi reconnaissance des faiblesses de chacun, sous le stress des événements.

Des compétences « non techniques » (ou soft skills) que l’on retrouvera tout au long du livre, et qui manque naturellement aux approches « techniciennes » (ou « bureaucratiques »).

Et ce film est aussi une illustration des questions posées par la « Just Culture » (un des thèmes de la Safety II) car, malgré l’issue heureuse de l’accident (aucun mort, quelques blessés légers), Sully dut faire face à une procédure judiciaire – car ses décisions avaient conduit à la perte de l’avion…

 

Le biais retrospectif

Le « Hindsight bias » est un des concepts clés à retenir dans ces nouvelles approches.

Beaucoup d’accidents (et, plus largement, d’événements passés) sont analysés à la lumière des connaissances actuelles. « Ils auraient du savoir »…

C’est un biais psychologique très répandu, ne croyez-vous pas ? Auquel nous cédons sans doute souvent, par réflexe. Mais que nous pouvons réprimer, avec plus ou moins de facilité. C’est aussi un biais organisationnel… car pour des raisons diverses, autant de responsabilité financière autant que d’autorité et de stabilité institutionnelle, il est plus simple de chercher une responsabilité et mieux, une culpabilité, que d’admettre que le système n’était pas infaillible. Ou mieux, que s’il n’était pas infaillible, c’est que ses concepteurs doivent être considérés comme coupables…

Quand la Safety I considère qu’on ne doit pas échouer, la Safety II accepte l’échec et l’accident, mais recherche les moyens « d’échouer en sécurité » - « to fail safely ».

Et on est là, évidemment, au cœur du concept de « résilience », un mot tant évoqué depuis des mois…

Car la Safety I recherche la « résistance ». Elle monte des murs, toujours plus hauts, toujours plus résistants… Mais se retrouve naturellement débordée lorsque la « vague » est plus haute, plus puissante, ou qu’elle s’infiltre dans les branches, ou contourne les lignes Maginot…

Tandis que la Safety II recherche à préserver la pérennité du système, y compris lorsqu’il est submergé ; la vie après l’accident ; la résilience.

 

Le pilier ou le réseau ?

Dans le paradigme de la « nouvelle sécurité », l’enjeu est donc moins de résister au danger – en considérant qu’il existera toujours un danger plus « fort » que les défenses – que de concevoir des systèmes permettant de s’adapter après le choc (adaptive capacity building).

Et les cas recueillis par Gareth Lock illustrent ces approches.

Dans le monde de la plongée – qui confronte les pratiquants à un univers hostile, puisque sans oxygène - , tous les éléments « rationnels » sont rassemblés pour garantir la sécurité de tous. Des procédures de qualification professionnelle des acteurs, des règles d’organisation hiérarchiques, des checklists permettant de s’assurer du bon fonctionnement des matériels, une redondance de ces matériels… Et pourtant, vous frémirez à la lecture de ces histoires qui pourraient mériter, pour plus de pédagogie, une reconstitution plus visuelle…

Car malgré ces constituants d’un pilier de sécurité solide, les accidents arrivent… Et dès lors, on voit que les réponses relèvent plus du « toujours plus de la même chose », de l’obstination bureaucratique, que d’une pratique agile, se reposant sur les autres, sur une approche globale.

Et sur une confiance renouvelée en l’homme : car « l’erreur humaine » (quel affreux terme, chargé d’un jugement de valeur a priori), est considérée, dans la Safety-II, non pas comme la cause de la défaillance du système, mais comme le symptôme de dysfonctionnements plus globaux, organisationnels, culturels… Un vrai changement de paradigme, n’est-ce pas ?

Alors, bien sûr, une des réticences à rechercher la cohésion et l’apprentissage des erreurs (des fondamentaux de la « Just Culture ») est la « nécessaire » punition des fautes. C’est une question clé de ces approches, et dont le pivot est la question de l’erreur « délibérée ». Un sujet complexe évidemment pour les organisations…

Mais « l’erreur humaine » est-elle la cause de la défaillance organisationnelle ou le symptôme ? Qui condamner ? L’opérateur ou l’organisation ? Et s’il ne fallait condamner personne, mais seulement travailler à ce que le système devienne plus résilient, demain ?

 

Développer sa vision périphérique

Un terme traditionnellement employé par la « Safety II » est la « situational awareness »… ou la conscience des situations… En lisant ces mots, le rationaliste classique peut, on le sent bien, avoir un haut le cœur…

Voilà encore des approches particulièrement molles… la conscience élargie, la conscience globale… Tout ça a du être inventé dans les années 80-90 par des anciens des années 70… hippies au cerveau abimé par des expériences chimiques… Ou en tous cas par des « psychologues », pas par des ingénieurs (ce qui est vrai, en tous cas pour l’origine du concept chez les psychologues).

Alors, proposons une alternative. Et par exemple, l’adoption d’une des recommandations des soldats au combat : développer sa vision périphérique à la fois pour identifier des menaces inattendues, et ne pas susciter l’attention de l’ennemi, et donc accroître le danger… C’est mieux ?

Quelque soit le terme retenu, il s’agit en tous cas de ne pas se focaliser sur le danger immédiat mais d’élargir, « en même temps », ses perceptions, de considérer les autres conséquences de décisions prises dans l’urgence, dans le silo. De reconnaître que, sous stress, on réagit selon des biais connus, avec des faiblesses. Et de se contraindre, malgré la menace qui obsède, gérer la crise globalement : pas comme une urgence, qui ne dure que quelques minutes ou quelques jours, mais comme une crise, qui s’établit dans la durée.

Gérer une urgence peut en effet justifier un management directif, ponctuel, qui détruit inévitablement la cohésion et la confiance. Gérer une crise nécessite un travail collectif, une cohésion sociale pérenne, fondé sur la confiance. Entre les deux, il faut choisir, et l’échelle du temps est un paramètre clé dans cette décision complexe.

 

Accepter l’incertitude

Pour prendre des décisions en situation de danger immédiat, plusieurs pistes sont proposées par les approches de la Safety II et le livre de Gareth Lock.

L’une d’entre elles est l’acceptation des incertitudes. Le risque ne doit pas toujours être pris comme un calcul, même compliqué. Car on ne mesure que ce que l’on connaît. Ce qui n’est pas le cas, par définition, des situations complexes, et de l’émergence de situations imprévisibles, par nature ou par combinaison de facteurs agrégés (un plus un fait parfois autre chose que deux…)

Face au risque, on peut prendre des décisions « logiques » basées sur les statistiques. Face à l’incertain, dans lequel certains risques sont inconnus, on ne peut se fier qu’à son intuition – un concept qui repose aussi sur l’expérience personnelle et l’apprentissage – des compétences « molles ».

Alors, ce qui est terrible, mais humain, c’est qu’on cherche toujours à se rassurer avec les chiffres… qui nous donnent des « certitudes », y compris lorsque la situation est complexe, et donc incertaine.

C’est le paradoxe de la dinde de Noël… A chaque jour qui passe, la probabilité que le fermier la nourrisse s’accroit, puisqu’il le fait tous les jours… Et c’est lorsque la probabilité est la plus élevée de la série statistique considérée (elle a été nourrie 99 jours sur 100) que le soir de Noël arrive…

 

Recourir à l’intuition ?

La perception du risque n’est donc pas qu’affaire de chiffres, c’est aussi une affaire d’expérience, d’environnement, d’émotions…

Dès lors, le recours aux travaux de Gary Klein, et à sa « prise de décision naturelle », est bienvenue dans le livre. Et ceci d’autant que, jusqu’à ce jour, cette approche n’était pas encore prise formellement en compte dans les travaux de la Resilience Engineering. Jusqu’à ce jour, puisque l’association qui fait vivre la Safety II a consacré un « webinar » en ce début novembre à ces approches croisées…

Le recours à l’intuition est plus complexe qu’il n’y paraît.

Car l’intuition est nourrie de l’expérience – et on le sait aussi dans le « drill » militaire -, qui permet de s’orienter « automatiquement » entre plusieurs scénarios dont on connaît, si ce n’est l’issue, au moins les quelques « coups » suivants.

Mais au-delà de l’intuition, lorsqu’on est dans l’imprévisible d’une situation complexe, il faut savoir aussi s’inspirer du « système 2 » de Daniel Kahneman, en prenant notamment le temps de développer un esprit critique collectif. La force du collectif, de l’esprit d’équipe plutôt que le « leadership » autoritaire, ou l’action bureaucratique… L’esprit d’équipe et la confiance plutôt que cette culture de l’imposition et de la défiance systématique qui, dit-on, caractérise le monde de « l’Absurdistan »…

Accepter d’avoir recours à cette « intuition », c’est aussi reconnaître toutes ses limites en situation de stress majeur ou tout simplement, et s’y préparer.

Un exemple ? Répondez vite à la question : « si une balle et une batte valent 11 euros, et que la batte vaut 10 euros de plus que la balle, quel est le prix de la balle ? » Puis vérifiez… il est fort probable que vos réflexes mentaux aient pris le dessus…

Et sous stress, Daniel Kahneman rappelle que « ce que vous voyez est tout ce qui importe » (« What you see is all there is »).

Alors, en situation d’incident de plongée comme au cœur des événements critiques que nous connaissons, de nombreux biais s’imposent à notre pensée « rationnelle », et notamment : une vision limitée de l’environnement, le danger possible imminent, une complexité due à des facteurs techniques et des facteurs humains… la peur…

Si on vous posait la même question sous une menace immédiate, que répondriez-vous ?

 

La sécurité psychologique aussi

Face à ces contraintes, les « rationalistes » de la Safety I et les partisans de la bureaucratie infaillible recommandent de « retrouver ses esprits »… c’est parfois possible.

Quand les praticiens de la Safety II recommandent de faire appel au collectif, à l’esprit d’équipe.

Car nous sommes tous soumis – et y compris les « meilleurs d’entre nous » - aux émotions, parfois refoulées mais toujours influentes. Dès lors, la seule régulation possible est celle du collectif. A condition que ce « collectif » puisse prendre la parole librement. C’est ce qui se trouve au cœur des approches de la sécurité psychologique (« psychological safety »).

La sécurité psychologique, c’est la possibilité de parler librement. C’est donc aussi le sentiment de faire vraiment partie d’une équipe, dont on attend plus de solidarité et d’écoute que de menaces ou de contraintes. Car la peur nuit à la capacité d’analyse des situations, de perception et de prise de décision. Elle empêche aussi la prise de parole, dès lors qu’elle constitue une prise de risque, au moins morale.

L’enjeu de créer de la sécurité psychologique dans une équipe est donc crucial pour affronter des situations de crise.

Comment imaginer alors l’efficacité de la gestion d’une crise brutale par une équipe dans laquelle la confiance n’existe pas, et dont les membres sont mus soit par la compétition, soit par le contrôle, la peur, la verticalité ? Dans un contexte de concurrence (électorale par exemple) et sous la menace de poursuites judiciaires, ou au moins d’orgueil écorné médiatiquement par exemple, la question de la confiance collective peut se poser.

Mais quand il s’agit de vie et de mort en opérations, pour soi et pour les autres, c’est une condition de succès indispensable, qui dépasse les égos.

 

Un des bénéfices de la sécurité psychologique est la qualité de la communication, des échanges. On parle, et on écoute. Interviennent là d’autres facteurs. Le verbal, bien sûr, avec la nécessaire explicitation de l’intention, des ressentis, au-delà des barrières de langage, de culture. Le non-verbal également – et les contraintes du « travail à distance » mettent cette question au cœur de l’actualité.

Le passé aussi. Si les relations sont mauvaises ou la confiance a été rompue, la qualité de la communication, y compris bien sûr en situation de crise, ne sera pas de bonne qualité. Si vous avez le temps de reconstruire la confiance, c’est un préalable. Mais en situation d’urgence, vous pouvez ne pas être, pour ces raisons, le bon messager – et il faut alors considérer la nécessité de « passer la main ».

Proche de la « sécurité psychologique », le livre évoque aussi les effets des gradients d’autorité… et là encore de l’importance de pouvoir parler. On retrouve ici  les inconvénients du pouvoir « sur » (l’approche bureaucratique wébérienne), alors qu’il faut penser « pouvoir avec » (l’approche d’Hanna Arendt). Il y a donc évidemment un chapitre dédié au « leadership », mais associé à un « followership » très original – même si la référence à Arendt manque ici, car ses réflexions sur le pouvoir, les « leaders » et les « suiveurs » est fondatrice. Sachant que le « followership » se traduit aussi par la capacité à prendre la parole, pour améliorer la performance et la sécurité collectives.

En tous cas, Lock propose une très belle formule sur le leadership : « le leadership, ce n’est pas d’être ‘en charge de’… C’est de prendre soin de ceux qui sont ‘en charge de’, de les développer et de les motiver d’une façon qui réponde aux besoins des membres de l’équipe, pour leur permettre d’atteindre les objectifs de l’équipe ».

 

S’appuyer sur ce qui fonctionne, et sur ceux qui y contribuent

Au cœur de la Resilience engineering, il y a le « débriefing », le « retour sur expérience », REX ou RETEX des opérations militaires. Mais ce débriefing n’est pas la recherche exclusive de ce qui n’a pas fonctionné comme prévu…

Là encore, nous avons des biais…

L’évolution humaine nous a poussé, depuis des millénaires, à nous concentrer sur ce qui ne fonctionnait pas, pour prévenir d’autres accidents. Au quotidien, d’ailleurs, ne répondez-vous jamais « je n’ai rien à dire » quand on vous demande ce que vous avez pensé de l’exécution parfaite d’un exercice, ou d’un morceau de piano, d’un mouvement de danse, d’un de vos enfants ? Et évidemment aussi dans le monde professionnel.

Alors que vous pourriez répondre (et peut-être le faites-vous) « c’était parfait ! », ou même « ce moment-là était très bien réalisé ».

Car en recherchant uniquement les défaillances, on n’apprend pas de ce qui a bien fonctionné – et qui pourtant est essentiel dans une démarche de « résilience » -. Et on place l’autre dans une situation d’accusation, de défiance et de peur… qui ne contribue pas non plus à la résilience collective.

Et ceci d’autant que, dans le paradigme de la Safety I – l’application des règles plutôt que la résilience, on privilégie toujours la contention, l’imposition – toujours plus de la même chose – plutôt que l’extension, apprendre aussi ce qui marche, et s’appuyer sur celles et ceux qui contribuent à l’objectif partagé.

Enfin, la mobilisation du collectif – et son adhésion à un projet commun - ne peut jamais se faire au moyen d’une procédure trop détaillée, mais seulement autour d’un objectif partagé (de sécurité, dans ce cas précis). Plus on détaille, plus les « détails » sont susceptibles d’être remis en cause, parce qu’inadaptés, ou infantilisants et donc irrespectueux… C’est ce qu’on appelle, dans les méthodes de conduite de changements complexes, les « minspecs », les spécifications minimales… Toute ressemblance avec une situation actuelle serait bien entendu totalement fortuite.

 

 

Au moment de conclure, une mise en garde enfin : lorsque vous aurez gouté à ces nouvelles approches, vous ne pourrez peut-être plus vous en passer… et votre regard sur la gestion des crises s’en trouvera, selon votre point de départ initial, soit conforté, soit radicalement changé. Vous aurez basculé dans le « nouveau paradigme »…

Vous trouverez dans l’ouvrage de Gareth Lock, et à chaque chapitre, les références de nombreux livres qui font autorité dans le domaine, dans un style académique ou plus narratif, et qui permettront à ceux qui le souhaitent de prolonger leur « plongée » dans ces nouvelles approches…

Et puis il y a une autre façon de prolonger cette lecture : en parler ensemble ! N’hésitez pas…

 

 

Gareth Lock, « Under pressure »

The Human Diver, 2019

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Rédigé par Kaqi

Publié dans #Lectures, #Management

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Publié le 11 Novembre 2020

Un dilemme social, vraiment ? Ou une question de relations ?

Avez-vous déjà visionné le documentaire de Netflix « Derrière nos écrans de fumée », dont le titre original est « The social dilemma » ?

Dans le contexte de l’assignation collective à domicile que beaucoup vivent aujourd’hui (à tort ou à raison, la question n’est pas là), il prend une saveur supplémentaire. Celle du pouvoir… celui des organisations, et celui des individus.

 

L’objet annoncé du documentaire est l’influence qu’ont les « réseaux sociaux » sur nos vies. Bien monté comme le sont beaucoup de réalisations Netflix, c’est un assemblage savant d’interviews d’anciens de la « tech » californienne, et d’un petit film narrant l’emprise de marchands de « temps de cerveau disponible » sur une famille à laquelle beaucoup peuvent s’identifier… jouer des émotions pour créer de la proximité, de l’adhésion, un bon classique. Beaucoup de savoir-faire donc de la part d’une entreprise conquérante qui acquiert du temps de distraction au détriment des opérateurs classiques, télévisuels notamment.

 

C’est assurément un documentaire à voir, si l’on n’est pas sensible aux complotismes variés, car il peut susciter ou accroître les inquiétudes. Ce dont on peut se passer, en particulier en ce moment.

Car le titre français laisse suggérer que quelqu’un qui tire les ficelles : derrière le miroir, l’écran, le rideau, la fumée, il y a toujours quelqu’un… Et l’usage du terme de « repentis » par les commentateurs pour décrire les ingénieurs et scientifiques qui se livrent, donne le la.

Le titre original semble plus adapté aux éléments que livre le documentaire : un dilemme, deux voies entre lesquelles choisir, avec toutes deux leurs inconvénients. Ça, c’est pour le sens classique… Car le sens philosophique est celui de deux assertions contradictoires qui, pourtant, mènent à la même conclusion…

 

Le cheminement de la petite fiction est celui de la captation de l’attention d’un jeune adulte. Depuis l’attrait de relations amicales ou charnelles, jusqu’à la manipulation politique. Au détriment de ses relations familiales, amicales, de ses études, de sa liberté et peut-être de sa santé. Quelle est la motivation des opérateurs « derrière l’écran » ? Attirer son attention afin de vendre, entre deux informations qu’il désire, des publicités… Le désir, oui, plus que l’intérêt.

D’où le terme de « capitalisme de surveillance » employé dans les interviews présentées comme autant de confessions. Une agrégation de deux termes infâmants : le capitalisme (l’argent), et la surveillance. Le parti est pris.

Quant aux publicités, il s’agit de publicités commerciales, mais politiques aussi, émotionnelles, extrêmes… Dans le contexte de la sortie du film le 9 septembre, au cœur de l’élection américaine, quelle saveur !

 

Avant tout une affaire d’émergence

Pourtant, ce qui ressort de ces 90 minutes est plus intéressant que ces pistes de « coupables habituels ».

La quasi-totalité des interviews témoigne en effet d’un phénomène bien connu, mais détesté de beaucoup : l’émergence. Les conséquences imprédictibles, souvent non voulue, d’une action humaine.

Rien de ce qui n’arrive n’était désiré, tous peuvent en jurer. L’enjeu des plateformes était de faciliter la mise en relation, pour le bien de tous. Des plateformes en effet, il faut le rappeler, et pas seulement des réseaux sociaux : la mise en relation entre des personnes, bien sûr, mais aussi entre des personnes et des informations qui les intéressent (même s’ils ne le savent pas), entre des personnes et des services et des produits dont ils ont besoin (même s’ils l’ignorent). Des produits de loisirs audio-visuels, aussi, bien sûr.

Le succès des talents internationaux regroupés dans les entreprises de la Silicon Valley a permis de créer des algorithmes puissants, dont certains disent qu’ils sont dotés d’une intelligence d’apprentissage. Et qui échapperait donc à leurs « créateurs » (on parle bien sûr de Frankenstein).

La question de l’intelligence artificielle autonome, et du point de singularité, ne fait pas l’objet de consensus entre les spécialistes du domaine. Ne serait-ce que parce qu’il y a un codage initial. Avec ses biais évidemment, volontaires ou involontaires.

Et bien sûr, certains accuseront les « repentis » de mentir pour se protéger. Car il est plus facile de chercher des coupables que d’accepter la complexité de notre monde socio-technique. Il faut que les actions réussissent ou échouent. Pas qu’elles génèrent des résultats inattendus. C’est le sujet éternel de la contingence. De la gestion bureaucratique des décisions aussi, et des procédures liées, dont on ignore volontairement les effets émergents, forcément « pervers » puisqu’ils ne vont pas dans le sens attendu : si le but n’est pas atteint, c’est qu’il y a des coupables, que le pouvoir soumettra…

 

Le temps de cerveau disponible plutôt que le traçage

Le jeu tel qu’il est présenté semble donc être celui de l’affrontement habituel, entre les puissants et les faibles, entre les organisations mercantiles et les citoyens.

Mercantiles en effet, qui peuvent bien sûr accepter des clients publics, politiques, de préférence autoritaires. En usant du cliché de la coupable Silicon Valley, le documentaire et ses commentaires demeurent dans l’épure habituelle. Les pratiques d’influences étatiques, y compris avec les outils numériques, ne sont pas évoquées. Si ce n’est que comme clients de ces marchands de l’attention… On retrouve ici en creux l’apostrophe habituelle : « pourquoi craignez-vous de confier à l’État des données que vous partagez avec Google (ou d’autres) ? »

Pourtant, et tous les témoignages du documentaire sont convergents, tout comme l’est la fiction : peu importent les données, elles ne sont que des briques permettant d’identifier le « bon » produit et les stimuli adéquats pour susciter le désir. Aucun traçage personnalisé, seulement une analyse intermédiaire permettant, in fine, de « profiler » le consommateur : un « persona » (une personne fictive stéréotypée, utilisée dans le marketing moderne) hyper détaillé. Et de capter son « temps de cerveau disponible », voire de « temps de cerveau utilisé par d’autres ». Leur produit, c’est notre attention.

Serait-ce l’usage de nos données par des utilisateurs publics, étatiques, bureaucratiques, naturellement soucieux de mettre en œuvre des « bonnes » décisions, et de « protéger » le collectif contre des « individus » divergents voire antagoniste ?

S’il s’agissait d’aides à la décision publique, pour les adapter par agrégat de tendances, on pourrait le penser. Mais même dans cette hypothèse, les bureaucrates accepteraient-ils de partager la « gouvernance » d’un État « stratège », qui est plus faite de pouvoir que de relations ?

 

La mise en relation avant tout

Et c’est une troisième idée qui émerge du visionnage de ce documentaire.

Ce qui est sous-jacent, y compris dans beaucoup d’analyses et commentaires, est la perception habituelle du « pouvoir » dans nos sociétés. Le pouvoir wébérien, le pouvoir de la domination sur les corps, les cœurs, les esprits… On veut vous contrôler, défendez-vous, détruisez les moyens d’action de ceux qui veulent vous asservir. Y compris en vous informant grâce aux produits d’une plateforme qui, comme les autres, lutte pour capter votre attention (mais aucun « repenti » de Netflix dans le reportage)…

Pourtant, ce dont témoigne le documentaire, c’est le pouvoir incroyable de la relation. Le pouvoir selon Hanna Arendt.

Vous pouvez éteindre votre téléphone, vous pouvez l’enfermer dans une boîte le temps du dîner. Vous pouvez vous protéger et protéger vos enfants de la malveillance des autres, nominative ou anonyme. La poursuivre en justice, exercer votre pouvoir légal. User de votre autorité parentale, ou de votre force de conviction. Tenter de soumettre l’autre.

Pourtant, ce contre quoi vous devrez lutter – et ce qui apparaît comme une résistance impossible, c’est le pouvoir de la relation.

L’envie de votre enfant d’avoir des amis, et l’importance de leur avis. Comme toujours, dans la cour de récréation ou ailleurs. Votre soif de reconnaissance, de signaux positifs, de bienveillance aussi.

De la dopamine, oui… mais celle aussi dont vous bénéficiez quand vous prenez les vôtres dans vos bras, que vous vous voyez, vous vous touchez. Et celle, bien sûr, qui vous manque si cruellement lorsqu’on vous l’interdit. Le documentaire évoque le besoin de recevoir des « like », des « pouces », des « cœurs » et ses effets sur votre moral, et votre biologie – puisqu’il faut trouver des « raisons » scientifiques. Pourtant, on balaie d’un revers de main méprisant ces manques de notre vie quotidienne, quand on peut pourtant mourir d’ennui, d’isolement ou d’une absence du sens de la vie…

 

Au-delà du dilemme

Alors, bien sûr, les plateformes captent notre temps, et pas seulement celui que nous souhaitons consacrer à nos loisirs, ou à une absence d’activité, à un bienvenu ennui… Mais ce ne sont pas les seules.

Il s’agit donc d’une concurrence ouverte pour notre attention – dans laquelle les émotions sont un levier puissant, on le voit tous les jours, on le ressent souvent, en l’acceptant aussi, lorsqu’elles nous font du bien.

Alors, cette lutte pour notre attention est-elle un dilemme ?

Choisir entre l’accès entre des services « sur mesure », mais avec des tentations non désirées, ou le retour à une « consommation » maîtrisée, libérée des plateformes ? Sachant qu’il y aura, de toutes façons, d’autres influences bien sûr. Puisque le commerce des biens et des idées devra se faire par d’autres moyens. La version « habituelle » du dilemme…

Ou accepter que l’influence des plateformes est inéluctable, et néfaste, que l’on veuille s’y asservir ou s’en libérer. Le dilemme « classique ».

Quelque soit la version du dilemme, il est pourtant possible de sortir de cette impasse affirmée, et donc qu’on ne pourrait qu’accepter, à condition d’effectuer un recadrage conceptuel.

 

User de nos degrés de liberté

Ce recadrage peut se traduire de différentes façons, de la plus conceptuelle à la plus pratique.

Sortir de la logique habituelles (vrai ou faux) pour avoir recours aux logiques non binaires, qui acceptent l’émergence, l’imprévu. Il ne s’agit pas de gagner ou de perdre dans une lutte frontale, d’avoir raison ou tort. Mais de faire autrement. Avec ce qui n’était pas programmé, prévu.

Penser le complexe (qui est autre chose que le « compliqué ») et agir en conséquence, avec doigté et incertitude, plutôt que de façon bureaucratique, certaine. D’être humble plutôt que de céder à l’hubris. Être prêt à ne pas être prêt.

Considérer le pouvoir comme une relation plutôt que comme une domination. Et donc prêter attention à l’autre. Sans naïveté mais avec plus de crédit d’intention que de procès d’intention.

Penser sociodynamique plutôt qu’exécution et déploiement, en recherchant des degrés de liberté, des nouveaux terrains de jeu, plutôt que de chercher à soumettre l’autre ou à le détruire. Penser extension et alliances plutôt que contention et soumission.

Et très concrètement, en ce qui concerne nos relations, qu’elles soient amicales ou commerciales, et le temps qu’on y consacre, ou dont on dispose : considérer que si vos amis, vos enfants, vos clients recherchent sur les plateformes des relations et y consacrent plus d’énergie, de temps et de moyens qu’à vous, c’est que votre « offre » n’est pas assez attractive. Dans les contenus comme dans les modalités.

Accepter donc de se remettre en cause pour s’améliorer plutôt que d’accuser les autres. Être créatifs, libres, imparfaits certes. Plutôt que d’être des spectateurs passifs, grognons, et finalement soumis aux flux, être actifs, engagés. Des individus, radicalement humains.

 

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Rédigé par Kaqi

Publié dans #Management, #Social change, #Transformation 3.0

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Publié le 6 Novembre 2020

Pour gagner : s’adapter ou changer ?  7 leçons d’histoire militaire pour entrepreneurs civils

Les Armées ont, parmi d’autres, l’intérêt d’être à la fois des organisations bureaucratiques puisqu’étatiques, et soumises à la nécessité d’agilité, sous contrainte mortelle, pour les soldats comme pour les États, voire les nations. Praticien et stratège, Michel Goya nous livre quelques clés de compréhension et de réflexion, aussi pour les entrepreneurs civils.

 

Ce livre a déjà plus d’un an puisque paru en août 2019. Mais l’actualité de nos entreprises, entre contraintes réglementaires et sanitaires, enjeux de survie économique et tensions humaines, justifiait bien de consacrer à ce livre riche et inspirant, même un an après, une petite fiche de lecture.

Les observations de Michel Goya se nourrissent de sept cas d’étude qui sont autant de leçons pour les entrepreneurs civils.

 

Un changement de paradigme

Le premier cas est celui de l’armée prussienne, entre 1789 et 1871.

Le désastre d’Iéna, en 1806, est le déclencheur, pour les armées prussiennes, d’un ensemble de transformations qui semblaient nécessaires depuis 40 ans, au regard des changements des armées françaises, mais qui n’avaient pas été engagées. Il ne suffisait pas de « savoir », il fallait « faire ».

Alors bien sûr, il y a des adaptations, au regard des innovations technologiques de la révolution industrielle : et notamment le transport par machines à vapeur, le télégraphe, le fusil à culasse et à arme rayée, les canons Krupp.

Il y a la montée en puissance des armées de conscription. Qui demandent de l’entraînement mais plus encore, une nouvelle forme d’emploi et de commandement – ce qui remet en cause non pas seulement les « managés », mais leurs chefs…

Car il ne s’agit pas de faire « toujours plus de la même chose » : plus de volume, plus de puissance, plus de vitesse… On ne fait pas entrer toujours plus de conscrits dans des procédures connues, on n’envoie pas plus de monde et plus d’acier ou de plomb sur l’adversaire qui sera, lorsqu’on est une petite nation, toujours plus nombreux… On doit faire « autrement ».

Les Prussiens mettront donc en place un corps d’État-Major, qui forme les premiers « technocrates » militaires. Ils élaboreront notamment une doctrine de manœuvre et une doctrine d’emploi de l’artillerie, adaptées aux nouvelles contraintes et opportunités humaines et techniques.

Mais qui dit « technocrate » ne dit pas « bureaucrate ». Car ces spécialistes disposent aussi d’espaces d’échanges et de réflexion, officiels ou non, qui donneront lieu à une véritable « philosophie allemande de la guerre ».

C’est ce que Michel Goya décrit comme une « césure épistémologique » : ce qui permet de « tolérer l’expression d’idées nouvelles dans lesquelles puiser ». Tandis que la France connaîtra, en 1870, une « défaite intellectuelle »… Avec un retour à l’obscurantisme des certitudes et des vieilles habitudes « culturelles » : « là où les Français se jalousent souvent, les Allemands, qui ont une doctrine et des procédures communes, s’épaulent… »

Quelques décennies plus tard, outre-Atlantique, Frédéric Taylor formalisera, pour le monde civil, une « organisation scientifique du travail » qui figera une répartition des rôles, une esquisse de l’homme-machine, qui inspire encore certaines organisations et pratiques. Il n’avait probablement réfléchi qu’aux changements technologiques, et non aux enjeux socio-techniques d’un système complexe…

 

L’accumulation d’innovations locales, à base de confiance civilo-militaire

Selon Michel Goya, l’armée française de 14-18 « mérite d’être réhabilitée », au regard de la « transformation en profondeur » qu’elle a réussi en quelques semaines.

Ce qui frappe, dans le récit érudit du spécialiste de stratégie militaire, c’est que cette transformation est la résultante d’initiatives locales, du jour au lendemain parfois, et au niveau des chefs de corps, « qui commencent par oublier le règlement d’emploi (…) et diversifier leurs missions ». On essaie, on s’adapte, on improvise…

Et Michel Goya de citer Hayek pour qui « dans une société complexe, l’agencement spontané de millions de décisions individuelles conduit à un équilibre plus stable que dans un système centralisé »… Quand un penseur libéral, souvent présenté comme l’apologiste du libre-échange,  apporte la clé d’un enjeu pourtant très souverain…

En dépit de ces degrés de liberté gagnés, reste cependant le « blocage principal », psychologique : celui d’une pensée monolithique, peu technicienne.

Alors, en faisant émerger le sentiment d’une « patrie en danger », la guerre conduit aussi à mélanger les profils : brevetés, non-brevetés, polytechniciens, saint-cyriens… mais aussi des civils. Et lorsqu’ils ne sont pas seulement considérés comme des conscrits, forcément moins compétents militairement que les professionnels, mais acceptés avec leurs expériences et compétences propres, ces entrepreneurs, véritables « marginaux sécants » entre les armées et l’industrie, créent, avec la confiance que leur accordent des grands chefs militaires, des « laboratoires tactiques où ils expérimentent leurs idées ».

Puis l’État, plutôt que de monopoliser la production, fait appel aux sociétés privées organisées en « groupes de fabrication », leur passe des commandes trimestrielles et organise la fourniture de matières premières et de main d’œuvre.

Tous ces changements, mais aussi le désastre de l’offensive Nivelle, il faut le noter, conduisent à l’adoption d’un nouveau corpus doctrinal, adopté entre mai 1917 et juillet 1918. Un « changement de paradigme », conforme à la description de Kuhn des « révolutions scientifiques » : lorsque la masse critique du « nouveau paradigme » dépasse celle de l’ancien, on « bascule », et ceci d’autant qu’un « accident » démontre l’inefficacité de l’ancien modèle… Cela vous inspire-t-il ?

 

Savoir fermer dignement la porte

Une transformation, c’est parfois aussi l’acceptation d’une fin. Lorsqu’on sait s’inscrire dans une vision cohérente qui nous dépasse, et à laquelle on ne contribue plus vraiment efficacement.

Tout au long de la première moitié du XXe siècle, la Royal Navy de l’Empire britannique démontre, en faisant face aux défis des deux guerres mondiales, une grande capacité d’adaptation.

La course aux innovations technologiques issues de la révolution industrielle conduit à une « montée en gamme » extrêmement coûteuse : navires à vapeur, cuirassés, dreadnoughts, obus explosifs, torpilles et mines magnétiques, sous-marins, aéronefs et porte-aéronefs, sonars et radars, opérations amphibies… A la fois des opportunités à saisir et des risques dont il faut se prémunir.

Et la course se poursuit au travers de deux guerres mondiales, terribles accélérateurs de changements sous contraintes multiples. Dont l’affectation de ressources financières nécessairement limitées.

La multiplicité des innovations et des dépassements que Michel Goya nous narre est passionnante et suscite l’admiration. « La Seconde Guerre mondiale est une des plus belles pages de l’histoire de la Royal Navy ». En effet… Mais « après un effort considérable et épuisant, la Royal Navy de 1945 est sur le papier à nouveau une très puissante organisation militaire, que l’on ne peut plus entretenir économiquement et dont la mission première, la défense de l’Empire, est dépassée ».

Elle a magnifiquement rempli sa mission. Mais lorsque la mission n’est plus, il faut parfois savoir tourner la page…

 

La montée incontrôlée aux extrêmes, et l’échec qui s’en suit

Le quatrième cas d’étude présenté par Michel Goya est celui du « Bomber Command » britannique et des US Air Forces américaines, qui ont largué « 2,5 millions de tonnes de bombes sur l’Allemagne, ses alliés et l’Europe occupée ». Soit « environ 300 bombes atomiques du type de celle lancée sur Hiroshima ». Des destructions phénoménales chez les civils, mais aussi parmi les combattants, et dans une proportion analogue de part et d’autre.

Ce qui est le plus fascinant, et le plus inspirant sans doute pour les organisations civiles, c’est l’enchaînement des décisions et des actions, dans une logique incontrôlée de « montée aux extrêmes ».

Car comme le rappelle Michel Goya : « rien de tout cela n’avait pourtant été prévu ».

S’il y a des évolutions des organisations militaires concernées, elles semblent plus le fait de réactions, du déroulement de logiques établies, plutôt que de décisions autonomes et assumées : « pour espérer obtenir la victoire par les airs, il fallut investir dans des moyens d’autant plus colossaux que l’adversaire s’obstinait à y répondre par un engagement tout aussi important »… Toujours plus de la même chose (plus d’avions, plus d’hommes, plus de bombes…), en dépit des mauvais résultats opérationnels, des pertes considérables de part et d’autre, des évolutions techniques, et des luttes d’influence entre coteries, … « Jusqu’à l’effondrement allemand et au triomphe honteux des Alliés ».

On présente souvent cette campagne de bombardement comme un levier de guerre « psychologique » : briser le moral de la population allemande pour obtenir l’effondrement politique. Mais « d’une manière générale, non seulement l’économie de guerre allemande n’est pas brisée, mais la population, pourtant accablée, ne se révolte pas. Elle fait preuve d’une résilience inattendue ».

Une illustration peut-être féconde des limites de l’acharnement organisationnel, et en particulier quand les bureaucraties veulent investir le champ de la psychologie collective… ou ce qu’on appelle désormais « l’ingénierie sociale ».

Et de la nécessité, pour toute stratégie qui rencontre des résultats décevants ou se heurte à des obstacles conséquents, de ne plus céder, par habitude ou orgueil, à l’accroissement infini des moyens, mais d’oser envisager le renoncement, sous peine d’obtenir des effets inattendus, et peut-être non désirés.

 

Le syndrome de la pie…

La course aux armements nucléaires est le cinquième exemple choisi par Michel Goya pour illustrer les changements décidés ou subis par les armées, et les forces politiques qui les gouvernent.

C’est assurément le chapitre dont les leçons sont les plus difficiles à transposer dans le monde civil. Car le résultat des affrontements nucléaires envisagés après la fin de la deuxième guerre mondiale est vite passé de la notion de victoire sur l’adversaire à celle de l’anéantissement mutuel… que ce soit par recours à une doctrine assumée, ou par un inévitable enchaînement, une nouvelle montée aux extrêmes, terriblement mécanique et donc incontrôlable…

Et le monde de l’entreprise n’est pas celui de l’annihilation de l’autre. C’est d’ailleurs pourquoi, plus que le jeu d’échec, l’analogie du jeu de go est plus féconde lorsqu’on s’intéresse aux jeux stratégiques appliqués à l’entreprise : on ne tue pas l’autre, on est plus libre que lui…

Comme les autres, ce chapitre est finement documenté, agréablement écrit, et il parle autant aux civils qui ont effectué leur service militaire en sachant qu’en cas de conflit, ils auraient, statistiquement, entre 3 et 10 minutes de durée de vie avant la frappe nucléaire sur leur régiment, leur base aérienne ou leur bâtiment de combat, qu’à ceux qui voudraient en savoir plus sur ces années de « guerre froide »…

Et ceci d’autant qu’à la fin, il révèle une pépite, transposable dans le monde civil. Celui que la sociodynamique appelle le « syndrome de la pie ». Durant presque cinquante ans, les regards ont été attirés par cette course effrayante, ce management par la peur mutuelle, menace réelle ou artifice… pendant que, « à l’ombre de la peur nucléaire », les victimes de la guerre froide se comptaient par millions et les soldats morts en opérations par centaine de milliers, et que la guerre se transformait radicalement… Le syndrome de la pie, dont l’attention est avant tout attirée par ce qui brille…

 

Le monopole face au marché libre

Les transpositions de la guérilla et de la contre-insurrection au monde de l’entreprise sont toujours fécondes. On trouve en effet dans les méthodes « agiles » mises en œuvre par les armées pour faire face à des menaces multiformes, asymétriques et irrégulières, de nombreuses sources d’inspiration pour la conduite des opérations civiles. Ainsi les groupes « Jedburgh », par exemple (on pourra se référer très utilement et agréablement au livre d’Elie Tenenbaum, « Partisans et centurions », sur ce même thème). Ou à l’ouvrage de référence de David Galula.

Dans ce livre consacré aux adaptations des organisations militaires, Michel Goya fait le choix d’évoquer ces contextes particuliers dans le cas de l’armée française engagée dans la guerre d’Algérie… Sans doute parce que c’est une référence pour tous les spécialistes de ce type de conflits : « le modèle le plus abouti de lutte contre une guérilla moderne » (et d’ailleurs, un point d’inspiration clé pour David Galula).

Et pourtant, malgré cette référence qui se devrait être source de fierté, « à l’issue du conflit, l’armée française est une organisation traumatisée ».

Quelles leçons tirer alors de cette situation a priori paradoxale, pour des organisations civiles ? Sans doute celle des nécessaires synergies qu’il faut maintenir entre les dirigeants et le « terrain ». Faute de conduire à un échec, au moins perçu, et à une fracture pérenne du corps social. Et donc à la fragilisation, voire à l’inefficacité relative de l’entreprise.

Au regard des clés d’analyse organisationnelle, le paradoxe apparent n’est pas étonnant.

Si l’on se réfère au modèle des « quart champs » de la sociodynamique, le modèle d’organisation du pouvoir politique est « directif », au moins quand il s’agit de ses relations avec son outil militaire (le militaire obéit au politique, il applique les ordres, c’est tout) et, dans certains aspects, « mercenarial », quand il s’agit en particulier de chercher des « coups politiques » (on saisit l’opportunité de se promouvoir, quitte à nier et changer de cap en cas d’échec).

Contrairement à ce qu’on peut imaginer, le modèle d’organisation classique du monde des guerriers est moins celui du monde mécanique et directif, de l’obéissance aveugle, que celui de la « tribu », dans laquelle on s’engage dans l’action aussi, et peut-être surtout, par fidélité à un corps social : ses camarades de combat, son chef de corps, sa patrie, par naissance ou par fidélité, son code de conduite, ses valeurs.

Un des grands intérêts de la description faite du conflit par Michel Goya est qu’elle permet d’illustrer le caractère « holomorphique » d’une organisation, y compris militaire : « pour obtenir la rapidité et la souplesse nécessaires, le général Vanuxem donne aux commandants des régiments de parachutistes, dont les postes de commandement à terre ou en l’air ont accès à tous les réseaux, la possibilité de prendre le « contrôle opérationnel » de toutes les unités qu’ils souhaitent et sans considération de hiérarchie ». Des objectifs partagés, des valeurs communes, mais une organisation décentralisée, responsable, pleinement mobilisée… Et efficace. Le modèle holomorphique, qui concilie sens partagé et appropriation locale, avec des réglages sensibles, délicats. Le pilotage fin, face au « brouillard de la guerre ».

A la fin de la guerre d’Algérie, les militaires ont gagné le combat. Mais l’échelon politique, dont les quart-champs de référence ignorent l’appartenance collective, trop centralisés et incohérents à la fois, s’est heurté à un adversaire plus solide idéologiquement et plus mobile politiquement. Il a perdu. Et donc tous ont perdu. Disjonction organisationnelle majeure. Et culturelle aussi.

 

Être prêts à ne pas être prêts ?

Le dernier chapitre du livre est consacré à un ensemble particulièrement riche de transformations, puisqu’il s’agit de l’évolution de l’US Army de 1945 à 2003…

Entre course aux armements nucléaires et prolongements possibles de l’affrontement blindé sur le champ de bataille européen, opérations de contre-insurrection au Vietnam et ailleurs, interventions en Irak, Afghanistan, opérations de maintien de la paix et « révolution dans les affaires militaires », la liste des « changements » vécus, décidés ou subis, est au moins aussi riche que celle d’un projet de « big bang » d’entreprise…

« Organisation géante en nécessite d’adaptation permanente », les tribulations de l’US Army sont donc potentiellement des sources précieuses d’inspiration pour les dirigeants de grandes entreprises, qui pourront y trouver des parallèles nombreux. Concurrence entre entités, luttes d’egos, âpres batailles pour des ressources financières évidemment limitées, modes managériales et changements organisationnels… Ca, c’est pour l’interne… Adaptation à une concurrence agile et imprévisible, facteurs externes contraignants, lourdeur des processus d’adaptation et d’innovation, bureaucratie, interactions politiques… Ca, c’est pour faire face à l’externe…

En dépit de tous ces changements, deux constantes apparaissent :

  • L’US Army reste attachée à une constante « culturelle » : elle privilégie, malgré les circonstances et les années, « la recherche de la destruction totale de la force armée ennemie aux subtilités de l’action au milieu des populations » ;
  •  Et, depuis 1945, « l’US Army n’a jamais mené la guerre contre les ennemis qu’elle anticipait ou de la manière qu’elle imaginait, à l’exception de l’invasion de l’Irak en 2003 ».

 

Ces constantes sont aussi deux vraies leçons pour les décideurs civils :

  • quelques soient les transformations de vos entreprises, n’oubliez pas que vous serez toujours sujets à des « constantes culturelles », qu’il est difficile, long et déstabilisant de changer ;
  • et quelque soit le travail sur les stratégies à mener, il est indispensable d’accepter d’être prêts à ne pas être prêts.

 

Sans oublier le retour d’expérience cité par Michel Goya, et qui rappelle les critères de succès cités dans au moins deux autres de ces « leçons militaires à l’usage des décideurs civils » : la marge d’erreur stratégique de l’US Army s’est réduite lorsqu’elle a abordé une « zone d’intérêt intellectuel » plus large que son champ purement tactique, « en faisant appel à des compétences variées, civiles ou militaires, pour croiser les approches ».

S’entourer de compétences variées, accepter de remettre en question ses « paradigmes » habituels, ne pas céder aux mécanismes bureaucratiques ou organisationnels qui annihilent la curiosité et l’esprit critique, et donc la capacité d’adaptation et d’innovation.

Accepter ce que Michel Goya appelle la « Pratique instable ».

 

 

Michel Goya, « S’adapter pour vaincre. Comment les armées évoluent ». Perrin, 2019

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Rédigé par Kaqi

Publié dans #CIMIC, #Management

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Publié le 6 Novembre 2020

Menaces sur la cohésion sociale
Et donc sur la performance collective...


Notre enquête d'octobre sur le "moral des troupes", à la veille du nouveau confinement, témoigne d'une baisse du moral général des salariés et des indépendants, mais surtout d'une modification substantielle de la qualité de leur engagement au travail.
Nous ne travaillons pas que pour la fiche de paie ou la fiche de poste. Nos modes d'engagement sont bien plus riches, et faits d'engagement émotionnel et/ou affectif pour notre entreprise, et nos collègues.
Dans ce contexte anxiogène, et de travail à distance croissant, la relation au travail se "rationalise" et les liens se distendent. A court et moyen terme, la performance collective de nos entreprises est menacée. Car elle est faite d'interactions, de complémentarités, de synergies.
Malgré la crise et l'urgence, et précisément en raison de ce contexte, il est urgent d'agir.
Parlons-en !
#changemanagement #teletravail #conduiteduchangement #mobilisation#RPS #QVT

Votre relation au travail - octobre 2020

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Rédigé par Kaqi

Publié dans #Management, #Social change

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