Publié le 7 Mars 2021

Du courage managérial ?

Il est des mots que l’on galvaude, dans notre quotidien du monde de l’entreprise. Le mot « courage » apparaît en être un. Surtout après avoir lu « Éloge du courage » du général Jean-Claude Gallet.

 

Le recours aux images militaires est un classique de la littérature managériale. Surtout lorsqu’on parle de combats, de chefs… enfin, surtout en s’inspirant d’une mythologie, d’un imaginaire sublimé plutôt que d’une pratique, d’ailleurs.

Le livre du général Gallet est une claque. Une claque au pessimisme. Une claque à l’orgueil. Une claque courte et puissante (140 pages seulement), mais sonore, de par l’écho qu’elle génère au plus profond de soi. Une claque qui peut faire monter les larmes aux yeux, aussi.

 

On connaît l’auteur parce qu’il a commandé l’engagement de la brigade des Sapeurs-Pompiers de Paris lors de l’incendie de Notre-Dame. Peut-être aussi parce que son livre, paru fin 2020, a reçu un bel accueil.

Alors, si c’est assurément le livre d’un militaire, cet ouvrage frappe aussi parce qu’il décrit le « courage » par touches successives et complémentaires.

Des portraits et des hommages à des soldats, certes. Des « soldats du feu » qui, contrairement à leurs frères d’autres armes, ont la caractéristique de pouvoir donner leur vie, sans être confrontés à la nécessité de la prendre à d’autres. Car c’est une des spécificités de l’engagement militaire que cette relation à la mort donnée et reçue, et une vraie question que celle d’une réciprocité possible[1].

Des guerriers aussi, plus habituels à l’imaginaire collectif du « combattant ». Car l’auteur est avant tout un saint-cyrien qui a commandé au feu, et pas seulement face à celui du « dragon ».

Et puis aussi, et c’est sans doute le plus inattendu pour ceux qui attendent de ce livre des récits de combattants par choix, des hommages à des héros civils qui, confrontés à la mort et sans y être préparés, témoignent aussi de ce qu’est le courage. Des résistants pendant la guerre, bien sûr, mais aussi d’autres qui ont affronté le danger pour sauver une vie, au péril de la leur, même quand ce n’était pas leur « métier ».

Et puis, enfin, le courage du collectif, de ceux qui tiennent bon, qui ne démissionnent pas. « Il y a cette magie. Un chef seul n’est rien. Derrière Churchill (…), il y a aussi, surtout, et au-dessus de lui, le peuple anglais. (…) Churchill a du courage. Mais son peuple, plus encore ».

D’autres, encore, qui ont tenu la main des victimes des attentats, dans leurs derniers moments. Pour ne pas abandonner notre humanité commune. Et parce que les sauveteurs devaient s’occuper des autres, de ceux qu’ils pouvaient encore sauver. Du courage, aussi.

 

Le chef n’est pas seul

Alors, quand j’entends parler de « courage managérial » ou de regret de « l’absence de chefs » dans l’entreprise, je ne peux m’empêcher d’entendre souvent aussi, entre les lignes, un terrible et archaïque attachement à un « leadership charismatique ». Celui qui s’enivre d’hommes providentiels ; celui qui croit qu’un homme (ou une femme) peut posséder toutes les vertus pour faire face à toutes les situations, mêmes les plus graves, les plus complexes. Celui qui réduit le « courage » à la seule prise de décision. Puisque le chef est nécessairement seul, n’est-ce pas ? Las…

Alors oui, le chef décide : « Il faut prendre seul les décisions. Assumer seul. Mais toujours écouter ses hommes ». Mais ceci n’est pas, la plupart du temps, un témoignage de courage ; c’est son rôle, sa responsabilité.

Le courage, c’est autre chose que la solitude de la décision. Pour le général Gallet, « être courageux, c’est avoir des frères d’armes avec soi »

 

Le courage dans l’entreprise, pas plus qu’au combat, ce n’est donc pas souhaiter s’exposer seul à la tête de ses « troupes ». En se référant, consciemment ou non, à un certain « sens du sacrifice ».

Car que ce « sacrifice » soit celui de la vie familiale, de la santé ou du confort de la carrière, ce n’est que le signe d’un romantisme dévoyé, d’une envie de mort toute symbolique. Puisque l’engagement dans l’entreprise n’est pas voué à la destruction de l’autre, mais à la création, et donc à la vie. Genevoix plus que Jünger. Le jeu de go plutôt que le jeu d’échecs.

 

Et cette dimension collective, c’est aussi ce qui fait la différence entre courage et témérité. Se mettre en danger – relativement parlant au regard des circonstances –, peut-être. Mais pour quoi ? Pour le goût du risque, ou pour les autres ? Car si l’auteur regrette l’extension du principe de précaution qui « peut donner une justification à toutes les lâchetés », il considère que les risques ne peuvent être pris qu’au bénéfice des autres. Pas contre les autres. Et surtout pas pour flatter les egos de ceux qui se seraient « sacrifiés ».

 

Car le courage, celui du chef militaire, du passant anonyme comme celui du manager, c’est ce qui donne la force de se tourner vers les autres – et pas seulement de s’y « sacrifier ». « Tu sais, petit, ce n’est pas pour jouer au grand frère que je t’ai tout donné. Ce que je t’ai transmis, c’est pour nos hommes, tes hommes, ceux que tu emmènes au feu. N’oublie jamais que tu en as la charge ». Dans ce témoignage d’un lieutenant mourant apparaît toute la noblesse de la charge de ceux qui animent un collectif, ou tout simplement qui y contribuent, à leur mesure : la responsabilité de transmettre, et de faire grandir.

Penser « courage » en ne pensant qu’à soi – comme leader « héroïque » -, c’est oublier un des termes clés de l’équation.

 

La confiance, ingrédient secret du courage

Le courage managérial, ce n’est donc pas seulement guider les autres, mais avancer avec eux. « La confiance, c’est un des ingrédients secrets du courage ».

Contrairement à l’adage, le chef n’est jamais seul. Ou alors il n’est chef que de lui-même. Accepter les avis discordants, les critiques comme les bonnes idées. Faire confiance à ses chefs, à ses équipes, à ses partenaires. N’est-ce pas là la plus grande prise de risque ?

Dans le monde guerrier, contre l’ennemi ou contre le feu, la question ne se pose pas. Le chef prend une décision qui peut engager la vie des autres, en connaissance de cause. Les équipiers s’engagent au combat, avec leurs compétences, leurs forces et leurs faiblesses. Parce que la mission ne pourra être accomplie qu’avec la contribution de chacun, et en parfaite synergie. Parce que le chef ordonne et parce que le subordonné obéit.

Mais dans l’entreprise ? N’est-il pas plus « simple » de se défier des autres, des faiblesses des « facteurs humains », et de les considérer comme des machines exécutantes ? Donner des « ordres », en appeler aux procédures, chercher des coupables en cas d’échec…

Et si le courage, c’était donc de faire confiance ?

 

Enfin, quand on parle de courage, on évoque souvent des « héros ». Ne serait-ce que parce que « la nation se fabrique des héros pour servir une cause ».

Alors bien sûr, Jean-Claude Gallet reconnaît la nécessité de figures héroïques. Pas celles qui pourraient « tout, tout suite », dont il se méfie quand elles s’exercent au détriment de la fraternité. Mais celles de « héros qui ont bercé l’adolescence de tant de générations ». L’adolescence, l’âge auquel on croit encore que tout est possible, pendant lequel l’imaginaire est encore important. Mais un imaginaire avec lequel l’adulte saura prendre ses distances, avec une nostalgie bienveillante. Car la figure du héros omnipotent et solitaire n’est pas celui de notre monde complexe - à moins que nos sociétés ne soient devenues celles d’adolescents attardés…

 

Dans nos contextes apaisés – car même en cas de crise comme celle que nous vivons, les vies sont rarement immédiatement menacées -, qu’est-ce que le « courage », et qu’est-ce qu’un « héros » ? Le courage, c’est sans doute celui d’avoir continué la mission – toutes proportions gardées quand on pense à ceux qui, militaires ou civils, ont risqué ou donné leur vie pour celle des autres, ou pour un symbole fédérateur, comme celui d’une cathédrale.

Et puisque chacun est à même de se choisir ses héros dans l’histoire lointaine ou récente, en fonction des circonstances, de son environnement, des hasards de la vie, avons-nous, à notre disposition, une galerie de portraits de femmes et d’hommes d’entreprise, quand l’entrepreneur est trop souvent décrié ?

A chacun de faire ses choix : qui un inventeur de génie, qui un capitaine d’industrie. Ou bien un chef d’équipe tenace, un technicien hors pair qui a su transmettre les gestes précieux, pourquoi pas ; un enseignant attaché à la grandeur de sa charge aussi…

 

Le courage est à la portée de chacun

Car le courage est à la portée de chacun : « trop facile d’accuser l’État ‘nounou’, qui aurait déresponsabilisé les individus ou de pointer du doigt l’individualisme. Après tout, c’est justement parce que chacun, individuellement, (…) parvient à se prendre en main que le collectif peut fonctionner ».

On ne trouvera sans doute pas là la trace d’un désaccord avec Mathieu Laine, en dépit de cette pointe taquine dirigée vers l’argument de ses derniers ouvrages. Car l’amoureux de la liberté s’accordera évidemment avec cette affirmation.

Mais, au-delà du slogan choc, c’est un rappel indispensable à la dimension collective du courage, même lorsqu’il s’exerce à titre individuel. Et en particulier si l’on veut évoquer un « courage managérial », qui ne s’exerce que dans un collectif.

Car quand le général Gallet évoque la crise en cours, et le courage que certains ont manifesté, il parle surtout des combattants de la « première ligne ». Ceux qui n’ont pas démissionné, en dépit du manque de moyens de protection. Dans les hôpitaux certes, mais aussi, plus simplement, dans les supermarchés, dans les rues. Car « il est peu probable que les responsables d’équipe de supermarché – les ‘managers de terrain’ comme on dit - aient su donner du sens à leurs missions ».

Et, également, au cœur de ce qui devrait être le réacteur de la gestion de crise, quand il arrive au ministère de la Santé, rappelé pour servir quelques semaines après avoir quitté l’uniforme, dans des étages désertés, des bureaux vides. « Notre pays affronte un ouragan comme il n’en a pas connu depuis plusieurs décennies (…) mais je ne retrouve pas l’atmosphère d’une ruche bourdonnante qu’une telle situation commande ». « Le centre de crise et l’étage du ministre sont à la manœuvre. Mais où sont les cadres derrière ? Où sont ceux qui doivent conduire la stratégie ?... »

 

Le courage, c’est de mettre en œuvre

Là encore, l’ouvrage du général Gallet illustre à merveille l’abus du terme de « courage » dans le monde de l’entreprise et des organisations publiques.

Le courage, ce serait de « prendre des décisions » ? Non, le courage, c’est de les conduire, de les mettre en œuvre. Au premier plan, et pas de loin, derrière son écran. Car pas plus que la guerre ne se mène à distance, le courage managérial ne peut s’exercer par voie de harangue, du haut d’une tribune ou derrière un écran.

Il ne faut pas regretter « l’âge des Titans », et encore moins s’en revendiquer.

Le courage, c’est de prendre notre place, dans notre quotidien ordinaire, ou extraordinaire lorsque la nature de l’engagement ou les circonstances nous y conduisent.

Et pour ceux qui ont la charge d’une équipe, quelque soit sa taille, par temps calme ou par coup de vent, le « courage managérial », c’est d’encourager les initiatives, d’animer les collectifs, de savoir donner du sens. D’oser agir ensemble. Ce n’est déjà pas si mal, non ?

 

 

Général Jean-Claude Gallet et Romain Gubert. "Eloge du courage". Grasset, novembre 2020

 


[1] On pourra notamment écouter quelques épisodes du toujours excellent podcast « Le collimateur » de l’IRSEM et Alexandre Jubelin, pour explorer cette question.

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Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #CIMIC, #Lectures, #Management

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