Contre la polarisation et la radicalisation, acceptons le « oui, mais » (et aussi le « non, mais »…)
Publié le 24 Octobre 2025
Il y a quelques jours, quelqu’un m’a reproché de « cautionner » sur LinkedIn un post « reprenant les éléments de langage du Kremlin »… Connaissant mes engagements associatifs, c’était en effet étonnant.
Mais en vérifiant, il apparaissait que j’avais tout simplement refusé de céder à la fameuse « polarisation »… Une habitude dans ma vie « citoyenne » comme avec les entreprises et les équipes que j’accompagne.
Après éclaircissement, il s’est avéré en effet que j’avais « liké » (ce qui ne s’apparente pas nécessairement selon moi, à une « caution »), un post ayant repris une publication du controversé Pavel Durov, relative aux pratiques de communication de notre gouvernement après le vol des bijoux du Louvre.
Prudent sur ces sujets, j’avais bien réfléchi avant d’accorder un « pouce » à celui qui l’avait relayé. Car il s’appuyait en effet une publication du fondateur du réseau Telegram, un homme plus que douteux – mis en examen par la justice française et ayant apparemment trouvé un « arrangement » avec les services de renseignement russes pour développer sa messagerie cryptée…
Mais je rejoignais en bonne partie l’avis de mon camarade quant aux tribulations actuelles du gouvernement tout comme de l’opposition, après dissolutions et censures.
Alors, je me suis souvenu d’une formule que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître – et qui me vaudra peut-être quelques controverses, au regard de l’air de notre temps – « ce n’est pas parce que Le Pen (le père, à l’époque) dit qu’il fait beau quand le soleil brille, qu’il faut affirmer qu’il pleut… »
Car déjà, une pratique courante était de viser à discréditer sans débat le propos de l’autre, dès lors qu’il avait été aussi exprimé par le Président de l’alors Front National – même sans aboutir aux mêmes conclusions ni soutenir les propositions d’icelui.
Avais-je, en « exprimant » (avec un « pouce », rien de plus), un certain malaise quant aux instabilités gouvernementales, été un « idiot utile » du KGBiste en chef du Kremlin ?
La polarisation et la « fenêtre d’Overton »
Depuis la formule entendue dans mes jeunes années, ces pratiques discursives n’ont guère changé. Ou plutôt, elles se sont durcies, sous l’effet de plusieurs facteurs. Dont, paraît-il, les algorithmes des réseaux sociaux qui privilégieraient les « clash »…
Analyse dont je doute. Car, selon moi, le plaisir coupable que tirent certains à insulter les autres derrière leur écran et leur (relatif) anonymat n’a pas besoin d’un algorithme. Et les pratiques politiques, y compris dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale, sont revenues au temps de l’insulte – le talent oratoire et le règlement de comptes dans les douves du château de Vincennes en moins, tout comme le coup d’épaule à « René » (pardon pour les René) quand il commençait à passer les bornes au café du coin…
Pourtant, dans notre régime démocratique, toute voix doit avoir la possibilité de s’exprimer, dès lors qu’elle ne contrevient pas à la loi votée.
En théorie. Car on constate de plus en plus des réactions contraires, de plus ou moins bonne foi.
Sur les sujets politiques et sociétaux, notamment, certains évoquent, pour dénoncer certaines prises de parole, l’élargissement de la « fenêtre d’Overton » : les sujets qui peuvent être jugés « acceptables » dans le débat public. Et on comprend, s’ils sont sincères, leur préoccupation, face à des idéologies haineuses. Mais est-ce la solution ?
Car en dénonçant l’élargissement potentiel de cette « fenêtre », on contraint certains sujets à la clandestinité, en les exposant donc aux manipulations et à la radicalisation.
Et dans nos sociétés comme dans nos entreprises, il n’est jamais bon, à mon avis, de multiplier les « tabous ». Sous réserve, naturellement d’avoir la volonté et la pratique de débats non conflictuels, pour permettre un vrai débat, y compris sur des sujets très « clivants ».
Mais cela en vaut la peine.
Pourquoi ?
Distinguer morale et politique ?
C’est un sujet permanent de philosophie, qui irrigue donc tous nos sujets de société – une paille.
La question centrale est de savoir si l’on distingue les deux champs, et si l’un est subordonné à l’autre.
C’est, à mon avis, une question très personnelle, qui transcende sans doute les courants politiques actuels. Car on y trouve le débat entre « réalistes » et « idéalistes », entre « individualistes » et « collectivistes »… et sans doute d’autres attributs revendiqués ou attribués.
Ce qui me semble décisif est d’avoir au moins la conscience de ces deux champs – que l’on peut subordonner ou non l’un à l’autre. Car dans aucun cas, il n’y a de « bien sûr »…
On peut décider de ne pas accepter de débats sur certains sujets. Mais le cas échéant, il faut le faire en connaissance de cause.
Pour des raisons « politiques », en décidant d’éviter ainsi des troubles à l’ordre public, par exemple - et dans ce cas, ce peut se traduire dans la loi.
Pour des raisons « morales », aussi. Qui se traduisent, dans le domaine personnel, par une envie ou non de parler, sans se justifier, de sujets pour soi ou pour d’autres douloureux, par exemple.
Et qui, dans le domaine public, traduisent la subordination d’un domaine à l’autre, au nom d’une « morale publique ».
Pas simple, non ?
Dans l’entreprise ou les organisations publiques ? On pourrait croire (ou affirmer sans y croire) que ces sujets sont étrangers à un monde « rationnel », soumis aux seuls enjeux de rentabilité ou d’intérêt général… Mais ce serait ignorer, sciemment ou non, que toutes les « politiques » reposent aussi sur des convictions très profondes, que l’on assume ou non, et avec lesquelles on prend de la distance, ou pas, au regard des objectifs et enjeux de l’organisation à laquelle on consacre son temps et ses compétences.
Et c’est d’ailleurs ce qui justifie en partie ma propre plus-value : identifier, chez les individus et dans les collectifs, ce qui est « rationnel » et ce qui l’est moins.
Éviter le « backlash »
Fermer une fenêtre, ce n’est pas éviter que le sujet se développe dans une autre pièce. Et, le cas échéant, prenne de la force avant de revenir.
Au risque évidemment de susciter des réactions virulentes, je pense par exemple à une partie des dynamiques sociales qui ont conduit, aux Etats-Unis, à la réélection de Donald Trump, et aux politiques violentes que l’on voit émerger sous son impulsion, et celle de son entourage.
Dans les universités comme dans les entreprises américaines, on avait vu se développer, au fil des dernières années, des programmes promouvant la diversité, l’équité, l’inclusion… les fameux « DEI ».
Alors, le « vivre ensemble » n’est jamais facile, dans nos sociétés comme dans nos entreprises. Et on comprend la volonté de « sensibiliser » le plus grand nombre à ces sujets délicats, pour de multiples raisons.
Mais nous avons pu observer, dans de multiples contextes, une mise en œuvre ressentie comme brutale de ces programmes. Avec des séquences perçues comme accusatoires, et/ou ressenties par certains comme proches d’une « rééducation », parfois d’ailleurs assumée.
Pourtant, dans ce domaine comme dans tant d’autres, la mise en œuvre est aussi importante – voire plus – que l’intention…
Car ces « ressentis » douloureux ont conduit certains à vouloir, une fois arrivés au pouvoir, se « venger », avec une politique tout aussi polarisée, mais à l’opposé du spectre.
Le souhaitons-nous ? Car à moins de justifier une dictature pour en éviter une autre ou, dans les entreprises, ignorer que la vie des organisations peut toujours conduire, sous l’effet de dynamiques endogènes ou exogènes, à des changements de gouvernance, l’alternance est toujours possible.
Et parce que, aussi, dans la sphère publique comme dans le monde du travail, trouve toujours des sujets de vengeance cachée, des « cadavres dans les placards ».
Dans tous ces cas, « vous aider à mieux travailler ensemble » - mon credo et ma plus-value -, c’est identifier, assumer et panser ces plaies pour aller de l’avant, sans y demeurer mais sans les négliger.
S’enrichir de l’intelligence collective
Accepter, voire encourager la « polarisation », c’est aussi se priver de ce merveilleux levier de performance et de qualité de vie commune qu’est l’intelligence collective.
Dans son dernier ouvrage, « A-t-on besoin d’un chef », Mehdi Moussaïd[1] explore, parmi les cas pratiques abordés, l’enjeu de « réussir à se mettre d’accord ». Et de prendre, notamment, les débats très concrets liés aux voitures autonomes, et au « choix » que le logiciel devrait faire en cas de situation critique (en cas de danger de mort, qui sacrifier ?).
Ce sont des sujets évidemment essentiels pour de multiples sujets de société. Et, peut-être avec moins de gravité mais autant d’impacts sur leur fonctionnement, sont-ils aussi importants dans la vie de nos organisations publiques et privées.
Alors, comme l’exprime avec justesse – avec démonstration scientifique à l’appui – Mehdi Moussaïd, l’intelligence collective n’est pas la plus efficace dans toutes les situations.
Mais en tous cas, la polarisation ne l’est jamais. Car elle empêche le dialogue, le compromis, et donc le travail collectif – qu’il soit suscité par l’émergence, ou par l’impulsion de «leaders».
S’embastiller dans un camp de perceptions et de convictions ne permet pas de comprendre les enjeux et motivations de l’autre. Et d’y répondre – ou au moins d’en prévenir les actions antagonistes.
Car lorsqu’on partage, malgré tout, un projet collectif (parce qu’on vit, qu’on le veuille ou non, dans une même société, ou parce qu’on travaille, aux termes d’un contrat, dans une même organisation), il est nécessaire de ne pas fermer la porte – ou la fenêtre.
Car même si un conflit momentané oppose, sur une question de stratégie ou de mise en œuvre, on finira bien par se retrouver, à moyen ou plus long terme.
Il est donc indispensable de ne pas « couper les ponts », en rejetant l’autre sans espoir de retour. Accepter le désaccord, l’acter. Mais ponctuellement et momentanément, pas « ontologiquement ».
Pour ne pas se priver des richesses de compétences, de diversité, d’énergie… de ceux qui font partie de votre collectif.
Et parce que, à moins de vouloir quitter la société ou d’en exclure l’autre définitivement, c’est prendre le risque d’en faire des concurrents, voire des ennemis. Parce qu’ils le décideront eux-mêmes, ou que vous les pousserez ainsi dans les bras de ceux qui agissent contre vous.
Dans ces cas, et pour ne pas rompre tous les liens – ou adopter, ensemble, les principes d’une rupture apaisée qui permettra de maintenir, le cas échéant, les bases d’un dialogue ultérieur voire d’une réconciliation -, il peut être utile de faire appel à un tiers compétent.
Un tiers médiateur qui identifiera les conditions de chacune des parties prenantes et animera le processus qui aboutira à un accord apaisé et durable.
Et cette « médiation », c’est aussi, comme l’animation de l’intelligence collective au profit d’une production partagée, une de mes plus-values.
Mobiliser les hésitants
Enfin, polariser, c’est se priver d’une capacité de mobilisation. Celle du plus grand nombre, dans tous les projets difficiles. Celle des « hésitants », ceux qui disent « oui mais », ou « non mais »…
Ce regard particulier, loin du « pour ou contre » que traduit la polarisation, et cette attention portée aux autres, c’est ce que Jean-Christian Fauvet a développé et formalisé sous le terme de « sociodynamique ». Que j’ai découvert au sein des équipes de Herbemont César et Associés, animées par les regrettés Olivier d’Herbemont et Bruno César, qui conviaient régulièrement Jean-Christian pour partager avec nous son regard, son savoir, et sa bienveillance.
Car, ainsi qu’il le disait, « un projet ne meurt pas d’un trop grand nombre d’opposants, mais d’un manque cruel d’alliés ». Et dans tous les projets, en particulier lorsque ceux-ci sont humainement et/ou techniquement complexes, on se focalise toujours sur les « opposants » (ce qu’on appelle aussi le syndrome de la pie, qui fait exclusivement porter l’attention sur « ce qui brille »). Ceux qui sont « contre ».
En considérant souvent, par ailleurs, que les « alliés » sont ceux qui sont « à 100% » d’accord (et donc en se privant de leur capacité à répondre, par leur esprit critique mais constructif, aux nécessaires faiblesses et petits défauts de votre projet).
En oubliant aussi que la « grande masse » des parties prenantes est à la fois « pour » et « contre ». Ou plutôt qu’elle est partagée, sur le double gradient de la synergie et de l’antagonisme. D’accord avec certains aspects de votre projet, opposée à d’autres… ce qu’on peut aussi désigner par leurs « conditions d’adhésion ».
Accepter et encourager la polarisation, dans notre société comme dans nos organisations et entreprises, c’est se priver des leviers de cette mobilisation, de l’engagement, et donc du succès du projet que vous portez.
C’est croire qu’on a raison tout seul, s’enfermer dans une tour qui n’a d’ivoire que le nom. Et c’est laisser aux projets antagonistes toutes les marges de manœuvre pour mener à bien leur propre dynamique. Qui vous submergera.
Au contraire, laisser une porte ouverte à la discussion, écouter et entendre l’autre, c’est maintenir une relation qui permettra, le cas échéant, de le convaincre et de le mobiliser en faveur d’une dynamique partagée. Qui pourra intégrer ses « conditions d’adhésion » pour en faire un « projet latéral »[2] car construire ensemble, c’est aussi faire un pas vers l’autre, et croire aussi en son « intelligence » - et on en revient à ce sujet central de l’intelligence collective.
Ces stratégies d’acteurs, cette construction de dynamiques partagées, ce sont aussi des compétences et une expérience que je mets en œuvre au service de vos enjeux, de vos projets, de votre performance…
L’art d’animer des discussions difficiles
Enfin, et parce que tout cela est toujours utile, mais indispensable lorsque vous avez le sentiment de tout avoir déjà essayé – ou parce que, tout simplement, vous voulez gagner du temps et de l’énergie -, il est indispensable de maîtriser l’art d’animer des discussions difficiles.
Ce que Theodore Zeldin décrit comme des « conversations »[3]. Ou Peter Boghossian et James Lindsay comme des « conversations impossibles »[4]. J’en avais parlé sur ce site dans un article précédent : https://www.kaqi-leblog.com/2020/10/conversations-a-double-sens.html
Lorsque vous êtes partie prenante, cela est compliqué, voire impossible. Et c’est en cela qu’intervient le tiers. Un tiers de confiance, un tiers compétent.
Pour désarmorcer le conflit, entre individus ou entre collectifs, et construire les bases d’une dynamique partagée, retrouvée.
Le préalable, cependant, c’est que vous décidiez et acceptiez que l’autre demeure un partenaire potentiel. Y compris dans une discussion exprimant les points et les raisons d’un désaccord profond. Un partenaire de conversation, au moins, si ce n’est de projet partagé. Pour constater, au moins, un « désaccord civilisé », mais en refusant d’entrer dans les dynamiques de polarisation.
Dans nos sociétés démocratiques, c’est indispensable pour pouvoir continuer à vivre ensemble. Sinon ce sera la fracture, voire la sécession.
Dans nos entreprises, cela l’est aussi, parce que c’est l’objet d’un contrat de travail. Sinon, il faut y mettre fin.
Mais avant d’en arriver là, parlons-en !
[1] Mehdi Moussaïd, « A-t-on besoin d’un chef – petit traité d’intelligence collective », Allary Éditions 2025
[2] Olivier d’Herbemont, Bruno César, « La stratégie du projet latéral », Dunod, 2003. C’est une réédition de leur grand classique, paru en 1996.
[3] Theodore Zeldin « Conversation. How talk can change our lives » Harvill Press, 1998, HiddenSpringBooks. 2000. “De la conversation”, Fayard, 1999
[4] Peter Boghossian & James Lindsay “How to have impossible conversations. A very practical guide”. Lifelong Books, 2019
/image%2F0995391%2F20251024%2Fob_9ab133_polarisation.jpeg)