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Publié le 4 Mai 2023

(c)unfauxgraphiste / penseuretoile

(c)unfauxgraphiste / penseuretoile

Il y a un peu moins d’un an, la revue de réflexion de l’Armée de Terre, Inflexions, intitulait son numéro 50 « Entre virtuel et réel » [1].

Après une année de cette guerre en Ukraine, qui se déroule avant tout dans le réel des territoires et des peuples européens, mais aussi dans les imaginaires, au travers des médias et des réseaux sociaux, c’est toujours évidemment d’actualité. Et, publiée après le salon Vivatech 2022, qui mettait en avant (mais pas seulement) les espaces de « réalité virtuelle » et autres « verses », cette approche croisée de civils et de militaires apportait un éclairage intéressant à ces problématiques au cœur de nos entreprises, et de nos sociétés.

Depuis, la question du rapport à la réalité a été reposée avec la diffusion au grand public d’outils comme ChatGPT, Dall-E, ou MidJourney ; ou les souhaits d’arrêt des recherches sur l’intelligence artificielle.

 

Un appel à la vigilance

J’avais été frappé, dans plusieurs articles de ce numéro d’Inflexions, par les réticences et les appels à la précaution que plusieurs exprimaient.

Non pas que ces professionnels de la guerre – qu’ils la pratiquent ou qu’ils la pensent – soient hostiles aux nouvelles technologies. Car les principaux freins à l’adoption d’innovations par les armées sont financiers et industriels, plutôt que dus à un manque d’appétence et d’usages.

Mais parce que, au cœur d’engagements paroxystiques de la condition humaine et confrontés aux dimensions psychologiques et cognitives des conflits, ils connaissent les risques et les fragilités de ce qu’on décrit comme « virtuel ».

Des facteurs que les entreprises connaissent aussi – toutes proportions gardées - dans leur quotidien, et en particulier depuis qu’il faut « faire avec » les nouvelles habitudes ancrées à l’occasion de la crise Covid.

Des habitudes qui touchent plus à la « mise à distance » qu’au « virtuel », certes. Mais n’est-ce pas, dans les deux cas, une mise à distance du réel, et un refus d’une pleine relation ?

 

Le virtuel : une crise du sens, et une passion triste

Un premier message fort du numéro d’Inflexions était une mise en garde contre la fuite devant le réel. Ce que Patrick Clervoy appelle « l’effet fauvette » : « il existe chez l’homme une tendance à préférer un virtuel bien ficelé aux évidences de la réalité ».

Et pour Arnaud Chevreul, c’est parce que « l’aversion pour l’incertitude ainsi que la volonté de maîtrise et de contrôle ont toujours joué un rôle majeur dans le recours à l’irréel…(…) (la réalité virtuelle) permet d’aider à décider et diminuer le risque, mais aussi de légitimer une action et d’avoir le sentiment d’être à l’abri dans sa décision ».

Quand Eric Letonturier écrit que, « la déréalisation qu’apporte le virtuel est à lire comme un soulagement à notre indisposition à accepter, à affronter et à surmonter le réel et la vie tels qu’ils sont.(…) C’est donc une crise du sens que dévoile cette passion triste de nos contemporains pour le virtuel. »

Dans le cas du virtuel, c’est une « irréalité ». Mais la « relation » à distance, c’est aussi une façon de se mettre « à l’abri ».

La fascination pour les nouvelles technologies numériques n’est pas nouvelle. Et elle peut être justifiée, tant elles transforment nos vies, profondément. Mais elle ressemble trop souvent à des fantasmes – dont il paraît qu’il ne faut pas les réaliser.

Alors cela fait bien sûr le bonheur de marchands de rêves, ou plutôt d’outils magiques.

Il y a dix ans, c’était la mode des « réseaux sociaux d’entreprise », terme qui rebondissait sur le terme émergent de la « RSE » (responsabilité sociale d’entreprise) et sur le développement à grande vitesse des réseaux sociaux grand public. La promesse de ces plateformes numériques d’alors : tisser des liens entre les collaborateurs des entreprises…

Aujourd’hui, on met en avant des outils créateurs de contenus à partir d’une IA (à laquelle on doit néanmoins donner des instructions très précises).

Faute d’avoir réussi à « virtualiser » la relation entre humains, propose-t-on une relation des hommes aux machines ? C’est sans doute plus simple car plus réducteur. Et côté concepteurs, c’est du pain béni.

Car le modèle économique des outils numériques est celui de rendements à forte croissance. A la différence de la production industrielle où la fourniture de produits aux clients nécessite des coûts de fabrication et de distribution, celle des produits numériques devient marginale. Plus encore que dans l’économie physique, le gain d’une clientèle supplémentaire est à même de garantir le jackpot… d’où la course que l’on a connu aux start-ups « technologiques », dont on pouvait se demander la plus-value sociale, et aux « bulles » de cette économie. Surtout pendant une période à taux d’intérêts négatifs, pendant laquelle il était plus intéressant de se « débarrasser » d’un capital que de le conserver…

Mais du côté des utilisateurs ?

Utilise-t-on un outil ou un autre (mail, sms, WA, Teams…) pour le seul plaisir de l’usage, ou bien par défaut, lorsque le temps manque ou en raison de l’éloignement, mais qu’on préférerait directement échanger avec son interlocuteur ?

Un outil a-t-il jamais donné du sens, et donc nourri l’envie d’une relation ?

 

Des interactions à distance et du sens au travail

C’était d’ailleurs une des thématiques issues de l’étude que nous avions réalisée en 2020, à la veille du 50ejour de confinement, seuil dont les sous-mariniers nous disent qu’il est crucial, psychologiquement. Une période qui avait conduit à une généralisation rapide des pratiques « d’interactions virtuelles » et du « travail à distance ».

Quatre leçons s’en dégageaient :

  • Plutôt une surprise de s’être plutôt bien adaptés à ce moment inédit – même s’il apparaît désormais que des fractures inconscientes ou niées, et non prises en compte, ont encore des conséquences importantes, individuelles et relationnelles ;
  • Mais avec la conviction que l’homme étant avant tout un animal social, émergeait l’envie forte de se revoir « en vrai » - et le retour depuis à des rencontres « réelles » en témoigne. Même s’il est intéressant d’observer les circonstances ou les « cultures » de certaines entreprises, ou de certains acteurs, qui conduisent à poursuivre les réunions en visio-conférences quand d’autres privilégient, autant que possible, les rencontres physiques ;
  • L’envie forte de changer quelque chose dans sa vie, en particulier dans l’équilibre vie personnelle – vie professionnelle. Et on peut, dans le quotidien de nos équipes, constater que cette détermination ne s’est pas affaiblie, pour beaucoup en tous cas ;
  • Et que, et ceci était sans doute lié au point précédent, les entreprises étaient très attendues sur leur capacité à donner du sens au travail de chacun.

Alors, si la seule interposition d’écrans remettait en question le sens au travail – voire le sens de l’existence -, qu’en sera-t-il de la déshumanisation des interactions, avec l’usage des nouveaux outils s’appuyant sur « l’intelligence artificielle », qui suscite aujourd’hui beaucoup de curiosité, et sans doute autant de fantasmes que de craintes ?

Sera-ce un appui pour la création ?

En sous-traitant à une machine apprivoisée (car il faut en apprendre la maîtrise) les parties les plus répétitives, ou les plus attendues, pour consacrer son temps à une valeur ajoutée recentrée ou déplacée ?

Ou bien une accélération de la fuite du réel ? En apportant des réponses toutes faites à des sollicitations académiques ou professionnelles auxquelles on ne trouve pas de sens… ou en se réfugiant dans une satire permanente du quotidien, auquel on se résout plutôt que de s’engager, pour éventuellement le changer, ou au moins tenter de l’infléchir ?

Pour les amateurs de musique, nous recommandons, sur ce thème de la création, l’écoute du podcast réalisé par le SNEP que préside Bertrand Burgalat, Radio Nova et Les Inrockuptibles, « Aux studios – Les dessous de la musique », à l’occasion des 100 ans de la musique enregistrée[2]. Quand les évolutions technologiques peuvent être « apprivoisées » par ceux qui veulent conserver le mystère de la créativité, et laissent toute la place à l’humain… quand ceux qui ne recherchent que la répétition, le volume et la rentabilité, laissent la main aux machines, aux automatismes…

 

L’esprit contemple, le corps interagit

Car une deuxième idée développée dans le numéro d’Inflexions était celle de la relative mais intrinsèque inefficacité des systèmes virtuels.

Alors bien sûr, ils sont utiles, en particulier à l’entraînement. Pour faire et refaire, à moindre coût et moins d’impacts sur les corps et l’environnement physique, des gestes à acquérir.

Mais ils n’égalent pas la « réalité » du monde physique.

Pas plus que, dans le monde de nos entreprises, les sessions de formation « en ligne » n’apportent la même qualité d’apprentissage que les sessions affreusement dénommées « en présentiel ».

Antoine Bourguilleau est un spécialiste des « wargames ». Au-delà des produits ludiques que l’on peut trouver sur le marché, ce sont, et ceci depuis deux siècles, des dispositifs extrêmement utiles pour former les chefs militaires. Et il affirme qu’il est indispensable de dépasser la tentation d’abandonner les « jeux » physiques pour leurs avatars numériques car « son informatisation (de la guerre) aurait pour effet de faire disparaître sous un vernis technologique toutes ses approximations en donnant aux utilisateurs une fausse impression de « réalisme », quand nous souhaitons précisément que ces approximations soient visibles et critiquables ». Quand la « friction » de la guerre s’avère ne pouvoir être totalement numérisée…

Et, pour illustrer cette situation, on pourra retenir la très jolie formule de Laurie Bonin et Julie Corver selon lesquelles « tandis que l’esprit contemple l’œuvre, le corps interagit avec celle-ci, provoquant une déferlante de sensations et d’émotions ».

Chacun d’entre-nous a eu l’occasion, avant la crise Covid pour certains, et depuis pour un très grand nombre, de participer à des sessions de « visio-conférence », dont certaines pouvaient faire usage d’outils dits de « facilitation » - transpositions dématérialisées d’outils très physiques.

Et les personnels de grandes entreprises avaient sans doute fait l’expérience, avant la pandémie et depuis des années, de « téléconférences », à l’occasion desquelles les « grands chefs » partageaient un certain nombre d’informations… et pendant lesquelles il était possible de démontrer des talents « multi-tâches »…

Avec la visio-conférence démultipliée par les nouveaux outils et les nouvelles pratiques, béquilles de la mise à distance imposée, l’image a pu donner l’impression d’une proximité retrouvée… jusqu’à ce que le nombre de participants rende patente l’impossible interaction à distance, et que d’ailleurs les caméras s’éteignent, permettant à nouveau cette merveilleuse ubiquité…

 

Le management à distance, une quête impossible ?

Notre deuxième enquête de la période pandémique avait porté sur le télétravail, à la rentrée de septembre 2020.

Et si on voyait déjà apparaître le souhait de pérenniser les deux jours de travail qui seraient formalisées lors des négociations qui suivraient, dans les entreprises et les organisations, les réponses exprimaient que ce travail à distance devait absolument être accompagné d’une évolution des pratiques managériales, car chacun pouvait, intuitivement ou par la pratique, mesurer les limites de la relation à distance.

Pas nécessairement pour ceux qui estimaient que leur travail, plutôt fait de production individuelle, « en silo », pouvait se passer (et pour certains, devait, en tous cas de leur point de vue) du regard et de l’intervention des autres.

Mais pour tous ceux dont la « production » (et le sens du travail) tient aussi aux interactions, dans la conception comme dans la mise en œuvre.

Et c’est l’échec de la prise en compte de cette « condition d’adhésion » qui apparaissait de nouveau, et majoritairement, dans notre troisième et dernière étude de cette période de pandémie, après les « couvre-feux » et à la veille du confinement de fin d’année : la claire affirmation d’un désengagement professionnel et d’une fragmentation des dynamiques collectives. En tous cas pour ceux qui accordaient de l’importance aux interactions, soit par affinité personnelle, soit au regard de la nature de leur « production » professionnelle, qui nécessite pour des échanges et de l’intelligence collective.

Car le télétravail est une véritable « mise à distance » de l’autre.

Sur ce sujet, Anne Muxel[3], directrice de recherches au CNRS (Cevipof/Sciences Po), cite une étude d’Alain et Dominique Schnapper qui distinguent les « activités d’exploitation » et « les activités d’exploration » : « le caractère inséparable des savoirs et des relations interpersonnelles qui caractérisent l’entreprise impose des modalités de collaboration entre les collaborateurs dont la forme peut évoluer, mais qui ne peuvent être entièrement assurés par l’intermédiaire des écrans ».

Tout comme Hannah Arendt, citée par Anne-Sophie Moreau à laquelle Anne Muxel fait référence, qui écrivait dans la Condition Humaine, à propos des activités humaines, que « l’action n’est jamais possible dans l’isolement. Être isolé, c’est être privé de la capacité d’agir ».

Alors, si la mise en distance est un isolement, qu’en est-il de l’abandon dans des mondes virtuels ?

Presque trois ans après, on peut sans doute remarquer que le « management à distance » ne s’est installé dans les habitudes qu’en s’organisant au moment des temps de présence au bureau.

Était-il possible de se « former » au management à distance ? Certains cabinets de formation avanceront sans doute que oui. Pour notre part, nous n’y croyons pas, pour avoir observé, avant la pandémie, les pratiques de grandes entreprises internationales multisites qui disposaient pourtant des moyens technologiques adaptés aux rencontres par écran interposés et des moyens de développement professionnel conséquents, mais continuaient à privilégier, à fréquence régulière, les rencontres « réelles ». Et les observations sociologiques et philosophiques précédentes confortent ce sentiment purement expérientiel.

Le « management » n’est pas seulement la gestion de ressources. Car ainsi que le rappelle André Torre, cité par Anne Muxel, « une partie importante des interactions entre êtres humains passent (…) par les attitudes, les expressions faciales, les phéromones, la convivialité autour d’un verre ou d’un repas et ne peuvent se reproduire qu’imparfaitement à distance ». Il s’agit donc de créer du lien, de susciter et d’animer des interactions.

Alors, depuis la fin de l’alerte sanitaire (voire dès après la première période de « tétanie »), nous constatons aussi que le choix des modalités des interactions peut être considéré comme un indicateur d’engagement.

Pour échanger rapidement, on peut s’appeler – ainsi qu’on le faisait avant (et pourquoi activer la visioconférence, qui empêche la déambulation et consomme une énergie inutile ?).

Mais pour interagir vraiment, et si on a le choix, il faut se revoir, et pas seulement par écran interposé… Car il est aussi possible qu’une pleine interaction ne soit pas vraiment souhaitée (l’écran reprenant alors sa signification initiale de cloison). Et dans ce cas la modalité de la « rencontre » devient alors un « dévoilement » de la qualité perçue et attendue de la relation, ou de l’absence de celle-ci.

 

La quête des sens, aussi…

Car la communication n’est pas seulement affaire de regard – et ceci d’autant que, avec les nouvelles technologies ayant recours à l’IA, le « regard » peut être « recadré » artificiellement, pour donner l’impression d’un contact direct, et non décentré par rapport à la caméra. Mais puisque tout le monde saura que ça existe, on peut prédire que, paradoxalement, l’authenticité de l’interaction en patira directement. Sans négliger la possibilité, au-delà du regard, que la totalité de « l’individu » à l’écran soit artificielle…

Pourtant, l’image a été beaucoup mise en avant par les producteurs d’outils numériques pour promouvoir des usages garantissant un équivalent de la rencontre physique… Et cela tient sans doute aussi, en plus de l’opportunité économique de l’échelle de rentabilité, à la prédominance historique du regard, parmi les cinq sens.

Il y a sept ans déjà, le numéro 74 de la revue Hermès, dédiée à la cognition, la communication et la politique, était intitulée « La voie des sens »[4]. Avec pour objectif, selon les mots de Dominique Wolton, de « dépasser l’apparente victoire, aujourd’hui, de la vue et de l’ouïe, renforcés par la domination des écrans. Revaloriser le toucher, le goût et l’odorat dans toutes leurs dimensions ».

Pour Eric Letonturier et Brigitte Munier, « la hiérarchie sensorielle occidentale est un choix civilisationnel ». Et même si Aristote en avait conçu un sixième, le « sens commun », « voué à opérer la synthèse des autres organes sensoriels », des penseurs plus récents, comme Kant ou Simmel, constateraient le primat donné à la vue, puis à l’ouïe.

Et Bernard Valade de rappeler que « l’ordre de succession ne connaît guère de variation ». Car selon Richard de Fournival dans un ouvrage du XIIIe siècle, « l’homme possède cinq sens : la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût et le toucher ».

Pourtant, pour la chercheuse en neurologie Helena Wasling, citée par Anne Muxel[5], « le toucher est une forme de ‘ciment social’ qui induit la possibilité d’un sentiment de confiance réciproque entre les personnes qui se sont touchées ». Et si la neurologie expliquait cette habitude « culturelle » que beaucoup d’entreprises connaissent, dans lesquelles il a toujours été impensable de commencer une journée dans l’atelier, ou une réunion, sans serrer la main de chacun, au risque d’émettre un véritable signal de défiance ?

Mais c’est une très ancienne hiérarchie, qui fait aussi appel, comme le rappelle Bernard Valade, au dualisme cartésien et aux « controverses sur les relations qu’entretiennent la matière et l’esprit ». Ou entre « sensation » et « cognition » (Benoit Le Blanc et Bernard Claverie). Et qui explique sans doute que certains rejettent cet « appel aux sens ».

Alors, posons-nous la question des sensations accessibles devant un écran ? Et surtout des sensations partagées, qui font la qualité (positive ou négative) des interactions ?

En la matière, la pratique professionnelle de la « facilitation » rappelle en permanence l’importance de prendre en compte, dans l’organisation de l’espace mais aussi par de multiples autres leviers, l’importance des cinq sens (sans oublier le sixième d’Aristote, bien sûr).

 

Prenons donc trois exemples. Le premier du monde de la musique, et les deux autres issus du monde militaire.

Les amateurs de spectacles de musique rock ou pop auront sans doute remarqué, depuis plusieurs années, l’apparition des claviers rouges « Nord ». La clé de leur succès ? Le retour de « boutons », potentiomètres ou autres… quand leurs concurrents s’étaient laissés emporter par les écrans et menus déroulants… Aujourd’hui, Yamaha se relance à la conquête de ces claviers de scène avec les mêmes configurations…

Passons au monde militaire…

Dans un article (en ligne), un pilote de chasse raconte son passage aux appareils dotés d’un « cockpit moderne » (dans lequel les « boutons » ont laissé la place à des écrans, y compris dans le casque du pilote) en le concluant par : « la seule chose qui manque par rapport au cockpit ‘entier’ est le manque de sensations »[6].

Et même s’il se réjouit de la « situational awareness » (la capacité à appréhender pleinement les éléments du contexte) éprouvée dans ce nouveau cockpit, sa réticence à prendre en compte, en vol, les messages vocaux illustre avec acuité la saturation cognitive que connait tout décideur en situation extrême. Car s’il ne peut prendre en compte l’ouïe, c’est sans doute parce que la multitude des messages visuels accapare pleinement son attention.

Probablement peut-on trouver dans cette même saturation visuelle les décisions de la marine américaine qui avaient conduit à réinstaller sur les consoles de pilotage des « manettes physiques » sur leurs destroyers les plus modernes[7].

En matière de sécurité en contexte de crise, la « situational awareness » est clé. Alors, pourquoi se priver de tous les sens ?

 

Le facteur humain, facteur de sécurité et de résilience

C’est donc aussi une question de sécurité. Quelque chose qui passe aussi par la sincérité perçue de l’information reçue.

C’est pourquoi, nous avons la conviction que la diffusion des productions des outils de génération automatique de contenu conduira sans doute – presque paradoxalement dans un contexte d’accélération technologique – à un retour aux interactions réelles.

Car la course aux « fakes » est la transposition, dans le champ cognitif, de celle entre le glaive et la cuirasse.

Dans le champ académique, la suspicion de plagiat facilité par l’accès aux sources en ligne avait conduit les enseignants à se doter d’outils de contrôle statistique… Et certains étudiants avaient pu espérer duper le système de comparaison (et surtout la capacité de lecture des enseignants) en utilisant des traductions (automatiques bien sûr) de textes écrits dans d’autres langues… Jusqu’à ce que, sans doute, les outils de prévention intègrent aussi ce pluri-linguisme.

Pour la génération de contenus de textes ou d’image, on voit déjà apparaître les outils d’analyse… Remise à l’ordre du jour de la course entre « blacks hats » et « white hats »…

Et si, pour distinguer le vrai du faux, la réponse n’était-elle pas dans l’interaction humaine ? Et dans le champ académique, par le retour du traditionnel « grand oral » permettant de s’appuyer sur le professionnalisme des enseignants ? Avec leurs faiblesses, certes, mais aussi leur esprit critique, et leur éthique.

 

Une inspiration, une éthique et une histoire partagées

Car l’éthique, individuelle et collective, était une troisième piste du dossier d’Inflexions pour répondre aux risques et menaces évoqués.

Et les pilotes Romain Desjars de Keranrouë et Xavier Rival affirment que « (l’équipage) doit développer une éthique exigeante », en citant Gustave Thibon selon lequel « toute facilité extérieure qui ne crée pas une exigence intérieure dégrade l’homme ».

Une éthique qui demande du temps : « la relation virtuelle est suspendue à la connexion et le temps mesuré à l’étalon du contact de l’instant. L’absence de durée privilégie l’événement aux annales, l’actuel au souvenir, et exclut donc l’éclosion d’une histoire partagée, la décision d’un engagement ou la naissance d’une vocation. » (Eric Letonturier)

L’éthique, c’est aussi ce qui est porté dans la profondeur de l’organisation. Une éthique propre à chaque entreprise humaine, du fait de son histoire, de ses dirigeants, de ses métiers… Une éthique qui doit être digérée, métabolisée, appropriée par chacun. Et non faire l’objet d’un « contrôle social » que les technologies garantiraient.

C’est là encore la question du « sens au travail », quand certains se satisfont de la mise à distance de « producteurs » qu’ils n’auraient pas à « manager » mais seulement à « gérer ».

« Les temps qui viennent imposent de faire évoluer le commandement militaire d’une force de conviction vers une force d’inspiration… Car la pression de l’environnement technico-opérationnel obligera de plus en plus à penser l’action dans un registre indirect, seul à même de stimuler la créativité et la subsidiarité que les échelons subordonnés vont nécessairement devoir assumer… Dans les armées comme dans la vie, l’inspiration me semble être un levier suffisamment puissant pour transgresser sans les affaiblir les limites de l’ordre hiérarchique et faire valoir en toutes circonstances et de manière transparente la maîtrise du comment par le pourquoi. » (Thierry Marchand, dans Inflexions)

Le sens au travail, comme le sens de la mission. Et donc à rebours de la tentation de considérer l’autre comme un simple « exploitant » qui exécute l’instruction limitée, la nécessité de s’appuyer sur lui comme un « explorateur », qui s’adapte et ouvre le champ des possibles.

 
 

La « gestionnarisation » : des quasi-objets aux quasi-humains ?

Car la « gestionnarisation » de la société est un risque – et une tentation pour certains – sur lequel l’article de Pascal Robert et Agnieszka Tona dans le numéro d’Hermès appelle l’attention.

Pour eux, la multiplication des « quasi-objets documentaires » - les objets et documents du monde numérique – peut conduire, de par la richesse des données qu’ils contiennent et qui évoluent au fil du temps, et à leur intrication, à « produire de l’incommunication ».

Avec les outils numériques, la richesse des échanges est réduite. Ainsi, par exemple, l’utilisation souvent vaine d’« emojis » pour tenter de réduire les malentendus dans l’envoi d’un SMS… Ou bien la médiocrité du sens et les facteurs de malentendus des contenus générés par les outils s’appuyant une « intelligence » artificielle.

Pour les auteurs, le risque est de contraindre la communication humaine à accepter cette dégradation de la communication en se pliant aux limites des outils : ce qu’ils appellent la « gestionnarisation ».

C’est sans doute ce qui explique que le télétravail a été vite adopté par les organisations bureaucratiques, dans lesquelles on attend que des « agents » réalisent une tâche donnée, de plus en plus automatisable car faisant peu appel à l’initiative. Et qu’on ne souhaite surtout pas « manager », c’est à dire « animer ». Mais au mieux « gérer ».

Cette tentation de cette « gestionnarisation » des choses et des hommes se retrouve dans de nombreux autres domaines.

Prenons par exemple le développement du BIM (building information management) dans le milieu de la construction. Souvent réduite à la « maquette numérique » (un quasi-objet documentaire), cette nouvelle technologie devait permettre de nouvelles pratiques collaboratives, avec une intervention simultanée, ou au moins coordonnée, des différentes expertises. C’était l’opportunité de déployer les « méthodes Agile », ou en tous cas leur esprit, à cet environnement professionnel.

Aujourd’hui, trop d’intervenants ont oublié ce potentiel décloisonnement, en s’attachant à la seule dimension technique de l’outil. Dès lors, on ne fait que remplacer le plan papier par un plan numérique, la maquette physique par une maquette numérique… tout en conservant le fonctionnement en silo. Avec, par conséquent, des enjeux purement techniques de compatibilité de données, de normalisation accrue des productions, et d’enjeux de « pouvoirs » entre métiers et hiérarchies implicites.

C’est là encore, une opportunité potentiellement ratée d’utiliser les outils pour accroître les interactions, et la tentation saisie de tenter à nouveau de « gérer » la relation à l’autre de la façon la plus appauvrie possible – avec notamment la « norme ».

Et selon ce même axe, le livre d’Anne Muxel évoque aussi la « numérisation de l’intime ». Avec des conséquences inattendues comme celle de la fabrique de la mémoire. Car existe « la nécessité pour qu’une mémoire advienne et reste vivante du vécu lui-même, dans sa dimension charnelle et sensible ». Il apparaitrait en effet que les images des visio-conférences ne sont pas mémorisées… Et puisqu’il n’y a pas d’autres sens stimulés…

Alors, s’il n’y a plus de souvenirs mais seulement des données, quel est le sens d’une humanité numérisée ?

 

Explorer le virtuel, une vraie aventure ?

Alors, pour clore cet article par un nouveau rapprochement entre monde civil et militaire, comme celui qui l’ouvrait en référence au numéro d’Inflexions, mais sur un mode plus léger, on évoquera aussi Tom Clancy, dont les ouvrages imaginaient, mais aussi anticipaient certains conflits. Et dont le « Tempête rouge », rangé aux oubliettes par certains après la fin de l’Union Soviétique, est ressorti des rayonnages, à la lumière de l’invasion russe en Ukraine, marche européenne et État souverain.

A la fin des années 90, il avait écrit une série « Net Force », mettant en scène la fragilité de nos sociétés connectées, et imaginant des scénarios heureusement toujours maîtrisés, in fine. Et aussi, pour un public plus jeune, celle des « Net Force Explorers » (non publiée en français). Un monde dans lequel des adolescents faisaient face, dans un univers virtuel, à des menaces bien réelles, au péril de leur vie dans ce monde réel – en se connectant, à l’instar des personnages de Matrix, par un insert neural bien physique… Ils avaient 15 ou 17 ans en 2000. Ils en ont donc entre 35 et 40 aujourd’hui et sont, pour certains, bien engagés dans les conflits de notre monde. Sous les armes de la France, mais aussi dans les entreprises, qui ont tout leur rôle à jouer.

Ont-ils conscience des limites et faiblesses d’une industrie qui déploie, à coups de milliards d’investissements, des outils qui auront, comme tout dispositif technique, un impact sur nos sociétés humaines ?

Ou sont-ils entraînés par le fantasme d’un enrichissement rapide ou d’une fuite du monde réel ?

 

Comme le démontrent les « reconversions » de certains travailleurs du tertiaire de cette tranche d’âge, mais aussi le succès du film « Sur les chemins noirs », tiré du livre de Sylvain Tesson, et joué magistralement par Jean Dujardin : et si finalement, la vraie aventure était celle de l’exploration du réel ? Celle du monde qui nous porte et de notre humanité ?

[2] https://www.nova.fr/podcasts/aux-studios-les-dessous-de-la-musique/

[3] Anne Muxel, « L’Autre à distance. Quand une pandémie touche à l’intime », Odile Jacob, octobre 2021.

[4] « La voie des sens ». Hermès La Revue. Numéro 74. CNRS Éditions, 2016, Paris

[5] Anne Muxel, ouvrage cité.

[6]About the only thing missing from the whole cockpit is the lack of ‘feel’”. https://hushkit.net/2021/01/21/what-is-good-and-bad-about-the-f-35-cockpit-a-panthers-pilots-guide-to-modern-cockpits/

[7] https://news.usni.org/2019/08/09/navy-reverting-ddgs-back-to-physical-throttles-after-fleet-rejects-touchscreen-controls

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Publié le 10 Mars 2023

Prague, été 1990. Comme aujourd'hui en Ukraine, le peuple dit "non" aux chars soviétiques (DR)

Prague, été 1990. Comme aujourd'hui en Ukraine, le peuple dit "non" aux chars soviétiques (DR)

La sociodynamique est une grille de lecture et un art de la mise en dynamique des acteurs et des organisations. Proche de la philosophie du jeu de go plutôt que de celle du jeu d’échec, elle préconise notamment d’accroître ses degrés de liberté et de favoriser les synergies, plutôt que de s’épuiser à jouer toujours du même registre, directif et autoritaire.

En la matière, l’Ukraine de Volodymyr Zelensky et les forces armées ukrainiennes témoignent, face aux agressions de Vladimir Poutine, d’une remarquable approche sociodynamique, en privilégiant  les dynamiques collectives plutôt que le pouvoir autocratique.

Une raison de plus, parmi mille autres, de soutenir le peuple ukrainien face aux offensives multidimensionnelles russes.

 

Commençons par quelques fondamentaux de la sociodynamique.

En matière de gestion des relations inter-individuelles, la sociodynamique propose une lecture qui dépasse la linéaire et réductrice opposition entre « pour » et « contre » - « vous êtes pour moi ou contre moi ».

Et plutôt qu’une catégorisation des personnes, elle prend en compte, à un moment donné, leurs actions par rapport à un projet, un objectif partagé. Car en sociodynamique, on n’évalue pas les personnes, on prend en compte leurs actes. Et ceci selon deux axes orthogonaux : la synergie (l’énergie que l’on consacre en faveur du projet), et l’antagonisme (l’énergie que l’on affecte au détriment du projet, ou en faveur d’un autre – car le temps et l’énergie sont des ressources limitées).

On obtient alors une évaluation selon ces deux dimensions – et une grande partie des acteurs se trouvent souvent dans un positionnement de « oui si », ou « non mais » - les « hésitants », qui démontrent autant de synergie que d’antagonisme. Et des « passifs », qui ne s’engagent pas. Il y a aussi des « soutiens », piliers indéfectibles ; des « opposants » voire des « irréductibles », qui déploient leur énergie contre le projet ; des « déchirés », des « grognons »… Et puis des « triangles d’or » : des soutiens qui font preuve d’initiatives synergiques mais aussi d’un esprit critique, bienvenu.

Cela donne une « carte des partenaires » : le terrain de jeu, et d’enjeux, des parties prenantes.

 

Adapter son mode relationnel

Pour animer la relation avec l’ensemble de ces parties prenantes, la sociodynamique recommande d’adapter son « management » à leur attitude et leurs actions (car « manager », c’est animer la relation).

Plutôt que de tenter, en vain, de convaincre les « opposants » (car ils ont un autre projet que le vôtre), il s’agit de faire preuve avec eux d’un management « directif » : s’en tenir à la loi, au règlement, au contrat de travail, et l’imposer. Et surtout ne pas y déployer toute son énergie et de son temps, mais au mieux une petite partie (un tiers voire moins).

Car contrairement à ce que l’on pratique souvent, l’enjeu principal est bien plutôt de mobiliser ses « alliés » (soutiens et triangles d’or) afin qu’ils renforcent votre projet avec leurs initiatives, et qu’ils convainquent les « hésitants », qui sont prêts à « basculer », et mobilisent les « passifs », qui représentent souvent la grande masse des parties prenantes. Il faut donc de mettre en œuvre, avec eux et pour eux, un management participatif, qui s’enrichit de leurs synergies, et les rend pleinement acteurs du projet partagé.

Et avec ces « hésitants » et « passifs », on pourra faire preuve de management « transactionnel », fondé sur la négociation, le jeu gagnant-gagnant.

En résumé, et sur le plan managérial, la sociodynamique recommande la mise en œuvre conjointe des pratiques participatives et transactionnelles – le directif étant réservé à contenir les opposants ou, sur une très courte période et au prix de fractures durables de la confiance, de l’engagement, et donc des relations, à la gestion des urgences (une crise n’étant pas, de façon pérenne, une urgence).

 

Enfin, la sociodynamique décrit quatre types d’organisations, en fonction de leur propension à encourager, d’une part, le sentiment d’appartenance (« l’égo »), et d’autre part, l’ouverture sur le monde et l’innovation (« l’éco »).

Il y a donc des organisations « mécanistes », qui se réfèrent avant tout aux règlements et procédures, pratiquent l’injonction (pas de sentiment d’appartenance) et découragent l’initiative (pas d’ouverture).

Les organisations « tribales » privilégient, quant à elles, l’entre-soi, la solidarité, la fermeture. Elles apportent du réconfort mais, faute d’ouverture, manquent de créativité.

Plus ouvertes vers l’extérieur, les organisations « individualistes » stimulent la compétition, l’innovation, le contrat, les relations « mercenariales »… Elles sont agiles mais fragiles, en raison d’une faible cohésion sociale.

Et puis il y a les organisations « idéales » (l’idéal étant toujours difficile à atteindre et maintenir), qui concilient à la fois l’ouverture sur le monde et la cohésion : les organisations « holomorphes » - dans lesquelles, à l’image des fractales, on retrouve au plus petit niveau organisationnel les qualités de l’ensemble.

 

Une sociodynamique des conflits armés ?

La sociodynamique est un art des relations, entre individus, entre organisations. Est-ce alors une approche adaptée à l’analyse des conflits armés dont on peut penser, a priori, que l’objectif est la destruction de l’autre – ce qui est une forme très particulière de « relation »… ?

L’abondance de commentaires médiatisés, au cours de ces derniers mois, aura sans doute permis de sensibiliser le plus grand nombre aux multiples dimensions d’une guerre, au-delà du seul fracas des armes, et c’est pourquoi ces lignes proposeront néanmoins l’application du regard sociodynamique à certaines d’entre elles.

 

Commençons par la manœuvre des armes, aux conflits « cinétiques », qui relèvent d’expertises techniques et humaines très particulières.

Impossible, à moins d’être donc un expert très bien informé, de formuler une évaluation précise de la sociodynamique des opérations militaires. Néanmoins, quelques faits témoignent des dynamiques animées par les forces ukrainiennes, et a contrario des pratiques de l’armée d’invasion russe.

 

Dès 2014, l’Ukraine a procédé à une refondation de sa pensée stratégique[1]. Elle adopte alors une organisation décentralisée, adaptée à une guerre « réseau-centrée », reposant sur une grande autonomie des entités, jusqu’au groupe de combat, une collaboration étroite inter-armes et un engagement des populations dans la désobéissance civile et les actions de guerre hybride. Des ingrédients caractéristiques de dynamiques collectives, de synergies.

A l’opposé, la doctrine russe prévoit le choc et l’effroi : des frappes massives suivies d’une percée dans la profondeur. L’escalade de la violence, ou « toujours plus de la même chose », dans une seule direction.

 

Lors de l’offensive russe de février 2022, ces deux doctrines s’affrontent. Les forces d’invasion échouent dans la « décapitation » et l’effondrement moral attendu de l’Ukraine. La stratégie ukrainienne, quant à elle, est décrite en trois axes[2], qui relèvent plus du jeu de go que du jeu d’échec, et des principes de la sociodynamique :

  • la mobilisation de la communauté internationale (l’appel à des alliés, en dehors du « damier » existant) ;
  • la résistance de la nation et le maintien de sa volonté de combattre (le renforcement de l’appartenance collective – la dimension « ego » - indispensable dans les temps difficiles) ;
  • le succès de la défense opérationnelle par la sauvegarde des principales villes (la multiplication des « territoires » sur le « plateau de jeu », des points d’appui, et la décentralisation de l’action).

 

Les forces ukrainiennes ont par ailleurs mis en œuvre de remarquables innovations.

Et si l’on parle aujourd’hui de l’utilisation courante des drones, en regroupant sous ce vocable toute une gamme qui va des petits appareils d’observation aux engins pilotés capables de bombardements, il faut se souvenir que les premiers ont été utilisés par les Ukrainiens, à partir d’engins grand public (comme ceux que le français Parrot avait lancés en 2010, avant de se recentrer sur les usages professionnels) opérés non par des militaires professionnels mais par des civils volontaires, embarqués au plus près du front par des opérateurs spécialisés. Pour éclairer les troupes, avant d’être adaptés en « lance-bombes » - là encore une création…

De même, il avait été évoqué, dès l’invasion, l’usage d’un « réseau social » alimenté par tous les Ukrainiens volontaires pour informer en temps réel les forces armées de la localisation des troupes ennemies.

Et n’oublions pas la mise à disposition des systèmes de communication Starlink par le toujours surprenant Elon Musk…

 

Ces trois exemples d’innovation sont des illustrations des synergies que recommande l’art de la sociodynamique : appeler aux volontariats, encourager les initiatives, nourrir les réalisations communes, et prendre ses alliés « comme ils sont », dès lors que leurs contributions sont utiles au projet partagé.

Car si certains considèrent que leurs « alliés » doivent impérativement correspondre à un profil arrêté (et souvent un « mouton à cinq pattes »), les sociodynamiciens recherchent avant tout les bénéfices des synergies. Peu importent les écarts à un « idéal » dès lors que la contribution est forte, car ce qui importe le plus est la contribution réelle au projet collectif. Quant à l’esprit critique, il n’est pas écarté mais au contraire encouragé, dès lors qu’il s’accompagne de synergies fortes. Car ces doutes, interrogations voire remises en cause, visent alors à améliorer l’efficacité de la dynamique commune.

 

Les synergies plus que l’imposition

Et ces synergies entre militaires et civils engagés sont, comme le rappelait Michel Goya dans son ouvrage « S’adapter pour vaincre »[3], une clé de l’innovation guerrière. Quand les approches purement « normatives », qui visent à mettre sous contrôle les compétences et les moyens, tuent l’innovation en la livrant inéluctablement aux travers de la bureaucratie.

 

Le recours aux « proxies » (les troupes associées) est un autre point d’application possible de la sociodynamique des conflits puisqu’on y étudie, comme l’expose Olivier Zajec[4], la nature des relations : celles des « acteurs principaux » et de leurs « agents » ou « mandataires ».

En la matière, deux scénarios sont proposés. Celui de l’exploitation, dans lequel l’agent « exploité » dépend totalement de son commanditaire. Et celui de la transaction, dans lequel le proxy ne renonce pas à son propre objectif – avec toutes les incertitudes sur les écarts de trajectoire…

On pourra alors utiliser cette grille d’analyse aux troupes qui appuient l’armée russe, et à tous ceux qui se sont engagés aux côtés des Ukrainiens pour un objectif commun : mettre fin à l’invasion (car il faut toujours garder à l’esprit, en matière de conflit, la question de « l’état final recherché »).

On avait pu observer, au début de l’invasion russe, l’engagement dans le conflit armé de multiples « groupes de volontaires », locaux ou étrangers, aux côtés de l’armée ukrainienne. Ceux-ci ont progressivement été intégrés dans l’ordre de bataille officiel – sans doute pour des raisons de nécessaire coordination des efforts et du soutien, mais aussi avec un message au moins implicite de cohésion nationale – la dimension « ego » ajoutée à la dimension « eco » des organisations « individualistes » (ou « mercenaires »).

Quand, côté russe, on joue toujours de l’utilisation de supplétifs et de mercenaires portés par leurs objectifs propres – un fonctionnement typique d’organisations « mécanistes », fondées sur l’autorité, l’exécution, sans souci de l’esprit d’appartenance et de la cohésion.

Dans un cas, l’animation d’une dynamique guerrière, qui accepte certains « antagonismes » dès lors que les synergies démontrées sont plus fortes, et vise avant tout à atteindre l’objectif commun, par la mobilisation du plus grand nombre.

Dans l’autre, une « gouvernance » autoritaire voire autocratique, qui ne garantit jamais la pérennité de la « domination ». Et qui, inévitablement, démotive les « dominés » tout en encourageant les projets concurrents.

 

Une sociodynamique des guerres cognitives

On en parle de plus en plus : la guerre n’est pas seulement affaire d’affrontements armés, mais aussi un conflit des perceptions. Celles des soldats, celles de leurs chefs militaires et civils, celles des populations qui les soutiennent directement ou indirectement, par leur action sur les dirigeants étatiques.

Là encore, les Ukrainiens témoignent de pratiques dignes des meilleures expertises sociodynamiques.

Quand Vladimir Poutine active ses relais d’opinion, qu’ils soient officiels ou motivés par le classique « Mice » (money, ideology, compromission, ego), l’Ukraine s’appuie sur ses « alliés » : des acteurs volontaires qui s’engagent dans la guerre des esprits pour soutenir le projet partagé – mettre fin à l’invasion russe.

Et là encore, les modalités et la nature des acteurs témoignent des grandes différences entre l’approche verticale et la sociodynamique des parties prenantes.

Côté russe, on s’appuie sur un « narratif » et des relais médiatiques « officiels » ou des acteurs qui revendiquent une « légitimité », au nom d’un passé supposé glorieux ou d’expertises souvent auto-revendiquées.

Du côté des soutiens aux libertés ukrainiennes, on observe de tout.

Une couverture inédite des opérations militaires, grâce aux nouveaux moyens de captation et de diffusion. Une médiatisation des pratiques monstrueuses des troupes d’occupation sur les populations et les défenseurs ukrainiens, qui nourriront et accélèreront on l’espère les poursuites pénales.

Mais aussi une pluralité d’actions de communication très décalées, comme les nombreux « memes » ou témoignages vidéos qui irriguent les réseaux sociaux et, par rebond, les médias traditionnels, et témoignent d’un humour, d’un esprit critique voire d’une poésie qui rappellent l’esprit des samizdats de l’époque soviétique : l’humour et la poésie, éternels ressorts d’une humanité qui résiste aux totalitarismes.

 

D’un côté, on impose un propos et on manipule des vecteurs. De l’autre, on observe l’émergence d’initiatives parfois maladroites, mais souvent habiles – dans notre monde digital, les meilleurs sont vite identifiés et relayés -. Et toutes animées d’une même bonne volonté, au profit d’un objectif partagé – même s’il n’est pas formulé.

D’un côté, l’uniformité et l’autorité. De l’autre, le foisonnement et le libre-arbitre.

 

L’émergence ou le complot ?

Face à ce foisonnement, la dénonciation d’un « complot » ou d’un « grand Satan » est devenue une figure habituelle. Car dans le monde autoritaire qui ne fonctionne que par injonctions et suivisme d’un « homme providentiel », on ne comprend pas les logiques de mobilisation collective, d’autonomie, d’émergence. D’adhésion spontanée à une cause évidente et partagée.

Et c’est une ligne de front radicale, presque ontologique : l’unicité contre la multitude, le pilier contre le réseau. Le totalitarisme contre la pluralité démocratique. Cette pluralité que les partisans des fonctionnements autoritaires rejettent au nom d’une supposée « efficacité ».

Là encore, et parce que la guerre cognitive renforce son importance dans les stratégies étatiques, la grille de lecture des proxies est aussi féconde.

D’une part, on a un pouvoir central et ses dépendances. De l’autre, un foisonnement qui multiplie les modes et les terrains d’action. Les enjeux de contrôle d’une part, ceux de la coordination d’autre part. Le « pouvoir sur » d’un côté, le « pouvoir avec » de l’autre. D’une part Max Weber et la bureaucratie, de l’autre Hanna Arendt et les relations humaines.

 

L’animation de dynamiques collectives – qui commence par leur acceptation et leur encouragement - est une compétence clé que confèrent les principes formalisés dans la sociodynamique. Et en l’occurrence, l’avantage est clairement aux Ukrainiens et à leurs soutiens.

Ce qui leur permet, également, de multiplier les « damiers » et d’en changer au gré du contexte et des événements, ou de jouer sur les différents territoires de l’espace du jeu de go, plutôt que de se laisser enfermer sur une ligne de front unique. Conserver des « degrés de liberté » : un principe commun fort de la sociodynamique et du jeu de go…

 

Une sociodynamique de la politique intérieure et internationale

Enfin, et parce que la guerre se mène aussi sur le plan politique, on peut analyser, au regard des clés de la sociodynamique, les pratiques sur le plan intérieur, et sur la scène internationale.

La mobilisation internationale a été rapide, et les initiatives « individuelles » ont été plus nombreuses que les dynamiques institutionnelles, en particulier dans les pays qui avaient connu le joug et les crimes soviétiques.

Les pays baltes et nordiques, et les pays qui avaient recouvré leurs libertés après l’effondrement de l’empire soviétique, ont instantanément manifesté leurs synergies. Politiquement, et matériellement. Sans tergiverser. De vrais alliés.

Et ceci en dépassant les vieilles querelles historiques ou territoriales, les anciens « empires ».

Et puis les alliances institutionnelles se sont mises en branle… l’OTAN, l’Union Européenne, les Nations Unies…

Mais dans ce monde multipolaire, les approches verticales, orgueilleuses voire autoritaires, n’ont pas d’efficacité… Peu importent les coups de mentons, seuls comptent les actes, les véritables synergies. S’opposer clairement à l’ennemi – y compris en payant, dans son confort, le prix de cet attachement aux principes partagés - , soutenir les réfugiés, apporter des moyens, ou prendre le train pour marquer les esprits et mobiliser ainsi ceux qui hésitent…

Avec ce conflit, le monde trouve un nouvel équilibre. Entre des approches vieillissantes et souvent infantilisantes, qui croient encore au pouvoir d’un « statut » parfois auto-conféré. Et celles qui font le choix de l’action, celui des synergies.

 

Les dynamiques de la société ukrainienne sont, quant à elles, documentées dans le livre actualisé début 2023 d’Alexandra Goujon[5], qui a également contribué à un épisode remarquable du « Collimateur », le podcast de l’IRSEM[6], le 22 février 2023.

Ainsi qu’elle le décrit, l’Ukraine ne s’est pas seulement mobilisée autour d’un pouvoir central, mais avec une grande pluralité d’acteurs.

Certes, le courage et l’habileté de Volodymyr Zelensky a permis de rassurer à la fois le peuple ukrainien et ses alliés et d’organiser la défense du territoire autour des forces armées ukrainiennes. Mais ce qui a garanti la pérennité des services aux populations et le développement d’actions de soutien est bien l’émergence d’initiatives multiples, coordonnées en partie seulement par les services étatiques, naturellement dépassés par l’ampleur d’une telle crise. Car lorsque la confiance est partagée au profit d’un objectif commun, quelle nécessité à un « contrôle », inévitablement inefficace ?

Et le peuple ukrainien a démontré, depuis la « Révolution de Maïdan », fin 2013, ses remarquables capacités d’auto-organisation. Pour se révolter contre la violence du gouvernement pro-russe (95 morts du côté des manifestants – la « Centurie céleste » - et 19 du côté des policiers[7]), tout d’abord, et ensuite pour résister aux premières offensives russes.

 

La société ukrainienne : rebelle ou sociodynamique ?

Ainsi que le rappelle Alexandra Goujon, la révolte de l’hiver 2013-2014 rassemble certes des partis d’opposition mais surtout des citoyens ordinaires qui mettent en place des services d’intervention et d’appui (patrouilles, blocage de cars de police, transport de bois, d’essence et de produits d’alimentation) et de soins que certains décriront, faute d’autre grille de compréhension, comme un « État dans l’État » - voire comme le fruit d’interventions étrangères, alors que les ONG humanitaires n’étaient qu’une partie des acteurs dans ce foisonnement d’initiatives synergiques.

Et les Ukrainiens démontreront à nouveau cette capacité de mobilisation et d’auto-organisation lors de l’annexion de la Crimée, puis lors de l’invasion de février 2022, avec une mobilisation purement militaire, au sein des forces armées ou de groupes initialement autonomes, mais aussi avec des levées de fonds, des actions humanitaires, des engagements bénévoles pour charger/décharger des marchandises, tisser des filets de camouflage. Mais aussi apporter un appui psychologique professionnel, ou poursuivre les enseignements des élèves réfugiés…

Comme l’exprime Alexandra Goujon, « la société civile est souvent considérée dans son opposition à l’État. Elle est composée d’individus ou de groupes dont les actions ne sont certes pas contrôlées par les pouvoirs publics mais les conduisent à avoir des relations avec eux (…) un État dans l’État : cette métaphore suppose la capacité des citoyens de se substituer à l’État alors qu’ils agissent plutôt dans les interstices de l’action publique ».

Préférer les « relations » au « contrôle », voilà une belle illustration des approches sociodynamiques…

 

L’approche sociodynamique, vecteur des libertés retrouvées

En matière de conduite d’entreprise, l’approche sociodynamique démontre son utilité et sa puissance dans de multiples contextes, et en particulier lorsqu’il faut faire face à des tensions, des conflits. Car on ne peut pas « tuer » l’autre – en tous cas dans nos sociétés démocratiques. Il faut donc « faire avec », autant que possible.

Dans un débat politique régulé, au plan national ou international, les règles sont les mêmes. Et là encore, il convient de multiplier les synergies, pour emporter la décision.

Dans le prolongement guerrier de l’affrontement politique, la sociodynamique a sans doute aussi son utilité – ne serait-ce que parce que la guerre n’est pas seulement celle des armes. Et cette puissance est au service de ceux qui, comme les Ukrainiens, préfèrent la liberté au totalitarisme, et font le choix des synergies plutôt que celui de l’écrasement de l’autre.

Alors, au quotidien comme dans tous les contextes de nos vies, démontrons par nos actions et nos engagements que le camp de l’Ukraine est clairement le nôtre : celui des libertés, de l’initiative et de l’autonomie.

 


[1] Thibault Fouillet, « Guerre en Ukraine : étude opérationnelle d’un conflit de haute intensité (premier volet) », Fondation pour la Recherche Stratégique, Février 2023

[2] Idem

[3] Michel Goya, « S’adapter pour vaincre », Perrin, 2019

[4] Olivier Zajec, « Stratégie et guerres par proxies », Défense & Sécurité Internationale n°163, Janvier-février 2023.

[5] Alexandra Goujon, « L’Ukraine, de l’indépendance à la guerre », Le Cavalier Bleu, 2023

[7] Alexandra Goujon, op.cit.

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Publié le 16 Janvier 2023

Convergences de bonne humeur

Une fois n’est pas coutume, ce ne sont pas les événements stratégiques à l’est du continent européen qui inspireront ces lignes, mais un joyeux événement cinématographique à venir, dans les jours prochains.

 

Dimanche était organisée, par Pathé France, une avant-première de l’événement cinématographique français de février : « Astérix et Obélix : l’Empire du Milieu ». Une très jolie occasion de découvrir, quelques jours avant la sortie officielle, ce qui est à la fois un marqueur de l’époque et un bel exemple, en ces temps de fragmentation sociale, de ce qu’il est possible de faire pour réunir des talents et des publics très divers.

Alors bien sûr il y aura toujours des grognons… mais fidèles aux principes de la sociodynamique, appuyons-nous sur ce qui fait avancer, plutôt que de donner trop d’importance aux trouble-fêtes.

 

Ainsi que cela a été le cas d’autres épisodes, cet opus d’Astérix et Obélix rassemble, au-delà des acteurs principaux, un très grand nombre de personnages emblématiques du moment. Tout le monde ne se retrouvera pas nécessairement dans les rappeurs Big Flo et Oli, comme d’autres ne reconnaitront pas facilement Pierre Richard… Et hormis ceux qui ont suivi les aventures d’Emmanuel Macron au pays des YouTubers, les plus de 25 ans ne sauront sans doute pas facilement identifier MacFly et Carlito, ou bien, en dehors de l’octogone ou des clash de comptoir, Ragnar le Breton…

Et en ce qui concerne les talents musicaux, on pourra parier que la « gamme » élargie, de Matthieu Chedid à Angèle ou Orelsan en passant par Philippe Katherine, qui donne son talent et sa voix à, évidemment,… (vous pourrez le deviner !), réjouira un public divers.

Alors, c’est bien là un talent des producteurs et réalisateurs d’avoir réuni tous ces visages de l’époque, qui « datent » assez précisément le film, sans jugement péjoratif mais seulement le plaisir de se souvenir de « ce temps-là », dans quelques années. A voir qui sera passé à la postérité et qui sera encore connu des prochaines générations.

Mais ce qui est plus intéressant, et peut nous inspirer dans nos propres domaines d’action, c’est une double réussite.

 

Celle de Guillaume Canet, tout d’abord, à la fois acteur et réalisateur.

A vouloir mettre en scène un si grand nombre (vous verrez…) de « petites et grandes stars », il courait le risque d’une succession de plans publicitaires, et au mieux de sketches, sans grande cohérence. Peut-être adapté à la culture des instants si présente sur les réseaux sociaux et le monde de l’image actuelle, au buzz et au clash, mais lassant pour ceux qui apprécient encore le déroulé d’un film. Alors, bien sûr, c’est un film familial et l’intrigue n’est pas d’une immense complexité, pour pouvoir séduire tous les publics. Mais il a réussi à tisser un fil, qui permet, par-delà les exclamations et éclats de rire, de se laisser porter sur la durée.

Et surtout, son écriture permet de faire plaisir à la grande diversité du public auquel le film s’adresse, avec des clins d’œil et des hommages plus ou moins explicites, à toutes les tranches d’âge… des blessures des terrains de football aux sables mouvants du désert mexicain…

Savoir s’adresser au même moment à une grande variété de parties prenantes, c’est un des défis auxquels les décideurs d’entreprise doivent faire face. Sans tomber dans la caricature ou le cliché, en demeurant sincères et authentiques, ni se rassurer dans l’entre-soi.

Alors, parce qu’il faut savoir savourer les moments de détente, profitez pleinement de ce film, sans arrière-pensée.

Mais peut-être en vous souvenant, ensuite, des sketches et des dialogues, et de tous leurs niveaux de langage, et de compréhension.

 

La deuxième réussite est celle de Jérôme Seydoux, qui dirige Pathé, la société de production et de distribution.

Humble maître de cérémonie de cette avant-première, il a laissé toute la place de la scène à l’équipe de production et de réalisation, se tenant sur le côté de cette assemblée agitée ou impressionnée, en fonction des tempéraments et de l’expérience. Et pourtant… Cette humilité était celle aussi qui avait caractérisé sa participation à la projection du magnifique « Notre-Dame brûle » de Jean-Jacques Annaud, devant le public de l’École de Guerre, à l’École Militaire. Au premier rang, mais au milieu de tous, pas sur l’estrade.

Mettre en avant les autres plus que soi-même, permettre leur succès en leur donnant accès aux moyens d’une organisation, en appuyant leurs initiatives, en leur apportant son expertise et son expérience… voilà qui peut inspirer également bon nombre de nos décideurs.

Et rassembler le plus large public en donnant accès à des émotions aussi variées que celles qui provoquent le rire comme les larmes. Réunir aussi, dans un même espace bien réel – celui d’une salle de cinéma, « en grand ».

 

Alors pour tout cela, merci Messieurs.

 

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Rédigé par Kaqi

Publié dans #Management

Publié le 12 Juillet 2022

Le choix des synergies : sept cas pratiques

Tout au long de l’année passée – comme depuis 20 ans -, j’ai accompagné des équipes qui avaient besoin de se retrouver, de panser les plaies, de se projeter dans un avenir incertain. Des situations toujours différentes, des pistes de solution variées, mais un choix in fine similaire : avant tout, mieux travailler ensemble…

 

Dans un monde toujours changeant, il existe de multiples façons d’envisager une stratégie, et surtout la mise en œuvre de celle-ci. Car, à moins d’aimer les idées pour elles-mêmes, à quoi bon l’imaginer si ce n’est pour ne pas la réaliser ?

Cette année post-Covid était bien entendu particulière. Pas seulement parce qu’elle mettait à l’agenda de bon nombre d’entreprises les conséquences d’accords de télétravail souvent plus imposés que choisis. Mais aussi parce qu’elle les avait conduites à poursuivre ou mettre en œuvre des changements plus ou moins profonds, mais sans bénéficier du retour immédiat des équipes concernées, en raison de la mise à distance des mois passés.

Les process avaient permis de poursuivre l’activité. Certains s’étaient épuisés à la tâche pour les imaginer, les mettre en œuvre, les animer. D’autres s’étaient désengagés. Les interactions n’avaient pas été celles prévues, le feu avait parfois couvé, des plaies s’étaient aussi révélées, voire infectées.

Nous vous proposons ici un retour sur quelques cas concrets qui illustrent nos convictions – et nos savoir-faire. Pour la facilité de la lecture, chaque cas fait l’objet d’un lien spécifique, qui vous permet d’y accéder. Et de revenir ici pour quelques éléments de conclusion.

 

Quels sont donc les points communs de ces sept situations assez différentes, par leur contexte et les protagonistes qu’elles concernent ?

Faire avant tout avec « ceux que l’on a »

Le premier est qu’il faut, dans les entreprises, souvent faire « avec ceux que l’on a ».

Certains dirigeants, lorsqu’ils arrivent dans une équipe, envisagent de se défaire (et souvent rapidement) de ceux qu’ils ne jugent pas à la hauteur de leurs attentes. Cela peut être légitime, notamment lorsque le projet du nouveau dirigeant est un projet de rupture : car tout son entourage « imposé » pourra ne pas souscrire aux nouvelles orientations, aux changements qu’il faudra engager.

Mais ce « renouvellement » ne pourra être que très partiel – par expérience 10 à 20% de l’effectif au plus, ce qui représente une ou deux personnes dans une instance de direction. Au-delà, la désorganisation que provoque toujours un départ, et son remplacement plus ou moins rapide, sera trop importante, tant dans la fonction que pour le collectif. Et surtout, ce départ pourra susciter chez les « survivants » une réaction de méfiance, de crainte, voire d’hostilité (rentrée) – toutes émotions contradictoires avec l’engagement attendu.

A moins, bien sûr, d’être dans une structure bureaucratique, dans laquelle chacun doit tenir sa place, et pas nécessairement plus. Et dans ce cas, on pourra alors, sans se soucier des conséquences de ce choix, ajouter le confort – légitime lui aussi – de remplacer les partants par des soutiens issus de sa structure précédente. Car le « spoil system » n’accorde guère d’importance aux « cultures d’entreprises », qui soutiennent le temps long et influent directement sur les modes d’engagement des acteurs – dès lors qu’on attend cela d’eux.

Faire avec « ceux que l’on a », c’est donc peut-être accepter de renoncer à un idéal imaginé pour concevoir, avec eux, la réalité que l’on fera vivre ensemble.  C’est aussi accepter de ne pas détenir seul une « vérité » mais faire le choix des complémentarités, des enrichissements mutuels : en acceptant l’expertise de l’autre, quelqu’il soit. Une expertise issue de ses compétences techniques, souvent, mais aussi humaines ; de son expérience, qui dépasse souvent son seul domaine de responsabilité. Et qui justifie, d’ailleurs, sa participation à un « comité de direction », qui n’est pas seulement un « comité de pilotage » dans lequel chacun expose, successivement, ses réalisations. Un espace d’intelligence et d’action collective, de solidarité et de synergies.

 

Le choix de l’action

Parmi « ceux que l’on a », il y a ceux que la sociodynamique décrit comme des « alliés » : des acteurs qui mettent au profit de la dynamique partagé plus de synergie (de l’énergie « pour », ou « avec ») que d’antagonisme (de l’énergie « contre », mais aussi « ailleurs »). Ce sont eux qu’il faut identifier, appuyer et sur lesquels s’appuyer. Même s’ils ne sont pas conformes à l’idéal que l’on pourrait avoir – le fameux « mouton à cinq pattes ». Même, et surtout d’ailleurs, s’ils démontrent un esprit critique, qui permettra d’identifier en amont les risques, les faiblesses, dès lors que, dans le même temps, leur capacité de mobilisation est bénéfique au collectif.

Car l’essentiel est d’avancer, et ensemble, en entraînant le plus grand nombre. De privilégier l’action, au profit des objectifs collectifs

Toutes proportions gardées, c’est d’ailleurs un des principes du protocole 6C, de plus en plus recommandé en situation de choc psychologique aigü (accident, attentat, catastrophe…) : garder les protagonistes dans l’action en communiquant avec eux et en leur donnant un rôle en faisant appel à leurs capacités cognitives, pour éviter l’isolement émotionnel et les conséquences qui en suivront.

Dans l’entreprise, et hors situations exceptionnelles, la gravité des situations est objectivement incomparable. Et le temps de l’entreprise n’est pas celui de ces cas extrêmes. Mais le stress, s’il n’arrive pas de façon aigue, peut survenir par accumulation. Et, du point de vue des acteurs, conduire à la même tétanie, et à des conséquences de long terme dommageables. Individuellement et collectivement.

L’engagement dans l’action permettra à la fois de faire appel aux capacités cognitives de chacun – aux compétences et qualités professionnelles -. De nourrir la quête que mènent certains du « sens au travail ». Et de hiérarchiser les émotions ressenties alors, ou en tous cas de les dépasser voire de les transformer, grâce aux bénéfices des succès vécus ensemble, grâce aux actions collectives.

Alors, s’appuyer sur ceux qui font, et aussi donner l’opportunité aux autres de prendre une place dans la dynamique engagée… Car l’essentiel, dans l’entreprise, n’est pas de faire « contre ». Il est de faire « avec ».

 

Et le numérique, dans tout ça ?

Impossible enfin, après cette année « post-Covid », de ne pas évoquer, dans ces projets de (re)mise en synergie, les conséquences du travail à distance.

Tout au long de ces mois, une grande majorité des actifs a « découvert » le travail à distance – et beaucoup continuent à le pratiquer.

Pour d’autres – indépendants des professions intellectuelles et, plus largement, salariés d’entreprises s’appuyant sur des équipes « déconcentrées », en Europe ou plus largement -, cela n’a été qu’un accroissement d’un fonctionnement bien connu.

Mais eux en connaissaient les avantages et les inconvénients, et avaient appris à en traiter les conséquences et les risques… Perméabilité entre la vie personnelle et la vie professionnelle, isolement relationnel, généralisation du flex-office (car une entreprise ne gardera pas un « bureau » fixe pour un salarié absent une grande partie du temps)… Ils les maîtrisaient et savaient que cette mise à distance ne pourrait être que préjudiciable, et qu’il faudrait bien panser les plaies faute d’avoir su les penser en amont.

Alors, pour les entreprises du numérique et les bénéficiaires du « technofolkore », ces mois ont été pain béni, et nul doute qu’ils souhaitent que cela perdure. Car à la différence des fournisseurs de biens matériels, leurs gains sont exponentiels : à un rien près, tout nouveau client ne génère que du bénéfice.

Nous reviendrons dans un article à venir sur les conséquences de cette « virtualisation » des existences.

Mais en ce qui concerne les synergies, le constat est clair : la mise à distance a été désastreuse pour tous. Et les solutions numériques n’ont été que des pis-aller, voire des mirages conduisant à ne pas ignorer les plaies à venir… Car un écran n’est qu’un espace de contemplation, et non d’interaction.

C’est également un fonctionnement qui satisfait pleinement les structures bureaucratiques, verticales et inhumaines, qui fuient les interactions comme autant d’occasion de risquer l’émergence de pensées dissonantes. Car une fois encore, elles privilégient le statut à l’action.

Mais qui n’est pas celui des entreprises qui créent de la valeur. Pour le plus grand nombre.

 

Alors, si vous partagez ce besoin et ce goût d’agir, pour forger et entretenir nos synergies, retrouvons-nous afin d’en partager l’art de faire !

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Publié le 6 Juillet 2022

Le choix des synergies (7) : partenaire ou co-acteur ?

Il est des situations dans lesquelles, pour atteindre l’objectif, on doit faire appel aux moyens et compétences d’acteurs extérieurs à l’entreprise. Pas des prestataires ou des sous-traitants, sur lesquels on a de vrais leviers d’action, contractuels et/ou financiers. Des acteurs avec lesquels on partage, a priori, les mêmes enjeux, ou en tous cas des enjeux proches. Mais qui peuvent décider de s’engager avec vous. Ou pas.

Cela peut viser à proposer une gamme élargie de services ; ou un projet de territoire, par exemple, associant des acteurs privés, publics, des petits, des grands ; ou une dynamique associative, dans laquelle les adhérents peuvent être de simples spectateurs ou des contributeurs, et décider de rester, ou de s’en aller.

 

L’entreprise vraiment élargie

Le concept « d’entreprise élargie » pourrait décrire ces situations, mais il n’est en réalité pas adapté à ces cas extrêmes. Car il a été utilisé à propos d’un « éco-système » (encore un terme-valise), en réalité très souvent structuré autour de relations contractuelles, entre un centre et une périphérie. L’avantage, pour le « centre » : s’appuyer sur des moyens externalisés, et donc bénéficier d’une souplesse en cas de changement de cap, de difficultés. Pour la « périphérie » : une source d’activité, sans plus.

Dans les cas auxquels nous faisons référence, il n’y a pas nécessairement un acteur « central », car la dynamique collective regroupe des compétences et des moyens très différents, et donc non hiérarchisables entre eux.

Chacun peut avancer dans son domaine d’action et d’expertise, poursuivre ses propres buts. Mais c’est en avançant ensemble qu’ils créeront plus de valeur : pour eux-mêmes, mais aussi pour le collectif. Parce que le tout est parfois plus important que la somme des parties.

 

L’écueil de la bureaucratie

Dans ces systèmes qui se caractérisent par une grande diversité d’acteurs, et donc de motivations et de moyens, le pire des écueils est celui de la bureaucratie. Car qu’elle soit publique ou privée, elle se caractérise à la fois par les « silos » et le recours exclusif à « l’autorité » (le pouvoir « sur »).

Nous avons tous, sans doute, en tête bon nombre d’exemples qui illustrent les inconvénients, voire les nuisances de ces systèmes : redondance des moyens, hostilité entre services, guerre des égos, passivité, désengagement. Des retards, des surcoûts… Car la bureaucratie est destinée à tenir une place, et non à produire – et donc s’adapter aux besoins, aux contraintes, aux moyens disponibles.

Dans des dynamiques informelles, les habitudes et fonctionnements bureaucratiques sont inadaptés, et surtout à proscrire.

Car dans une « coalition de volontaires », le recours à la coercition (sans moyens d’ailleurs et donc inefficace) provoquera au mieux la fuite, ou peut-être le combat – au détriment des productions communes attendues.

Parce que, dans la complexité qui caractérise ces projets, les expertises sont complémentaires et non concurrentes, et que le recours jaloux aux « prérogatives » tue la transversalité et la créativité nécessaires.

Parce que la posture de « sachant » réduit les contributions aux critiques, aux idées générales, alors que les réalisations concrètes en appellent à une mise en œuvre toujours pragmatique, et à une interaction féconde entre « experts » et « utilisateurs », entre « sachants » et « faiseurs ». A des « compromis », ou à une prise de risque, une créativité vertueuse.

Alors, pour certains, habitués à une soumission plus ou moins librement consentie, ces fonctionnements relèvent du « choc culturel ». Et peu sont à même de l’accepter. Souvent, ils les fuiront, les ignoreront, ou même les combattront – car les dynamiques informelles vont toujours plus vite que les fonctionnements bureaucratiques, dont ils exposent alors cruellement toutes les limites… Tant pis pour eux, les dynamiques volontaires avanceront de leur côté…

 

La formidable aventure des « Clubs TGV »

A la différence des six autres articles décrivant toute la force des synergies, et dans lesquels nous ne citions, par souci de confidentialité, aucune entreprise, nous pouvons illustrer ces principes d’action par une dynamique partagée dans le domaine public : la formidable aventure des « Clubs TGV » (Est-Européen, Rhin-Rhône, Bretagne).

A la racine de l’idée : l’envie des décideurs de la SNCF d’associer les acteurs économiques d’un territoire dans l’anticipation des « effets TGV », avant la mise en service d’une nouvelle offre.

Ces systèmes d’acteurs volontaires ont donc associé le transporteur, expert des mobilités et des services associés, et une multitude d’acteurs du territoire, désireux de bénéficier, et pour les plus volontaires, de prendre part aux effets positifs de l’arrivée de la grande vitesse ferroviaire (mobilités locales, tourisme, attractivité et marketing territorial…). Voire de limiter les conséquences non désirées, comme la transformation du territoire en « zone dortoir » au profit de centres d’activité désormais plus accessibles. Ou l’inflation des prix de l’immobilier, bénéficiant à certains calculs rentiers mais non aux activités productives.

Les élus et collectivités étaient bien entendu invités à participer à ces dynamiques partagées. Non pas en raison de « prérogatives » particulières, car il n’y a pas de hiérarchie entre les deux mondes, sinon celui de la loi commune élaborée par les représentants de la nation. Mais tout simplement parce que services de l’État et des collectivités sont potentiellement à la manœuvre dans un certain nombre de domaines – et pas seulement ceux du financement.

Et que les interactions peuvent permettre de mieux orienter des projets publics, voire de les accélérer ou les enrichir, avec des compétences et des moyens tiers.

Ces « Clubs TGV » ont suscité des synergies humaines et organisationnelles vertueuses. Entre acteurs d’un même territoire, tout d’abord. Et au profit de l’emploi, de l’attractivité, de la qualité de vie… Tout cela sur une base de contributions volontaires : apport d’expertise ou de mobilisation… On trouvera, en ligne et dans certains ouvrages, quelques récits relatifs à ces belles aventures.

 

Partenaire plus que co-acteur

La clé commune de tous ces projets est la capacité à créer des synergies : des dynamiques qui dépassent les silos et contribuent à une meilleure connaissance mutuelle, préalable à des actions partagées. Parce qu’il est contreproductif de chercher chez l’autre une « culpabilité », alors que la compréhension des enjeux et des contraintes de l’autre permet souvent de dépasser l’ignorance et l’antagonisme, et de rechercher des résultats « gagnant-gagnant ».

Ces synergies, ce sont aussi des moyens de dépasser le statut de « co-acteur », qui enferme chacun dans son domaine de référence, dans son silo. Et de véritablement faire vivre celui de « partenaire ». Pas au sens d’un argument marketing qui enjolive une relation de client-fournisseur. Mais de la recherche de contributions concrètes partagées. Car le temps de chacun est précieux, en particulier dans une dynamique volontaire.

Alors, tout cela s’imagine, se structure et s’anime – et souvent sur le temps long. C’est un vrai savoir-faire, qui se transmet tout au long de ces dynamiques à vivre. Et qui peut se partager plus largement. Parlons-en.

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Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management

Publié le 2 Juillet 2022

Le choix des synergies (6) : quand le hiérarchique ne suffit pas

Au sein d’une équipe de direction, le pouvoir autoritaire n’a plus cours (et ailleurs, il est aussi inefficace).

Que ce soit pour des raisons organisationnelles (le fameux « matriciel », ou des structures mutualisées, dans lesquelles on n’est pas le hiérarchique, ou en tous cas pas le seul), formelles (une « gouvernance » qui répartit les pouvoirs entre plusieurs fonctions), culturelles (la « verticalité » n’est vraiment attendue que par certains adeptes de régimes autoritaires, voire totalitaires).

Ou tout simplement pour des raisons d’efficacité : le pouvoir autoritaire étouffe les talents, individuellement et collectivement. Et au coût des équipes de direction…

Une exception peut-être : les structures bureaucratiques, qu’elles soient publiques ou privées, et dans lesquelles il convient plus de tenir un rôle que d’apporter une contribution identifiable, voire mesurable, à la production de biens et de services. Mais dans ces cas, à moins d’une demande d’aide pour précisément remettre de l’agilité, et plus d’ouverture et « d’orientation client », nous n’intervenons pas… Car aux obligations de moyens, nous préférons les obligations de résultats.

 

Des talents d’animation, de conviction voire d’influence

Pour toutes ces raisons, beaucoup d’équipes de direction demandent plus de talents d’animation, de conviction, voire d’influence que d’injonction. Un mode de « leadership » bien éloigné de l’image trop communément admise « d’homme (ou femme, bien sûr) providentiel », mais qui répond beaucoup plus aux enjeux du monde moderne, complexe, rapide.

Car il s’agit, dans ces cas, de faire bien plus que des « tours de table », au cours desquels chacun prendra la parole. En s’y préparant pendant que les précédents s’expriment, et se détendant après.

Le « manager-coach » pourra certes accompagner chacun de ses collaborateurs, à l’occasion de temps spécifiques. Il pourra également résoudre des conflits de priorité entre deux de ses collaborateurs, avec des points ad hoc. Mais il devra aussi, et surtout, s’assurer de l’animation des synergies entre tous les membres de son équipe – et ceci même si, du fait de l’organisation, il n’en est pas le hiérarchique – ou en tous cas le hiérarchique unique.

Pour une raison au moins : se libérer du temps, nécessaire à la réflexion et à la décision stratégique. Car les journées, même celles des cadres exécutifs, n’ont que 24 heures. Et parce que leur plus-value n’est pas de contrôler le travail de leurs collaborateurs, directs voire indirects, mais d’assembler les contributions, d’orienter et animer le travail collectif, de piloter les décisions prises, ils doivent s’assurer de disposer du temps nécessaire.

 

Chacun doit être à même de sortir de son rôle

Au sein d’une équipe de direction – comité exécutif, comité de direction -, chacun doit être à même de « sortir de son rôle ». D’aller sur le terrain de l’autre, en dehors de sa propre expertise technique. Et d’encourager les autres à venir sur le « sien », pour confronter la vision de l’expert qu’il est, pour rechercher des synergies aussi. Car il y a peu de problématiques qui puissent être résolues en silo.

Un « comité de direction » peut être le lieu d’une confrontation d’expertises, et d’egos aussi. Un lieu de reconnaissance individuelle.

Elle peut être aussi une vraie équipe, riche de ses synergies, de ses plus-values.

Et c’est ce que nous aidons à créer, et à animer. Dans les moments difficiles comme dans ceux, plus paisibles, ou encore ceux que l'on décide d'investir, pendant lesquels on peut prendre le temps de préparer l’avenir, et ne pas seulement traiter les urgences.

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Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management

Publié le 2 Juillet 2022

Le choix des synergies (5) : grandir ensemble

Le développement des compétences est une nécessité pour toutes les entreprises. Pour améliorer la performance individuelle et collective, répondre aux besoins d’évolution professionnelle. Apporter un peu de reconnaissance, parfois aussi.

Et cela se fait de multiples façons, plus ou moins formalisées.

Au quotidien, par apprentissage personnel ou en étant accompagné. Cette modalité – sans doute la plus importante – est aussi la plus discrète, et elle est informelle, au gré des hasards, des opportunités, des bonnes volontés des uns et des autres. Des habitudes collectives aussi, de ce qu’on appelle parfois la « culture d’entreprise ». Une culture que l’on peut laisser vivre sa vie, ou que l’on peut animer.

Faut-il intégrer les nouveaux dans un poste (qu’ils soient jeunes ou plus expérimentés) dans un parcours ? Et à qui les confier ?) Ou les laisser découvrir et se confronter au « métier », à en découvrir les ficelles, quitte à les laisser là aussi identifier celles et ceux qui pourront (ou non) les aider ?

 

Des dynamiques informelles utiles

Ces dynamiques informelles ont toute leur utilité. Il n’est pas toujours nécessaire de les accompagner. Mais il faut les connaître, afin de ne pas les contrarier par accident, et pour pouvoir s’y appuyer, le cas échéant.

Les mécanismes les plus formels sont ceux des « formations ». Réglementaires ou non, ponctuelles ou inscrites dans un parcours. Pour les non réglementaires, souvent liées aux « sciences molles », on a souvent désormais recours à des systèmes « participatifs », dans lesquels les participants trouveront dans les interactions avec les autres une grande partie des acquis de la formation.

Ces modalités peuvent être questionnées.

Tout d’abord, parce qu’il faut distinguer ces modalités « collectives » des « formations-actions » (même si les deux peuvent se combiner).

Le principe des « formations-actions » a démontré son efficacité (appliquer à son quotidien les concepts abordés lors de la formation). Pour des raisons pratiques (formation « sur étagère », formation inter-entreprises…), ces modalités font souvent l’objet de « cas d’étude », qui peuvent s’écarter largement de l’idée initiale. Et du bénéfice attendu. Car le risque est grand de susciter dès le retour dans l’entreprise, même après le plaisir d’un cas pratique bien conçu, le réflexe habituel du « oui, mais dans mon quotidien, c’est quand même différent ». C’est pourquoi la conception de ces « phases pratiques » doit, le plus possible, prévoir de s’appuyer sur la réalité des participants – quitte à ce qu’elle soit une découverte pour les autres, ce qui est toujours mieux qu’une situation artificielle.

Les modalités collectives font appel à d’autres présupposés. Cela peut être l’héritage d’un rejet idéologique de l’apprentissage par recours à l’expertise. En particulier lorsque le domaine relève de « sciences molles » qui, pour certains, ne sont guère que du bon sens partagé. Cela peut aussi être le fait d’une insuffisante préparation par l’intervenant (mais écartons cette hypothèse).

 

Un équilibre entre apport d’expertise et travail d’application

Mais, d’une façon plus positive, c’est aussi l’opportunité de « grandir ensemble ». A condition de maintenir un équilibre délicat entre les apports de l’expertise, et le travail d’application, qui se fera lui en collectif, entre les participants eux-mêmes.

En mettant en application, dans une situation qui intéresse et implique tous les participants, et conduit à des acquis immédiats, des actions qui seront mises en oeuvre dès le retour dans la "vraie vie". Qui conduira aussi les participants à pérenniser, individuellement mais aussi ensemble, ce qu'ils ont entendu, appris, et réalisé collectivement.

Ces modalités pédagogiques sont intéressantes à un triple point de vue :

  • Elles répondent aux bénéfices attendus de la mise en pratique des concepts exposés, au profit de situations bien réelles – et les participants repartent avec des actions qu’ils mettront directement en œuvre.
  • Elles s’appuient sur l’expérience des autres participants, sur leur angle de vue, leur compréhension souvent différente. Dès lors, elles aident non seulement à la compréhension et l’appropriation, mais évite des malentendus. Elles permettent d’ancrer les apports dans la réalité de chaque participant, au regard de sa situation. Mais plus largement, avec des illustrations dans d’autres contextes.
  • Enfin, elles sont à l’origine de synergies qui dépasseront le cadre de la formation. Parce qu’elles permettront parfois de résoudre des divergences de la vie quotidienne – lorsque la préparation identifie ces cas et les choisit comme contexte pour la mise en application. Et parce que la séquence d’application sera conçue pour susciter des interactions et l’adoption d’actions collectives qui perdureront. Car les compétences recherchées ne sont pas seulement individuelles, mais aussi collectives !

Alors, ces modalités demandent à la fois de l’expertise (pour les contenus), de la pédagogie (pour le partage) et des compétences de facilitation (pour l’animation des phases pratiques). Et c’est bien ce que nous avons eu le plaisir d’apporter, pour susciter des synergies durables.

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Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management

Publié le 1 Juillet 2022

Le choix des synergies (4) : de nouveaux métiers pour produire mieux

La production industrielle cherche toujours à optimiser sa fiabilité, sa performance. C’est un gage de rentabilité et de pérennité. Il existe des processus d’amélioration continue, fondés sur l’expérience des personnels, et capitalisée (plus ou moins). Il existe des processus de changement qui viennent d’ailleurs, inspirés par une nouvelle méthodologie, parfois accompagnée de nouveaux outils, par un partage d’expérience ou une homogénéisation des pratiques entre plusieurs sites.

 

Une nécessaire modestie

A ceux qui se plaignent de ces changements – car, dans leur esprit, c’était souvent « mieux avant » -, on devrait répondre, en toute honnêteté, qu’il n’y a pas de modèle idéal. Mais que le changement d’habitudes, dès lors qu’il ne déstabilise pas trop le résultat et les équipes, aide à se remettre en question, et identifier quelques points d’amélioration, bénéfiques pour toutes les dimensions. Mais ce n’est pas très « vendeur »… Alors, il peut être prudent et honnête d’adopter une posture faite certes d’enthousiasme et de détermination, mais aussi de modestie.

Dans le cas qui nous intéresse, il s’agissait de mettre en place, dans une structure industrielle historique, une nouvelle organisation pour le management de terrain, en associant des métiers parfois antagonistes (maintenir ou produire ?). Et d’y mettre en place un nouveau métier, plutôt destiné à l’amélioration continue, et plutôt incarné par de jeunes ingénieurs pleins de bonne volonté.

 

Après la phase de « laboratoire »…

Comme toute phase de mise en œuvre, même précédée par une assez traditionnelle période de « laboratoire », « expérimentation » ou « site test », celle-ci se heurtait à quelques résistances… Car le site test, pour beaucoup, c’était « la vitrine ». Le reste, c’était « la réalité ». Car « chez moi, c’est différent », n’est-ce pas ? Et en effet, ça l’est toujours, même dans une structure industrielle, car les lignes sont toujours au moins un peu différentes. Sur le plan matériel et par les compétences qu’on y trouve.

Alors, la rationalité (ou le « syndrome de la pie », qui pousse à s’intéresser à ce qui « brille »), pouvait pousser à traiter les dysfonctionnements spécifiques à chaque groupe managérial. Car puisque la nouvelle organisation était « bien pensée » (et testée en amont sur la « vitrine »), les difficultés ne pouvaient naturellement venir que du « facteur humain » : les incompatibilités interpersonnelles, les inégalités de compétences, voire le sexisme…

Pourtant, le choix qui a été fait a été celui du collectif. Parce qu’indépendamment du quotidien des équipes de production, il existe des dimensions qui les dépassent, les transcendent, et ouvrent des pistes de synergies puissantes. Entre métiers, entre générations, entre tempéraments. Qui répondent aux besoins de reconnaissance professionnelles, de goût du travail bien fait, au plaisir aussi des solidarités et de l’entraide au quotidien. Et donc de l’appartenance, du sens que l’on donne au travail.

 

« Changer de damier » pour bâtir des synergies

Et parce que, aussi, pour dépasser des antagonismes locaux, souvent basés sur la méconnaissance de l’autre, ou de son incompréhension, il est toujours utile de « changer de damier », d’aller chercher ailleurs (et ce n’est pas très loin) des soutiens, des regards différents, des témoignages et des propositions jugées légitimes au regard de l’expérience professionnelle, de la compétence, des qualités démontrées. Des synergies utiles. Indispensables.

Les réglages inter-individuels viendront après. Mais avant tout, ce travail sur les dynamiques collectives aura permis de poser le socle commun. Et de renforcer l’engagement de celles et ceux qui, malgré leur bonne volonté, s’en sentaient, à tort ou à raison, exclus. Au détriment des forces collectives – en termes d’engagement personnel, à l’heure de la « guerre des talents », et de performance, à la fois individuelle et collective.

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Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management

Publié le 1 Juillet 2022

Le choix des synergies (3) : accompagner la croissance

Les projets « à forts enjeux » ne sont pas seulement ceux de la décroissance (les licenciements, les reconversions, les contraintes légales, l’inquiétude pour l’avenir…) ou ceux de transformations organisationnelles profondes (endogènes ou exogènes). Il en est aussi qui sont dus à une situation de croissance.

Et contrairement à ce que certains imaginent, certains secteurs ont crû pendant la crise sanitaire. Et pas seulement dans le secteur médico-social.

Pendant ces mois, les équipes étaient pour la plupart dispersées. Et pourtant, il fallait produire, indépendamment de la situation du moral, de l’isolement, du manque d’interactions réelles, parfois de la détresse qui résultait de cette situation personnelle, ou de l’angoisse devant l’avenir. Pour certaines équipes, il a donc fallu non seulement continuer « comme d’habitude », mais aussi accueillir de nouvelles recrues, pour répondre aux besoins qui s’accroissaient.

 

Recrutements et décrutements à distance

Beaucoup d’entre vous ont entendu parler de ces collaborateurs recrutés (voire « décrutés ») à distance, sans parfois rencontrer leur manager, et encore moins leurs collègues, « pour de vrai ». Et ces situations ont été une des motivations pour beaucoup d’entreprises pour organiser, dans un calendrier dépendant de la sensibilité de chacun aux risques et aux besoins, des moments collectifs. Pour se retrouver.

Au-delà de cette nécessaire (re)découverte, de ce lien à établir, il y a eu d’autres conséquences à ces arrivées si particulières. Des impacts moins visibles mais au moins aussi déstabilisants voire dangereux.

L’arrivée de nouvelles recrues est toujours une bonne nouvelle. Parce qu’elle apporte de nouvelles compétences, de nouvelles énergies. Et aussi parce qu’elle permet de réinterroger des habitudes acquises avec le temps.

C’est donc toujours une bonne nouvelle pour le collectif, mais ce sont aussi des changements. Et pas seulement dans le formel. Dans les relations informelles aussi, qui touchent à autre chose que le pouvoir hiérarchique. Qu’on oublie parfois, par la force de l’habitude. Mais que les nouveaux interrogent. Systématiquement. Explicitement parfois, mais souvent de façon détournée, voire invisible.

 

Les fameuses « résistances au changement »

Et quand ces changements d’interactions et d’habitudes suscitent des dysfonctionnements, voire de l’hostilité (la fameuse « résistance au changement »), il y a deux possibilités.

Se remettre en question collectivement, avec confiance et bienveillance, et ceci d’autant que ces nouveautés s’inscrivent dans le cadre d’une croissance génératrice de perspectives pour tous. Ou bien trouver un « coupable ». Et c’est bien souvent le manager. C’est légitime (d’attribuer la responsabilité, pas la « culpabilité »), puisqu’il porte, ou en tous cas incarne, les changements. Et ceci d’autant lorsque lui, aussi, est une « nouveauté »…

Face à cette difficulté, la tentation peut émerger d’entrer dans cette logique de « culpabilité » et de rechercher les faiblesses du manager en question. Avec des outils d’évaluation de sa « compétence »… tout ceci dans le contexte sans pareil de la crise sanitaire et du « management à distance ». Mais le choix, beaucoup plus courageux, a été fait d’accepter de considérer l’ensemble de la dynamique collective, des interactions, des engagements individuels.

Et bien entendu, les « résistances au changement » dépassaient très largement les nécessaires réglages liés à l’arrivée d’un nouveau manager, avec ses forces et ses faiblesses, certes, mais tout simplement toutes ses spécificités, qui font sa singularité.

Là encore, il aurait pu être « plus simple » de trouver une raison « technique », isolée. Mais c’est le choix des synergies interindividuelles et collectives qui a permis de prendre en compte toutes les conséquences des mois passés, des changements choisis et de ceux émergents, pour en saisir toutes les opportunités. Et d’engager une dynamique intégrant les bonnes volontés de tous, anciens et nouveaux. Préparant ainsi l’avenir et le « retour sur investissement » des recrutements réalisés.

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Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management

Publié le 1 Juillet 2022

Le choix des synergies (2) : les hommes et les processus

Depuis longtemps, et en particulier dans le contexte actuel, la production d’énergie n’est pas un sujet pris à la légère. Fiabilité, sécurité, sûreté, environnement… les contraintes sont multiples et laissent peu de part à l’initiative individuelle. On pilote avant tout par les « processus », les « rythmes opérationnels » qui occupent les agendas, fixent le rôle de chacun, définissent les cycles de vie et la vie des femmes et des hommes qui y travaillent.

Les expertises sont reconnues, c’est un monde de professionnels dans lequel les « sciences molles » laissent le pas aux « sciences dures ». Il faut chiffrer, mesurer.

 

Des facteurs humains et des émotions

Pourtant, par conviction ou par contrainte, les « facteurs humains » sont aussi pris en compte dans les processus de l’entreprise, au sens large, ou de l’unité opérationnelle. Et pas seulement parce qu’ils sont considérés par certains comme le « maillon faible ». Mais plutôt parce que les systèmes industriels les plus complexes reposent sur ce facteur humain. Celui qui fera le lien entre le processus – toujours général - et le réel – toujours spécifique -, et pourra contribuer à résoudre l’incertain, le complexe. Parce que ce « facteur humain » se recrute (et dans l’industrie malheureusement mal connue et donc dévalorisée, c’est un vrai sujet de préoccupation), se forme. Et parce que ce « facteur humain » investit des émotions dans sa vie professionnelle, avec ses joies et ses souffrances, ses attentes et ses déceptions, sa fierté professionnelle et son degré d’engagement. Et que ces émotions sont à la fois des risques et des opportunités. En tous cas des modalités à prendre en compte, à animer.

Alors, lorsqu’il s’agit de susciter l’engagement d’un collectif dans la formalisation d’un « projet partagé », qu’il concerne la totalité d’une entité, ou une partie, sensible, de celle-ci, il y a, schématiquement parlant, deux façons de faire.

La première est de réaliser l’exercice comme « à la parade » (mais encore faut-il que l’entraînement ait été à la hauteur)… On joue le jeu, on réalise quelques événements, on met des guirlandes et des ballons… Et on revient vite à la « vraie vie ». Mais cet exercice ne trompe personne, et suscite plus de dépenses de temps et d’énergie qu’elle n’apporte de bénéfice.

L’autre est d’ouvrir la boîte du réel – parce qu’elle ne sera pas celle de Pandore. Parce que l’on préfère traiter à temps les maux qui en sortiront, plutôt que de les léguer aux suivants, lorsqu’ils seront décidément incurables. Et aussi parce que l’on devine de cette boîte sortiront aussi des succès partagés et de vrais atouts pour l’avenir.

 

Le « facteur humain », c’est ce qui rassemble les expertises

Le « facteur humain » est aussi ce qui rassemble les expertises. Des expertises qui souvent se confrontent au travers des processus qu’elles pilotent. Produire ou maintenir, par exemple. Mais qui peuvent s’accorder, parce que tous ont le goût du « travail bien fait », de la rigueur, de la performance, de la cohésion.

C’est pourquoi l’équipe a fait le choix des vraies synergies, après certes quelques hésitations qui auraient pu plaider en faveur de la « parade ».

Alors, se lancer dans le bain des « facteurs humains », c’est donner la parole. Accepter les émotions, les interactions, le rationnel et surtout ce qui l’est moins. Cela demande du temps, de l’attention, de l’écoute. Cela nécessite d’accepter le complexe plutôt que le simple.

Mais in fine, cette recherche des synergies entre tous est la plus satisfaisante, et la plus efficace.

 

Répondre à des enjeux communs plutôt que chercher des coupables

Car il est plus juste et plus vertueux, à court et long terme, de répondre ensemble à des enjeux communs, plutôt que de chercher des coupables qui sauront toujours trouver le moment de leur revanche. Et il est toujours satisfaisant de trouver dans le regard, la parole et la main tendue de l’autre un signe de reconnaissance, une aide précieuse qui dépasse la répartition des rôles et les process définis, un regard complémentaire qui enrichit et résout une énigme. Des processus qui seront au besoin ajustés grâce à des engagements partagés.

Enfin, parce que les efforts menés à court terme pour « ouvrir la boîte » et « (re)nouer les liens » seront toujours récompensés, à moyen et long terme, en particulier lorsqu’une bourrasque arrivera et qu’il y aura besoin de toutes les énergies et de tous les talents.

Choisir de renforcer les synergies, donc, plutôt que de laisser se développer des antagonismes, assumés ou latents.

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Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management

Publié le 1 Juillet 2022

Le choix des synergies (1) : le centre et la périphérie

Lorsqu’on dirige un groupe rassemblant de multiples filiales, on décide souvent de créer puis animer des directions centrales plus ou moins dotées, parfois appelés « centres de services partagés ».

Au-delà du choix du terme (qui compte), la question est toujours de savoir quelle marge de manœuvre laisser aux « filiales » (au sens juridique ou tout simplement organisationnel, direction régionale ou autre). Car au « centre », on regroupe les expertises, on met en place des outils communs et des procédures partagées qui permettent de faciliter la visibilité de l’activité et d’encourager voire imposer des pratiques communes… En « périphérie », on voit cela comme un service rendu, pour des tâches sans grande valeur ajoutée ou avec une technicité qui manque localement, mais aussi parfois comme une perte de souplesse, ou une méconnaissance des « spécificités »…

 

Des changements pour se requestionner

Bref, un questionnement « classique » qui n’a pas de solution idéale – sinon cela se saurait ! Et d’ailleurs, cela fait partie de la vie habituelle des entreprises d’osciller entre les deux pôles de la « centralisation » et de la « décentralisation », en fonction du contexte mais aussi des jeux d’acteurs. Et aussi, tout simplement, parce que les changements d’équilibre suscités permettent de se requestionner, au regard d’une multitude de critères, dont beaucoup viennent du monde extérieur qui, lui, change toujours.

Alors, chaque « direction centrale » peut se poser la question des « services » qu’elle apporte, ou des « politiques communes » qu’elle impulse et anime. Mais on oublie souvent qu’un critère de succès tient aussi aux synergies entre tous ces services communs.

Parce que les « filiales » percevront toujours les « directions centrales » comme un même ensemble, et qu’on évalue souvent la fiabilité d’une chaîne à son maillon le plus faible. Parce que beaucoup de questions, de projets, de services, reposent sur plusieurs expertises complémentaires (les RH, les finances, le juridique…), qu’un fonctionnement en « silos » du centre signifierait l’inefficacité voire le blocage de l’ensemble, et que l’impression que les services se « refilent le bébé » est désastreux pour tout le monde. Et puis parce que, pour améliorer sa relation aux « clients », on gagne toujours à partager les bonnes pratiques, en dehors de sa propre expertise « technique ».

 

Renforcer d’abord les synergies

Voilà pourquoi cette équipe de « direction centrale », au regard des enjeux partagés et du retour de la « qualité de service perçue », plutôt que de décider, par exemple, à ce qu’auraient pu être des règles communes à imposer à tous, indépendamment de la diversité, au centre ou à la périphérie, a décidé de travailler, en priorité, à renforcer ses propres synergies.

Les règles communes, en faudra-t-il plus, moins, sera-ce un moyen d’améliorer l’animation globale ? On se posera la question ensuite, lorsque les « services communs » seront reconnus par tous, à la hauteur des efforts consentis par chacun. Mais tout d’abord, « travaillons mieux ensemble ».

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Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management

Publié le 8 Juin 2022

« Guerre hybride » : quelle place pour les entreprises ?

Le concept de « guerre hybride » a émergé il y a une dizaine d’années et prend une actualité particulière avec l’invasion russe en Ukraine. Mais même si le sujet est brûlant, il est souvent, dans les lectures et colloques, de grandes absentes de nos vies quotidiennes : les entreprises… Et vous, jusqu’où pourriez-vous aller avec la vôtre ?

 

Guerre hybride ? On trouve plusieurs définitions pour décrire ce type d’affrontement, et sans doute sont-elles pour beaucoup exactes, pour une situation par nature multiforme. Pour faire court, disons qu’il s’agit d’un affrontement a priori « sous le seuil » : celui de la guerre du choc des armes, d’une armée contre une autre. Mais qui peut la précéder, l’accompagner, la poursuivre…

Cet affrontement intéresse de nombreux publics : les militaires bien sûr, les diplomates aussi, et les chercheurs du domaine stratégique. Quelques journalistes ou spécialistes des guerres de l’information et de la connaissance également. Mais peu de représentants des entreprises, qui semblent les grandes absentes. Grandes oubliées, ou grandes inconnues ? Sans doute tout cela à la fois.

 

Alors quelles sont les stratégies et les marges de manœuvre des acteurs privés dans ces conflits « hybrides » ? Ceux qui a priori ne s’appuient pas sur le feu des canons (comme les « milices » ou les « sociétés militaires privées ») mais les préparent, les appuient ou les rendent inopérants ? Quelle légitimité ont-ils ? Quelle autonomie de décision et d’action ? Quelles synergies, assumées ou non, avec les puissances publiques ?

La tentation, bien sûr, pour ce nouveau domaine de la « souveraineté », est de renforcer la place de la puissance publique. Mais est-ce bien la seule voie, lorsqu’on veut défendre, au travers des conflits, les valeurs de nos sociétés démocratiques et libérales, face à des régimes autoritaires voire totalitaires ? Peut-on renoncer à nos principes de liberté de l’action individuelle et privée, de la diversité et de l’équilibre des pouvoirs au nom d’une « efficacité » qui reste à démontrer, et surtout au risque de perdre le sens de notre engagement ? En donnant ainsi des arguments à nos adversaires et ennemis sur la pertinence de nos valeurs et institutions ?

 

Dans le cyber, les entreprises et la souveraineté

Il est un domaine dans lequel les spécialistes du sujet reconnaissent l’importance des entreprises : celui de la guerre de l’information et des perceptions. A la fois pour les contenus et les contenants.

A l’heure des bouquets de télévision, des smartphones et d’internet, l’information est partout. Et tout le monde se plaint de la « désinformation » (de l’autre). Alors si certains se contentent de choisir leur canal de diffusion, et de le recommander, d’autres plaident et agissent pour la fermeture de certains vecteurs. Difficile choix dans nos sociétés libérales et démocratiques, lorsqu’il s’agit d’éléments non directement punis par la loi. Car il s’agit de la question récurrente de priver ou non de liberté les « ennemis de la liberté ». Vaste sujet… Et en tous cas qui concerne une multitude d’acteurs privés, souvent perçus voire accusés, on le remarquera, comme des acteurs de désinformation, ou en tous cas de mauvaise information, au regard de ce statut « non public » (pour les autres, c’est perçu comme « de bonne guerre »). Alors, des initiatives comme l’Association des journalistes de Défense, qui existe depuis 1979, visent à faciliter une information de qualité relative à ces sujets, tout en cherchant à maintenir l’équilibre de « l’indépendance ». Mais ce n’est pas une quête facile, et les polémiques récurrentes sur le dispositif de journalistes « embeddés » (« embarqués », intégrés dans des unités militaires) en témoignent.

Du côté des « contenants » (car même le cloud s’appuie sur une architecture physique), le rôle des entreprises est intimement lié à la question de la souveraineté. On a évoqué récemment la question des câbles sous-marins qui permettent la diffusion de l’information. Et il y a bien sûr, au cœur de l’actualité de l’invasion de l’Ukraine, à la fois l’utilisation des moyens aériens et spatiaux occidentaux, au profit des forces ukrainiennes. Mais aussi, et cela va au-delà de l’anecdote, la mise à disposition du système Starlink par SpaceX, l’entreprise d’Elon Musk, qui a permis le maintien de communications indépendantes par les forces ukrainiennes et les citoyens qui pouvaient, ainsi, relayer des informations précieuses, au plus près du terrain.

 

Des synergies au service de l’innovation opérationnelle

Par-delà l’exemple de Starlink, il a souvent existé de nombreuses opportunités de synergies librement consenties entre la puissance publique, qui détient le monopole légal de la force, et les entreprises privées intervenant dans le domaine de l’information.

On a parlé, au début de l’invasion russe en Ukraine, de l’efficacité de l’unité Aerorozvidka, qui utilisait des drones très légers – et ses opérateurs civils, plus « geeks » que « Major Gérald » - pour appuyer l’action ciblée de commandos. Puis sont venues les images des adaptations permettant de lâcher des grenades…

En 2010, la société française Parrot lançait ses premiers drones de loisirs. Depuis, leur usage a été réglementé et leur utilisation est désormais majoritairement professionnelle. Et pourtant, dès leur mise sur le marché, si ces petits engins permettaient en effet de craindre le voyeurisme à la portée de tous (d’où la réglementation), ils offraient la possibilité à leurs propriétaires – nonobstant l’autonomie alors très réduite – d’observer sans risque l’autre côté de la colline…

Et heureusement, avec le temps, des synergies naissent régulièrement de la rencontre entre des outils civils et les besoins des armées, pour permettre des innovations comme celles présentées au salon Sofins (dédié à l’équipement des forces spéciales) ou, plus généralement, dans les actions d’animation des entreprises de la BITD (base industrielle et technologique de défense). Mais saurions-nous utiliser, dans le cas d’une « guerre hybride », les matériels et les compétences des seuls acteurs privés ?

 

La guerre des perceptions et de la vie quotidienne

Dans ces situations, on est, a priori, dans un domaine plus opérationnel que cognitif ou « environnemental ». Et donc loin des guerres hybrides…

Pourtant, lorsqu’on évoque des actions « sous le seuil », les entreprises ont aussi d’autres moyens d’action - et autant de responsabilités.

Prenons par exemple la décision d’ouvrir ou fermer une usine ou un magasin dans un pays donné. Par-delà les enjeux économiques (les opportunités mais aussi les risques) que supporte directement l’entreprise, sa décision a un impact direct sur la société dans laquelle elle s’implante, et de multiples façons.

Par les produits qu’elle fabrique ou distribue, les emplois qu’elle offre, les compétences qu’elle apporte à la main d’œuvre locale, la richesse qu’elle distribue à travers la fiscalité locale. Une « fiscalité » qui peut d’ailleurs être illégale au regard de nos propres règles, ou au moins immorale… Et on touche là toute une gamme de responsabilités de l’entreprise, à travers son organisation et ses pratiques de management, pour promouvoir – ou non -, dans le quotidien de la « société civile » les principes de nos sociétés libérales et démocratiques. Et donc d’agir sur la société de l’autre. Ne sommes-nous pas là dans le champ de « l’action hybride » ?

Et puisque la « guerre hybride » peut accompagner la guerre « classique », mais aussi la précéder ou la poursuivre, ces dimensions politiques et morales sont au cœur – consciemment ou inconsciemment – des décisions de la « gouvernance » des entreprises, mais aussi de leurs représentants, au plus près du terrain. Car c’est au quotidien que s’incarnent, ou non, les valeurs que l’on porte [1].

 

Faire des entreprises des alliés dans les guerres hybrides

Des échanges avec les spécialistes de la guerre hybride, il ressort que les entreprises sont les grandes ignorées de la réflexion, et donc probablement de l’action.

Cette absence est « justifiée » par certains par une multitude d’obstacles. Citons-en quelques-uns, en proposant quelques réponses.

 

« Ce qui motive les entreprises, c’est le profit ». Bien sûr. Car le profit permet d’investir, de développer à la fois les compétences et les outils, de créer de l’emploi, des richesses. Mais par-delà cette tarte à la crème, cette affirmation traduit à la fois une généralisation hâtive d’une perception univoque et une méconnaissance des réalités des entreprises. Car les entreprises, ce ne sont pas des organisations anonymes mais avant tout des hommes et des femmes qui prennent des décisions. Chaque jour. Et si on se pose parfois la question de dissocier ou non « l’homme de l’artiste », on ne peut croire raisonnablement que les décideurs d’une entreprise mettent totalement de côté, lorsqu’ils agissent, leurs perceptions individuelles du monde, leurs croyances, leurs convictions. Ils ne les abandonnent jamais totalement ni s’y soumettent. Il s’agit toujours de compromis. Entre le « rationnel » et « l’irrationnel ». Et ce délicat équilibre peut les amener à s’engager, et engager leur entreprise, pour des raisons qui ne touchent pas au seul profit économique.

 

« Les entreprises ont des actionnariats internationaux ». Pour certaines, en effet. Et on peut répondre à cette objection avec deux réponses. La première est de prendre en compte les alliances stratégiques qui engagent les États. Car si ceux-ci engagent leurs moyens militaires de concert, pourquoi les entreprises et leurs décideurs ne pourraient-ils par le faire ? Quant à la deuxième, elle touche à la cohérence des choix stratégiques – ceux des États et des entreprises. Car comment imaginer qu’un pays autoritaire voire totalitaire (et donc dans lequel les entreprises sont soumises au politique) avec lequel on noue des accords économiques qui engagent les entreprises, ne s’en servira pas, le moment donné, pour influencer la décision stratégique ?

Alors bien sûr, cela nécessite de pouvoir définir et partager une vision stratégique aussi claire que possible, dans un monde par nature incertain. Car la mobilisation de tous ne peut se réaliser qu’au profit d’un projet assumé. Ne faudrait-il pas agir là aussi, dans la clarification et le partage, voire le débat, plutôt que de considérer qu’il s’agit d’un « domaine réservé » ?

 

Et le risque dans tout ça ?

Une autre objection entendue est celle de « l’aversion au risque » de nos sociétés (et donc de nos entreprises).

Dans un champ partagé par les acteurs étatiques, on entend sans doute par là la noblesse de l’engagement des acteurs publics, et en particulier ceux de l’action militaire. Certes. Mais s’il n’est en aucune manière question de minorer le caractère exceptionnel de l’engagement de certains – jusqu’au bout de la mission, au péril de leur vie –, il ne faut pas oublier que cela ne concerne pas la totalité de ces acteurs. Et que si certains s’engagent pour cette motivation, et prennent ces risques dans leur emploi, il est aussi d’autres motivations, toutes autant respectables par ailleurs, et d’autres emplois, beaucoup moins exposés.

Et c’est surtout ignorer la relation au risque que connaissent les entrepreneurs, qu’ils soient engagés dans les entreprises ou à leur compte. Alors bien sûr, il ne s’agit que très rarement d’une prise de risque engageant la vie des intéressés – quoique, quand les risques pris voire la « mort sociale » réelle ou perçue conduisent certains à des actes désespérés…

Mais tant par les risques sur l’insertion sociale (quelle est la reconnaissance de l’entrepreneur ?), l’équilibre économique (en l’absence de « traitement » et de mécanismes de retraite garantis), l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée (que connaissent aussi beaucoup de personnels d’unités très engagées), il est important de considérer que les décideurs économiques connaissent eux aussi de vraies « prises de risque » ? Alors, il est vrai – et cela pourra les disqualifier au regard de certains – que parfois, la prise de risque est compensée par l’obtention, à l’issue, de bénéfices tangibles. Mais pourquoi pas, si on adopte une approche « gagnant-gagnant », dans ces opérations hybrides ?

 

Enfin, en matière de risque, il est un autre domaine, qui peut à la fois effrayer certaines entreprises, mais aussi en motiver d’autres à accroître leurs synergies avec l’intérêt collectif, et donc la puissance publique. Celui du risque de l’accusation éventuelle de « crimes de guerre »[2], sur des terrains de conflits armées mais aussi, plus souvent, en situation d’affrontements hybrides. Alors, il est important d’adopter à leur endroit un crédit d’intention, ou en tous cas, de méconnaissance des enjeux stratégiques. En particulier lorsque ceux-ci sont peu ou pas explicités et partagés par la puissance publique. Ou que ceux-ci sont « mouvants », au regard des opportunités perçues par des dirigeants parfois inconstants. Mais, et s’il est important d’être vigilant à la séparation des pouvoirs et donc à la possibilité de sanctionner des infractions à la loi commune, en particulier dès lors qu’il y a une intention avérée, une des vertus cardinales de nos sociétés, ces situations témoignent bien de la nécessité de considérer l’action des entreprises comme un vecteur majeur des affrontements hybrides.

Seul bémol cependant à ce sujet : ne pas considérer que la seule voie est celle de la soumission de l’entreprise au politique, comme gage de « contrôle » et sous-entendu de « vertu ». Car encore une fois : que défendons-nous ? Si c’est un modèle de société démocratique et libérale, il faut préférer les synergies aux contraintes - sauf celles prévues par des lois connues et partagées. Car sinon, qu’est-ce qui nous distingue des « démocraties illibérales » voire des régimes autoritaires, sinon dictatoriaux, bâtis sur le contrôle direct ou indirect – par la loi, la contrainte ou la compromission ?

 

Qui doit s’en occuper ?

Enfin, « qui doit s’en occuper ? ». Grande question qui peut traduire, malheureusement, et au-delà d’une seule question de bon sens, un des maux récurrents de nos organisations publiques. A savoir la tentation d’obtenir, coûte que coûte, la « domination » sur l’autre, plutôt que d’envisager les coopérations avec… Et beaucoup d’entre nous peuvent avoir à l’esprit des exemples de situations que l’on pourrait résumer par le point de vue suivant : « si ce n’est pas moi le chef, ça ne se fera pas ». En la matière, la pratique des acteurs des entreprises pourrait sans doute être utile à une approche commune, tant ils sont amenés (parfois contraints, certes), à coopérer, y compris avec des concurrents, quand les enjeux de marché le nécessitent.

 

Et dans le domaine des « guerres hybrides », on peut aussi se référer à notre histoire récente pour identifier des pistes relatives aux « porteurs » d’une telle action mixte.

Il y a trente ans, l’Europe connaissait déjà une guerre sur son territoire, dans les Balkans. Dans le même temps, la France mettait en place son Commandement des Opérations Spéciales (COS) – qui fête en ce moment ses 30 années d’existence. Alors, peut-être est-ce parce que ces innovateurs étaient les plus curieux de ces acteurs inhabituels que sont les décideurs d’entreprises… mais le Général Saleün, qui en prendrait le commandement en 1996, avait engagé une démarche de sensibilisation des entrepreneurs susceptibles d’intervenir sur ce terrain d’opérations encore « bouleversé ». En particulier au moyen des réseaux de « réservistes », dont on ne distinguait pas encore, à l’époque, les « opérationnels » des « citoyens ». Et notamment ceux qui avaient des responsabilités dans les entreprises de la construction et du génie civil.  Car on n’était pas encore dans la « guerre de l’information » et le champ physique était le plus habituel.

Peut-être était-ce aussi parce que ce nouveau commandement disposait, au moins pendant le temps de sa mise en place, de « marges de manœuvre » que les forces classiques ne pouvaient obtenir. En particulier face au « veto » des Affaires étrangères (et sans doute d’autres) qui considéraient que si les forces françaises avaient pour mission de s’engager militairement, elles devaient se tenir éloignées des questions de profit économique – y compris pour des entreprises nationales. Ce pourquoi d’autres pays engagés n’avaient pas la même frilosité voire aversion [3].

Et ce manque de synergies observées fait évidemment penser, pour la période et le lieu, au fait que la reconstruction de l’aéroport de Sarajevo, placé en secteur français lors des opérations de stabilisation de la paix, n'avait apporté qu’un contrat de 11 millions de francs à Thomson-CSF…  Peut-être était-ce aussi un manque d’enthousiasme de la part des entreprises françaises : « En 1996, en ce qui concerne les programmes européens, sur 227 millions d'écus engagés, 74 concernaient des fournitures ; 102 entreprises françaises ont été agrées, 27 ont remis une offre et 9 ont remporté des contrats pour un montant total de 4,9 millions d'écus, soit 6,5 % du total, à comparer avec les 22 % réalisés par l'Italie. »[4]

Alors depuis, et après cette esquisse de volonté d’agir autrement, la France s’est engagée dans la voie des « actions civilo-militaires » avec le GIACM. Des actions devenues au fil du temps, et exclusivement, des actions d’environnement au profit des forces[5], avec la création du centre interarmées des actions sur l'environnement (CIAE) créé en 2012 et qui opère dans le champ des perceptions, de l’influence.

Là encore, le champ purement « informationnel ». Ce qui n’est pas rien, mais n’est pas tout. Car, encore une fois, la présence des entreprises est, dans le contexte de l’hybridité des affrontements, un levier qui peut s’exercer dans de multiples domaines.

Alors, à la question du « qui s’en occupe », j’oserais proposer : ceux qui veulent, car « nécessité fait loi » et, en la matière, on ne peut craindre l’abondance… Et il sera toujours temps, le cas échéant, de gérer les synergies nécessaires. Ce qui est plus vertueux que de constater l’absence.

 

Mieux se connaître pour mieux travailler ensemble

En conclusion, il apparaît que beaucoup des obstacles perçus ou exprimés par ceux qui sont aujourd’hui à la manœuvre de guerres dont le caractère hybride s’accroit, avec la part d’inconnu qui l’accompagne, sont avant tout liés à une profonde méconnaissance du monde de l’entreprise par le monde public, et notamment celui doté des prérogatives souveraines.

Il y a sans doute quelque chose qui s’apparente à une « transformation culturelle »… Quelque chose qui touche à la fois les organisations et les acteurs de celles-ci. Et qui s’opère sur le temps long – mais avons-nous ce temps ?

Alors dans l’immédiat, il existe une pluralité d’acteurs susceptibles de contribuer à un « apprivoisement » mutuel, et à des actions très concrètes.

Il y a par exemple les « dinosaures » du service national obligatoire. Qui, de par le temps qui passe et l’expérience acquise, sont pour certains en situation de responsabilités dans beaucoup d’entreprises. Certains s’étaient engagés dans la réserve. Peu y sont encore sans doute, du fait de la réduction du format des armées et de la pyramide d’âge. Mais il en est sans doute qui ont conservé une proximité, ou au moins un intérêt, avec la chose militaire.

Il y a aussi les « réservistes » issus du pur volontariat. Qu’ils soient opérationnels, et engagés dans la vie de l’entreprise en parallèle de leur engagement militaire et pas en « deuxième partie de carrière » (ce qui n’enlève rien à leur mérite mais ne leur confère pas la qualité « d’hybride »). Ou « citoyens », mais encore en activité professionnelle. Ceux-là sont, par définition, ce que les sociologues appellent des « marginaux sécants ». Car ils appartiennent aux deux ensembles sociaux et sont donc, ainsi, de parfaits « hybrides ».

Mais ces réservistes sont le plus souvent employés en soutien des forces, dans un emploi purement « militaire », de remplacement ou de renfort de leurs camarades d’active, et dans lequel on leur demande, explicitement ou non, d’oublier leurs caractéristiques civiles. Pourquoi, au contraire, ne pas profiter de ce regard « différent », pour imaginer des approches innovantes, adaptées aux conflits hybrides, qui relèvent de compétences et de leviers non directement militaires ?

Et puis il y a aussi tous ces acteurs de la société civile sur lesquels l’institution militaire investit, dans le cadre d’actions d’information et de formation, comme celles de l’IHEDN ou des auditeurs civils de l’École de Guerre, ou de l’École de Guerre Terre. Ou auxquels elle ouvre les événements des organismes de recherche comme l’IRSEM (qui organisait début juin une demi-journée d’études, précisément sur le sujet des « guerres hybrides ») ou propose à la lecture la revue Inflexions, lieu de rencontre entre civils et militaires.

 

Mais pour toutes ces actions utiles, on peut parfois avoir le sentiment que la priorité est donnée, comme dans le domaine opérationnel, aux « actions d’environnement » : celles qui font mieux connaître et comprendre les spécificités du monde militaire et stratégique.

Et si, pour se préparer aux approches hybrides, on profitait de toutes ces interactions multiples pour favoriser, à l’instar du « reverse mentoring » que les décideurs d’entreprises avec les plus jeunes de leurs collaborateurs, une découverte et une meilleure compréhension des fonctionnements et motivations des acteurs des entreprises, par ceux du monde de l’action stratégique ?

Car mieux travailler ensemble commence toujours par mieux se connaître. Et que si on parlait il y a quelques temps de « défense globale », un affrontement hybride est aussi, par nature, global.

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Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #CIMIC, #Management

Publié le 11 Avril 2022

En finir avec le poutinisme d’entreprise

D’aucuns affirmeront, à raison, que la conduite des affaires politiques ne relève pas des mêmes pratiques que la vie d’entreprise, et en particulier pour les missions régaliennes. Mais si on distingue souvent philosophie morale et philosophie politique, il existe néanmoins un continuum entre les deux mondes, qui est le regard que l’on porte sur l’autre, et qui se vit au quotidien, dans le monde professionnel.

 

Depuis l’invasion de l’Ukraine, j’essaie de comprendre pourquoi beaucoup soutiennent, ou au moins trouvent des « raisons », à mots couverts plus souvent qu’ouvertement, aux décisions de Vladimir Poutine, et aux exactions qui en découlent depuis le premier jour.

Alors il y a bien sûr les raisons politiques. S’inscrivant en continuité des affrontements du XXe siècle, certains soutiennent le maître du Kremlin en raison de leur « anti-américanisme » historique, vécu ou intellectualisé. Pour un conflit qui ravage les terres d’Europe sans intervention directe – à ce jour – des États-Unis, cela reste mystérieux… Mais il y a bien sûr l’Alliance Atlantique, à laquelle appartiennent la plupart de ces pays, et aussi les États-Unis. Voilà donc leur « logique ».

Ils ont sans doute oublié que les adhésions des pays d’Europe centrale et orientale ont été volontaires, et concomitantes pour la plupart à celles à l’Union Européenne, alors que l’effondrement de l’Union Soviétique ouvrait une porte de liberté à ceux qui avaient connu les chars et les geôles de l’armée rouge…

 

Fonctionner en coalition

Mais ce qui les rapproche de Poutine est qu’ils ignorent fondamentalement le fonctionnement en coalition, ou l’écartent souvent plus par incompétence que par choix. Car il est pour eux beaucoup plus difficile d’agir collectivement que de décider seul. De susciter l’adhésion faute d’avoir, et ils le regrettent, dans nos entreprises et sociétés démocratiques, tous les leviers de la soumission.

Leur regard sur nos démocraties libérales est celui de « l’inefficacité » des régimes parlementaires et de l’équilibre des pouvoirs sur lequel ils reposent encore.

Dans les entreprises, ils rejettent les dynamiques informelles, les organisations matricielles ou celles, plus subtiles encores, les synergies d’entités autonomes – ce que la sociodynamique appelle des « organisations holomorphes ».

La Russie de Vladimir Poutine est une autocratie. Tout dépend de Moscou, de lui, de la bureaucratie du pouvoir. C’est d’ailleurs un modèle organisationnel similaire à celui de la Chine, dans laquelle tout revient traditionnellement au centre de l’Empire – un Empire dont a hérité le Parti Unique. Un fonctionnement totalement différent d’autres modèles parfois dit « impériaux » (en fait, des coalitions), dans lesquels l’autorité centrale supposée doit en fait composer avec de nombreux contre-pouvoirs locaux.

Pour les poutinistes d’entreprise, seules comptent l’autorité du « chef », les organisations pyramidales et les procédures qui visent à rationaliser et homogénéiser les fonctionnements. C’est le « pouvoir » vu par Max Weber, au XIXe siècle… Le monde de la révolution industrielle d’alors, celui d’un monde mécanique, linéaire. Un monde dépassé, radicalement différent du poly-centrisme contemporain, des flux logistiques et informationnels en réseaux, de l’autonomie donnée à l’acteur le plus éloigné du centre – le fameux « caporal stratégique », avec ses bons et mauvais côtés.

 

Animer l’agilité des acteurs synergiques

Il y a aussi ceux qui ne conçoivent l’action que menée par les structures publiques, État ou collectivités, et leurs dépendances. Des organisations qui tentent naturellement d’accroître, comme toute bureaucratie, leur emprise. Que ce soit directement, par leurs moyens dédiés, ou indirectement, par leurs participations financières. Et qui compensent parfois leur inefficacité par le monopole de la force, légale ou affirmée comme telle.

On dit parfois – peut-être pour amoindrir sa responsabilité - que la Russie de Vladimir Poutine est une oligarchie, puisque les richesses naturelles qui permettent la pérennité du régime sont exploitées par des entreprises confiées à des « proches ». Mais la réalité démontre que, plus que des « proches », ce sont plutôt des auxiliaires dont la richesse, voire la vie, dépendent directement du bon vouloir de l’autocrate et de leur docilité. Et que le « nettoyage » qu’il aurait fait précisément d’une oligarchie ancienne n’a été que le placement de ses obligés.

Les agents de ces systèmes centralisés, et donc bureaucratiques, ne sont naturellement pas disposés à l’initiative. Et cela leur convient bien – sinon ils seraient entrepreneurs et confrontés aux risques et à l’incertitude. Ils sont entraînés à « produire », non à « interagir ». A fonctionner en silo plus qu’en réseau. A obéir et faire obéir, plus qu’à animer.

Ils suivent les instructions du « chef » et sont, par conséquent, soumis aux lenteurs de la prise de décision et, en cas de rupture des lignes de communication, livrés à eux-mêmes. En attendant que, peut-être, le « chef » se rende jusqu’à eux, sur le front des opérations – en affrontant les risques liés (perte de recul, absence de coordination, fatigue et donc aveuglement, voire menaces directes), ainsi que leur passivité intrinsèque.

Face à eux, ils pourront trouver des adversaires ou des concurrents, selon le contexte, agiles, organisés en petites entités mobiles, créatives. Animées non pas seulement par un chef unique, mais par un objectif partagé, infiniment plus mobilisateur.

Dans les domaines non régaliens, ceux qui travaillent dans les dynamiques territoriales peuvent trop souvent constater la posture « hiérarchique » d’agents publics qui ne savent travailler seulement que par injonction, y compris avec des acteurs privés auprès desquels lesquels ils n’ont ni pouvoir ni légitimité, et alors que beaucoup de missions pourraient être menées en complémentarité.

Et on pourra regretter que, dans le domaine stratégique – y compris dans celui de la recherche et de la réflexion -, les plus brillants décideurs aient souvent en premier réflexe le recours aux institutions publiques, nationales ou non. Alors que de nombreux acteurs privés, indépendants et motivés par les mêmes enjeux collectifs, pourraient enrichir les productions communes. Il n’y a, dans ce cas, pas d’hostilité de leur part. Seulement des habitudes.

Et peut-être l’idée que quand l’État paye, c’est une garantie de fiabilité. Alors que l’omniprésence des structures étatiques – ou de leurs émanations dans le secteur privé - facilite la corruption. Car si les puissances étrangères savent fournir des moyens de subsistances à des « petites mains » exclues du monde du travail après l’exposition publique de leurs engagements politiques radicaux, ou des financements à des organisations mises au ban du système, elles privilégient surtout la compromission de celles et ceux qui, par leur carnet d’adresse, les aideront à « naviguer » dans l’entre-soi de la décision publique.

Là encore, la diversité et la pluralité des acteurs pourrait être un gage, non seulement de créativité, mais aussi de résilience – on pourra sur ce point se référer aux nouvelles approches de la sécurité industrielle et organisationnelle.

Mais cela nécessite la volonté de s’ouvrir aux autres, d’accepter et de respecter la diversité de leurs fonctionnements. Car l’essentiel est que l’objectif soit partagé.

 

S’approprier l’intention du chef

Enfin, au croisement des partisans du « chef » et de ceux de la puissance publique, il y a ceux qui affirment s’inspirer, dans les affaires courantes, du monde militaire. Car ils le voient comme une organisation centralisée autour d’un « chef » – double illustration de leur modèle idéal.

C’est notamment le cas, ces jours-ci, certains généraux ayant vécu leur période d’activité dans un monde bipolaire, bloc contre bloc, qui a disparu, et qui se veulent sources d’inspiration pour le grand public. Ou de personnels ayant gravité dans ces univers sans y avoir trouvé la reconnaissance qu’ils cherchaient.

N’ayant pu avoir leur heure de gloire sur les théâtres d’opération – c’est pourtant un tout aussi grand mérite d’avoir travaillé à écarter la guerre -, ils la recherchent, dans notre société du spectacle, sur des plateaux de télévision. Et y laissent transparaître cette nostalgie du « chef », avec une admiration plus ou moins dissimulée pour celui qui, aujourd’hui, semble défier le monde occidental. Ils avaient d’ailleurs eu, tout au long des dernières décennies, l’occasion d’autres modèles d’admiration, plus au sud, et certains s’en étaient saisis. Mais ils étaient plus loin, moins menaçants sans doute que celui-ci. On jouait donc à faire peur, à peu de frais. Là, c’est du sérieux… Et Vladimir Poutine les fascine aussi, parce que seul, il « ose ».

Alors bien sûr il en est qui croient, y compris dans les armées, aux « vertus » de la planification à tous niveaux. Mon dernier chef militaire, général en activité de son état, s’était engagé aux côtés de Jean-Luc Mélenchon dans une association de promotion de la planification – c’était il y a moins de dix ans… On peut deviner que nous avions eu alors quelques divergences quant à l’animation des compétences et à la valeur de l’initiative.

Alors en la matière, si les « civils » ont l’excuse de l’ignorance des pratiques qu’ils fantasment souvent ou dans l’honneur desquelles ils se drapent par procuration, ceux-là ont donc oublié, ou toujours refusé d’accepter, que pour prendre une décision propre à être mise en œuvre, un « chef » doit, selon la méthode éprouvée de l’École de Guerre, s’appuyer sur son entourage.

S’il est en effet seul dans la décision finale et doit être, à ce titre, prêt à porter le poids des conséquences de celle-ci, le « chef » a, en amont, du s’assurer que chacun de ses collaborateurs s’était approprié son « intention », par une contribution directe à la déclinaison opérationnelle de la décision à venir. Afin de l’enrichir de multiples points de vue mais aussi afin d’en assurer l’exécution en toute autonomie, en cas de besoin.

Cela pose naturellement la question, dans ce monde complexe qu’est la guerre, de la place de l’initiative, entre opportunité et désobéissance[1].

Alors bien sûr, les stratèges de plateau n’ont cure de ces questions complexes. Car l’art opératif qui s’appuie sur cette démarche est celui de la mise en œuvre qu’ils n’ont jamais pu vraiment exercer, au regard du contexte de leur temps. Et puis aussi, probablement, parce que certains sont convaincus qu’il y a d’une part l’intelligence, la stratégie… et d’autre part les autres, les « bac-5 »… ceux qui feront que « l’intendance suivra »…

Le haut de la pyramide coupé de sa base : cette image doit être familière à certains, notamment dans de grandes entreprises en situation de quasi-monopole de fait sinon de droit – car les plus petites ne survivraient pas longtemps dans nos sociétés concurrentielles avec un tel modèle archaïque et déresponsabilisant.

 

Le courage de partager

Accepter de partager son « intention », c’est tout d’abord être à même de clarifier celle-ci. Ne pas être dans le cynisme et la manipulation – une des expertises de ceux qui ont grandi dans les rangs du KGB – mais dans le courage du partage, y compris en situation d’incertitude.

Ce courage, c’est celui qui caractérise les animateurs de collectifs de décideurs - Comex, Codir ou autres formes de travail collectif - confrontés à des choix stratégiques. « Animateurs », car même s’ils en sont les « chefs », ils savent bien que seuls, ils ne pourront rien. Parce qu’ils n’ont ni le temps, ni l’énergie, ni les compétences de ceux qu’ils ont recruté à cet effet et qui les entourent. Sinon, à quoi servent-ils ?

Et aussi parce que les organisations modernes s’appuient sur un équilibre subtil des pouvoirs, une mise en tension des moyens, et parfois une contradiction assumée entre objectifs. Car c’est de ces tensions que sortira un « compromis » acceptable par tous, et donc mis en œuvre par tous. Le seul capable de faire face efficacement au « brouillard de la guerre », quelque soit le champ de bataille. Et non de « l’intuition géniale » d’un « homme providentiel ». Car de l’intuition à l’action, il y a tout.

Le courage du décideur moderne - et son talent - n’est donc pas de chevaucher seul un ours. Mais de décider et savoir entraîner une coalition de volontaires. Ce n’est certes pas le même imaginaire. Mais le monde des entreprises modernes est plutôt celui-là. Tout comme celui des États.

 

[1] On pourra par exemple se référer à l’article suivant du Centre de doctrine et d’enseignement du commandement : https://www.penseemiliterre.fr/l-initiative-du-chef-au-combat-exploitation-d-une-opportunite-tactique-ou-acte-de-desobeissance-_424_1013077.html

 

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Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management, #CIMIC

Publié le 1 Octobre 2021

Tous bureaucrates ?

Dans la « start-up nation » comme dans les entreprises ou organisations les plus ambitieuses, la qualification de « bureaucrate » n’est guère flatteuse. Pourtant, la tentation est grande d’adopter, volontairement ou non, ce mode d’organisation. Et si on en changeait ?

 

Nombre de sociologues, depuis Max Weber, ont décrit les systèmes bureaucratiques. Au regard des enjeux modernes de nos sociétés ouvertes et interconnectées, et après 18 mois de crise sanitaire, revenons sur quelques critères clés qui permettent d’éclairer la pertinence de certaines organisations.

L’aversion au risque

A moins de vivre dans une vaste maison de plain-pied, vous ne souhaiterez pas devoir changer de machine à laver, ou de réfrigérateur, dès lors que cette manœuvre nécessite quelque manutention, dans une pièce déjà encombrée. En effet, et à moins d’avoir un livreur atypique, il est fort probable que celui-ci ne veuille, ou ne puisse, pas vous installer l’engin encombrant. Il n’en a en effet pas le droit (même si les conditions de vente, et sans doute ses consignes, sont volontairement ambiguës). Car on vous expliquera qu’il risque, par une mauvaise posture, de se blesser. Ou bien d’endommager votre mobilier. Auquel cas vous pourriez vous retourner contre lui… La machine restera sur le pas de votre porte.

C’est un exemple comme tant d’autres. La conjonction d’une victimisation généralisée et d’une recherche systématique de « coupables » en cas d’accidents ou plus généralement d’écarts à la norme, conduit beaucoup d’organisations à des situations de blocages, préjudiciables à toute activité.

On peut le comprendre cependant. Lorsque vous risquez d’être poursuivi en justice (même si vous êtes innocenté, après des mois ou des années de procédures), il est parfaitement « rationnel » d’imposer plus de contraintes aux autres parties prenantes. 

Tant pis si, sans votre service d’installation, ils devront trouver des voisins compatissants pour prendre le risque d’un tour de dos, ou d’une éraflure sur le mur. Et, dans un autre contexte, il sera parfaitement rationnel, de votre point de vue, de les contraindre à rester enfermés chez eux lorsque le contact avec d’autres pourrait les confronter à un risque dont ils voudraient vous accuser, le cas échéant. 

Vous vous réfugiez donc derrière des normes, des règles, des procédures… Figées et quasi-immuables, comme l’est un meuble de bureau (celui du « bureaucrate ») – ou un appareil ménager.

La folie des procédures

La procédure est le corollaire de cette aversion au risque et une des expressions courantes de la bureaucratie. 

Pourtant, et contrairement aux idées reçues, les procédures ne réduisent pas les risques ni n’accroissent la sécurité. En formalisant des situations bien connues, elles permettent seulement de démultiplier, y compris pour des agents peu expérimentés (voire pour des systèmes automatiques), des pratiques établies. C’est donc pratique, économique.

Mais face à une situation inhabituelle, auxquelles les procédures établies ne peuvent totalement répondre, la machine est bloquée. Alors, bien sûr, la bureaucratie tend à les compléter, les préciser. Cela prend du temps, c’est la trop connue inflation réglementaire – car il est plus prudent d’ajouter une règle que d’en abroger une… « on ne sait jamais »… Et en cas d’accident, c’est trop tard. En matière de sécurité industrielle, c’est ce que Corinne Bieder et Mathilde Bourrier, notamment, appellent « piéger la sécurité dans les règles » (« Trapping safety into rules »). Ou bien « L’enfer des règles », selon Christian Morel.

Dans la vie de nos entreprises, c’est le maquis des réglementations, et l’insécurité qui en découle pour tous. Certains s’en affranchissent, l’esprit plus ou moins tranquille. D’autres s’y complaisent. D’autres encore sont tétanisés, partagés entre le goût du travail bien fait et l’incapacité de remplir la mission, sans risque personnel.

Là encore, le plus « sûr » est de ne pas agir. C’est possible pour le bureaucrate, qui vit de la pérennité de son organisation (de fait peu soumise au risque de concurrence ou de faillite, en tous cas c’est le sentiment qu’il a). Pour l’entrepreneur, c’est autre chose… 

Et puis, au-delà même de la maîtrise possible de leur inflation inéluctable, le réflexe du recours aux procédures témoigne d’un biais plus dangereux encore. Croyez-vous vraiment que l’avenir puisse être écrit en règles de droit – ou en lignes de code ? Le croire, c’est non seulement se préparer à de grandes déconvenues, c’est aussi porter sur les autres un regard peu amène… Et beaucoup peuvent sans doute voir imaginer le visage caricatural du « bureaucrate ». Perdu, et parfois désolé, ou bien plus souvent désengagé, si ce n’est méprisant.

Le goût du contrôle

Car la bureaucratie, c’est surtout le goût du contrôle. Le contrôle des choses, le contrôle de l’autre.

C’est d’ailleurs, pour Max Weber, la force de ce système d’organisation. A la croisée des XIXe et XXe siècles, avec l’industrialisation triomphante, on se prend à croire à la capacité d’organiser les systèmes humains comme ceux des machines. On verra d’ailleurs émerger « l’organisation scientifique du travail » taylorienne, dans laquelle la répartition des rôles – ou plutôt des tâches - est clé. En matière guerrière, au même moment, on combinera la violence destructrice des machines, et l’approche mécaniciste des corps humains, dans laquelle le nombre est encore censé l’emporter, en théorie du moins.

Car pour le bureaucrate, l’essentiel est de contrôler la réalité, qu’elle soit faite d’acier ou d’hommes.

Un siècle plus tard, avons-nous abandonné ce paradigme ? 

Dans nos sociétés techno-humaines complexes, avons-nous tous renoncé à l’idéal omniscient, à l’idée d’un « homme providentiel » ? Ou à celle d’un destin inéluctable parce que déjà tracé, ou aux mains d’un démiurge, qu’il soit bienveillant ou bien censeur, mais qui ne laisse pas de place à la liberté de l’homme, et donc à l’incertitude ? 

Car s’il fallait choisir entre ordre et chaos, quelle serait votre préférence ?

Le rejet de l’incertitude est d’ailleurs une caractéristique culturelle française, comparativement à d’autres pays. Héritage cartésien ? A moins que cette pensée ait trouvé un terreau si favorable dans notre pays qu’elle a pu y émerger quand ailleurs, elle serait demeurée minoritaire ?

En tous cas, il est dommage que, au même tournant du siècle précédent, beaucoup aient négligé les apports du mathématicien Henri Poincaré, qui établissait qu’à partir des interactions de trois corps, apparaît le chaos et l’imprédictibilité… Plus qu’à s’imaginer pouvoir gérer des systèmes modélisés, il faut donc, le plus souvent, accepter de naviguer sur la ligne de crête du chaos, dans notre monde complexe fait de multiples interactions.

Et naviguer avec d’autres, car l’homme providentiel et omniscient, seul au sommet de la pyramide organisationnelle, n’existe pas – ou en tous cas, il ne possède pas ces qualités.

La répartition des rôles

Car la justification de la bureaucratie, et son avantage selon certains, c’est de définir précisément le rôle de chacun. Avec a priori un chef au sommet, et un « pouvoir » qui se décline jusque dans les plus petits détails. 

Alors bien sûr, la clarté des organisations est une vertu. Et les « fiches de postes » sont indispensables pour intégrer et faire grandir les talents, fixer des objectifs et les évaluer…

Mais ne connaissons-nous tous pas des organisations dans lesquelles on se plaint du « travail en silos » ? Ou d’entreprises incapables d’apporter un service client de qualité en repoussant chaque demande à un autre service ? Notre monde peut-il être décrit en catégories simples ?

Face à une situation complexe, il faut souvent s’appuyer sur des expertises, quand des approches « généralistes » ne suffisent plus. Mais la transversalité est souvent requise pour permettre à chacun d’apporter un élément de réponse, dont le tout sera par ailleurs plus adapté que la somme des parties. 

Et cette transversalité est indispensable lorsqu’il est question de créativité.

L’assignation à un rôle ou à une compétence que génèrent les systèmes bureaucratiques n’est donc ni efficace, ni humainement satisfaisante. Elle satisfait peut-être l’organisation elle-même. Mais ne répond que rarement à la vocation de celle-ci.

Mais il y a plus grave. Selon Hanna Arendt, la bureaucratie est aussi le règne, voire la tyrannie, de l’Anonyme. Car la complexité des systèmes bureaucratiques conduit, par dispersion des compétences et la déshumanisation des responsabilités au travers des procédures, à ne plus savoir qui est « responsable ». Un système bureaucratique peut-il devenir « autonome » ? C’est sans doute une possibilité, et un de ses travers. Et il n’est pas étonnant qu’une grande question des grandes organisations soit celle de la « gouvernance ».

C’est peut-être, d’ailleurs, un indicateur assez fiable de l’emballement des organisations : si vous vous inquiétez de la « gouvernance » de votre organisation, c’est que la bureaucratie a pris le pouvoir, et que vous ne la maîtrisez plus, même si votre « statut » veut témoigner du contraire.

Il est alors grand temps de réintroduire de la liberté dans le système, en brisant les fondamentaux de la bureaucratie. Accepter la prise de risque, remettre en cause l’édifice et le recours aux procédures, préférer la transversalité, la collégialité et l’intelligence collective à la répartition des rôles simplificatrice, appauvrissante et déresponsabilisante.

En bref, faire le choix du facteur humain qui, face à une crise qui survient ou lorsque l’innovation est nécessaire, n’est pas le « maillon faible », mais le véritable pilier de l'efficacité et de la résilience organisationnelle.

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Publié le 5 Mai 2021

Retrouver le chemin du travail

Il y a un peu plus d’un an, l’activité d’une grande majorité d’entreprises s’est arrêtée. Par décret, ou par voie de conséquence. Mais toujours brutalement. Et puis, pour beaucoup, elle a repris, au moins partiellement. Que ce soit dans les textes ou bien dans les faits. A l’heure des « déconfinements », comment retrouver le chemin d’une pleine activité ?  Ce ne sera pas aisé.

 

Au mois de mars dernier, environ 12% de salariés du secteur privé ont bénéficié du dispositif de chômage partiel (source : DARES). Alors bien sûr, c’est moins qu’un an avant (35% en mars 2020 et 44% en avril), mais c’est un volume à peu près stable depuis le mois de décembre (16% en novembre). Qu’en sera-t-il au mois d’avril, avec les restrictions supplémentaires ? Pas moins, assurément.

Spontanément, pour ces 2,3 millions de salariés, on pense aux secteurs fermés administrativement, comme ceux de l’hôtellerie-restauration (un tiers des 2,3 millions, 77% des salariés du secteur ayant été concernés), ou des commerces (16% du total et 12% des salariés du secteur).

Mais d’autres secteurs sont également touchés de façon significative : 37% des salariés dans les services, 18% dans la fabrication des matériels de transport, 14% pour le transport et la logistique, entre 9 et 12% dans l’industrie…

Dans le secteur public, le dispositif d’autorisation spéciale d’absence a également permis de gérer l’inactivité contrainte, faute de télétravail possible ou pour d’autres raisons, et avec maintien de la rémunération. Combien d’agents ont-ils été concernés tout au long de cette année ? Probablement pas moins que dans le secteur des services.

 

Une longue période d’inactivité, subie ou reçue ?

N’oublions pas bien sûr, en plus de ceux-ci, tous ceux qui ne sont pas salariés. Beaucoup des professionnels du monde du spectacle et des activités liées à la culture, comme l’enseignement hors ministère (environ 200.000 personnes). Et tous les indépendants des autres secteurs (3,2 millions de personnes) dont beaucoup ont été placés, par décret ou indirectement, en inactivité forcée, partielle ou totale.

Beaucoup de ces actifs, salariés ou non, sont dans des situations économiques difficiles. Et le retour de la pleine activité est attendue dans l’urgence.

Pour d’autres, la situation est toute autre. Des baisses de salaire partiellement compensées par la réduction des dépenses engagées par les déplacements, l’équipement, la restauration. Voire un maintien de la rémunération. En contrepartie d’un temps libre accru. C’est souvent un tabou car qui s’en plaindra, à salaire égal ? Et on ne parle souvent que des récriminations, des trains qui arrivent en retard…

Quelle sera leur motivation, alors, à reprendre le travail à plein temps ? Quelle sera leur « acceptation » de ce qu’ils vivront alors, pour certains, comme une contrainte supplémentaire, au pays des 35 heures et d’un feu ministère du temps libre ?

 

Le télétravail : retour au réalisme

Ajoutons à l’état de cette « dynamique productive » l’impact du travail à distance. Après un grand moment d’enthousiasme, suscité à la fois par les fournisseurs de matériels et services numériques et sans doute aussi par des salariés qui « bénéficiaient » d’une relative baisse d’activité, voire pour certains d’un printemps ensoleillé dans un cadre favorable, le temps est au réalisme retrouvé. Celui que connaissait les praticiens de ces modalités de travail, qu’ils soient indépendants ou salariés d’entreprises à implantations multiples, rôdés à une complémentarité organisée entre travail à distance et interactions physiques. Ceux qui savent que le « télétravail » ne peut être qu’une modalité partielle de l’activité professionnelle, tant elle induit d’effets négatifs. De l’isolement, avec ses effets toxiques à effet immédiat mais sans doute à plus long terme aussi. De l’inactivité, volontairement ou non, dans des fonctions dont la production est difficilement mesurable. Ou à l’opposé, une surcharge de travail suscitée par une difficulté à poser la frontière entre temps de travail et temps personnel, à son initiative faute de repères, ou sous la pression de l’organisation. Autant d’inconvénients dont étaient conscients sans doute ceux qui avaient répondu à notre questionnaire de septembre 2020, en ne souhaitant dans l’ensemble que 1 à 2 jours de travail à distance. Et encore…

Alors, avec la levée des contraintes réglementaires, et de celles que se sont fixées beaucoup d’entreprises par crainte des risques encourus plutôt que par conviction ou exemplarité, il faudra entrer dans le temps des négociations, en vue des adaptations du travail aux leçons de ces mois passés.

Cela ne pourra être traité seulement par des approches institutionnelles. Car au regard des multiples différences individuelles, chaque équipe est placée dans une situation différente. Et comme bien souvent, le « management intermédiaire » sera placé entre le marteau et l’enclume, entre politiques d’entreprises et réalité des équipes…

 

Assumer la plus-value de chacun

Quant à ceux qui chercheront à améliorer la « qualité de vie au travail », à l’issue de cette période et au regard des bénéfices individuels attendus d’un travail délocalisé, d’autres pourront opposer l’évaluation de la contribution de chacun à la valeur de l’entreprise.

Car tout au long de ces mois, et en particulier avec les périodes d’inactivité partielle et d’absence de présence physique, certains individus, voire certaines fonctions, auront pu révéler la faiblesse de leur plus-value.

Dans certains cas, cela était dû à l’arrêt de certaines productions de l’entreprise. Et le retour à l’activité réhabilitera leur utilité.

Dans d’autres, l’entreprise pourra se poser légitimement la question de l’avenir d’un poste donné. Ou bien la pérennisation de son maintien à distance de « télétravail », dans un pays à moindre coût… Surtout lorsqu’il faudra payer le « quoiqu’il en coûte », dans un contexte concurrentiel que certains auront su saisir (avez-vous vu les chiffres de la croissance chinoise ?).

Le retour au travail devra donc être le moment d’une réflexion collective sur la contribution de chacun – une opportunité à saisir pour certains, pour optimiser le fonctionnement commun.

 

Retisser les interactions sociales

On a surtout entendu parler, quand on évoquait cette période d’inactivité contrainte, des mécanismes de soutien économique (le « quoiqu’il en coûte »…), réduisant l’activité professionnelle à son volet financier. Ne serions-nous que des acteurs économiques, des machines à produire et consommer ? Qu’en était-il de l’activité humaine ? Des dimensions d’accomplissement et de relations sociales ? Du sens de la vie, aussi, au moins en partie ?

Beaucoup ont pu s’interroger, tout au long de ces mois passés, sur un nouvel équilibre à trouver… C’était le cas dans notre enquête « au cœur du confinement »… Qu’en est-il aujourd’hui, un an après ? Beaucoup d’entreprises et de managers devront entendre ces questionnements, et y apporter leur part de réponses.

 

A-t-on aussi parlé des conséquences de la distanciation « sociale » ? Non pas celle prescrite et rappelée avec ces mots choisis avec tant de brutalité volontaire, alors que la distanciation « physique » suffisait aux enjeux sanitaires.

Mais celle que l’organisation (ou la désorganisation) du travail a provoqué tout au long de ces mois. Une distanciation entre des personnels qui ne se voyaient plus que par écran interposé (et encore). Ceux dont les temps d’inactivité partielle faisaient qu’ils se succédaient dans les bureaux, sans même se croiser.

Une distanciation aussi entre ceux de la « première ligne », des équipes de production, qui sont demeurées dans l’atelier ou le magasin, et ceux des « supports », voire du « management », qui ont été confinés chez eux, avec plus ou moins de bonheur.

Entre ceux, aussi, qui s’attachaient à prolonger leur temps d’absence de l’entreprise, et ceux qui réclamaient d’y retourner, pour des raisons diverses.

Entre ceux, enfin, qui se sont épuisés, depuis leur écran ou dans leur bureau, à compenser l’absence des autres. Et ceux qui les ont regardés, ou ignorés.

 

Il ne suffira pas d’appuyer sur le bouton « marche »

Dans le monde bureaucratique ancré dans la tradition taylorienne de l’homme-machine, les interactions doivent être réduites au minimum, puisque l’organisation « scientifique » du travail a défini la tâche de chacun. Et la contribution de chaque « silo ».

Dans le monde de l’entreprise humaine, et en particulier dans celle des services, de la créativité, de l’innovation et de la relation (et même dans des secteurs plus « sérieux » comme les domaines régaliens), l’efficacité de la production tient aussi, et surtout, aux interactions entre les acteurs. Tout le contraire de la « distanciation sociale ».

Au regard de ces multiples « distanciations » le bilan collectif - quantitatif, qualitatif et humain - est sans doute catastrophique.

Il ne suffira donc pas d’appuyer sur le bouton « marche » pour que tout reprenne.

Il faudra panser les plaies de l’isolement, de l’épuisement, de l’éloignement. Celles d’une nouvelle forme de « fractures sociales » aussi. Des fractures nées des dysfonctionnements vécus, des différences de traitement réels ou imaginés. D’autres produites par les difficultés d’un management à distance découvert dans l’urgence et la douleur, de part et d’autre de la relation. De la part de ceux qui attendaient plus de soutien, et de ceux qui espéraient plus d’autonomie, par exemple.

 

Reconstruire les collectifs

Le retour à l’activité pour tous ne pourra donc faire l’économie d’un travail minutieux visant à reconstruire les dynamiques collectives. Entre ceux qui ont continué et ceux qui se sont arrêtés. Entre ceux qui se sont épuisés et ceux qui se sont ennuyés. Entre ceux dont on a besoin, et ceux dont on se demandera finalement que faire. Entre ceux qui seront heureux de se retrouver, et ceux qui auraient préféré que cette situation perdure. Entre ceux qui ont été touchés par la maladie et ceux pour qui cela est demeuré une contrainte invisible.

Se retrouver, certes, mais pour faire quoi, et comment. Au risque de redémarrer sur du sable, il faudra donc, et sans doute dès avant l’été qui sera encore une période d’éloignement, poser les bases de nos collectifs de travail retrouvés.

 

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Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management

Publié le 28 Avril 2021

Comment réagissons-nous face aux crises ?

Lorsqu’un événement dramatique survient, les réponses qu’apportent les organisations dépendent toujours du facteur humain. De ceux qui décident, ou ont délégué leur pouvoir de décision à des outils, ou à des procédures. De ceux qui acceptent et pérennisent les habitudes, les « cultures ». Mais aussi de ceux qui décident d'en changer. Et en situation d’échec, face à la crise, comment changer ?

 

Courant avril, un groupe de praticiens de la conduite du changement (The Change Leaders) s’est attelé à une réflexion collective sur des pistes pour « affronter les crises », à partir d’apports d’expériences et de pratiques. De par l’esprit du temps sans doute, qui accorde beaucoup d’importance au « développement personnel » ou à la « qualité de vie », ou des sensibilités des participants, la « résilience » individuelle a été beaucoup abordée. Comment « absorber » les chocs, comment « vivre avec » le plus sereinement possible.

Nous avons apporté à ces travaux une approche différente, plus opérationnelle, avec des concepts et pratiques issus des nouvelles approches de la sécurité, dans l’industrie, la santé, les conflits… partout où la vie et la mort sont en jeu. Pour ne pas faire qu’accepter.

 

Vivre les crises autrement

A la fin des années 70, et en particulier après l’accident de la centrale nucléaire de Three Miles Island en 1979, de nombreuses entreprises et chercheurs ont exploré la place du « facteur humain » dans les accidents de nos systèmes de plus en plus complexes, sur le plan technologique et humain. De ce foisonnement toujours en cours sont nées, notamment, deux approches particulièrement fécondes: les organisations à haute fiabilité (« High Reliability Organizations »), et l’ingénierie de la résilience (« Resilience Engineering »). Deux approches qui, en dépit des discussions du monde académique quant à leurs similarités et différences, me semblent relever d’un même « changement de paradigme ».

L’atelier que nous avons animé sur ce sujet visait précisément à prendre conscience de ce conflit profond entre les fondamentaux des approches habituelles, et ceux des « nouveaux regards ». Et d’envisager des pistes de changement. Pour soi-même, mais aussi pour nos organisations.

 

Cinq cas pratiques permettaient de prendre conscience des « réflexes » que nous pouvons avoir face à l’accident. Des réflexes très humains qui induisent, lorsque les intéressés sont à des postes de décision, des réponses organisationnelles à forts impacts.

Et vous, que feriez-vous :

  • Si votre fils décédait à l’hôpital, à la suite d’un malaise un matin, à la maison ;
  • Lorsque deux avions (un de ligne, l’autre de transport) se percutent en vol ;
  • Après l’explosion au décollage d’une fusée transportant des astronautes ;
  • Quand des avions de combat abattent des hélicoptères alliés au-dessus d’un territoire incertain ;
  • Quand un train s’élance une nuit sans conducteur et sans passagers, s’encastre dans un immeuble en bout de ligne et qu’on y retrouve un personnel d’entretien ?

Cette mise en situation visait à sensibiliser les participants à de nouveaux apports conceptuels et pratiques, et proposait de les relire, a posteriori, avec ces nouveaux regards, dont voici quelques exemples.

 

Le biais rétrospectif

Connaissez-vous le personnage de « Captain Hindsight » dans le dessin animé Southpark ? Ce super-héros est connu pour intervenir dans des situations d’accident : un incendie domestique par exemple, au cours duquel il arrive pour expliquer aux victimes comment elles auraient dû agir pour éviter l’accident, à la grande satisfaction de celles-ci...

Le biais rétrospectif est largement répandu, et le plus souvent involontairement. Un réflexe.

Après l’accident, on analyse la prise de décision passée au regard des éléments dont on dispose après coup, et non au regard de la connaissance de la situation par les acteurs au moment de la décision. Dès lors, il est aisé de déterminer ce que les acteurs auraient dû faire. Ah, ce fichu « facteur humain » qu’une bonne « analyse des causes profondes » peut débusquer !

Car les pratiques de gestion de nos systèmes technologiques et humains reposent encore beaucoup sur une tradition newtonio-cartésienne (sur ce sujet, pas de jalousie entre la tradition continentale et anglo-saxonne). Des fondamentaux qui se sont incarnés au début du siècle précédent dans le taylorisme… et qui imprègnent encore profondément beaucoup de pratiques, voire de méthodes présentées comme « modernes ».

Ces raisonnements reposent sur le principe de causalité linéaire : l’effet final est généré par une cause initiale, qui agit en cascade. Ou éventuellement par plusieurs, dont l’accumulation provoque l’accident (c’est le modèle du « fromage à trous » (ou « swiss cheese model »). Dans ces approches, aucune prise en compte des effets combinés, et encore moins de l’émergence.

Et la prise en compte des facteurs cognitifs, dans le courant des années 80, a conduit les praticiens et penseurs de ces approches classiques à enrichir la liste des causes possibles par une taxonomie des « erreurs humaines »… Toujours ce fichu « facteur humain » dont il faut se défier…

 

90% des accidents sont dus aux facteurs humains ?

Testez sur votre moteur de recherche préféré, et vous trouverez nombre d’illustrations de ce grand classique de la sécurité traditionnelle. Y compris dans les applications les plus récentes de cette discipline : la sécurité informatique.

Car pour les adeptes de la pensée mécaniciste, l’homme est une machine comme les autres. Plus fragile, moins fiable. Et en particulier lorsque le facteur humain est en bout de chaîne – ce qu’on appelle le bout pointu (sharp end). Là où l’action se déroule, où l’effet de l’ensemble s’applique. Et à l’opposé de ce qui caractérise l’organisation : sa culture, ses normes, son management : le côté émoussé (blunt end).

En décrivant ce continuum de sécurité, les promoteurs des nouvelles approches de la sécurité ont choisi, à l’inverse des traditionnalistes, de démontrer que la quête de l’erreur humaine était ni morale, ni efficace. Car dans un système sociotechnique complexe (et même les programmes les plus complexes ont une origine humaine), le « facteur humain » est partout.

On peut chercher les « pommes pourries ». Celles qui contamineront le reste du panier. Sur des critères opportuns. Chercher des coupables, encourager la dénonciation… toute démarche qui conduit à la dissimulation des écarts à la norme, qu’ils soient anodins ou lourds de conséquences. Pour en protéger certains, au détriment des autres. Et il est vrai que, le plus souvent, le « coupable » est du côté « pointu » : là où se déroule l’action, au plus près du terrain.

Mais si l’on s’imprègne des obsessions foucaldiennes de la domination, il est aussi possible d’inverser la charge de l’accusation et de rechercher la culpabilité du facteur humain à l’autre extrémité : non plus celle de l’exécutant mais celle du manager, de l’actionnaire, du législateur. Changer de coupable. Tout simplement.

On peut aussi, et c’est notre préférence, chercher à comprendre comment les situations échappent à un « contrôle » par essence imparfait et impossible, en raison de surcharges cognitives, de conflits de priorités, de compétences insuffisantes ou inadaptées… pour pouvoir agir modestement, et surtout sans chercher de coupables.

S’atteler à mettre le « facteur humain » en situation d’agir collectivement face à l’imprévu. Car une faiblesse individuelle ne conduit à une catastrophe que si le système n’est pas fiable. Dans cette approche, l’erreur humaine n’est en effet pas la cause des défaillances d’un ensemble. Elle est son symptôme. Cela change tout en termes d’action.

Il ne s’agit donc pas de construire des murailles toujours plus hautes, qu’une vague inattendue pourra submerger, ou d’additionner des couches de protection, qu’une conjonction improbable d’événements indépendants rendra inefficaces, mais d’organiser la réactivité du système et de développer ses capacités d’apprentissage. Pour se préparer à l’aléa de demain, celui qui nous surprendra. Être prêt à ne pas être prêt…

 

Apprendre de ses succès

Car l’approche traditionnelle de la sécurité repose sur un autre modèle de conviction, ou d’habitudes cognitives. Celles qu’un accident grave est un incident qui a « réussi ».

Dès lors, toute démarche de sécurité qui repose sur ce paradigme ancien repose sur la recherche d’un « zéro défaut », même lorsque le « défaut », ou l’écart à la règle, n’a aucune conséquence négative.

Traquer le moindre écart, même justifié par les circonstances, écarter les initiatives qui s’écartent de la norme, même quand elles « sauvent le système », c’est choisir le paradigme du contrôle total. C’est céder à l’ivresse de l’hubris, au fantasme de l’omniscience et de l’omnipotence.

C’est aussi dédier tout son temps, toute son énergie, toute ses capacités cognitives, aux erreurs, aux échecs, aux fautes.

Mais comment mesurer l’amélioration de la sécurité d’un système en comptant le nombre d’événements contraires ? Ou, plus poétiquement, comment être heureux en se consacrant exclusivement à ses échecs ?

Le choix des nouvelles approches de la sécurité est aussi celui d’apprendre des capacités humaines à affronter l’incertain, l’inconnu, l’inattendu. Y compris lorsqu’elles passent outre les normes, en faisant preuve d’initiative. Accepter les écarts – dès lors que l’intention est bonne. Un délicat exercice de doigté que pratiquent les organisations qui recherchent une « culture juste ».

C’est abandonner le fantasme immoral et inefficace du contrôle total, en faisant preuve d’humilité. En ne se tenant pas « droit dans ses bottes » mais en gérant les compromis entre sécurité et efficacité. En naviguant à l’équilibre entre trois lignes de crête : celle de la catastrophe, celle de l’effondrement économique et celle des capacités humaines.

 

Aux cinq cas étudiés dans notre atelier participatif, on pourrait en ajouter un sixième, accessible à tous grâce au film « Sully », de Clint Eastwood, avec Tom Hanks. Issu d’un cas réel.

Après l’accident, décideriez-vous de punir celui qui n’a pas respecté les procédures, au détriment de l’appareil, ou d’apprendre, pour les promouvoir et les diffuser, les compétences et les comportements qui lui ont permis de sauver la vie des passagers ?

 

A l’heure où nos sociétés et nos entreprises sont confrontées à des défis complexes, aux frontières du chaos des systèmes vivants, toutes ces questions se posent avec acuité.

 

 

 

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Publié le 7 Mars 2021

Du courage managérial ?

Il est des mots que l’on galvaude, dans notre quotidien du monde de l’entreprise. Le mot « courage » apparaît en être un. Surtout après avoir lu « Éloge du courage » du général Jean-Claude Gallet.

 

Le recours aux images militaires est un classique de la littérature managériale. Surtout lorsqu’on parle de combats, de chefs… enfin, surtout en s’inspirant d’une mythologie, d’un imaginaire sublimé plutôt que d’une pratique, d’ailleurs.

Le livre du général Gallet est une claque. Une claque au pessimisme. Une claque à l’orgueil. Une claque courte et puissante (140 pages seulement), mais sonore, de par l’écho qu’elle génère au plus profond de soi. Une claque qui peut faire monter les larmes aux yeux, aussi.

 

On connaît l’auteur parce qu’il a commandé l’engagement de la brigade des Sapeurs-Pompiers de Paris lors de l’incendie de Notre-Dame. Peut-être aussi parce que son livre, paru fin 2020, a reçu un bel accueil.

Alors, si c’est assurément le livre d’un militaire, cet ouvrage frappe aussi parce qu’il décrit le « courage » par touches successives et complémentaires.

Des portraits et des hommages à des soldats, certes. Des « soldats du feu » qui, contrairement à leurs frères d’autres armes, ont la caractéristique de pouvoir donner leur vie, sans être confrontés à la nécessité de la prendre à d’autres. Car c’est une des spécificités de l’engagement militaire que cette relation à la mort donnée et reçue, et une vraie question que celle d’une réciprocité possible[1].

Des guerriers aussi, plus habituels à l’imaginaire collectif du « combattant ». Car l’auteur est avant tout un saint-cyrien qui a commandé au feu, et pas seulement face à celui du « dragon ».

Et puis aussi, et c’est sans doute le plus inattendu pour ceux qui attendent de ce livre des récits de combattants par choix, des hommages à des héros civils qui, confrontés à la mort et sans y être préparés, témoignent aussi de ce qu’est le courage. Des résistants pendant la guerre, bien sûr, mais aussi d’autres qui ont affronté le danger pour sauver une vie, au péril de la leur, même quand ce n’était pas leur « métier ».

Et puis, enfin, le courage du collectif, de ceux qui tiennent bon, qui ne démissionnent pas. « Il y a cette magie. Un chef seul n’est rien. Derrière Churchill (…), il y a aussi, surtout, et au-dessus de lui, le peuple anglais. (…) Churchill a du courage. Mais son peuple, plus encore ».

D’autres, encore, qui ont tenu la main des victimes des attentats, dans leurs derniers moments. Pour ne pas abandonner notre humanité commune. Et parce que les sauveteurs devaient s’occuper des autres, de ceux qu’ils pouvaient encore sauver. Du courage, aussi.

 

Le chef n’est pas seul

Alors, quand j’entends parler de « courage managérial » ou de regret de « l’absence de chefs » dans l’entreprise, je ne peux m’empêcher d’entendre souvent aussi, entre les lignes, un terrible et archaïque attachement à un « leadership charismatique ». Celui qui s’enivre d’hommes providentiels ; celui qui croit qu’un homme (ou une femme) peut posséder toutes les vertus pour faire face à toutes les situations, mêmes les plus graves, les plus complexes. Celui qui réduit le « courage » à la seule prise de décision. Puisque le chef est nécessairement seul, n’est-ce pas ? Las…

Alors oui, le chef décide : « Il faut prendre seul les décisions. Assumer seul. Mais toujours écouter ses hommes ». Mais ceci n’est pas, la plupart du temps, un témoignage de courage ; c’est son rôle, sa responsabilité.

Le courage, c’est autre chose que la solitude de la décision. Pour le général Gallet, « être courageux, c’est avoir des frères d’armes avec soi »

 

Le courage dans l’entreprise, pas plus qu’au combat, ce n’est donc pas souhaiter s’exposer seul à la tête de ses « troupes ». En se référant, consciemment ou non, à un certain « sens du sacrifice ».

Car que ce « sacrifice » soit celui de la vie familiale, de la santé ou du confort de la carrière, ce n’est que le signe d’un romantisme dévoyé, d’une envie de mort toute symbolique. Puisque l’engagement dans l’entreprise n’est pas voué à la destruction de l’autre, mais à la création, et donc à la vie. Genevoix plus que Jünger. Le jeu de go plutôt que le jeu d’échecs.

 

Et cette dimension collective, c’est aussi ce qui fait la différence entre courage et témérité. Se mettre en danger – relativement parlant au regard des circonstances –, peut-être. Mais pour quoi ? Pour le goût du risque, ou pour les autres ? Car si l’auteur regrette l’extension du principe de précaution qui « peut donner une justification à toutes les lâchetés », il considère que les risques ne peuvent être pris qu’au bénéfice des autres. Pas contre les autres. Et surtout pas pour flatter les egos de ceux qui se seraient « sacrifiés ».

 

Car le courage, celui du chef militaire, du passant anonyme comme celui du manager, c’est ce qui donne la force de se tourner vers les autres – et pas seulement de s’y « sacrifier ». « Tu sais, petit, ce n’est pas pour jouer au grand frère que je t’ai tout donné. Ce que je t’ai transmis, c’est pour nos hommes, tes hommes, ceux que tu emmènes au feu. N’oublie jamais que tu en as la charge ». Dans ce témoignage d’un lieutenant mourant apparaît toute la noblesse de la charge de ceux qui animent un collectif, ou tout simplement qui y contribuent, à leur mesure : la responsabilité de transmettre, et de faire grandir.

Penser « courage » en ne pensant qu’à soi – comme leader « héroïque » -, c’est oublier un des termes clés de l’équation.

 

La confiance, ingrédient secret du courage

Le courage managérial, ce n’est donc pas seulement guider les autres, mais avancer avec eux. « La confiance, c’est un des ingrédients secrets du courage ».

Contrairement à l’adage, le chef n’est jamais seul. Ou alors il n’est chef que de lui-même. Accepter les avis discordants, les critiques comme les bonnes idées. Faire confiance à ses chefs, à ses équipes, à ses partenaires. N’est-ce pas là la plus grande prise de risque ?

Dans le monde guerrier, contre l’ennemi ou contre le feu, la question ne se pose pas. Le chef prend une décision qui peut engager la vie des autres, en connaissance de cause. Les équipiers s’engagent au combat, avec leurs compétences, leurs forces et leurs faiblesses. Parce que la mission ne pourra être accomplie qu’avec la contribution de chacun, et en parfaite synergie. Parce que le chef ordonne et parce que le subordonné obéit.

Mais dans l’entreprise ? N’est-il pas plus « simple » de se défier des autres, des faiblesses des « facteurs humains », et de les considérer comme des machines exécutantes ? Donner des « ordres », en appeler aux procédures, chercher des coupables en cas d’échec…

Et si le courage, c’était donc de faire confiance ?

 

Enfin, quand on parle de courage, on évoque souvent des « héros ». Ne serait-ce que parce que « la nation se fabrique des héros pour servir une cause ».

Alors bien sûr, Jean-Claude Gallet reconnaît la nécessité de figures héroïques. Pas celles qui pourraient « tout, tout suite », dont il se méfie quand elles s’exercent au détriment de la fraternité. Mais celles de « héros qui ont bercé l’adolescence de tant de générations ». L’adolescence, l’âge auquel on croit encore que tout est possible, pendant lequel l’imaginaire est encore important. Mais un imaginaire avec lequel l’adulte saura prendre ses distances, avec une nostalgie bienveillante. Car la figure du héros omnipotent et solitaire n’est pas celui de notre monde complexe - à moins que nos sociétés ne soient devenues celles d’adolescents attardés…

 

Dans nos contextes apaisés – car même en cas de crise comme celle que nous vivons, les vies sont rarement immédiatement menacées -, qu’est-ce que le « courage », et qu’est-ce qu’un « héros » ? Le courage, c’est sans doute celui d’avoir continué la mission – toutes proportions gardées quand on pense à ceux qui, militaires ou civils, ont risqué ou donné leur vie pour celle des autres, ou pour un symbole fédérateur, comme celui d’une cathédrale.

Et puisque chacun est à même de se choisir ses héros dans l’histoire lointaine ou récente, en fonction des circonstances, de son environnement, des hasards de la vie, avons-nous, à notre disposition, une galerie de portraits de femmes et d’hommes d’entreprise, quand l’entrepreneur est trop souvent décrié ?

A chacun de faire ses choix : qui un inventeur de génie, qui un capitaine d’industrie. Ou bien un chef d’équipe tenace, un technicien hors pair qui a su transmettre les gestes précieux, pourquoi pas ; un enseignant attaché à la grandeur de sa charge aussi…

 

Le courage est à la portée de chacun

Car le courage est à la portée de chacun : « trop facile d’accuser l’État ‘nounou’, qui aurait déresponsabilisé les individus ou de pointer du doigt l’individualisme. Après tout, c’est justement parce que chacun, individuellement, (…) parvient à se prendre en main que le collectif peut fonctionner ».

On ne trouvera sans doute pas là la trace d’un désaccord avec Mathieu Laine, en dépit de cette pointe taquine dirigée vers l’argument de ses derniers ouvrages. Car l’amoureux de la liberté s’accordera évidemment avec cette affirmation.

Mais, au-delà du slogan choc, c’est un rappel indispensable à la dimension collective du courage, même lorsqu’il s’exerce à titre individuel. Et en particulier si l’on veut évoquer un « courage managérial », qui ne s’exerce que dans un collectif.

Car quand le général Gallet évoque la crise en cours, et le courage que certains ont manifesté, il parle surtout des combattants de la « première ligne ». Ceux qui n’ont pas démissionné, en dépit du manque de moyens de protection. Dans les hôpitaux certes, mais aussi, plus simplement, dans les supermarchés, dans les rues. Car « il est peu probable que les responsables d’équipe de supermarché – les ‘managers de terrain’ comme on dit - aient su donner du sens à leurs missions ».

Et, également, au cœur de ce qui devrait être le réacteur de la gestion de crise, quand il arrive au ministère de la Santé, rappelé pour servir quelques semaines après avoir quitté l’uniforme, dans des étages désertés, des bureaux vides. « Notre pays affronte un ouragan comme il n’en a pas connu depuis plusieurs décennies (…) mais je ne retrouve pas l’atmosphère d’une ruche bourdonnante qu’une telle situation commande ». « Le centre de crise et l’étage du ministre sont à la manœuvre. Mais où sont les cadres derrière ? Où sont ceux qui doivent conduire la stratégie ?... »

 

Le courage, c’est de mettre en œuvre

Là encore, l’ouvrage du général Gallet illustre à merveille l’abus du terme de « courage » dans le monde de l’entreprise et des organisations publiques.

Le courage, ce serait de « prendre des décisions » ? Non, le courage, c’est de les conduire, de les mettre en œuvre. Au premier plan, et pas de loin, derrière son écran. Car pas plus que la guerre ne se mène à distance, le courage managérial ne peut s’exercer par voie de harangue, du haut d’une tribune ou derrière un écran.

Il ne faut pas regretter « l’âge des Titans », et encore moins s’en revendiquer.

Le courage, c’est de prendre notre place, dans notre quotidien ordinaire, ou extraordinaire lorsque la nature de l’engagement ou les circonstances nous y conduisent.

Et pour ceux qui ont la charge d’une équipe, quelque soit sa taille, par temps calme ou par coup de vent, le « courage managérial », c’est d’encourager les initiatives, d’animer les collectifs, de savoir donner du sens. D’oser agir ensemble. Ce n’est déjà pas si mal, non ?

 

 

Général Jean-Claude Gallet et Romain Gubert. "Eloge du courage". Grasset, novembre 2020

 


[1] On pourra notamment écouter quelques épisodes du toujours excellent podcast « Le collimateur » de l’IRSEM et Alexandre Jubelin, pour explorer cette question.

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Publié le 1 Février 2021

Tiers lieux : une modalité du travail dans le « nouveau normal » ?

Les « tiers lieux », espaces entre bureau et domicile, émergeaient prudemment avant les confinements. Dans la perspective de « l’après », aménageurs et promoteurs remettent le sujet à l’ordre du jour. Les leçons du « télétravail » seront-elles des accélérateurs de ces espaces de travail partagés ? Pas sûr. En tous cas, pas sans certaines évolutions, dans les entreprises comme dans les territoires.

 

Le « télétravail » semble avoir séduit beaucoup d’entreprises, dans le monde des services, qu’ils soient privés ou bien publics.

Au premier rang des avantages perçus, l’opportunité de réduire les surfaces louées ou achetées grâce à la mutualisation des bureaux physiques – ce qu’on appelle le « bureau flexible » (ou « flex-office »). Car ce qui, dans le « télétravail », plait aux gestionnaires d’entreprises (beaucoup moins aux managers), c’est le travail « à distance ».

Ce mode d’organisation n’est pas nouveau, et beaucoup d’entreprises, notamment dans le monde du conseil qui voit ses employés souvent absents du « bureau », y ont recours depuis des années. Avec les effets que l’on connaît désormais, positifs ou négatifs : dématérialisation indispensable (puisque le stockage de documents est réduit au maximum), fragilisation du lien d’appartenance (tout le monde n’est pas à l’aise avec l’absence de points physiques d’ancrage), concurrence pour les « meilleures » places, stratégies de contournements avec règles et objectifs plus ou moins explicites, plus ou moins liés à l’activité professionnelle, et bien sûr enjeux de management à distance, et de fidélisation des talents… Ceux qui veulent s’y engager pourront au moins se référer au retour d’expérience des autres.

 

Du côté des salariés…

Du côté des salariés, et nos enquêtes lors du premier confinement et à la rentrée de septembre l’avaient montré, l’envie est réelle, pour une partie du temps de travail (les deux jours par semaine exprimés dès notre questionnaire d’avril 2020 semblant être confirmés par les longues négociations encore en cours et les pratiques souhaitées.

Au premier rang des avantages avancés pour eux, la réduction des temps de trajet (même si ceux-ci peuvent aussi être un sas indispensable entre les sphères personnelle et professionnelle, un moment « à soi » qui manque sur le trajet entre la chambre et la salle à manger, dans le meilleur des cas). C’est aussi l’envie exprimée d’un meilleur équilibre de vie, que permettrait ce gain de temps. Un avantage qui a fait en partie long feu pour ceux qui ont découvert avec plus ou moins de succès la nécessaire discipline que connaissait bien le travailleur indépendant, pour maintenir l’équilibre fragile entre l’appropriation de la table du dîner familial par l’ordinateur, et l’opportunité de faire tourner une machine à laver entre deux dossiers…

Au premier plan des inconvénients, pour la plupart, la fragilisation des liens sociaux. Car la « distanciation physique » imposée ne remplace pas les vraies interactions, même avec et peut-être d’autant plus avec la multiplication des moments d’interfaces visuelles en deux dimensions. Liens sociaux professionnels, pour ajuster de façon plus ou moins formelle, les interactions nécessaires. Et aussi informels, amicaux ou autres – rappelons que le lieu de travail constituait un des principaux lieux de rencontre amoureuse.

 

Une conjonction favorable des planètes pour les tiers lieux ?

Le « tiers lieu », initialement, c’est l’idée d’un lieu neutre, communautaire (accessible à tous ceux qui se reconnaissent dans les principes et/ou le style affichés par celui-ci), et facilitant les échanges. Une « maison hors de la maison » aussi, pour certains, de par sa vocation bienveillante.

On a donc vu se développer des « tiers lieux » dans des librairies, des magasins de jeux de plateaux… et très vite dans des espaces à vocation « innovatrice », plus tournés vers l’activité professionnelle. Car le tiers lieu est dans l’esprit du temps, celui du travailleur nomade des métiers du service – la crise ayant cependant rappelé l’existence et l’importance de ceux qui travaillent « quelque part ».

Et cette idée de mutualisation des espaces a séduit des entreprises et des professionnels désireux d’engranger les avantages d’un travail « à distance », sans les contraintes et inconvénients de l’assignation, volontaire ou non, à domicile.

Aujourd’hui, avec les tensions sur l’immobilier professionnel qui se dessinent, les professionnels du secteur voient aussi une opportunité au développement de tels espaces. Soit dans le cadre de reconversion de plateaux désormais inoccupés. Ou comme relais de croissance pour leur secteur.

Une conjonction favorable des planètes, donc, pour reprendre lorsque les contraintes sanitaires seront levées, le développement de ces espaces professionnels d’un nouveau type ? Ce n’est pas certain.

 

Les tiers lieux n’existeront qu’en lien avec les mobilités

Le premier obstacle au développement des « tiers lieux » est celui des mobilités. Car le monde du travail n’est pas qu’urbain, et destiné à une population de « slashers », de « start-uppers », d’indépendants dont les instruments de travail sont le téléphone et la tablette, comme extension d’une activité purement cérébrale, et très individuelle. Et lorsqu’on habite en zone péri-urbaine, aller dans un « tiers-lieu » plutôt qu’au « bureau », dès lors que les deux espaces sont en centre-ville, n’a pas beaucoup de sens (si ce n’est encore une fois, pour des raisons purement immobilières).

L’opportunité d’un tiers-lieu apparaît s’il permet de réduire le temps de trajet. Un trajet que l’on effectuera, autant que possible, « sans sa voiture ». Pour des raisons environnementales ou économiques. Dès lors, les « tiers-lieux » ne peuvent raisonnablement s’implanter que là où les infrastructures et services de mobilité existent déjà. Pour pouvoir s’y rendre, tout d’abord. Et aussi pour permettre des déplacements au cours de la journée de travail, pour rejoindre les plus grands centres urbains, ou d’autres centres de « tiers lieux ».

Les mobilités lourdes (le « mass transit ») seront donc toujours indispensables, et sollicitées. Et le développement des tiers lieux pourra contribuer efficacement à l’étalement des pointes horaires, en retenant « sur place », pour au moins une partie de la journée, certains voyageurs qui utiliseront ces services à d’autres moments. C’est d’ailleurs, apparemment, l’idée développée par SNCF Gares et Connexions, même si c’est dans une modeste mesure de temps disponible, pour proposer à ses voyageurs des espaces conviviaux en gare pour leur permettre de travailler, en attendant un train. Une « salle d’attente » moderne, connectée.

En toute logique, les gares et quartiers gares seront donc les espaces privilégiés pour développer les « tiers lieux ». Et on se souviendra que les précurseurs de ces services, comme aux Pays Bas, s’étaient implantés dans des villes moyennes, mais à immédiate proximité des hubs ferroviaires.

 

La transformation du travail, aussi (et surtout)

Le deuxième obstacle que rencontrera le développement des « tiers lieux » est celui de la transformation du travail.

Car utiliser ces services fait appel à d’autres compétences et pratiques que le « télétravail » tel qu’il est perçu aujourd’hui. Prendre l’habitude de travailler dans un espace partagé avec d’autres professionnels, qui ne font pas partie de votre entreprise, c’est faire le pari de l’ouverture. Avec des contraintes sur la confidentialité du travail. Mais aussi avec des opportunités sur les rencontres faites – et ceci d’autant que les usagers des tiers lieux peuvent être des « occasionnels » comme des « réguliers ». Là encore, les expériences des précurseurs doivent être exploitées. Comme, par exemple, le principe de compétences disponibles affichées, et susceptibles d’être sollicitées par les autres usagers de l’espace.

Une formidable opportunité de travail collaboratif, de synergies, pour des indépendants. Mais pour des salariés d’entreprise, une tentation, une fenêtre ouverte ?

Car si le « travailleur à domicile » est isolé, et donc captif – en tous cas autant que son lien d’appartenance n’est pas rompu -, celui du « travailleur en espace partagé » est potentiellement immergé dans des interactions multiples. Sa plus-value et son attention sont alors les cibles potentielles de sollicitations, bienveillantes ou non. Pour rejoindre une autre entreprise ou faire le choix de l’indépendance par exemple. Les entreprises et les managers sauront-elles s’y préparer ? Pour retenir leurs talents. Et pourquoi pas, jouer de ces opportunités pour développer un « écosystème » de compétences et d’alliances ?

Là encore, l’expérience des entreprises internationales multi-sites peut apporter quelques clés, puisque beaucoup d’entre elles mutualisaient, entre services, des plateaux sur lesquels votre voisin était rarement rattaché aux mêmes fonctions. Enjeux de concurrence et de synergies intra-entreprises, certes. Mais parfois, « protégez moi de mes collègues, mes concurrents, je m’en charge »…

Alors, au-delà des opportunités d’économies immobilières, les entreprises tentées par ces nouvelles organisations devront aussi investir sur la plus belle des transformations : celle des pratiques professionnelles.

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Publié le 25 Janvier 2021

Êtes-vous prêts à la liberté ?

Le livre de Mathieu Laine « Infantilisation – cet État-nounou qui vous veut du bien » est à la fois un succès de librairie et l’objet de nombreux reprises médiatiques, comme de messages positifs sur les réseaux sociaux. Brillant, provocateur peut-être, il interroge les politiques et les citoyens. Mais aussi les entrepreneurs de la « société civile ».

 

Mathieu Laine est un penseur brillant, puissant. Libéral engagé depuis ses plus jeunes années, il a créé une société de conseil originale qui confronte les dirigeants d’entreprise à la pensée d’universitaires provenant de tous les horizons. Du très haut vol.

Et son essai, concis, percutant, est agréable à lire. Rapide aussi, au moins en première approche. Pour y revenir plus tard, directement ou après exploration des pistes de réflexion ouvertes. Après lecture aussi, découvertes ou redécouvertes des grands classiques de la pensée libérale française et européenne (Montesquieu, Tocqueville, Bastiat, Hayek, Molinari…) – dont certains sont d’ailleurs accessibles sur le site de l’Institut Coppet qu’il préside. Et de nombreux articles récents, issus de la recherche internationale, sur lesquels il appuie son argumentation. Sans oublier le recours à des œuvres littéraires tout aussi inspirantes.

Car c’est là la force de son érudition et de son travail : apporter de multiples ouvertures pour aider les décideurs dans leurs choix. Un conseil stratégique, donc.

 

Reprenant à la lumière de notre actualité une thématique ouverte dans un ouvrage précédent (« La grande nurserie »), il n’a eu, pour ce livre, que l’embarras du choix tant les exemples de l’absurdité bureaucratique et les atteintes aux libertés publiques et individuelles ont été nombreux dans la gestion de la crise sanitaire, en particulier en France mais pas seulement. Et vous aurez sans doute lu dans la presse et sur les réseaux sociaux, ou entendu lors des interviews réalisées, ses nombreuses formules choc, élégamment ciselées, sur les inconvénients et dangers de « Big Nanny ». Mais ce livre ne se résume pas à elles, et on ne peut que vous recommander de le lire intégralement.

 

Et maintenant, concrètement ?

Demeure cependant, après la lecture inspirante de cet essai, une interrogation clé. Comment faire ? Car si on sait donc « quoi », maintenant, « comment » ? Et c’est souvent la limite de la stratégie : satisfaire l’intelligence, bousculer les idées, aider à la décision, certes… mais concrètement, comment fait-on ?

C’est sans doute la limite de l’exercice d’un ouvrage ramassé comme celui-ci, édité dans une collection précisément destinée à « recréer un espace où puisse se tenir la rencontre sereine et exigeante des idées ». Des idées, pas encore des actions…

Pour cette raison matérielle donc, mais aussi parce que le « comment » ne s’écrit pas à l’avance. Il se pratique, dans la confrontation à la complexité des systèmes techniques, organisationnels et humains.

On peut alors formuler, d’ores et déjà, quelques obstacles prévisibles à l’indispensable mise en œuvre de la « désinfantilisation » recommandée. Pour réfléchir au « coup d’après ». Celui qui fera que ce livre n’aura pas seulement été celui d’un constat et d’une ouverture de perspectives, mais une contribution opérationnelle à une nécessaire libération des esprits et des énergies.

 

Enchaîner le Léviathan ?

Sur le plan de l’action publique, Mathieu Laine, loin de céder à la caricature d’une pensée libérale que certains voudraient sans doute trouver sous sa plume, rappelle que, selon les classiques – et certains contemporains -, l’État a toute sa place dans l’organisation de la société. L’enjeu est de lui garder cette place. Toute cette place mais rien que cette place. Et que l’enjeu, pour les décideurs publics, est de résister à la tentation de garder le pouvoir acquis à l’occasion de cette crise, et de réussir à « enchaîner le Léviathan ».

Concrètement, pour un décideur public – puisque, on le rappelle dans les interviews, il écouté jusqu’au plus haut sommet de l’État -, il s’agira donc s’enchaîner soi-même. Tel Ulysse pour résister au chant des sirènes. Et ce sera aussi enchaîner les autres, qui ont usé et parfois abusé de la complexité bureaucratique pour acquérir, volontairement ou non, un pouvoir peut-être légal (et encore), mais en tous cas illégitime.

Car tous ceux qui ont eu affaire aux fonctionnements de services de l’État, de collectivités, ou d’agences publiques, savent bien que les acteurs de ceux-ci ne sont pas toujours mus par le seul souci de l’intérêt public, de l’économie de moyens, de l’efficacité. Ou en tous cas, si l’intention peut être vertueuse, les résultats ne répondent pas toujours à ces enjeux.

Les exemples des biais et des fragilités humaines qu’on y trouve, comme partout ailleurs, sont multiples – et chacun en a sans doute une ou plusieurs illustrations.

Faute de pouvoir agir sur un service, on en crée un, concurrent ; soucieux de l’avenir de sa dotation, on s’oppose au succès d’un organisme engagé sur une mission analogue ; jaloux d’un camarade de promotion ou d’un cadre d’une autre filière, on fait en sorte de contribuer à son échec, qui maintiendra la possibilité d’une évolution professionnelle pour soi, ou pour un des « siens »…

Ces abus sont parfois le fait de bureaucrates frustrés de traitements de misère et de fonctionnements déresponsabilisants, qui ne reconnaissent pas les années d’études passées et les compétences promises. A qui la faute, donc ? Pas seulement à ceux qui, bourreaux, sont aussi victimes.

Ou d’aberrations administratives, à l’image par exemple que celle que nous avions explorée en novembre dernier : celle des « autorisations de sortie » délivrées aux élus nationaux et locaux dans le cadre des confinements et autres « couvre-feu ». Qui par un autre élu, qui par un fonctionnaire (pourtant normalement subordonné aux décideurs élus), qui par personne – en faisant pari de l’autorité imposée à l’agent qui s’aviserait à contrôler la carte d’élu… Mais qui ouvraient, pour tous et donc aussi pour ces élus, un grand champ d’incertitudes quant au comportement des agents de terrain, détenteurs de la force publique, que l’on pourrait rencontrer… Une incertitude juridique contraire à l’État de droit.

 

Changer radicalement de posture

Enchaîner le Léviathan, ce sera donc imposer à des milliers de cadres et agents publics, fonctionnaires ou non, un radical changement de posture, et de pratiques. Passer de celle du représentant de « l’autorité publique » (un terme affreux qui n’a aucun sens ni légitimité puisque l’autorité est individuelle, quand le pouvoir est organisationnel) à celle d’un « civil servant » (ou plutôt d’une traduction en français à formuler).

Un terme qui en horrifiera sans doute beaucoup puisque notre pays est, dans le monde des services privés comme publics, frappé du « syndrome du serviteur » (un des effets de la « logique de l’honneur » selon Philippe d’Iribarne, qui a toujours cours malgré les trois décennies passées depuis la parution de cet ouvrage indispensable).

Ce ne sera bien sûr pas le cas de tous les acteurs du monde public et de ses excroissances. Mais ce ne sera malgré tout pas une petite minorité qu’il faudra convaincre, entraîner, faire changer.

Car le monde public, celui de l’État mais également celui des collectivités, par imitation ou concurrence, vit aussi trop souvent, pour des raisons individuelles et donc, par agrégation, culturelles, dans le mythe de « l’État stratège » : une image « intellectuelle » plus valorisante que celle des « producteurs », dans une société qui a aussi trop longtemps mis à l’écart des perspectives professionnelles et des représentations sociales le monde de l’artisanat et de l’industrie, et donc des services à l’autre. Une image qui permet une valorisation à peu de frais, quand les conditions matérielles et d’épanouissement professionnel ne le font pas.

Un monde public, aussi, peu habitué aux interactions avec le privé, et trop souvent imprégné de défiance. Deux caractéristiques qui expliquent par exemple, lors de la « première vague » de 2020, la mise à l’écart de la gestion de crise des organismes de santé privés, alors que leurs lits étaient vides et que certains étaient contraints, du fait des déprogrammations contraintes et de l’absence de transferts depuis les hôpitaux privés, d’envisager des mesures de chômage partiel…

Une complémentarité pourtant nécessaire que Mathieu Laine appelle dans son livre de ses vœux, pour « recentrer l’État sur ses missions essentielles ».

 

A chacun d’entre nous de changer

Changer, ce sera aussi, et l’auteur l’écrit clairement, faire en sorte que chacun d’entre nous refuse le confort déresponsabilisant de l’État nounou. Parce que cette infantilisation est indigne de notre humanité. Parce qu’elle est immorale, en tous cas pour celles et ceux qui chérissent la liberté. Et parce qu’elle est inefficace – la prospérité et la créativité de nos sociétés étant née de l’autonomie, de l’initiative, de l’acceptation du risque. Certains d’entre nous l’accepteront, engageront peut-être une difficile cure de désintoxication. D’autres, plus malades, plus dépendants, y seront réticents voire hostiles. Il faudra les y aider, prendre en compte leurs difficultés, leurs peurs, leurs résistances, les accompagner.

 

Alors, au-delà de la sphère publique à laquelle nous n’avons, pour la plupart, pas accès si ce n’est par nos votes, comment traduire concrètement, dans nos vies, ce plaidoyer pour la liberté ?

Pour cela, nos activités professionnelles sont un espace de mise en œuvre possible, à l’humble portée de chacun, et qui peuvent traduire efficacement dans les faits les réflexions fécondes de ce livre.

 

L’autonomie

Le transfert d’une grande partie des activités professionnelles loin du bureau (le « télétravail ») a mis en évidence les difficultés et les conditions de succès de ces modalités nouvelles pour certains, mais déjà mises en œuvre, ou moins pour le travail « à distance » si ce n’est « à la maison », dans de nombreux groupes internationaux.

Le besoin d’interactions sociales a été, et est toujours, une des limites infranchissables à la distanciation sociale que certains appellent de leurs vœux, préconisent ou imposent. Mais que ceux-ci pourraient écarter en le qualifiant de « non essentiel ». Même si, quoiqu’ils en pensent, nos vies ne se réduisent pas aux deux dimensions d’un écran.

L’autonomie est une condition de succès, et c’est une compétence professionnelle complexe. Car elle dépend à la fois de la nature de l’activité (solitaire ou collective, productive ou interactive…) et de l’ensemble des parties prenantes. De l’acteur concerné, de ses collègues, et de ses multiples interfaces, managériales ou non, dans les systèmes complexes que sont nos organisations modernes, matricielles ou multipolaires.

Il ne s’agit donc pas seulement d’une qualité personnelle, qui permettrait de disqualifier facilement ceux qui se plaindraient de ne pouvoir être pleinement efficaces dans l’isolement. Il s’agit d’une compétence collective, qui repose sans doute sur les tempéraments et les attentes de chacun, mais aussi sur la répartition des rôles, l’explicitation des contributions attendues, l’animation des fonctionnements collectifs.

Être libre, c’est être autonome. Mais dans une organisation, une entreprise, une société humaine, ce n’est pas être isolé. L’autonomie, consubstantielle à la liberté, se prépare donc. Elle s’organise et se pratique, avec des essais, des succès, des erreurs. Elle s’apprend.

 

Résister à la tentation des procédures

La sphère publique n’est pas la seule à être envahie par l’inflation bureaucratique, réglementaire, législative. Qui déresponsabilise les acteurs, les égare, et les laisse à la merci d’abus volontaires ou involontaires.

Nos entreprises doivent aussi y faire face. Elles doivent en effet intégrer toutes les traductions des dispositifs publics. Mais elles peuvent aussi être tentées d’y ajouter leurs propres règles, spécifiques au métier, à l’organisation, à la tradition managériale.

Alors bien sûr, bureaucratie et procédures ont des raisons d’être, des avantages parfois. Celles notamment de pouvoir donner des cadres clairs d’action, pour des situations répétitives, prédictives. Elles sont rassurantes, puisqu’elles suggèrent que tout est « sous contrôle », quand l’incertitude est pour beaucoup un facteur d’angoisse extrême.

Mais lorsque le monde change brusquement – et celui de nos entreprises en est un exemple, avec la concurrence qui évolue, le cadre légal mouvant de certains pays, les « facteurs humains », les accidents, les opportunités… -, les procédures ne sont souvent pas adaptées. Et lorsqu’on tente de les imposer, « quoiqu’il en coûte », l’issue est souvent catastrophique puisque le « mode d’emploi » ne peut s’appliquer à une situation radicalement différente de celle dans laquelle il a été écrit.

Dans les entreprises, et c’est un avantage, c’est qu’il est souvent possible de reprendre la main sur ces procédures, de matérialiser les risques immédiats de leur obsolescence, ou de leur nuisance. Parce que le « marché » tranche, à la fin. Et que les décideurs sont identifiés.

Alors, avant de s’essayer à libérer le monde de la décision publique, sommes-nous certains d’être prêts, techniquement et moralement, à l’exercice de cette liberté dans nos entreprises ?

 

Retrouver le courage managérial

Car vient alors la question du courage.

Les décideurs publics doivent, et en particulier face aux décisions difficiles, prendre en compte la prochaine échéance électorale. Battus si leur décision est impopulaire, et même si elle est efficace à long terme, ils ne pourront en suivre la mise en œuvre, le pilotage. Et surtout, ils devront affronter le sentiment de l’échec, parfois du rejet. Une perspective particulièrement douloureuse pour ceux l’hubris est le moteur. Et aussi, pour ceux qui ne sont pas issus de la fonction publique, le risque d’un difficile retour à la vie civile – même si la République est souvent bonne fille, avec ses multiples opportunités de commissions ou organisations para-publiques, susceptibles d’accueillir les talents froissés.

Dans les entreprises, le risque est différent. Il existe, certes. Mais les conséquences des décisions sont souvent plus mesurables, au moins en partie (car une entreprise vit toujours dans un contexte, lui aussi soumis à la contingence). Et aussi à plus court terme. Le prise de risque est donc sans doute plus à la portée de chacun. En tous cas de ceux qui se veulent « décideurs ».

Être libre, et permettre la liberté des autres, c’est donc faire preuve de courage. Car on ne peut promouvoir la liberté pour soi que lorsque l’on accepte pour les autres. C’est un enjeu d’exemplarité. Et aussi d’efficacité. Et si les procédures réduisent les marges d’initiative et nourrissent le mythe d’un « long fleuve tranquille », les entreprises « libérées » sont celles de la prise de risque, de la tension de la concurrence assumée, de l’autonomie et de la responsabilité. Ces vertus sont à la main des décideurs, des managers, à tous les niveaux de la hiérarchie, qui ne peut être, pour être libératrice, que la plus réduite possible.

 

Appeler de nos vœux la libération de notre société, après cette expansion incontrôlée de l’interventionnisme, des atteintes aux libertés, de l’infantilisation, ne sera donc crédible que si, dans le contexte de nos activités professionnelles (et bien sûr, dans notre sphère privée, mais c’est là encore une autre histoire), nous aurons démontré que, à notre mesure, nous y sommes prêts.

Comme l’écrit Mathieu Laine, « le piège de l’infantilisation de nos vies est devant nous. S’il se referme, nous perdons tout ». Alors, n’acceptons pas d’infantiliser nos collaborateurs, nos partenaires, nos clients. Libérons-nous, libérons-les.

Alors, et aussi dans le monde de l’action publique qui tente de s’imposer à nos vies au-delà de sa fonction et de ses compétences, nous pourrons bousculer les habitudes prises et témoigner, succès en mains, qu’à la route de la servitude, nous choisissons en toute conscience, et en toute responsabilité, celle de la liberté.

 

Mathieu Laine. "Infantilisation. Cet Etat nounou qui vous veut du bien"

Les Presses de la Cité. 2021

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Publié le 15 Janvier 2021

Pas essentiels

Au cœur du premier confinement, nous vous avions interrogés sur vos ressentis, vos projets, vos envies. A la rentrée de septembre, et avant de replonger dans ces périodes d’isolement, nous avions précisé ce questionnement en identifiant vos pratiques et perspectives quant au télétravail – une des modalités de nos vies, et pas seulement professionnelles. Voilà près d’un an de bouleversements désormais. Où en sommes-nous des réflexions sur nos « essentiels » ? Voici les miennes.

 

Le premier confinement a été un choc. Étonnamment bien vécu par beaucoup, et pas seulement par ceux qui bénéficiaient de mesures de soutien économique, ou d’une rémunération fixe, ou d’un traitement maintenu, et vivaient dans un cadre confortable. Dans la parenthèse climatique exceptionnelle d’un printemps radieux.

Après le choc de la sidération, cette période « si particulière » (terme désormais consacré) avait aussi permis à chacun – et en tous cas à ceux qui avaient accepté de prendre le temps de notre questionnement – de faire un point sur leurs vies. Personnelles et professionnelles.

Avec une envie pour beaucoup : trouver un meilleur équilibre entre les deux sphères – et le télétravail ouvrait cette porte à ceux dont l’activité était compatible. Mais aussi avec des manques très largement partagés : ceux des interactions sociales, familiales et professionnelles. Et des inquiétudes qui s’esquissaient, tellement prémonitoires.

 

L’été avait marqué, pour certains, le retour à l’activité – quand certaines entreprises s’installaient dans un travail à distance plus pérenne et d’autres étaient contraintes à demeurer fermées. Pour les premiers, cette période avait été consacrée à une activité importante, pour rattraper le temps perdu sur les chantiers en cours, et la rentrée présageait une reprise enthousiaste. Sans doute difficile, mais déterminée – et c’était ce sentiment plutôt positif qui émergeait de nos enquêtes.

Et puis sont revenues les mesures de contrôle des interactions sociales, de confinement.

 

L’homme, un animal social en danger

S’il est un terme particulièrement effrayant et symptomatique de cette période, c’est peut-être celui de « distanciation sociale » qui s’est imposé par la communication gouvernementale. Il ne s’agissait pas seulement de prendre des distances physiques, pour éviter des contacts directs potentiellement contaminants, mais d’éviter toutes les interactions sociales.

A moins d’être un misanthrope pathologique, on aurait pu refuser ce terme. Et pourtant…

Nos deux enquêtes le démontraient : le plus grand regret des temps de confinement et des pratiques de télétravail était, pour la majorité des personnes, celui des interactions, et pas seulement des visualisations mutuelles par écrans interposés.

Pour certains, c’étaient les amis, la famille. Pour d’autres, les collègues, les clients, et pas seulement pour faire avancer plus efficacement les projets. Pour beaucoup, un peu des deux.

Et des temps libres pour être avec soi-même, aussi, entre deux temps d’interaction.

 

Ces mois passés ont conduit beaucoup d’entre nous à demeurer en monde clos. L’autre n’est plus accessible. Ou il fait peur. Il est présenté comme un danger mortel, dont on se méfie, qu’on évite, qu’on écarte.

Les recommandations des sous-mariniers étaient précieuses et utiles pendant le premier confinement. Mais tous les marins et, plus largement, tous les guerriers, reviennent au port, à leur vie sociale, familiale. Pour ceux qui ont vécu des situations stressantes, on prévoit même des « sas » pour leur permettre de reprendre pied, de retrouver du lien. Et pendant leur « isolement », ils font partie d’une communauté. Pas d’un isolat.

Rien de tel pour le plus grand nombre.

On commence seulement à s’alerter sur les conséquences psychologiques et sanitaires des étudiants isolés. L’isolement n’est pourtant pas propre à ces populations : personnes âgées, jeunes professionnels, célibataires avec ou sans enfants, familles désunies ou fragilisées… Les plus âgés ont leur syndrome, celui du glissement. Les autres sont sujets aux suicides, aux dépressions destructrices, avec des conséquences psychologiques et somatiques à moyen et terme. Et les « essentiels » exprimés dans notre enquête dès le mois d’avril alertaient sur les inévitables conséquences de leur interdiction, explicite ou suggérée jour après jour, mois après mois, en jouant de la peur et de la culpabilisation. Ceux-ci mourront-ils peut-être porteurs du Covid-19. Mais pas de celui-ci. Pas directement[1].

 

Car nos vies ne sont pas que dédiées à une activité économique taylorienne – cette précision est importante car toutes les activités productives, en dehors des cultures archaïques des industries et bureaucraties du XIXe siècle, prennent en compte et tirent profit des interactions humaines…

Et pourtant… Comme l’a joliment exprimé l’artiste Grand Corps Malade : « Embrasser quelqu'un, pas essentiel, ouvrir un bouquin, pas essentiel, sourire sincère, pas essentiel, aller aux concerts, pas essentiel, se promener en forêt, pas essentiel, danser en soirée, pas essentiel, retrouver les gens, pas essentiel… ». Vraiment ?

  

L’organisation du travail, ou du non-travail ?

Cette année aura également induit des changements radicaux dans les modes de travail.

Alors, beaucoup d’entreprises modernes et internationales n’ont rien découvert au cours de ces mois passés. Le travail dématérialisé, le management à distance, par la confiance ou par le contrôle, le « flex-office »… étaient déjà des pratiques courantes, des compétences acquises. Et elles en connaissaient les avantages comme les limites.

Pour d’autres, ces changements sont apparues être des innovations radicales. Au moins pouvaient-elles, si elles le souhaitaient, s’inspirer de ce qui se faisait déjà, pour adopter plus vite les nouvelles pratiques. Mais afficher une « nouveauté radicale » permet parfois d’acheter du temps, de résister, ou à l’inverse d’afficher des talents d’innovation. Alors on entend parfois le sentiment de « percées »… à travers des portes déjà ouvertes.

Il n’est pas trop tard cependant pour apprendre. Car l’appropriation réelle nécessite de se confronter vraiment avec les difficultés de la mise en œuvre. Et après les « bonnes pratiques », apprendre ce qu’il y a derrière la dématérialisation, les outils, les organisations et les pratiques de travail à distance. Car ce n’est pas, encore une fois, comme si personne ne l’avait fait.

Ce qu’il y a derrière, c’est la dématérialisation probable de beaucoup d’emplois, vers des pays qui n’ont pas baissé les bras. Car travailler à distance, que ce soit à 20, 200 ou 2000 kilomètres, ça ne change pas grand chose dans beaucoup de cas. Surtout quand le travail est seulement perçu comme « productif », et pas seulement interactionnel.

On parle beaucoup de la disparition annoncée de « bullshit jobs »… Mais dans le contexte économique exigeant de « l’avant », quelles étaient les organisations acceptant de supporter des coûts sans plus-values ? Sans doute avons-nous tous en tête quelques exemples, et encore, pas tant que ça. A moins de considérer l’autre comme sans plus-value, mais ceci relevant sans doute plus de l’appréciation sociale, voire de la jalousie, plutôt que de l’évaluation rationnelle. Car, encore une fois, la plus-value économique, lorsqu’il s’agit des hommes, peut être productive, mais aussi relationnelle. Et sans doute cette plus-value non perçue n’était pas « mesurable » selon les critères quantitatifs du monde taylorien (ou de son avatar du « lean », le « maigre »…).

On peut l’ignorer. Mais il faut alors choisir l’automatisation de la production, qu’elle soit industrielle ou bureaucratique. Et en assumer les conséquences sociales.

En commençant, dans un premier temps, par la « délocalisation ».

Sur ce point, les fanatiques du télétravail, sûrs de leur plus-value derrière leur écran, loin des autres nécessairement « moins efficients », sont-ils absolument certains que leur emploi ne pourra être tenu avec autant d’efficacité à l’autre bout du continent, ou de l’autre côté des mers, avant de l’être par une machine ? Le langage ? Si tout le monde ne passe pas au « globbish », qu’il soit d’origine anglaise ou pourquoi pas demain chinoise, Google Translate a fait d’énormes progrès, ne trouvez-vous pas ? Alors couplé à Alexa…

A moins que leur contribution aux interactions humaines, non exécutable par une programmation intelligente, soit significative… Là encore, l’expérience des équipes multi-sites d’entreprises internationales est précieuse et inspirante.

En tous cas, cette situation doit permettre à chacun de se demander, en son for intérieur et donc protecteur, en quoi il est « essentiel ». Plutôt que de d’abord juger l’autre. Et de développer ses atouts, aussi, et sans doute de les valoriser. Ou de subir… Pas essentiel.

 

Des coupables ? Il y en a… plein !

Ce n’est pas une nouveauté, mais bien plutôt un classique de la gestion des crises et accidents. Le « facteur humain » étant par définition, au regard de l’évaluation cartésienne puis taylorienne, le « maillon faible », on doit toujours chercher le coupable. Et on en trouve inévitablement au moins un.

Cette quête n’est pas rationnelle, elle est l’expression d’une logique de pouvoir. Si l’on veut protéger l’organisation, on trouve le sous-traitant (même s’il a été recruté et piloté par quelqu’un). Et si l’on veut préserver un certain entre-soi élitiste, il y aura bien un lampiste à sacrifier. Si l’on veut dénoncer la tyrannie managériale, il suffit de bien choisir dans la chaine alimentaire, celui dont le poste attirera les convoitises. Si l’on combat le capitalisme cruel, ce sera bien entendu les conséquences d’un manque de financement. On trouvera dans l’histoire ce tropisme dans la dénonciation d’origines sociales (le paysan, le parent, l’intellectuel…) ou ethniques, de choix politiques… Et bien sûr, aussi, et encore plus facilement maintenant, on peut décliner à l’infini toutes les variations de l’humanité, en fonction de ses choix, de ses tropismes, de ses projets…

On est toujours le coupable de l’autre. Trouver un coupable, c’est donc toujours possible ! Il suffit d’être le plus puissant au moment donné, ou le plus influent.

Trouver des solutions, c’est beaucoup plus difficile. Et pourtant, c’est ce que doit rechercher une vraie démarche de fiabilité organisationnelle, de résilience pérenne.

Accepter que les accidents ou les erreurs ne sont pas, sauf exception rares dans le cas de nuisances délibérées, l’expression du « facteur humain » mais la résultante d’interactions systémiques. Qui ne peuvent être traitées avec des logiques post-tayloriennes mais seulement avec l’humilité nécessaire à la navigation dans des systèmes socio-techniques complexes. Accepter l’incertitude et l’imprécision, ne pas confondre corrélation et causalité, faire des nécessaires compromis, écarter les procédures qui ne peuvent que s’appliquer aux contextes connus, répétitifs, modélisables. Faire confiance.

Manifestement, cette crise ne nous aura pas permis de choisir ce paradigme. En tous cas pas tant que nous recherchons des « coupables ». Des victimes sacrificielles, parce « pas essentielles ».

 

Le sens de la vie, une liberté encadrée ?

L’état d’exception que nous vivons, et qui s’installe dans la pérennité, n’est pas celui qui a permis le développement de notre continent, de notre civilisation. Avec ses défauts sans doute. Mais auxquels nous ne pouvons réfléchir, et que le cas échéant nous pouvons résoudre, seulement parce que leurs atouts et avantages sont nombreux et qu’ils ont permis notre développement, en dépit des obstacles.

Nous avons connu des guerres terribles, des invasions parfois durables, des épidémies mortelles. Des famines et des événements climatiques que notre regard sur le passé peuvent relativiser mais qui étaient des catastrophes à l’échelle du moment.

Mais dans toutes ces situations, nos prédécesseurs disposaient de marges de liberté, de responsabilité, d’auto-contrôle parfois. D’intelligence en tous cas.

Pour s’informer, il était nécessaire d’acheter le journal, puis de faire le choix d’allumer un média. Désormais, l’évaluation du comportement de chacun, et son infléchissement, peut être centralisée, sous réserve que l’on prête de l’intérêt aux injonctions, même illégitimes, ou que l’on exerce suffisamment de contraintes.

Le sens de nos vies, leurs « essentiels » puisque c’est le même mot, devront-ils être « normalisés », au regard de critères « objectifs », « rationnels », choisis indépendamment de la perception de l’autre ? Indépendamment de notre humanité ?

Vivre en société est un sujet terriblement complexe. Réduire la diversité des attentes, des points de vue, des « essentiels » de l’autre, c’est exprimer le primat d’une pensée mécaniste, méprisante, bureaucratique. Inefficace. Pas essentielle.

Faire le choix exclusif de « compensations économiques » est un signe supplémentaire de la tentation de réduire notre humanité à des activités de consommateurs/producteurs. A chacun de prendre sa place dans une chaine « alimentaire »… Certains étant plus « essentiels » que d’autres.

Enfin, traiter une crise durable comme une urgence, et faire ainsi le choix d’un seul secteur « essentiel », au détriment de tous les autres, est une erreur.

C’est non seulement immoral, c’est inefficace. Et donc dangereux. Pas essentiel.


[1] Le premier jour du premier confinement, Ouest-France publiait l’interview d’une pensionnaire d’Ehpad qui déclarait « je veux bien mourir d’un virus, je ne veux pas mourir d’isolement ». Comment avons-nous pu ne pas entendre ce cri, et ne pas penser que d’autres le pousseraient aussi ?

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