Publié le 25 Mars 2019

Trouver un coupable ou chercher des solutions ?

En cas de difficulté, d’échec, voire d’accident, la tentation est grande de chercher, si ce n’est un « bouc émissaire », au moins un « coupable », à l’interne ou à l’externe. Cousin germain de la tentation de l’homme providentiel, ce réflexe est pourtant inefficace et démobilisateur.

 

Notre monde est technologiquement rapide, puissant, numérisé, interconnecté. Et à la fois toujours humain, et donc sujet à l’irrationnel, qu’il soit généreux, créatif ou bien destructeur. Face à cette double complexité, l’humilité et la détermination, et souvent le courage, sont les voies à suivre pour créer de la valeur, mettre en mouvement les ressources disponibles, franchir les obstacles, mobiliser les énergies.

Pourtant, face aux difficultés, et peut-être à cause de celles-ci, certains font le choix de la passivité, de l’immobilisme, du désengagement. Dans le monde de l’entreprise (et celui de la vie citoyenne), beaucoup s’en désolent et rejettent la faute sur des « managers » qui ne savent pas donner un sens au travail, ou aux organisations qui complexifient les fonctionnements collectifs (ou, souvent, les renouvellent sans en accompagner les transformations induites). Des coupables. Pourtant, ce désengagement est souvent un choix de rentiers, par situation ou par statut. Ou bien d’enfants gâtés, ou encore de « passagers clandestins ». Coupables aussi ?

 

Le recours à l’homme providentiel (ou la femme, là n’est pas la question) est un des visages de cette passivité irresponsable, et tellement étrangère à l’élan vital de la création de valeur. Car attendre tout d’un tiers perçu comme omniscient voire omnipotent est historiquement, et plus encore dans notre monde moderne, au moins naïf si ce n’est délirant.

L’autre visage est la recherche d’un coupable. Pas nécessairement un coupable traditionnel et habituel, comme l’aiment les complotistes de tous poils, fanatiques de la « domination », qu’elle soit historiquement construite ou occulte. Quelqu’un qui permet de faire le constat facile de l’échec, voire de trouver une source de rétribution. Mais une fois le coupable trouvé, que faire ?

 

Face à la complexité, accepter l’indéterminisme

 

Car le causalisme implicite dans ces raisonnements est terriblement simpliste et réducteur. Combien de faits ont-ils en effet une seule cause ? 

La complexité du monde est indissociable d’une bonne part d’indéterminisme, qu’il convient d’accepter. Humblement. Et qui oblige à se mettre au travail car si l’idéal n’est pas atteignable, il mérite d’être fixé comme un cap, à condition d’être assumé comme tel – inatteignable en vérité mais guide dans l’action. Car peu d’entreprises ont encore le choix du luxe de la rente, de la passivité, de la dépendance aux autres.

 

Notre pays peut s’enorgueillir de produire des élites capables de magnifiques raisonnements conceptuels, qui apportent des solutions brillantes à des problèmes complexes. Nos écoles d’ingénieurs, depuis le 18esiècle, ont permis de développer des innovations technologiques qui ont fait la richesse de notre pays, et ont essaimé à travers le monde. Et nos écoles d’administration et de gestion, transposant aux affaires des hommes les sciences des machines, ont su générer des systèmes d’une complexité qui suscite l’ébahissement de beaucoup.

Tradition cartésienne, causalisme newtonien, orgueil historique, la mise en œuvre demeure pourtant souvent éloignée de la solution parfaite… Alors, quand la complexité socio-technique résiste au concept, c’est à son maillon faible qu’il convient d’attribuer la « faute » : au facteur humain dont l’intelligence naturelle devra, demain, céder la place à l’intelligence artificielle (car aujourd’hui, et sans doute pour longtemps encore, c’est plus un concept destiné à lever des fonds gagés sur un fantasme technophile qui dédouane des nécessités de résultats immédiats qu’une réalité opérationnelle). Pour l’instant, on le « forme », on le cadre dans des procédures toujours plus déresponsabilisantes (et inefficaces). Demain, le remplacera-t-on ?

 

Éviter les accidents ou punir les coupables ?

 

Les approches et pratiques modernes en matière de sécurité aéronautique, navale et industrielle peuvent pourtant utilement nourrir la réflexion de tous les domaines.

En cas de défaillance ou d’accident, la recherche de coupables provoque inévitablement le mutisme, la dissimulation – et donc complique l’identification des dysfonctionnements plus souvent générés par l’organisation elle-même ou la complexité des systèmes socio-techniques, que par des « coupables » identifiés et bien pratiques. Car si la recherche d’une « erreur humaine » vise souvent à dédouaner l’organisation, où se trouve, dans une analyse a posteriori, le « vrai » coupable : l’opérateur, l’équipe, le management, la planification, la formation complémentaire, les contraintes de rentabilité, le recrutement, la formation initiale, l’éducation, les politiques, les électeurs, les médias… ?

Dans l’Armée de l’Air, depuis plusieurs années déjà, et dans de nombreuses autres organisations confrontées tant à la complexité qu’aux enjeux de vie et de mort, la remontée d’incidents est protégée par un système d’anonymisation des témoignages. Car éviter un nouvel accident est plus important que de « punir » l’écart aux normes – dès lors qu’il ne s’agit pas, bien sûr, d’un acte de malveillance.

 

Simplificatrice et donc source d’erreurs, la recherche d’un coupable est également démotivante car elle s’accompagne presque toujours d’un accroissement des réglementations et procédures qui complexifient la vie des organisations et de leurs acteurs, accroissent le « brouillard de l’action » et ne valorisent pas l’ingéniosité de ceux qui font que, finalement, « ça marche ». Quand le risque de « sauver le système » en s’écartant des règles devient intenable pour les individus, la meilleure stratégie devient l’immobilisme et le désengagement.

 

Le thème de l’engagement des équipes semble donc revenir à la mode des questions managériales – retour cyclique parmi d’autres qui témoigne sans doute d’une maturité du domaine. 

Pour promouvoir cet engagement, certains promeuvent le rôle d’un « leader » (terme pourtant très polysémique), évidemment charismatique, qui doit donner le cap, le sens, rassurer. Et sans doute – mais ce n’est pas toujours explicité ou assumé, garantir l’obéissance dans l’alignement. Homme providentiel, et aussi juge des culpabilités. Jusqu’au jour où il est, lui aussi, placé en situation d’accusé… Léché, lâché, lynché…

 

La diversité créatrice plutôt que l’alignement déresponsabilisant

 

Pourtant, la complexité technologique et organisationnelle des systèmes modernes s’est accompagnée d’un déroulement du paradigme démocratique, qui associe la volonté de beaucoup de participer directement aux affaires, à une plus grande formation générale – ou en tous cas au sentiment diffus mais partagé de compétences accrues -.

C’est pourquoi, plutôt que de céder à la double tentation de l’homme totalitaire et de la recherche de coupables, il est plus opportun et efficace de préférer s’appuyer sur la richesse et la diversité des collectifs de l’entreprise – formelle ou étendue – pour faire face à la complexité et, dans la recherche de solutions, susciter l’engagement individuel et collectif, sur le long terme. 

En innovant tant dans les convictions managériales que dans les pratiques d’animation, pour susciter, au-delà de la participation qui satisfait seulement l’image, l’engagement qui permet de passer à l’acte. En choisissant des organisations qui soutiennent les nouveaux fonctionnements : par-delà les silos et la verticalité, qui garantissent des complémentarités voire des tensions bienveillantes, génératrices d’innovation. En adoptant, face à la complexité, l’humilité d’un « leadership » adaptatif, en phase avec les diversités de nos collectifs d’entreprises, de leurs enjeux et de leurs contextes.

 

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Rédigé par Kaqi

Publié dans #Management

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Publié le 4 Mars 2019

Les entreprises européennes, entre ouverture et fermeture

Pas plus que les gouvernements, les entreprises ne devraient choisir entre un modèle fermé, savant et identitaire, parfois autarcique, et un modèle ouvert, marchand et individualiste, purement opportuniste. Et la clé du succès n’est pas non plus « au milieu ».

 

L’ouverture et la fermeture d’un groupe social ont toutes deux leur utilité, leurs vertus et leurs défauts. Ainsi que l’a montré Jean-Christian Fauvet avec son modèle « ego-eco », ces deux orientations ne se situent pas sur le même axe, et ne doivent donc pas être opposées.

La dimension « ego », qui renvoie à la fermeture, privilégie l’entre soi, la cohésion sociale, le sens partagé d’un même projet. Cette dimension peut renvoyer à un « destin », à des « valeurs ». Elle peut être celle de l’incantation, de la « communication », lorsqu’elle ne se traduit pas dans les actes. Combien de chefs d’entreprise ne se réfèrent-ils pas, avec plus ou moins d’habileté oratoire, à cette dimension ? Mais adoptent-ils des politiques internes, organisations et fonctionnements, qui concrétisent cette volonté d’être ensemble et, plus encore, d’agir ensemble ? Les silos, fonctionnels ou opérationnels, s’opposent, tout comme les membres du Codir, plutôt que de travailler ensemble…

La dimension « eco » renvoie, quant à elle, à l’ouverture, à la conquête commerciale, à l’innovation, aux changements. Pousser à l’ouverture est indispensable à toute activité économique, pour obtenir des contrats, des marchés, des ressources matérielles et humaines. C’est le monde des contrats et des individus rationnels. Certaines sociétés monopolistiques, moins dans leur statut réel que dans leur identité collective, leur culture, affirment s’ouvrir au monde et à la concurrence, par choix ou par nécessité. Mais quand pour certaines, ce n’est qu’un exercice oratoire, procurant un aimable frisson aux habitants d’un cocon protecteur, d’autres sacrifient leur unité, leur vocation, à une course à la concurrence interne, au recrutement de mercenaires qui, demain, partiront avec leurs talents vers d’autres aventures. D’un extrême à l’autre…

 

Appropriation collective, confiance, autonomie et responsabilité

 

Comme on l‘imagine, la voie à suivre se compose d’un délicat assemblage, toujours adaptatif, en fonction des circonstances et des contextes internes comme externes, entre les deux dimensions « ego » et « eco » qui, en se rencontrant selon leur intensité (0/1), proposent quatre quadrants de référence (00, 10, 01, 11). Les trois premiers correspondent à des cultures d’entreprise classiques (taylorienne et bureaucratique, savante et culturelle, commerciale et technophile). Le quatrième est celui de la modernité, de l’appropriation collective, de la confiance, de l’autonomie et de la responsabilité : c’est le produit des atouts des trois autres.

Au regard de ce modèle d’analyse, les entreprises européennes possèdent des atouts concurrentiels face à leurs homologues des marchés internationaux. Et alors que beaucoup de nos entreprises – et de nos concitoyens – souffrent des chocs de la « mondialisation » et ont la tentation d’une fermeture « protectionniste », tous devraient assumer les spécificités culturelles des entreprises de notre vieux continent, qui n’existent que par les femmes et les hommes qui y travaillent. 

 

La culture, résultat d’une rencontre complexe

En effet, la « culture » d’une entreprise est le résultat d’une rencontre complexe entre des métiers ou vocations, des organisations archaïques ou changeantes, des lois et des normes, des fonctionnements acquis, choisis ou hérités, conscients et inconscients, et des femmes et des hommes, à tous niveaux de responsabilité, qui sont aussi – et avant tout ? – des individus avec leur vie propre, leur histoire, leurs valeurs, leurs attachements, leurs mythes et croyances. Dès lors, quel que soit l’actionnaire majoritaire et la « gouvernance » globale, une entreprise implantée sur le sol européen, et s’appuyant sur les talents des territoires dans lesquels elle recrute, est aussi – et avant tout ? – une entreprise européenne.

Et les sociétés européennes – et étonnamment, dans une certaine mesure, coréenne, notamment -, sont nées de la tri-fonctionnalité des vieilles civilisations indo-européennes : le guerrier, gardien de la pérennité de la société face aux dangers ; le mage-roi, gardien des valeurs et lois communes ; le paysan, qui alimente la communauté.

Dans nos sociétés modernes, tous ont changé. 

Le guerrier (00) s’est ouvert pour s’adapter aux conflits asymétriques et hybrides, jouant autant des alliances que des actions d’influence et non conventionnelles. A l’interne, il a laissé la protection des fonctions régaliennes à la loi de l’État, et à ses agents.

Le mage-roi (10), dans nos sociétés européennes et démocratiques, a vu son rôle séparé entre le gouvernement des lois (l’État) et les référents des croyances individuelles et collectives (l’Église).

Le paysan (01) est devenu commerçant, ingénieur, inventeur, conquérant…

Mais les trois fonctions demeurent des référentiels utiles, dans leur spécificité comme dans leur indispensable union.

 

Les entreprises européennes, entre ouverture et fermeture

L’équilibre de l’interdépendance et des alliances

 

Tout autant que dans nos sociétés historiques, nos communautés – et toute entreprise en est une – ne peuvent prospérer que dans l’équilibre de ces trois fonctions. C’est la contribution de chacune de ces fonctions, leur interdépendance et leur alliance qui ont fait l’expansion de notre continent. Et c’est encore cet équilibre que nos entreprises doivent rechercher en permanence.

D’autres traditions s’appuient sur d’autres modèles : avec une fonction « eco » poussée à l’extrême mais adaptée à la conquête de nouveaux espaces, reposant avant tout sur la liberté individuelle, le risque, le contrat ; ou une fonction « ego » absolutiste, négligeant les droits individuels, pourtant sources d’épanouissement, de créativité, d’innovation, au profit d’un empire, collectif dominant et dominateur, déresponsabilisant et étranger à l’élan de l’homme libre et créateur (et de la femme, évidemment, même si « homme » est ici neutre) ; ou encore des modèles autarciques, théocratiques, autocratiques, qui peuvent séduire par la « fermeture » et donc l’immobilisme proposé, rivalisent d’envolées lyriques mais réduisent l’ego collectif à l’Ego « providentiel » et la dynamique des échanges gagnant-gagnant à des conquêtes violentes ou des relations monopolistiques.

Les entreprises européennes se sont, elles, développées sur un terreau équilibré et fécond, que les échanges désormais mondialisés de capitaux, de biens et de talents ne changent que superficiellement, et très lentement.

 

Assumer ce capital culturel pour retrouver une place active sur les marchés

 

Assumer ce capital culturel, c’est à la fois conforter le potentiel humain – la principale source de richesse de nos entreprises -, et retrouver une place active sur les marchés. Aujourd’hui, beaucoup de talents, à titre individuel, ont fait ce choix en partant à l’étranger, pour libérer leur capacité d’initiative. Ces expatriés n’ont pas tous abandonné leur identité – et en tous cas, ils en sont, consciemment ou non, le produit – apprécié par les recruteurs internationaux. 

Ces trajectoires individuelles devraient inspirer les entreprises européennes en recherche de cohésion autant que de marchés : développer leur capital humain en nourrissant le sens d’une aventure collective, en développant les talents et le goût de l’initiative, et en produisant des richesses contributives au bien commun, en synergie avec d’autres – ce que permettent et exigent d’ailleurs les pratiques du monde numérique moderne.

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Rédigé par Kaqi

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