Il n’y a pas d’organisation idéale… (seulement la nécessité de décider et mieux travailler ensemble)
Publié le 20 Juin 2024
Nombre de mes missions d’appui sont liées à des questions d’organisation… Mettre en œuvre, avec les équipes concernées, une nouvelle organisation « imposée », ou bien faire évoluer, avec elles, l’organisation existante pour mieux répondre aux enjeux du moment…
Car en la matière, il n’y a jamais d’organisation idéale. Seulement des fonctionnements collectifs et des interactions à optimiser.
En dépit des différences entre les deux mondes, ou peut-être pour cette raison, je suis souvent amené à faire des observations croisées entre les dynamiques civiles et militaires.
Alors bien sûr, il y a des différences notables.
Là où un dysfonctionnement « civil » peut conduire à des pertes d’efficacité et/ou de rentabilité certes préjudiciables en termes économiques voire d’emploi, et donc graves pour les individus concernés et leur famille, les conséquences dans un monde dans lequel « la défaite n’est pas une option » sont beaucoup plus dramatiques – des morts, des pertes de liberté, voire la disparition d’un peuple ou d’un modèle de civilisation.
Et c’est pourquoi les pratiques et les évolutions du monde militaire peuvent parfois inspirer le monde civil. Car « qui peut le plus, peut le moins ».
Mais les pratiques du monde civil peuvent également inspirer très utilement un monde militaire confronté en permanence aux évolutions de son environnement, de son contexte, de ses défis. Car la porosité entre les organisations, les contextes d’emploi et les matériels – la fameuse « dualité » - est forte. Et aussi parce que les armées sont de grandes organisations publiques, livrées comme toutes leurs homologues publiques mais aussi privées, aux dérives organisationnelles et fonctionnelles – l’expansion bureaucratique notamment, mais pas seulement.
Sans oublier le cas des organisations à forts enjeux humains (pompiers, nucléaire, aviation, santé…) pour lesquelles un accident dont les conséquences sont non maîtrisées est, là aussi, dramatique.
L’État-Major de Force Interarmées du Ministère des Armées organisait, il y a quelques jours, un séminaire consacré à « l’art opératif », ou plus exactement au niveau « opératif » dans les armées. Un échelon intermédiaire entre le « stratégique » et le « tactique ».
Et derrière le terme « opératif » et les prérogatives allouées aux structures de cet ordre se cachent des enjeux d’efficacité organisationnelle, mais aussi des sujets très humains…
Beaucoup de points communs, donc, avec les organisations civiles.
« C’est qui le chef ? »
C’est, pour les résumer trop succinctement, la question qui m’a frappé dans les échanges – même si elle n’a pas, bien entendu, été formulée ainsi.
En théorie du moins, un état-major est organisé pour faire la synthèse de tous les besoins et, pour reprendre la formule d’un intervenant : « il reçoit des directives et transmet des ordres ».
Le niveau « opératif » est, a priori, celui des « opérations ». Et puisque les théâtres d’opération sont multiples, les forces armées sont organisées pour armer plusieurs « états-majors ». On conçoit donc que le périmètre géographique de chaque état-major opératif est donc assez facilement défini.
Le parallèle avec le monde civil est ici facile pour beaucoup d’entreprises, qui organisent au moins une partie de leur activité en fonction d’une maille territoriale. Celle des emprises de production (des usines, des ateliers, des plateaux de services…) ou d’activités de distribution (des points de vente, ou des zones d’implantation de clients…).
Il s’agit souvent des « régions », sans que celles-ci ne correspondent nécessairement aux découpages administratifs ou étatiques ainsi dénommés. On peut parler, par exemple, de « Grand Ouest », de « EMEA » pour Europe Middle East Africa…
Et, avec cette question territoriale, on touche tout de suite du doigt la question des prérogatives du « chef », en particulier dans les grandes organisations militaires comme civiles – celles que dirigent, par exemple, des « COO » (Chief Operating Officers), ou bien en France, des « Directeurs Généraux », lorsqu’il existe une articulation toujours subtile entre « Président » et « Directeur Général ».
Car au-dessus du niveau « opératif », il existe toujours un autre état-major chargé, pour un périmètre plus vaste (partout où des intérêts français peuvent être menacés et donc défendus, pour les Armées de notre pays ; partout où on fabrique et/ou vend des produits et des services, pour les entreprises).
Et en théorie, on peut se dire que « les grands chefs » ont bien entendu mieux à faire que de s’occuper de « micro-management », et donc à interférer dans les niveaux organisationnels inférieurs. Pourtant, la réalité diffère…Et il n’y a pas, en cette matière comme dans bien d’autres, d’explication mono-causale.
La tentation technologique
Dans le monde militaire comme dans le monde civil, l’omniprésence des technologies de l’information a renforcé la tentation du contrôle à distance.
Car alors que les communications sont instantanées, et en théorie du moins jusqu’au plus près du terrain, la tentation peut être grande de piloter, depuis le plus haut niveau, les actions du « caporal stratégique », pour le meilleur et pour le pire[1].
On se souviendra, par exemple, des images de la « War Room » du Président américain, lors de l’assaut sur la cache d’Oussama Ben Laden. La « révolution dans les affaires militaires » était en effet passée par là, avec la tentation de pouvoir piloter, à distance, l’agent de terrain. Mais en l’occurrence, il s’agissait plus d’observer que de guider…
Car comme le rappelait un des intervenants à la conférence, « la bande passante est souvent limitée ». Et si, dans le monde des entreprises, la connection permanente n’est, en théorie, limitée que par la discipline individuelle voire les contraintes légales liées à la « déconnection »[2], le « brouillard de la guerre » existe toujours sur le champ de bataille. En dépit du « durcissement » et de la nécessaire « résilience ».
Et pour ces raisons comme probablement pour d’autres, la subsidiarité demeure une modalité organisationnelle et pratique importante de l’action militaire. L’essentiel étant de bien s’approprier « l’intention du chef », et de rendre compte autant que possible de la réalisation, pour permettre des actions liées.
Quand on évoque la dimension technologique, on parle aussi, et de plus en plus avec la multiplication des capteurs, de la dimension cognitive de la prise de décision, et de la surcharge liée aux volumes d’information disponibles.
Dans les entreprises comme dans le monde militaire, l’intelligence artificielle est à la fois utilisée et attendue pour faire face à cet écueil. Y compris, pour certains, pour produire des ordres… avec la question brûlante, en particulier dans le monde des conflits armés, de la place de l’homme dans la boucle décisionnelle.
Alors, sans négliger les apports possibles de ces outils d’automatisation et de tri, on se souviendra de la première vague de la « transformation numérique » qui avait conduit, à grand renfort de capteurs, à recueillir des « lacs de données »… Ingrédients indispensables à la numérisation de notre monde. A condition de pouvoir tous les recueillir, les analyser, les catégoriser (les « tagguer ») – et le métier de « data analyst » avait alors connu un essor remarquable, tant dans la reconnaissance que dans les rémunérations… Qu’en est-il désormais de la « jumellisation » de notre monde ?
Sans doute n’y sommes-nous pas encore – indépendamment des questions de fiabilité et de maîtrise de la décision - , puisqu’existent toujours les « directions régionales », et les états-majors opératifs…
Et ne serait-ce que parce que, et encore plus au regard de l’activisme commercial parfois suspect des fournisseurs d’IA, la confiance reste à établir entre l’homme et la machine[3]…
Et la confiance, bordel ?[4]
Cette question de la confiance est centrale dans le choix d’une organisation répondant au mieux aux enjeux du moment. Et au-delà de la relation homme-machine évoquée, en commençant par ce lien entre tous les protagonistes bien humains, au rebours d’une formule malheureuse selon laquelle « la confiance n’exclut pas le contrôle ».
En effet, le contrôle s’exerce « sur ». Alors que la confiance permet de faire « avec ». Le premier est inégal. La seconde est réciproque.
Car si on pense souvent à une relation de confiance « descendante », elle existe en fait dans les deux sens. Puisque pour le subordonné ou à plus forte raison pour le partenaire non lié par des relations hiérarchiques, rendre compte en confiance, et donc en toute transparence, des succès mais aussi des difficultés, c’est attendre non une sanction mais une aide. Cela change tout.
Ne serait-ce que parce que les « erreurs humaines » sont toujours, sauf en cas de faute délibérée, les conséquences de dysfonctionnements organisationnels divers (la formation, les moyens, les fonctionnements,…), et non de la mauvaise volonté des acteurs.
La confiance est sans doute un atout précieux des organisations militaires. Pas seulement un atout intrinsèque, lié aux qualités des femmes et des hommes qui les composent. Mais aussi un atout entretenu.
Il y a tout d’abord la conscience des enjeux spécifiques à ce monde, en particulier dans le contexte des « chocs ». Pour s’assurer du succès d’une mission vitale, pour les soldats engagés et pour les intérêts, voire l’existence de la nation, il faut être efficaces. Et économes de moyens par nature rares. On ne doit donc pas avoir le besoin de s’interroger sur la « motivation » de la décision… Elle n’est pas le fruit des égos, ou des idéologies. En tous cas dans nos démocraties, attentives à la valeur de la vie humaine.
Et puis il y a sans doute aussi, dans ce monde militaire, une dimension collective plus forte qu’ailleurs, et la confiance mutuelle qui en découle.
Une confiance qui repose à la fois sur le sentiment partagé des spécificités du métier de soldat. Et aussi sur des « parcours » institutionnalisés de montée en compétences, et de reconnaissance de celles-ci – avec une légitimité qui s’affirme à la fois grâce aux qualités personnelles, mais aussi (a priori), grâce à ces processus connus. Ainsi qu’avec des vécus en commun, dans des situations hors normes. Depuis la formation initiale jusqu’aux opérations.
Alors bien sûr, on pourra avancer que cette cohésion forte n’est pas seulement un avantage mais qu’elle peut aussi être un frein à l’ouverture, à la prise en compte des synergies du monde extérieur et aux innovations qui peuvent en naître… mais cela est une autre thématique !
Dans les organisations civiles, cette question de la confiance est également centrale, naturellement. Bien sûr, on imagine spontanément que le « sens de la mission » n’est pas aussi prégnant dans le monde civil que dans les contextes militaires. Et pourtant…
Parce que la motivation de chacun ne repose pas seulement sur la « fiche de paie », on trouve dans les entreprises de multiples facteurs d’engagement individuel et collectif, qui garantissent la confiance que l’on peut avoir en l’autre.
C’est pourquoi certaines entreprises font le choix d’organisations très décentralisées : une pratique qui demande donc de la confiance, et du doigté. Et qui ne peut reposer que sur un socle commun solide : celui d’organisations qui privilégient à la fois la cohésion sociale qui nourrit la communauté de destins, et la liberté nécessaire à l’ouverture, l’initiative et l’innovation. Le fameux modèle « holomorphe » que nous décrivons et animons dans les pratiques sociodynamiques.
Un modèle d’organisation adapté au « temps normal » mais aussi aux crises qui durent et qui ne peuvent s’appuyer sur une verticalité qui, inévitablement, s’épuisera et s’enfermera dans une autarcie cognitive dangereuse.
Mais parce que les dérives bureaucratiques de toute organisation, y compris celle dédiée aux conflits armés, et en particulier parce que, loin de l’action immédiate, on peut se sentir « moins concerné », la confiance est indispensable pour permettre aux bonnes volontés de s’exercer pleinement, mais pas suffisante.
C’est pourquoi l’organisation doit appuyer les interactions humaines, pour les rendre lisibles, compréhensibles et, autant que possible, pérennes.
La carte n’est pas le territoire
Même si une opération militaire est a priori placée sous la responsabilité du commandement du « théatre des opérations », pour les multiples raisons évoquées plus haut, il n’en demeure pas moins que le « niveau supérieur » est toujours susceptible d’intervenir, pas seulement pour superviser et pas non plus pour « contrôler ».
Il peut y avoir des raisons de ressources rares : les données satellitaires, par exemple, qui ne peuvent être dédiées à une opération spécifique, mais seulement mutualisées. Et qui dépendent donc d’un commandement tiers, qui nécessite donc un niveau supérieur, de coordination voire d’arbitrage.
Et puis aussi parce qu’on ne peut dissocier le niveau militaire du territoire sur lequel se déroule l’opération.
Les experts et praticiens l’ont rappelé lors de la conférence : une intervention militaire se passe toujours (en tous cas dans notre passé récent), chez « quelqu’un d’autre ». Dès lors apparaît une dimension politique et diplomatique qui est prise en compte par les militaires (avec les « Polad », political advisors, conseillers militaires chargés d’apporter cette connaissance au chef militaire qui ne dispose néanmoins pas de toute autorité en la matière). Une dimension assez différente qui illustre le fait que toute structure « verticale » n’est jamais « pure ».
Car même sur le territoire national, et à moins que plus personne ne vive sur le territoire donné, on peut imaginer que l’influence des « autorités civiles locales » demeure un paramètre incontournable, indépendamment des prérogatives légales, et même si la « survie de la nation » est en jeu.
Les entreprises civiles connaissent aussi, toutes proportions gardées, cette dimension territoriale. En particulier lorsque les entités locales doivent mettre en œuvre des directives imposées par l’organisation globale… Des réductions ou des accroissements d’effectifs liées à des réorganisations qui suscitent des modifications de besoins sur le logement, les commerces, la formation… ; des changements d’horaires qui ont des conséquences sur les mobilités locales…
Traduire, comme leurs homologues militaires, les directives en ordres. Et donc trouver un équilibre soutenable entre cohérence globale, exécution de la stratégie, et réalité de la mise en œuvre… Avec des contraintes légales locales, des influences et des conflits.
Enfin, la dimension territoriale rencontre d’autres limites : la carte des opérations ne décrit pas toujours totalement le « théatre des opérations », au sens géographique.
C’est vrai pour les opérations militaires. Avec des moyens techniques, en particulier aériens, qui peuvent frapper « l’arrière » du front. Mais aussi des modalités, comme la guerre cognitive, qui naturellement dépassent le seul « théatre opératif ».
C’est aussi vrai pour les activités des entreprises. Ne serait-ce que parce que la carte de votre organisation n’est pas nécessairement celle de vos clients, ou de vos fournisseurs. Et qu’il faudra donc organiser des synergies entre les « théatres d’opérations ». Sans oublier, aussi, les enjeux globaux comme par exemple les impacts sur l’image globale d’une entreprise d’un événement pourtant localisé… et qui justifient l’action de l’échelon central, avec ses expertises propres.
C’est notamment pour cela que les organisations « matricielles » existent. Pour apporter des expertises complémentaires, ponctuellement. Ou parce que le « front » n’est pas toujours circonscrit.
De la mutualisation aux organisations matricielles
La « mutualisation » des ressources est fréquente dans les organisations, et souvent critiquée par les partisans des organisations « verticales », ou d’un « leadership » unique. Elle répond pourtant à des nécessités, et a certains avantages.
Prenons un exemple simple : si trois entités ont besoin d’une expertise, l’idéal est naturellement de fournir trois experts – un par entité, et un par « chef ».
Mais des contraintes peuvent apparaître.
Une contrainte financière, qui ne permet pas de recruter trois experts, mais seulement un seul.
Alors, face à cette contrainte, l’organisation peut être tentée de recruter, pour une enveloppe équivalente, trois débutants. Mais l’expertise ne se cumule pas ainsi.
Il peut exister également une contrainte de disponibilité, pour des compétences rares. On a beau payer, on ne trouve pas… Et on ne peut raisonnablement pas découper l’expert en trois…
La mutualisation est alors requise – une même ressource au service de trois entités, et donc de trois chefs…
Le volume du travail d’expertise n’est parfois pas suffisant pour justifier un temps plein. Ce qui, au-delà de la seule rentabilité financière, pose très vite la question de la reconnaissance professionnelle de l’expert. Qui s’ennuiera et partira (puisque la compétence est rare). Ou à qui on sera tenté de confier des tâches annexes – avec souvent le même résultat.
Enfin, se pose aussi l’enjeu collectif de « masse critique » des expertises. En effet, l’expertise individuelle, au risque de s’étioler, ne peut se nourrir que de son appartenance à une dynamique collective. Celle-ci peut être externalisée grâce à des réseaux professionnels d’experts – sous réserve de la confidentialité des échanges possibles. Mais s’il s’agit de résoudre des problématiques complexes, ou de garantir un service permanent, H24 7/7 par exemple, le regroupement d’expertises similaires devient nécessaire.
Et les organisations matricielles prennent alors tout leur sens en formalisant dans les organisations ces « pôles d’expertises » mis au service des entités productrices de biens ou de services, à destination des clients externes de l’organisation.
A titre d’illustration, c’est la logique des « centres d’excellence » de l’OTAN[5] qui imaginent et testent les concepts et forment les personnels aux expertises requises.
Et c’est d’ailleurs la réflexion que semble mener l’État-Major des Armées, et en particulier en ce qui concerne cet échelon « opératif » puisque l’EMFIA, qui organisait cette conférence et avait pris la suite du Commandement pour les opérations interarmées à l’été 2023 [6] [7], pourrait devenir un « Centre expert » à l’été 2024. Ne plus être une « couche de plus » dans un mille-feuilles organisationnel qui peut complexifier la décision et fragiliser l’action, lors de « chocs » qui ne donnent pas le luxe du temps ou de l’indécision, mais assumer sa plus-value d’experts.
Un questionnement clé, à la fois sur le fond (la « rationalité » de la décision), mais aussi sur l’acceptabilité, par les « experts » concernés, et par ceux qui les reconnaitront, ou non, comme tels.
Nombre d’organisations civiles ont aussi fait le choix de ces « centres d’expertises », ou « d’excellence ». Des dénominations qui ont des effets parfois inattendus mais révèlent les tendances de fond du « moral des troupes » d’une organisation. Car si certains sont fiers d’appartenir à ces pôles, d’autres craignent qu’ils soient placés dans un « mouroir », qui finira par être supprimé, faute de plus-value identifiée. Dans le premier cas, on croit à l’avenir. Dans l’autre…
Terminons enfin ce (long[8]) regard porté sur les questions organisationnelles par une question très humaine, comme celle de la confiance. Celle de la responsabilité.
Le chef des opérations, c’est celui qui signe le plan
Il est important de noter que, sur la forme et au-delà des questions de fond, la conférence évoquée a donné lieu à des échanges à fleurets plus ou moins mouchetés entre les intervenants, en activité ou anciens praticiens de ces organisations.
Et derrière l’émotion contenue, on devinait un sentiment noble, source de l’engagement professionnel et personnel spécifique à ceux qui l’exprimaient, mais aussi entretenu par leur pratique des engagements armés. Le sentiment de la responsabilité.
Car on ne peut seulement, en matière d’organisation, en demeurer à la recherche « rationnelle » de l’efficacité. Lorsqu’il s’agit d’une question « technique », la pensée de l’ingénieur, et sa capacité à résoudre des problèmes complexes, est indispensable. Et malheureusement trop peu valorisée dans notre pays – les difficultés de recrutement de ces profils indispensables en témoignent.
Et on pourrait être tenté, pour ce qui est de « l’organisation », de considérer qu’il s’agit là aussi d’une question « technique ». Mais puisqu’il s’agit d’organiser des systèmes humains, on entre donc dans la complexité intrinsèque aux systèmes socio-techniques, dans lesquels entrent en jeu « ce qui est rationnel » et « ce qui l’est moins »[9].
Pour reprendre la formule d’un des intervenants, « l’opératif, c’est celui qui signe le plan ».
Pour le chef militaire, la responsabilité de la signature du plan est celle d’engager la vie de ses hommes. Et de réussir ou d’échouer dans une mission dont les conséquences les dépasseront tous.
Une dimension qui le distingue de celle du décideur civil, pourra-t-on dire. A ceci près que, en cas d’accident, la responsabilité de celui-ci est aussi directement engagée. Responsabilité juridique, économique, et morale aussi. Pas dans les mêmes proportions, certes. Mais la perception de nos réalités est toujours relative, et la capacité des décideurs économiques à endosser pleinement leurs responsabilités, y compris au détriment de leur santé, le démontre. Eux, certes, n’en meurent pas... Enfin, pas toujours.
Cette question de la responsabilité est trop souvent réduite à sa dimension juridique. Sans doute parce que nous sommes rarement à l’aise avec les sentiments. Les nôtres comme ceux des autres.
Peut-être est-ce aussi une des raisons de la tentation technologique qui laisse entendre que, avec des machines, la décision demeure « rationnelle », dégagée des émotions humaines… C’est à la fois oublier que les machines sont codées, au moins initialement, par des hommes mus par des émotions – ce qu’on identifie parfois comme des « biais » dans les systèmes d’intelligence artificielle, et qui ne sont pas des erreurs mais des qualités (et des défauts) intrinsèques.
Est-il donc « rationnel » d’abandonner ses propres émotions au pouvoir de celles des autres ?
Et peut-être est-ce une des forces mais aussi une des faiblesses de ceux qui ont grandi dans la patrie de Descartes…
Une spécificité française ?
Car pour clore cette réflexion, j’ai également noté, lors de cette conférence, le propos d’un autre intervenant selon lequel, dans le contexte des organisations internationales dans lesquelles sont insérées nos forces (et en particulier l’OTAN), cette attention soutenue des Français aux prérogatives organisationnelles était considérée avec légèreté par leurs homologues d’autres pays. Pour ces derniers, ces questions étaient finalement assez secondaires car, à la fin, on finirait bien par s’entendre.
Alors bien sûr, n’oublions pas l’impératif de clarté et de rapidité de la prise de décision, et de la transmission des ordres. Mais gardons aussi à l’esprit que notre tradition est particulièrement « verticaliste » (certains parlent de « monarchiste »). Et qu’elle se heurte, dans tous les mondes professionnels, à d’autres cultures, plus imprégnées de l’équilibre des pouvoirs, de la négociation, de l’intelligence collective.
Ce « choc culturel » explique sans doute en partie la fascination et les tropismes de certains pour des régimes autoritaires et les organisations bureaucratiques qui les accompagnent ou, parfois, les précèdent en habituant le plus grand nombre à l’obéissance sans conscience, au désengagement et au refus de toute responsabilité. Mais aussi au chaos qui accompagnent inévitablement ces modèles verticaux car, in fine, l’organisation n’est pas idéale, et il faut toujours « se débrouiller ».
Alors, entre le modèle figé et l’auto-organisation absolue, il existe une infinité de modèles organisationnels. Du plus clair qui étouffe à celui qui libère mais peut manquer des repères indispensables à certains.
Pour l’anecdote… J’accompagnais la mise en œuvre, dans une grande entreprise multinationale, d’une organisation matricielle à plusieurs dimensions (au-delà de deux).
Ce modèle avait de multiples avantages en termes d’agilité organisationnelle, pour s’adapter aux spécificités des zones géographiques, à l’émergence ou à la disparition de certaines compétences, pour accompagner le développement de nouveaux produits (ou éventuellement le désengagement d’autres).
Mais je me souviens aussi du désarroi des équipes de « suisses allemands » (assumons le double cliché, avec la concomitance de deux cultures perçues comme « peu souples »…) confrontés aux conséquences de cet « organigramme » qui apparaissait plutôt comme un assemblage de « bulles organisationnelles »… Mais qui est mon chef ?
Alors, pour nous consoler, assumons que nous ne sommes pas seuls au monde à devoir affronter ces questions…
Et pour en parler, voyons-nous !
[1] Michel Goya, « Le caporal stratégique, ou peut-on confiner la connerie ? », juin 2020, https://lavoiedelepee.blogspot.com/2020/06/le-caporal-strategique-ou-peut-on.html
[2] Même si, au grand bonheur de ceux qui croient toujours à la créativité humaine, on voit régulièrement émerger des pratiques qui démontrent l’inefficacité intrinsèque du contrôle technologique… Comme ces « déplaceurs automatiques de souris » régulièrement dénoncées par des employeurs ayant cru pouvoir mesurer l’engagement professionnel de leurs « télétravailleurs » avec une surveillance à distance du déplacement des curseurs sur l’écran…
[3] https://www.linkedin.com/pulse/guerre-cognitive-la-place-des-entreprises-alexis-kummetat-xv3se/
https://www.kaqi-leblog.com/2024/05/guerre-cognitive-la-place-des-entreprises.html
https://medium.com/@alexiskummetat/guerre-cognitive-la-place-des-entreprises-1cd531e1b44e
[4] Titre d’un ouvrage de grande qualité, Institut Montaigne, 2014
[7] « Face aux défis logistiques, informationnels et géopolitiques, l'institution militaire réfléchit à des ajustements et rationalisations internes. Dans cette optique, le Commandement pour les opérations interarmées va être restructuré et certaines de ses missions seront distribuées à d'autres entités » Intelligence Online 17 mai 2023
[8] Parfois, il est important de prendre un chemin moins direct que la ligne droite. Comme le vol d’un missile de croisière dont la trajectoire, selon les termes d’un intervenant prestigieux, peut se décrire comme « le nom du CEMA écrit en cyrillique »…
[9] Les deux volets de mon aide opérationnelle aux organisations et à leurs dirigeants.