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Publié le 7 Février 2025

Une fois qu’on sait…, comment on fait ? 4 façons de mettre en œuvre, avec plus ou moins de succès, une décision.

Dans deux de mes domaines d’intérêt – la vie des entreprises, des organisations, et de leurs équipes, et les questions de relations internationales et de défense - , mais avec le même regard, j’observe différentes modalités de mise en œuvre des décisions prises, une fois le constat passé.

J’en recommande et en accompagne certaines. J’en déconseille et en évite d’autres.

 

Alors, on pourra en préalable s’offusquer du parallèle fait entre les deux univers… Car les succès et les erreurs dans l’un se mesurent en bénéfices financiers, et aussi en emplois (ce qui peut être vital, ne le négligeons pas) ; dans l’autre en conséquences heureuses ou fâcheuses pour des millions d’individus, touchant parfois à leur existence même, et à celle de leurs nations.

Pourtant, dans l’un comme dans l’autre, des femmes et des hommes sont à la manœuvre, et leur « rationalité » n’est pas la seule dimension de leurs prises de décision. Même si, lors d’une table ronde consacrée à ces sujets, lors de la dernière Cité de la Réussite, un des intervenants, en entendant d’autres parler de « géopolitique des émotions » et autres dimensions similaires, s’étonnait d’entendre des propos relevant du « développement personnel » - avec toute la charge de jugement que cela pouvait représenter pour un tel expert « sérieux »…

Et puis, lorsqu’on observe nombre de partisans et pratiquants de la « diplomatie du coup de menton », on peut assez aisément deviner que, dans leur « management de leurs parties prenantes », ils sont tout aussi directifs…  On a le droit d’apprécier ce « style »… Mais il y a bien d’autres façons de faire - et pour de multiples raisons autres qu’une éventuelle « faiblesse de caractère » - et qui sont, je le constate, bien plus efficaces.

 

Un deuxième préalable touche au titre de cet article, et au développement fait ici. Car « savoir » n’est pas « décider », et d’aucuns pourraient considérer qu’une étape manque ici, entre le « savoir » et la « mise en œuvre »… Eh bien, on  répondra à cette objection plus loin, car il est possible de considérer que certains paramètres de la prise de décision peuvent intégrer, en plus des éléments du « savoir » initial, d’autres facteurs, prenant en compte les modalités de la mise en œuvre.

Ou pourquoi ne pas séparer systématiquement le « quoi » du « comment »…

 

Troisième préalable : c’est un sujet assez ancien, que l’on retrouvera, par exemple, dans le petit ouvrage de Max Weber consacré au « Savant », et au « Politique » - car il s’agit bien de deux textes séparés, même si l’ouvrage est présenté sous le titre « Le savant et le politique »… le lien étant fait, en tous cas dans la vieille édition de ma bibliothèque[1], par une magistrale introduction de Raymond Aron, dans laquelle je puise la formule éclairante : « l’un préfère l’affirmation intransigeante de ses convictions au succès et (que) l’autre sacrifie ses convictions aux nécessités de la réussite ».

Alors, êtes-vous plutôt « savant », ou plutôt « politique » ? Dans l’entreprise ou dans les relations internationales ?

L’imposition : quand les « décideurs » se veulent aussi « sachants »

C’est la modalité que l’on prête à « l’homme fort » (et aussi s’il est une femme). Prendre une décision au regard des éléments recueillis, au fil d’une éducation, d’une instruction, de convictions, qui forgent la capacité de raisonnement et les compétences, et d’une connaissance des « dossiers » ad hoc.

Des « dossiers » aussi nourris par des conseillers, des collaborateurs, des experts… Dont on attend qu’ils soient des « savants » impartiaux.

Dès lors, « l’imposition » se veut traduire la justesse du jugement, l’intelligence fulgurante ou réfléchie, voire le courage. Car, dit-on, « le chef est toujours seul »… (même si on peut contester cette formule).

Dans de nombreux cas, et parce que la société le veut, les plus directifs doivent céder, de plus ou moins bon gré, avec plus ou moins de sincérité et d’efficacité, à la « mode » de la « communication », pour porter des messages, « emballer » la décision. Au besoin ils achètent aussi la « paix sociale » qui accompagnera leur décision avec des compensations individuelles ou collectives, immédiate ou ultérieures.

Dans l’entreprise, on accompagne souvent, aussi, ces décisions imposées par des actions de formation. Autant que possible ou nécessaire, en itération par « boucle simple » : jusqu’à ce que la technicité soit acquise, et au besoin en recommençant…

Puisque l’échec éventuel de la mise en œuvre de la décision, forcément appropriée, ne pourra venir que de ce que le public concerné n’a pas bien compris. Et non que les difficultés rencontrées viendraient d’autres facteurs[2].

Dans l’entreprise, c’est ce qu’on appelle le « management par la terreur »… Une terreur parfois enrobée d’un sourire cajoleur ou d’un paternalisme/maternalisme avide de contrôle, mais qui s’appuie sur les mêmes leviers – et produit in fine les mêmes effets.

Dans les contextes multilatéraux, comme les alliances multinationales, il ne suffit pas « former » ses interlocuteurs aux fonctionnements attendus et il arrive aussi de pratiquer cette modalité « managériale » autoritaire. C’est la diplomatie dite « du coup de menton » (on parlait aussi avant de « diplomatie de la canonnière »)… Mais encore faut-il avoir, en plus du menton, un « gros bâton » (ou un « gros canon »).

 

C’est ce que l’actualité très récente illustre, pour la plus grande joie des partisans, dans l’entreprise comme sur la scène internationale, par des pratiques agressives, dites « viriles ». Qui semblent donner quelques résultats impressionnants, à première vue du moins.

Mais ceux qui s’en réjouissent oublient que l’action agressive sur un tiers pourra, naturellement aussi, s’appliquer à eux-mêmes. Et que si l’antagonisme peut être payant à court terme, il se paye toujours par la rupture de liens profonds, qui manqueront inévitablement, à plus long terme.

Car l’imposition peut provoquer, lorsqu’on a le pouvoir, l’obéissance voire la soumission.

Et c’est sans doute cherché par cette typologie de décideurs qui, aux « partisans », préfèrent les « courtisans ».

Mais le corollaire de ce type de comportements est, toujours, la déresponsabilisation. Les suiveurs suivront… jusqu’au moment où un autre bâton se fera plus menaçant.

Et dans tous les cas ils ne feront que le strict nécessaire… celui qui leur permettra d’avoir accès aux contreparties, pas plus.

Quant à la confiance, qui garantit l’engagement de l’autre, y compris dans des circonstances critiques, et donc dans l’urgence, elle sera rompue. Ou nécessitera beaucoup de travail, et de temps, pour retrouver une situation équilibrée.

Si l’on reprend la typologie de Max Weber, ce type de « leader » (avec toutes les réserves sur la qualité que ce terme évoque) cherche à se doter, à la fois, de l’autorité du « politique » et de celle du « savant ».

Car, pour lui (ou pour elle), le « pouvoir » ne se partage pas. Son « pouvoir » est celui de la domination (le « pouvoir sur », selon Max Weber), et non celui de l’action collective (le « pouvoir en commun », selon Hanna Arendt).

 

La voix de son maître

Une variante, plus manipulatoire ou moins « courageuse » (mais faut-il vraiment du courage pour refuser la contradiction ?), est le recours à une « expertise » obéissante… Dans ce cas, le « politique » achète l’autorité des « savants ». Une variante, donc, de la modalité précédente puisqu’il s’agit, là encore, de se doter des deux leviers de l’autorité wébérienne.

 

J’ai entendu récemment un tiers affirmer que les entreprises payaient souvent des consultants pour porter des décisions et des messages déjà adoptés par le management. Et qu’ils se « payaient » là – et d’ailleurs, le fait de payer était censé témoigner de leur bonne volonté – le recours à une autorité qu’ils n’avaient pas… ou pas totalement.

Après 25 ans de conseil, je peux en témoigner. Oui, certains clients essaient… y compris en « tordant » les constats et recommandations que le tiers peut leur faire, et en tentant de les faire porter par le consultant placé dans une situation de double contrainte terrible – sommé de porter des propos auxquels il ne souscrit pas du tout…

Dans le domaine des relations internationales, dans lequel les enjeux – y compris financiers – peuvent être bien plus considérables que dans les entreprises, on ne peut honnêtement écarter l’hypothèse que certains « experts », sans tomber dans la « désinformation active », peuvent accepter, par conviction ou par intérêt, de présenter certaines formes de « réalité ».

Mais la « connaissance scientifique » se monnaye-t-elle ? L’épistémologie est un champ passionnant… et la question du relativisme de la science un sujet fondamental[3]. Car la réponse peut être sujette à controverse.

Car le propos ici n’est pas de donner « raison » aux « savants » contre les politiques. Mais, on le verra dans les autres catégories, de pouvoir associer les forces et les contraintes, des uns et des autres. Y compris en prenant une décision contraire à « l’état de la science », au nom des contraintes du politique. Mais en l’assumant, pas en la travestissant.

 

Alors, me direz-vous, « il faut bien manger »… et puis, « finalement, c’est son problème »… Mais il faut aussi pouvoir se regarder dans une glace… Renoncer à croire que l’on peut les aider. Et comme le salarié terrorisé, se positionner en supplétif qui n’en donne strictement que pour son contrat de travail. Sans plus.

 

En tous cas, il s’agit bien d’une variante de la typologie de « décideur » précédente : le micro-manager compulsif, ou le « leader » (avec tout le poids des guillemets) autoritaire…

Qui, aux « partenaires », préfère, les « mercenaires ». Des mercenaires qui pourront, en fonction de la solde proposée ou des bénéfices promis, changer d’allégeance…

 

La recherche de coupables : tellement facile

Dans les deux cas précédents, on souvent aussi affaire à des « décideurs » et des organisations soumises à des objectifs de moyens et non à des objectifs de résultats.

Parce qu’il sera selon eux souvent aisé, dans des situations complexes, de trouver des « raisons » à l’échec, et toujours possible de trouver des « coupables » - ce qui permettra au « décideur » de tenter de sortir indemne de « ce qui n’a pas marché ».

Comme souvent dans ces réflexions, je recommande le détour par les sciences de la sécurité industrielle, et en particulier celles qui, depuis les années 80, travaillent à démontrer que la désignation du « facteur humain » comme coupable, toujours coupable, est non seulement malhonnête mais surtout contre-productif. Et qu’au contraire, c’est en s’affranchissant de ce réflexe malheureux que les organisations accroissent la sécurité de leurs installations, de leurs parties prenantes et de leurs pratiques.

 

Enfin, et dans ces cas du recours systématique à l’imposition (car dans certains cas d’urgence absolue, et aussi momentanément que possible, elle peut être justifiée car seule efficace), au besoin appuyée par une « science » complaisante, on observe rarement une remise en question du « leader » autoritaire.

Et la recherche de « coupables », implicite ou explicite, est toujours facilitée par le fait que de nombreuses parties prenantes sont susceptibles d’être désignées… Les intéressés qui n’ont « pas compris », les « agendas cachés » (voire les « complots »), et bien entendu les « savants » dont on se débarrasse prestement… Car supplétifs et mercenaires sont facilement considérés comme des « consommables »… Et d’ailleurs, c’est le meilleur moyen pour qu’ils ne changent pas, après coup, de « maître ».

Alors, sans remise en cause, comment ces « leaders » pourront-ils changer, et s’adapter aux difficultés de demain ?

Le leader autoritaire est donc bien, in fine, inefficace…

 

A l’autre extrémité du spectre des modalités de la mise en œuvre, on trouve deux modalités radicalement différentes.

 

La co-construction : une autre vision de l’autre

La « co-construction » est une approche qui a été popularisée au fil des dernières années. « Co-construire », c’est favoriser l’appropriation par les parties prenantes impliquées du résultat final.

Mais le nom et la pratique ont été galvaudées, dévoyées, naturellement. Volontairement ou non d’ailleurs, car quoi, à partir de quand et jusqu’où « co-construire » ? La réponse n’est pas évidente.

Co-construit-on la mise en œuvre, la décision, voire les éléments de la connaissance « scientifique » ? Où commencent la décision et la mise en œuvre, et où s’arrêtent-elles ?

Ce qui est certain, c’est que le choix de la « co-construction » repose fondamentalement sur une vision de l’autre radicalement différente de celles qui conduisent aux pratiques de l’imposition : l’autre est-il destiné seulement à « faire » (avec une référence implicite à une division du travail et une hiérarchie entre « ceux qui savent » et « ceux qui font »).

Ou l’autre a-t-il une compétence utile, qui peut éclairer, enrichir, la décision ? Est-il un exécutant ou un partenaire ?

Et pour répondre à la question, « co-construire, mais avec qui ? », on peut utilement s’appuyer sur les organisations existantes.

Pour la décision, et contrairement à ce qu’on affirme sans doute, le « chef » n’est jamais seul. En tous cas, pas s’il le souhaite. Au moment de la prendre, en fonction des circonstances, il lui faudra peut-être trancher. Mais tout au long de la réflexion qui précède – sauf urgence vitale -  la décision, il aura pu s’appuyer sur d’autres compétences, d’autres avis - son équipe de direction notamment, pour « co-construire » la décision.

Et impliquer d’autres acteurs dans la « co-construction » de la mise en œuvre.

 

Et puis la co-construction, c’est aussi – et surtout ? - le témoignage d’une humilité assumée devant la complexité des situations, voire devant le « brouillard de la guerre ».

 

Le commandement propre au monde militaire est souvent pris en exemple par des partisans de l’imposition – qui n’en ont d’ailleurs qu’une connaissance caricaturale et/ou s’en font un argument d’autorité qui ne résiste jamais longtemps à la réalité des faits.

Car si l’ordre ne se conteste pas (et encore, il peut l’être, en particulier pour des raisons éthiques et/ou légales, si le « chef » s’en est affranchi), la mise en œuvre fait, toujours, l’objet d’une démarche de « co-construction »[4]. Plus ou moins longue bien entendu, selon les circonstances, mais fondamentale non seulement dans cette mise en œuvre, mais dès la décision.

Et donc, contrairement à une vision linéaire, voire verticale, de la « connaissance » à la « décision » à la « mise en œuvre », le chef militaire s’appuie sur les connaissances et compétences de ses subordonnés et autres « parties prenantes » pour adopter une démarche itérative qui permettra au collectif de mieux faire face au « brouillard de la guerre » en garantissant notamment la plus grande appropriation possible de la décision.

Car dans ce domaine, on ne peut se satisfaire d’objectifs de moyens… on vise le résultat.

Pour cela, et pas seulement pour les raisons éthiques d’un éventuel sacrifice volontairement consenti, on ne peut se priver de toutes les contributions.

Et cette « boucle » d’élaboration de la décision est assurément une modalité de « co-construction »

Commander par l’intention

Contrairement à ce que certains imaginent (et souvent pour eux-mêmes), le chef n’est jamais omniscient, ni omnipotent. Et c’est d’ailleurs dans la perspective de temps rudes que le chef d’état-major de l’armée de terre, le général Pierre Schill, rappelle le principe fondamental du « management par l’intention », ou plutôt du « commandement par l’intention »[5] (puisque le terme de « management » n’est pas toujours bien perçu du monde militaire, en dépit de son acception réelle).

Sa conviction est que cette approche est utile dans tous les univers, civils comme militaires : « Tous cherchent à faire sauter les verrous, à restaurer une culture du résultat et de la prise de risque, et à ‘libérer les énergies’ dans un contexte national et international qui pousse à la remise en question autant qu'à l'action ».

 

Le principe du commandement par l’intention est un de ceux qui sous-tendent la Medot – la subsidiarité : dans le brouillard de la guerre, le chef n’est jamais certain d’être en lien permanent avec l’opérateur sur le terrain. Et puis, surtout, il ne peut juger de la totalité de la situation à sa place… La fameuse « situational awareness » qui garantit la résilience d’un système socio-technique, et d’une efficacité de la prise de situation en contexte de « haute intensité » cognitive.

Dès lors, il est indispensable que, tout au long de la chaine de commandement, chacun ait parfaitement compris « l’intention du chef », afin de pouvoir continuer à agir, voire à adapter son action en fonction de la situation, pour poursuivre et atteindre « l’état final recherché ». L’objectif de résultats plutôt que l’objectif de moyens…

 

Il est d’ailleurs intéressant de se souvenir (mais seuls les plus anciens d’entre nous le peuvent) que la tentation du contrôle de l’opérateur de terrain par le plus haut de la pyramide, renforcée par la technologisation accrue de nos sociétés qui peut donner à certains le sentiment d’une « connaissance totale » et donc (à tort) d’une « toute-puissance », avait émergé à l’occasion de la RMA (Révolution dans les affaires militaires), dans les années 90, et en particulier aux Etats-Unis. Et on se souvient de la traque de Ben Laden suivie en direct dans la « war room » de la Maison Blanche par le président américain et son équipe… (même si visualiser n’est pas nécessairement commander).

Mais en France, peut-être faute de moyens technologiques similaires, ou peut-être par philosophie profonde, on avait conservé ce principe de subsidiarité…

 

Manager par l’intention

Le « commandement par l’intention » peut être transposé dans le monde civil. Et c’était d’ailleurs l’objet des premières « Rencontres du Commandement » organisées le 30 janvier dernier à l’Ecole Militaire par le chef d’état-major de l’Armée de Terre, le Général Pierre Schill[6].

A cette occasion, Cécile Beliot-Zind, dirigeante du Groupe BEL décrivait l’entreprise comme « un ensemble de conversations ». Alors, des conversations individuelles, des conversations collectives… sans nul doute, et c’est ce que j’avais partagé dans un petit papier ici : « Conversations à double sens »[7]. Les conversations comme leviers de changement et comme technique de mobilisation, y compris dans des situations très difficiles.

Et la conversation est un des moyens de la co-construction, car chacun y apporte ainsi ses idées, ses propositions, en étant vraiment à l’écoute de l’autre, en la prenant en compte autant que possible. Car comme le disait l’oratrice, « il faut leur démontrer que leur parole compte ».

 

Alors, dans l’entreprise, ce n’est pas du « commandement », mais du « management ».

Ne serait-ce que, du fait de l’équilibre des pouvoirs voulu et des organisations répondant à la complexité socio-technique d’entreprises multi-métiers, multi-régionales voire multi-nationales, on n’est jamais le « chef » de tout le monde, mais plutôt le pivot d’un ensemble de parties prenantes.

Une situation qui conduit à des organisations dites « matricielles », que le général Schill écartait d’ailleurs rapidement en ouverture de la session… Et pourtant, les organisations matricielles sont-elles si inadaptées au monde militaire ? Si vous en avez le goût, vous pourrez aussi lire ici le long développement que j’y ai consacré il y a quelques mois[8].

 

La co-construction est donc à la fois une intention et un regard porté sur les autres. Mais c’est aussi un processus et un ensemble de pratiques. Cela ne s’improvise pas. On l’apprend, on le pratique.

Et on l’organise aussi, car les organisations se doivent d’être la formalisation des fonctionnements réels. Alors qu’elles sont souvent imaginées au regard de critères autres, et qu’on constate inévitablement des fonctionnements « réels » qui s’en affranchissent. Permettant au système global de fonctionner, mais au prix d’efforts et de prises de risques inutiles.

 

L’organisation idéale n’existe pas. Mais il existe des résonances entre les organisations et les modes de management. Plus mécaniste pour un fonctionnement plus directif ; plus homogène pour une attention portée à la cohésion ; plus compétitive pour une priorité donnée à la créativité et l’innovation ; et « holomorphe », pour permettre à chacun d’y trouver l’espace nécessaire à la fois à l’exigence et à la bienveillance…

 

Alors, si l’on reprend la typologie weberienne, le choix de la co-construction n’est ni celui du savant, ni celui du politique. Mais bien plutôt l’alliance des deux.

Et c’est pourquoi, à la vision du pouvoir wébérien « sur les autres », les partisans et praticiens de la « co-construction » s’inspirent plus de la conception d’Hanna Arendt d’un « pouvoir » :  celui de faire avec les autres, pour les autres…

 

Dans le domaine international, puisque c’était l’autre point d’application de ce papier, ce fonctionnement est normalement celui des alliances. A commencer, dans le contexte actuel, par celui de l’Alliance Atlantique…

Même si, comme l’exprimait Olivier Schmitt dans un très récent épisode du podcast « Le Collimateur », ceci est peut-être en train de changer, avec une transformation de nature d’une Alliance en « pacte de domination » (lui fait l’analogie avec le Pacte de Varsovie mais l’idée est là)[9].

 

La latéralisation, une variante pour les projets difficiles

Alors, et pour finir… Comme l’imposition dispose de la variante « la voix de son maître », la co-construction dispose aussi d’une variante : celle de la « latéralisation ».

Car, dans notre monde qui se veut « bienveillant », la co-construction – quelque soit le terme utilisé - est mise en avant par de nombreux dirigeants souhaitant mettre en avant leur capacité à l’écoute, et/ou à la prise en compte des talents de chacun.

C’est souvent sincèrement d’ailleurs, au-delà de ceux qui utilisent « la voix de son maître ».

 

Dans de nombreux projets, la co-construction est plus qu’un levier de communication, c’est un accélérateur d’appropriation et donc de performance, lorsqu’il s’agit de passer de la décision à la mise en œuvre.

Mais parfois, la pratique collaborative voulue par les dirigeants ne « ruisselle » pas tout au long de l’organisation.

Pour beaucoup de raisons. Parce que certains décideurs locaux préfèrent conserver une pratique plus autoritaire. Mais aussi, tout simplement, parce que le diable se niche toujours dans les détails… Des « détails » très pratiques qui échappent aux strates supérieures de l’organisation mais auxquels sont confrontées les strates de management intermédiaire.

De l’intention à l’action, il y a le réel…

Et c’est pourquoi, lorsque les dirigeants affirment, de bonne foi, qu’ils ont décidé d’une mise en œuvre très participative (ou co-constructive), il est important d’aller poser ses pieds au plus près des réalisations. Là où se confrontent d’autres niveaux de « conversations ».

 

Et dans certains cas, tout co-construit qu’il est, un projet sensible échoue dans sa mise en œuvre. Car cette « co-construction » ne doit pas seulement s’appliquer à la mise en œuvre, mais aussi au contenu de la décision. En associant véritablement les savants, les politiques et les utilisateurs. Car la décision initiale, même « idéale », est impossible à mettre en œuvre.

Alors vaut-il mieux un projet idéal laissé dans les tiroirs, après moults coûts et délais supplémentaires, ou un projet « latéralisé », mais réussi ?

Cette « stratégie du projet latéral » avait été formalisée par les regrettés Olivier d’Herbemont et Bruno César, disparus bien trop tôt tous les deux. Leur livre était paru en 1996 et a accompagné mes premiers apprentissages dans le monde du conseil en transformation des organisations par la mobilisation d’acteurs. Épuisé depuis longtemps, il a été réédité en janvier 2023[10].

Alors, lisez-le et/ou parlons-en !

[1] Max Weber, « Le savant et le politique », Librairie Plon, 1959

[2] On pourra se référer aux ouvrages de Argyris et Schön, sur l’approche de l’apprentissage en « simple » ou « double boucle ». Cette dernière proposant, lorsque la « simple boucle » ne suffit pas, d’interroger d’autres « leviers » (les convictions, les valeurs…).

[3] Sur ce sujet, je recommande la lecture du fondamental « Le relativisme est-il résistible », de Raymond Boudon et Maurice Clavelin, PUF, 1994

[4] On ne saurait trop recommander la participation aux ateliers « Medot » (méthode d’élaboration de la décision opérationnelle tactique) organisés par l’armée de terre, à destination de publics de plus en plus divers.

[5] « Armées : pour gagner, risquer l’initiative », Pierre Schill, Les Echos 28 janvier 2025

[6] On peut revisionner ces rencontres sur : https://www.youtube.com/live/pxVbdcjfyWc

[7] « Conversation à double-sens », octobre 2020 https://www.kaqi-leblog.com/2020/10/conversations-a-double-sens.html

[8] « Les matrices, des organisations inaptes au combat ? », mars 2024 https://www.kaqi-leblog.com/2024/03/les-matrices-des-organisations-inaptes-au-combat.html

[9] « Trump, la folie et le rapport de force » https://lerubicon.org/collimateur-04-02-25/

[10] Olivier d’Herbemont, Bruno César, « La stratégie du projet latéral », Dunod 2023.

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Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management, #CIMIC, #Sociodynamique - Stratégie des Alliés

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Publié le 23 Septembre 2024

Pour une Responsabilité Sociale Numérique ?
Pensez-vous que les inventeurs de la valise dotée de roulettes avaient imaginé les conséquences de leur création ? La question se pose aussi pour ceux qui créent mais aussi achètent et mettent en œuvre tous les outils numériques qui transforment notre monde et nos usages…

Les valises « à roulettes » se sont répandues dans les couloirs des gares et des aéroports, et dans les rues des villes touristiques, depuis quelques décennies… Difficile de savoir exactement depuis combien de temps date ce succès, même si les premiers brevets remontent aux années 70 pour les 4 roues et à la fin des années 80 pour les deux roues et la poignée rétractable, puis à 1993, pour un dispositif similaire (sans que ces dates ne soient exhaustives).

Alors, certains ont affirmé que ces valises à roulettes auraient pu arriver plus tôt sur le marché, et que ce retard était un signe – encore un – du « patriarcat dominant », qui souhaitait préserver son pouvoir de porteur de valises[1].

Étant un représentant, bien malgré moi mais le vivant très bien, d’une engeance suspecte –un homme de plus de cinquante ans d’ascendance européenne; quant à mes goûts et mœurs, ils ne regardent que moi -, je ne peux évaluer la pertinence ou le sérieux de cette interprétation.

Mais mon goût pour les technologies et mes lectures diverses m’ont aussi fait penser que certaines évolutions techniques et industrielles comme l’apparition sur le marché, à des coûts plus accessibles, de matériaux plus légers et plus solides, que ce soit pour les coques des valises comme pour les roulettes elles-mêmes et les supports pivotants, qui désormais se décrochent de moins en moins de la coque, avaient pu aussi jouer un rôle dans l’émergence puis le déferlement de ces nouveaux accessoires de voyage…

Alors, il faut noter que ce grand progrès pour la libération des voyageuses et voyageurs n’a pas eu que des supporters… Car on a observé des premiers mouvements de « révolte » en 2014, à Berlin et sans doute d’autres villes européennes, en raison de la cacophonie des valises à roulettes sur les trottoirs (comme sur les pavés de Dubrovnik, qui les a « interdites » à l’été 2023 – en réalité, la mairie a publié des « recommandations »).

 

Attention à vos pieds !

En 2010, voyageant fréquemment pour mes activités de consultant, j’avais été frappé (dans tous les sens du terme) par le comportement de plus en plus agressif (ou désinvolte ?) de « tireurs de valises »[2], comme par un article dans Les Échos, rapportant le nouveau succès économique de Samsonite, un des leaders du marché, grâce à ces innovations[3]. Un indicateur temporel, parmi d’autres sans doute, de la période de forte croissance de ce marché.

J’avais en effet remarqué que, avec ces valises trainées derrière eux, beaucoup de voyageurs utilisaient plus d’espace de circulation dans les gares (sans mentionner ceux qui se faisaient bloquer les valises dans les portillons automatiques programmés pour laisser passer un individu). Ce qui pouvait provoquer des phénomènes d’engorgement à l’embarquement dans des espaces prévus pour un espace au sol occupé par un voyageur, et non par un équivalent de deux et demi… Ceci ne s’appliquant pas, naturellement, à celles et ceux qui, plus attentifs aux pieds de leurs concitoyens, profitaient des roulettes en déplaçant la valise à leur côté, comme une valise « classique » mais avec le poids en moins.

Et, depuis, avec sans doute le développement de nouveaux matériaux meilleur marché qui ont encore permis à des fabricants moins prestigieux et donc moins chers de proposer des produits accessibles au plus grand nombre, chacun aura pu observer des voyageurs chargés de valises toujours plus nombreuses et volumineuses, mais mobiles (mais peut-être là encore est-ce une nouvelle reculade du patriarcat qui aurait aussi « lâché » sur les très grosses valises dont chaque homme, on le sait, se réjouissait de pouvoir être le porteur exclusif…).

Jusqu’à, en cette rentrée, les nouveaux dispositifs de la SNCF qui limitent sur le TGV la volume et la quantité de bagages emportés par chaque voyageur, provoquant comme à l'habitude l'ire des réseaux sociaux et des journalistes, et la justification plus ou moins contrite des représentants de l'entreprise… Alors si certains ont évoqué les frigos emportés, je ne peux m’empêcher de penser que la croissance de la taille des bagages emportés, grâce à ces roulettes, n’y est pas totalement étrangère. Mais avancer cela serait peut-être signe d’un patriarcat sur le retour, alors d’autres plus prudents que moi s’en sont bien gardés…

Mais enfin, quel est le lien de ces valises avec cette « responsabilité sociale numérique » évoquée en titre ?

Dans les usages, vous l’avez sans doute deviné…

 

Les usages, toujours les usages

Plus encore que les valises, mais sous des formes bien plus diverses, les produits numériques, physiques et plus encore immatériels, se répandent dans nos vies, nos habitudes, nos pratiques…

Et puisque le logiciel prend désormais une part dominante dans la croissance de ces marchés, il est intéressant d’avoir à l’esprit la particularité du modèle économique de ce secteur… Qui se distingue de tous les produits « physiques » qui, sans que cela n’empêche de formidables réussites industrielles, doivent toujours intégrer dans leurs coûts les matériaux qui permettent leur fabrication, et la logistique associée. Avec un gain proportionnel voire mieux, mais rarement exponentiel - une courbe qui caractérise le succès des produits logiciels.

Car pour le logiciel, et ceci d’autant plus depuis l’émergence du « cloud », on ne doit prendre en compte, après les frais de conception, que les seuls coûts de maintenance et de stockage de données – des coûts que l’on fait par ailleurs payer au client, par abonnement…

On comprend donc l’attrait considérable de ce monde numérique qui semble promettre, depuis des années, à des programmeurs de génie, mais plus encore à des « marketeurs » encore plus talentueux, une fortune rapide. Car une fois le produit conçu, le bénéfice sur les ventes est net (pratiquement, nonobstant quelques réglages)…

Bien sûr, ce résumé est odieusement caricatural.

Et ce modèle de production numérique a eu en plus l'avantage de stimuler tous les secteurs de l’industrie en leur proposant d’adopter les modèles « Agile » (dont le manifeste est né du monde numérique), pour moderniser le déroulement mécaniciste et bureaucratique des projets. Mais si on peut « pivoter » en abandonnant quelques mois de développements numériques car le bénéfice attendu effacera cet investissement perdu, il n’est pas toujours possible de mettre au rebut des investissements industriels dont on réalise qu’ils ne produiront pas tous les bénéfices attendus…

Mais, en mettant l’accent sur l’appât du gain que suscitent ces marchés, je souhaite appeler l’attention sur l’importance de réfléchir, en concevant et/ou en achetant un produit numérique, aux usages que l’on en fera…

 

Quelle utilité sociale pour vos investissements ?

Les concepteurs de valises avaient-ils associé les transporteurs dans leurs travaux ou dans leurs politiques marketing ? Pour anticiper des usages, voire accompagner leurs produits de recommandations quant à leur utilisation, au-delà des seules précautions garantissant leur propre sécurité juridique (« attention, le contenu de votre tasse de café peut être chaud… », ou « ne mettez pas votre chat dans le micro-onde pour le sécher ») ? On peut en douter…

Alors, les concepteurs de logiciels appellent-ils l’attention de leurs clients sur les usages qu’ils en auront, directement ou indirectement, sur ceux qu’en auront les « utilisateurs » ? Faisons-leur un crédit d’intention mais, sincèrement, j’en doute parfois.

On a eu, il y a quelques années, la grande mode des « réseaux sociaux d’entreprise », dont la vocation était de « rapprocher » les collaborateurs…

Avec la crise sanitaire, l’explosion des vendeurs de multiples solutions de visio-conférences, de supports dématérialisés de travail collaboratif… Même si les usages ont évolué, combien d’applications avez-vous depuis supprimées de vos téléphones, de vos serveurs ? Car après « la bulle », il y a toujours le retour sur terre. Mais les budgets ont été dépensés. Avec quel bénéfice social pour l'entreprise, ou pour la communauté qui l'environne ?

Et puis aujourd’hui, naturellement, il y l’IA… Avec cependant quelques avertissements éthiques, et quelques pratiques "controversées", démasquées ou assumées comme les "turcs numériques", travailleurs précaires aux tâches ultra-parcellisées dans un modèle taylorien transposé au-delà des mers, alors que les promesses des vendeurs flattent les fantasmes de beaucoup.

Alors, heureusement, il existe des « garde-fous », comme les ressources humaines ou le juridique, pour modérer l’enthousiasme de dirigeants « emballés » par des commerciaux informatiques de talent… qui leur promettent plus d’efficacité et de rentabilité… A condition peut-être de former et de re-former (moyennant un avenant) des utilisateurs qui n’y mettent toujours que de la mauvaise volonté…

Même quand les réserves de ces « utilisateurs » quant à l’usage de nouveaux outils touchent souvent, en fait, à des questions plus fondamentales. Comme l’utilité sociale, par exemple.

Mais si les arguments juridiques portent, qu’en est-il de ces dimensions plus « immatérielles » encore, moins tangibles, plus sujettes à explication, négociation, interprétation ?

Personne ne jettera la pierre à un commercial de talent qui, après tout, fait son travail… Mais personne n’est obligé, au-delà de la reconnaissance de la performance de « l’artiste », d’accéder à sa proposition, sans réflexion.

 

Co-construire l’utilité sociale et sociétale

Il y a à mener la réflexion sur les conditions de travail – les usages… Et en cela, un travail associant les utilisateurs démontre toujours ses atouts. Alors bien entendu, les vendeurs de services numériques associeront souvent des « groupes tests », parfois pour « débugger » et souvent pour préparer le déploiement à plus grande échelle. Mais au-delà des dimensions techniques de prise en main de l’outil, prêteront-ils attention à l’utilité sociale d’un produit dont ils ont tout intérêt à la vente ? Ce n’est pas leur rôle…

Et puis il y a aussi un travail à avoir sur ce qu’il y a derrière les usages « techniques ».

Et ce travail en amont de l’achat ne peut être réalisé que par les clients eux-mêmes… (bon, s'ils ont besoin d'aide pour ce travail collaboratif, j'ai des noms à suggérer !)

Alors, cela peut prendre un peu de temps, certes. Mais ce travail de « co-construction » de l’utilité sociale d’un outil garantit à la fois la qualité et la rapidité de son adoption et de son utilisation – s’il est acquis -, car les résistances auront été levées en amont. Et il contribuera surtout au respect, voire à l’amélioration par l’entreprise de ses engagements sociaux et sociétaux.

Ce qui, paraît-il, génère un bénéfice encore supérieur à celui d’un produit logiciel.

 

 

[1] Maëlle Le Corre, « Le saviez-vous ? Sans le patriarcat, on aurait eu des valises à roulettes bien plus tôt », dans Madmoizelle, 25 août 2023 : https://www.madmoizelle.com/le-saviez-vous-sans-le-patriarcat-on-aurait-eu-des-valises-a-roulettes-bien-plus-tot-1229749

[2] « Usages », dans Kaqi-le blog. https://www.kaqi-leblog.com/article-59329853.html

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Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management, #Social change, #Transformation 3.0

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Publié le 20 Juin 2024

Il n’y a pas d’organisation idéale…  (seulement la nécessité de décider et mieux travailler ensemble)

Nombre de mes missions d’appui sont liées à des questions d’organisation… Mettre en œuvre, avec les équipes concernées, une nouvelle organisation « imposée », ou bien faire évoluer, avec elles, l’organisation existante pour mieux répondre aux enjeux du moment…

Car en la matière, il n’y a jamais d’organisation idéale. Seulement des fonctionnements collectifs et des interactions à optimiser.

 

En dépit des différences entre les deux mondes, ou peut-être pour cette raison, je suis souvent amené à faire des observations croisées entre les dynamiques civiles et militaires.

Alors bien sûr, il y a des différences notables.

Là où un dysfonctionnement « civil » peut conduire à des pertes d’efficacité et/ou de rentabilité certes préjudiciables en termes économiques voire d’emploi, et donc graves pour les individus concernés et leur famille, les conséquences dans un monde dans lequel « la défaite n’est pas une option » sont beaucoup plus dramatiques – des morts, des pertes de liberté, voire la disparition d’un peuple ou d’un modèle de civilisation.

Et c’est pourquoi les pratiques et les évolutions du monde militaire peuvent parfois inspirer le monde civil. Car « qui peut le plus, peut le moins ».

Mais les pratiques du monde civil peuvent également inspirer très utilement un monde militaire confronté en permanence aux évolutions de son environnement, de son contexte, de ses défis. Car la porosité entre les organisations, les contextes d’emploi et les matériels – la fameuse « dualité » - est forte. Et aussi parce que les armées sont de grandes organisations publiques, livrées comme toutes leurs homologues publiques mais aussi privées, aux dérives organisationnelles et fonctionnelles – l’expansion bureaucratique notamment, mais pas seulement.

Sans oublier le cas des organisations à forts enjeux humains (pompiers, nucléaire, aviation, santé…) pour lesquelles un accident dont les conséquences sont non maîtrisées est, là aussi, dramatique.

 

L’État-Major de Force Interarmées du Ministère des Armées organisait, il y a quelques jours, un séminaire consacré à « l’art opératif », ou plus exactement au niveau « opératif » dans les armées. Un échelon intermédiaire entre le « stratégique » et le « tactique ».

Et derrière le terme « opératif » et les prérogatives allouées aux structures de cet ordre se cachent des enjeux d’efficacité organisationnelle, mais aussi des sujets très humains…

Beaucoup de points communs, donc, avec les organisations civiles.

 

« C’est qui le chef ? »

C’est, pour les résumer trop succinctement, la question qui m’a frappé dans les échanges – même si elle n’a pas, bien entendu, été formulée ainsi.

 

En théorie du moins, un état-major est organisé pour faire la synthèse de tous les besoins et, pour reprendre la formule d’un intervenant : « il reçoit des directives et transmet des ordres ».

Le niveau « opératif » est, a priori, celui des « opérations ». Et puisque les théâtres d’opération sont multiples, les forces armées sont organisées pour armer plusieurs « états-majors ». On conçoit donc que le périmètre géographique de chaque état-major opératif est donc assez facilement défini.

Le parallèle avec le monde civil est ici facile pour beaucoup d’entreprises, qui organisent au moins une partie de leur activité en fonction d’une maille territoriale. Celle des emprises de production (des usines, des ateliers, des plateaux de services…) ou d’activités de distribution (des points de vente, ou des zones d’implantation de clients…).

Il s’agit souvent des « régions », sans que celles-ci ne correspondent nécessairement aux découpages administratifs ou étatiques ainsi dénommés. On peut parler, par exemple, de « Grand Ouest », de « EMEA » pour Europe Middle East Africa…

 

Et, avec cette question territoriale, on touche tout de suite du doigt la question des prérogatives du « chef », en particulier dans les grandes organisations militaires comme civiles – celles que dirigent, par exemple, des « COO » (Chief Operating Officers), ou bien en France, des « Directeurs Généraux », lorsqu’il existe une articulation toujours subtile entre « Président » et « Directeur Général ».

Car au-dessus du niveau « opératif », il existe toujours un autre état-major chargé, pour un périmètre plus vaste (partout où des intérêts français peuvent être menacés et donc défendus, pour les Armées de notre pays ; partout où on fabrique et/ou vend des produits et des services, pour les entreprises).

 

Et en théorie, on peut se dire que « les grands chefs » ont bien entendu mieux à faire que de s’occuper de « micro-management », et donc à interférer dans les niveaux organisationnels inférieurs. Pourtant, la réalité diffère…Et il n’y a pas, en cette matière comme dans bien d’autres, d’explication mono-causale.

 

La tentation technologique

Dans le monde militaire comme dans le monde civil, l’omniprésence des technologies de l’information a renforcé la tentation du contrôle à distance.

Car alors que les communications sont instantanées, et en théorie du moins jusqu’au plus près du terrain, la tentation peut être grande de piloter, depuis le plus haut niveau, les actions du « caporal stratégique », pour le meilleur et pour le pire[1].

On se souviendra, par exemple, des images de la « War Room » du Président américain, lors de l’assaut sur la cache d’Oussama Ben Laden. La « révolution dans les affaires militaires » était en effet passée par là, avec la tentation de pouvoir piloter, à distance, l’agent de terrain. Mais en l’occurrence, il s’agissait plus d’observer que de guider…

Car comme le rappelait un des intervenants à la conférence, « la bande passante est souvent limitée ».  Et si, dans le monde des entreprises, la connection permanente n’est, en théorie, limitée que par la discipline individuelle voire les contraintes légales liées à la « déconnection »[2], le « brouillard de la guerre » existe toujours sur le champ de bataille. En dépit du « durcissement » et de la nécessaire « résilience ».

Et pour ces raisons comme probablement pour d’autres, la subsidiarité demeure une modalité organisationnelle et pratique importante de l’action militaire. L’essentiel étant de bien s’approprier « l’intention du chef », et de rendre compte autant que possible de la réalisation, pour permettre des actions liées.

 

Quand on évoque la dimension technologique, on parle aussi, et de plus en plus avec la multiplication des capteurs, de la dimension cognitive de la prise de décision, et de la surcharge liée aux volumes d’information disponibles.

Dans les entreprises comme dans le monde militaire, l’intelligence artificielle est à la fois utilisée et attendue pour faire face à cet écueil. Y compris, pour certains, pour produire des ordres… avec la question brûlante, en particulier dans le monde des conflits armés, de la place de l’homme dans la boucle décisionnelle.

Alors, sans négliger les apports possibles de ces outils d’automatisation et de tri, on se souviendra de la première vague de la « transformation numérique » qui avait conduit, à grand renfort de capteurs, à recueillir des « lacs de données »… Ingrédients indispensables à la numérisation de notre monde. A condition de pouvoir tous les recueillir, les analyser, les catégoriser (les « tagguer ») – et le métier de « data analyst » avait alors connu un essor remarquable, tant dans la reconnaissance que dans les rémunérations… Qu’en est-il désormais de la « jumellisation » de notre monde ?

Sans doute n’y sommes-nous pas encore – indépendamment des questions de fiabilité et de maîtrise de la décision - , puisqu’existent toujours les « directions régionales », et les états-majors opératifs…

Et ne serait-ce que parce que, et encore plus au regard de l’activisme commercial parfois suspect des fournisseurs d’IA, la confiance reste à établir entre l’homme et la machine[3]

 

Et la confiance, bordel ?[4]

Cette question de la confiance est centrale dans le choix d’une organisation répondant au mieux aux enjeux du moment. Et au-delà de la relation homme-machine évoquée, en commençant par ce lien entre tous les protagonistes bien humains, au rebours d’une formule malheureuse selon laquelle « la confiance n’exclut pas le contrôle ».

En effet, le contrôle s’exerce « sur ». Alors que la confiance permet de faire « avec ». Le premier est inégal. La seconde est réciproque.

Car si on pense souvent à une relation de confiance « descendante », elle existe en fait dans les deux sens. Puisque pour le subordonné ou à plus forte raison pour le partenaire non lié par des relations hiérarchiques, rendre compte en confiance, et donc en toute transparence, des succès mais aussi des difficultés, c’est attendre non une sanction mais une aide. Cela change tout.

Ne serait-ce que parce que les « erreurs humaines » sont toujours, sauf en cas de faute délibérée, les conséquences de dysfonctionnements organisationnels divers (la formation, les moyens, les fonctionnements,…), et non de la mauvaise volonté des acteurs.

 

La confiance est sans doute un atout précieux des organisations militaires. Pas seulement un atout intrinsèque, lié aux qualités des femmes et des hommes qui les composent. Mais aussi un atout entretenu.

Il y a tout d’abord la conscience des enjeux spécifiques à ce monde, en particulier dans le contexte des « chocs ». Pour s’assurer du succès d’une mission vitale, pour les soldats engagés et pour les intérêts, voire l’existence de la nation, il faut être efficaces. Et économes de moyens par nature rares. On ne doit donc pas avoir le besoin de s’interroger sur la « motivation » de la décision… Elle n’est pas le fruit des égos, ou des idéologies. En tous cas dans nos démocraties, attentives à la valeur de la vie humaine.

Et puis il y a sans doute aussi, dans ce monde militaire, une dimension collective plus forte qu’ailleurs, et la confiance mutuelle qui en découle.

Une confiance qui repose à la fois sur le sentiment partagé des spécificités du métier de soldat. Et aussi sur des « parcours » institutionnalisés de montée en compétences, et de reconnaissance de celles-ci – avec une légitimité qui s’affirme à la fois grâce aux qualités personnelles, mais aussi (a priori), grâce à ces processus connus. Ainsi qu’avec des vécus en commun, dans des situations hors normes. Depuis la formation initiale jusqu’aux opérations.

 

Alors bien sûr, on pourra avancer que cette cohésion forte n’est pas seulement un avantage mais qu’elle peut aussi être un frein à l’ouverture, à la prise en compte des synergies du monde extérieur et aux innovations qui peuvent en naître… mais cela est une autre thématique !

 

Dans les organisations civiles, cette question de la confiance est également centrale, naturellement. Bien sûr, on imagine spontanément que le « sens de la mission » n’est pas aussi prégnant dans le monde civil que dans les contextes militaires. Et pourtant…

Parce que la motivation de chacun ne repose pas seulement sur la « fiche de paie », on trouve dans les entreprises de multiples facteurs d’engagement individuel et collectif, qui garantissent la confiance que l’on peut avoir en l’autre.

C’est pourquoi certaines entreprises font le choix d’organisations très décentralisées : une pratique qui demande donc de la confiance, et du doigté. Et qui ne peut reposer que sur un socle commun solide : celui d’organisations qui privilégient à la fois la cohésion sociale qui nourrit la communauté de destins, et la liberté nécessaire à l’ouverture, l’initiative et l’innovation. Le fameux modèle « holomorphe » que nous décrivons et animons dans les pratiques sociodynamiques.

Un modèle d’organisation adapté au « temps normal » mais aussi aux crises qui durent et qui ne peuvent s’appuyer sur une verticalité qui, inévitablement, s’épuisera et s’enfermera dans une autarcie cognitive dangereuse.

 

Mais parce que les dérives bureaucratiques de toute organisation, y compris celle dédiée aux conflits armés, et en particulier parce que, loin de l’action immédiate, on peut se sentir « moins concerné », la confiance est indispensable pour permettre aux bonnes volontés de s’exercer pleinement, mais pas suffisante.

C’est pourquoi l’organisation doit appuyer les interactions humaines, pour les rendre lisibles, compréhensibles et, autant que possible, pérennes.

 

La carte n’est pas le territoire

Même si une opération militaire est a priori placée sous la responsabilité du commandement du « théatre des opérations », pour les multiples raisons évoquées plus haut, il n’en demeure pas moins que le « niveau supérieur » est toujours susceptible d’intervenir, pas seulement pour superviser et pas non plus pour « contrôler ».

Il peut y avoir des raisons de ressources rares : les données satellitaires, par exemple, qui ne peuvent être dédiées à une opération spécifique, mais seulement mutualisées. Et qui dépendent donc d’un commandement tiers, qui nécessite donc un niveau supérieur, de coordination voire d’arbitrage.

Et puis aussi parce qu’on ne peut dissocier le niveau militaire du territoire sur lequel se déroule l’opération.

Les experts et praticiens l’ont rappelé lors de la conférence : une intervention militaire se passe toujours (en tous cas dans notre passé récent), chez « quelqu’un d’autre ». Dès lors apparaît une dimension politique et diplomatique qui est prise en compte par les militaires (avec les « Polad », political advisors, conseillers militaires chargés d’apporter cette connaissance au chef militaire qui ne dispose néanmoins pas de toute autorité en la matière). Une dimension assez différente qui illustre le fait que toute structure « verticale » n’est jamais « pure ».

Car même sur le territoire national, et à moins que plus personne ne vive sur le territoire donné, on peut imaginer que l’influence des « autorités civiles locales » demeure un paramètre incontournable, indépendamment des prérogatives légales, et même si la « survie de la nation » est en jeu.

 

Les entreprises civiles connaissent aussi, toutes proportions gardées, cette dimension territoriale. En particulier lorsque les entités locales doivent mettre en œuvre des directives imposées par l’organisation globale… Des réductions ou des accroissements d’effectifs liées à des réorganisations qui suscitent des modifications de besoins sur le logement, les commerces, la formation… ; des changements d’horaires qui ont des conséquences sur les mobilités locales…

Traduire, comme leurs homologues militaires, les directives en ordres. Et donc trouver un équilibre soutenable entre cohérence globale, exécution de la stratégie, et réalité de la mise en œuvre… Avec des contraintes légales locales, des influences et des conflits.

 

Enfin, la dimension territoriale rencontre d’autres limites : la carte des opérations ne décrit pas toujours totalement le « théatre des opérations », au sens géographique.

C’est vrai pour les opérations militaires. Avec des moyens techniques, en particulier aériens, qui peuvent frapper « l’arrière » du front. Mais aussi des modalités, comme la guerre cognitive, qui naturellement dépassent le seul « théatre opératif ».

C’est aussi vrai pour les activités des entreprises. Ne serait-ce que parce que la carte de votre organisation n’est pas nécessairement celle de vos clients, ou de vos fournisseurs. Et qu’il faudra donc organiser des synergies entre les « théatres d’opérations ». Sans oublier, aussi, les enjeux globaux comme par exemple les impacts sur l’image globale d’une entreprise d’un événement pourtant localisé… et qui justifient l’action de l’échelon central, avec ses expertises propres.

 

C’est notamment pour cela que les organisations « matricielles » existent. Pour apporter des expertises complémentaires, ponctuellement. Ou parce que le « front » n’est pas toujours circonscrit.

 

De la mutualisation aux organisations matricielles

La « mutualisation » des ressources est fréquente dans les organisations, et souvent critiquée par les partisans des organisations « verticales », ou d’un « leadership » unique. Elle répond pourtant à des nécessités, et a certains avantages.

Prenons un exemple simple : si trois entités ont besoin d’une expertise, l’idéal est naturellement de fournir trois experts – un par entité, et un par « chef ».

Mais des contraintes peuvent apparaître.

Une contrainte financière, qui ne permet pas de recruter trois experts, mais seulement un seul.

Alors, face à cette contrainte, l’organisation peut être tentée de recruter, pour une enveloppe équivalente, trois débutants. Mais l’expertise ne se cumule pas ainsi.

Il peut exister également une contrainte de disponibilité, pour des compétences rares. On a beau payer, on ne trouve pas… Et on ne peut raisonnablement pas découper l’expert en trois…

La mutualisation est alors requise – une même ressource au service de trois entités, et donc de trois chefs…

Le volume du travail d’expertise n’est parfois pas suffisant pour justifier un temps plein. Ce qui, au-delà de la seule rentabilité financière, pose très vite la question de la reconnaissance professionnelle de l’expert. Qui s’ennuiera et partira (puisque la compétence est rare). Ou à qui on sera tenté de confier des tâches annexes – avec souvent le même résultat.

Enfin, se pose aussi l’enjeu collectif de « masse critique » des expertises. En effet, l’expertise individuelle, au risque de s’étioler, ne peut se nourrir que de son appartenance à une dynamique collective. Celle-ci peut être externalisée grâce à des réseaux professionnels d’experts – sous réserve de la confidentialité des échanges possibles. Mais s’il s’agit de résoudre des problématiques complexes, ou de garantir un service permanent, H24 7/7 par exemple, le regroupement d’expertises similaires devient nécessaire.

Et les organisations matricielles prennent alors tout leur sens en formalisant dans les organisations ces « pôles d’expertises » mis au service des entités productrices de biens ou de services, à destination des clients externes de l’organisation.

A titre d’illustration, c’est la logique des « centres d’excellence » de l’OTAN[5] qui imaginent et testent les concepts et forment les personnels aux expertises requises.

Et c’est d’ailleurs la réflexion que semble mener l’État-Major des Armées, et en particulier en ce qui concerne cet échelon « opératif » puisque l’EMFIA, qui organisait cette conférence et avait pris la suite du Commandement pour les opérations interarmées à l’été 2023 [6] [7], pourrait devenir un « Centre expert » à l’été 2024. Ne plus être une « couche de plus » dans un mille-feuilles organisationnel qui peut complexifier la décision et fragiliser l’action, lors de « chocs » qui ne donnent pas le luxe du temps ou de l’indécision, mais assumer sa plus-value d’experts.

Un questionnement clé, à la fois sur le fond (la « rationalité » de la décision), mais aussi sur l’acceptabilité, par les « experts » concernés, et par ceux qui les reconnaitront, ou non, comme tels.

 

Nombre d’organisations civiles ont aussi fait le choix de ces « centres d’expertises », ou « d’excellence ». Des dénominations qui ont des effets parfois inattendus mais révèlent les tendances de fond du « moral des troupes » d’une organisation. Car si certains sont fiers d’appartenir à ces pôles, d’autres craignent qu’ils soient placés dans un « mouroir », qui finira par être supprimé, faute de plus-value identifiée. Dans le premier cas, on croit à l’avenir. Dans l’autre…

 

Terminons enfin ce (long[8]) regard porté sur les questions organisationnelles par une question très humaine, comme celle de la confiance. Celle de la responsabilité.

Le chef des opérations, c’est celui qui signe le plan

Il est important de noter que, sur la forme et au-delà des questions de fond, la conférence évoquée a donné lieu à des échanges à fleurets plus ou moins mouchetés entre les intervenants, en activité ou anciens praticiens de ces organisations.

Et derrière l’émotion contenue, on devinait un sentiment noble, source de l’engagement professionnel et personnel spécifique à ceux qui l’exprimaient, mais aussi entretenu par leur pratique des engagements armés. Le sentiment de la responsabilité.

Car on ne peut seulement, en matière d’organisation, en demeurer à la recherche « rationnelle » de l’efficacité. Lorsqu’il s’agit d’une question « technique », la pensée de l’ingénieur, et sa capacité à résoudre des problèmes complexes, est indispensable. Et malheureusement trop peu valorisée dans notre pays – les difficultés de recrutement de ces profils indispensables en témoignent.

Et on pourrait être tenté, pour ce qui est de « l’organisation », de considérer qu’il s’agit là aussi d’une question « technique ». Mais puisqu’il s’agit d’organiser des systèmes humains, on entre donc dans la complexité intrinsèque aux systèmes socio-techniques, dans lesquels entrent en jeu « ce qui est rationnel » et « ce qui l’est moins »[9].

 

Pour reprendre la formule d’un des intervenants, « l’opératif, c’est celui qui signe le plan ».

Pour le chef militaire, la responsabilité de la signature du plan est celle d’engager la vie de ses hommes. Et de réussir ou d’échouer dans une mission dont les conséquences les dépasseront tous.

Une dimension qui le distingue de celle du décideur civil, pourra-t-on dire. A ceci près que, en cas d’accident, la responsabilité de celui-ci est aussi directement engagée. Responsabilité juridique, économique, et morale aussi. Pas dans les mêmes proportions, certes. Mais la perception de nos réalités est toujours relative, et la capacité des décideurs économiques à endosser pleinement leurs responsabilités, y compris au détriment de leur santé, le démontre. Eux, certes, n’en meurent pas... Enfin, pas toujours.

 

Cette question de la responsabilité est trop souvent réduite à sa dimension juridique. Sans doute parce que nous sommes rarement à l’aise avec les sentiments. Les nôtres comme ceux des autres.

Peut-être est-ce aussi une des raisons de la tentation technologique qui laisse entendre que, avec des machines, la décision demeure « rationnelle », dégagée des émotions humaines… C’est à la fois oublier que les machines sont codées, au moins initialement, par des hommes mus par des émotions – ce qu’on identifie parfois comme des « biais » dans les systèmes d’intelligence artificielle, et qui ne sont pas des erreurs mais des qualités (et des défauts) intrinsèques.

Est-il donc « rationnel » d’abandonner ses propres émotions au pouvoir de celles des autres ?

Et peut-être est-ce une des forces mais aussi une des faiblesses de ceux qui ont grandi dans la patrie de Descartes…

 

Une spécificité française ?

Car pour clore cette réflexion, j’ai également noté, lors de cette conférence, le propos d’un autre intervenant selon lequel, dans le contexte des organisations internationales dans lesquelles sont insérées nos forces (et en particulier l’OTAN), cette attention soutenue des Français aux prérogatives organisationnelles était considérée avec légèreté par leurs homologues d’autres pays. Pour ces derniers, ces questions étaient finalement assez secondaires car, à la fin, on finirait bien par s’entendre.

Alors bien sûr, n’oublions pas l’impératif de clarté et de rapidité de la prise de décision, et de la transmission des ordres. Mais gardons aussi à l’esprit que notre tradition est particulièrement « verticaliste » (certains parlent de « monarchiste »). Et qu’elle se heurte, dans tous les mondes professionnels, à d’autres cultures, plus imprégnées de l’équilibre des pouvoirs, de la négociation, de l’intelligence collective.

Ce « choc culturel » explique sans doute en partie la fascination et les tropismes de certains pour des régimes autoritaires et les organisations bureaucratiques qui les accompagnent ou, parfois, les précèdent en habituant le plus grand nombre à l’obéissance sans conscience, au désengagement et au refus de toute responsabilité. Mais aussi au chaos qui accompagnent inévitablement ces modèles verticaux car, in fine, l’organisation n’est pas idéale, et il faut toujours « se débrouiller ».

 

Alors, entre le modèle figé et l’auto-organisation absolue, il existe une infinité de modèles organisationnels. Du plus clair qui étouffe à celui qui libère mais peut manquer des repères indispensables à certains.

Pour l’anecdote… J’accompagnais la mise en œuvre, dans une grande entreprise multinationale, d’une organisation matricielle à plusieurs dimensions (au-delà de deux).

Ce modèle avait de multiples avantages en termes d’agilité organisationnelle, pour s’adapter aux spécificités des zones géographiques, à l’émergence ou à la disparition de certaines compétences, pour accompagner le développement de nouveaux produits (ou éventuellement le désengagement d’autres).

Mais je me souviens aussi du désarroi des équipes de « suisses allemands » (assumons le double cliché, avec la concomitance de deux cultures perçues comme « peu souples »…) confrontés aux conséquences de cet « organigramme » qui apparaissait plutôt comme un assemblage de « bulles organisationnelles »… Mais qui est mon chef ?

Alors, pour nous consoler, assumons que nous ne sommes pas seuls au monde à devoir affronter ces questions…

Et pour en parler, voyons-nous !

 

[1] Michel Goya, « Le caporal stratégique, ou peut-on confiner la connerie ? », juin 2020, https://lavoiedelepee.blogspot.com/2020/06/le-caporal-strategique-ou-peut-on.html

[2] Même si, au grand bonheur de ceux qui croient toujours à la créativité humaine, on voit régulièrement émerger des pratiques qui démontrent l’inefficacité intrinsèque du contrôle technologique… Comme ces « déplaceurs automatiques de souris » régulièrement dénoncées par des employeurs ayant cru pouvoir mesurer l’engagement professionnel de leurs « télétravailleurs » avec une surveillance à distance du déplacement des curseurs sur l’écran…

[4] Titre d’un ouvrage de grande qualité, Institut Montaigne, 2014

[7] « Face aux défis logistiques, informationnels et géopolitiques, l'institution militaire réfléchit à des ajustements et rationalisations internes. Dans cette optique, le Commandement pour les opérations interarmées va être restructuré et certaines de ses missions seront distribuées à d'autres entités » Intelligence Online 17 mai 2023

[8] Parfois, il est important de prendre un chemin moins direct que la ligne droite. Comme le vol d’un missile de croisière dont la trajectoire, selon les termes d’un intervenant prestigieux, peut se décrire comme « le nom du CEMA écrit en cyrillique »…

[9] Les deux volets de mon aide opérationnelle aux organisations et à leurs dirigeants.

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Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management, #CIMIC

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Publié le 29 Mai 2024

Guerre cognitive : la place des entreprises

On en parle de plus en plus depuis l’invasion russe en Ukraine, et la réaction de solidarité et de sécurité collective de notre pays face à cette agression : nous devons faire face à une véritable « guerre cognitive ». Une guerre qui vise, au-delà des armées, la « société civile » sans laquelle, dans nos sociétés démocratiques, rien de sérieux et durable ne peut être mené.

C’est un sujet important, en soi. Et on trouvera ici quelques pistes pour les lecteurs intéressés par les affaires stratégiques.

Mais les leçons qu’on peut (et doit ?) en tirer ont aussi leur prolongement dans nos entreprises, dans nos pratiques et responsabilités au quotidien. Car celles-ci peuvent susciter, dans des contextes a priori plus apaisés, une véritable « guerre involontaire ». Et parce qu’aussi, elles appartiennent au continuum de nos « forces vives » et à ce titre, contribuer à la résilience de notre société (et de la leur).

 

Commençons, pour circonscrire la réflexion du moment, par un point de vocabulaire.

Certains auteurs spécialisés utilisent, pour traduire en français[1] la « cognitive warfare », le terme de « guerre cognitique ».

Cette traduction a le grand mérite d’exprimer, dans ses sonorités, le double volet technologique et humain de ces actions : « La ‘guerre cognitique’, ou cognitive warfare, est donc une guerre non conventionnelle qui s’appuie notamment sur les outils cyber et dont le but est d’altérer les processus cognitifs d’ennemis, d’exploiter des biais ou des automatismes mentaux, de provoquer des distorsions des représentations, des altérations de décision ou des inhibitions de l’action, et entraîner des conséquences funestes, tant du point de vue des individus que du collectif »[2].

Mais puisque je considérerai essentiellement, dans cette contribution, les aspects organisationnels et humains, j’utiliserai celui de « guerre cognitive » : « Relevant d’une approche pluridisciplinaire combinant sciences sociales et nouvelles technologies, la guerre cognitive vise à altérer directement les mécanismes de compréhension du monde réel et de prise de décision pour déstabiliser ou paralyser un adversaire : en d’autres termes, elle vise à agir sur le cerveau de l’adversaire puisque c’est là que s’y gagnent les guerres, y compris « avant la guerre », en écho à la vision stratégique du chef d’état-major des armées françaises »[3].

 

Un domaine d’opérations centré sur l’humain

Dans le champ stratégique, cette guerre cognitive est menée par des puissances hostiles, étatiques ou non. On parle aujourd’hui de la Russie de Vladimir Poutine mais ce n’est pas le seul État à mener des actions offensives vers nos sociétés ouvertes (les actions de l’État chinois sont désormais explicitement décrites dans les études se référant à ce domaine, et il en existe d’autres[4]).

Alors bien sûr, la « guerre psychologique » n’est pas une nouveauté. Mais elle est amplifiée aujourd’hui par la place prise par « l’information » dans nos sociétés modernes, qui facilite pour les agresseurs l’accès jusqu’au « destinataire final ».

Et parce que la démultiplication des actions hostiles est plus aisée avec les moyens techniques contemporains – sans que ceux-ci ne doivent faire oublier les traditionnels moyens « humains ».

Le schéma suivant, reproduit dans plusieurs articles cités et notamment celui de D. Pappalardo (cité en référence), explicite clairement la complémentarité de ces actions :

 

 
Guerre cognitive : la place des entreprises

La « guerre cognitive » a donc des effets dans le domaine technique, mais aussi dans les domaines très humains : « La guerre cognitive donne aux adversaires la capacité de façonner la cognition humaine, la perception, la création de sens, la connaissance de la situation et la prise de décision à tous les niveaux. (…) (elle) vise également à perturber les relations, cible les vulnérabilités humaines, telles que la confiance et le biais cognitif, tant au niveau individuel que national. »[5]

 

Perception, création de sens, prise de décision, relations humaines, confiance… ce sont ici des termes bien familiers au monde managérial.

Et c’est la raison pour laquelle les pistes explorées par le monde guerrier peuvent utilement inspirer celui des entreprises – et réciproquement.

 

Notons enfin que les nouveaux développements technologiques conduisent d’ailleurs les spécialistes à considérer que cette « CogWar » est plus qu’une extension de la « guerre psychologique » (les « PsyOps ») puisqu’elle associe à ces « PsyOps », des « InfoOps », des « CyberOps », en y ajoutant les outils d’intelligence artificielle et de « machine learning »[6].

Des domaines, là encore, dans lesquels les entreprises s’engouffrent.

 

La « maison » sécuritaire

Pour faire face à ces menaces multiformes et parce que, contrairement à des affirmations hasardeuses, l’Alliance Atlantique était loin d’être en « mort cérébrale », un groupe de travail de l’OTAN a proposé un modèle (« The House Model »[7]) reposant notamment sur trois piliers :

  • Celui des neurosciences, avec des interventions au niveau individuel et collectif ;
  • Celui des sciences cognitives et comportementales, avec des interventions de type psychologique ;
  • Celui des sciences sociales (société et culture), avec des interventions relatives à la confiance et aux relations.

Ces trois piliers ont naturellement leurs applications dans l’entreprise.

Celui des neurosciences en est encore à ses balbutiements, et ceci malgré l’appétence que des affirmations scientifiques (ou pseudo-scientifiques) peuvent susciter tant chez des décideurs désireux de « décoder » le plus « scientifiquement » possible les comportements de leurs collaborateurs, que chez des prestataires de services plus ou moins sérieux. Car il s’agit, en l’occurrence, des connaissances physiologiques et biologiques relatives à la création de sens (« sense-making »), à la prise de décision et au fonctionnement du cerveau.

Les moyens techniques permettent d’observer, de plus en plus finement, les zones activées dans le cerveau par différents stimuli et la production de certaines hormones et autres molécules. Mais de l’observation à la compréhension, il convient de demeurer prudent. Car concomitance et causalité ne sont pas équivalentes.

 

Celui des sciences cognitives et comportementales est beaucoup plus exploré et connu puisqu’il relève des connaissances psychologiques relatives à la création de sens, là encore, aux interactions sociales, au comportement humain, aux émotions, à la persuasion, à la communication. Là encore, on observe – depuis plus longtemps que pour les neurosciences - ; et certains proposent des grilles d’analyse, prudentes ou plus affirmatives. On évoquera, par exemple, le fameux « nudge » popularisé par une agence gouvernementale à l’occasion de la crise Covid-19, mais dont les principes suscitent d’autres réalisations, dans nos vies quotidiennes.

 

Quant à celui des sciences sociales, des approches interdisciplinaires permettent de mieux comprendre les facteurs structurels et institutionnels dans le contexte social, culturel, économique et politique qui forgent, contraignent et/ou accroissent les comportements individuels et collectifs et peuvent conduire à des changements à grande échelle[8]. Là encore, on trouve largement, dans la littérature et dans de multiples cursus de formation, de quoi étancher sa soif d’explications plus ou moins satisfaisantes.

 

Enfin, en plus de ces trois piliers, le modèle propose des couches transverses, dont la dernière est celle des « situational awareness / sensemaking », déjà évoqués dans les trois piliers.

Ces termes font doublement écho dans le domaine entrepreneurial, puisque venant d’une approche à la fois déployée dans le monde de la sécurité industrielle, mais aussi dans celui des pratiques managériales collaboratives.

 

Les entreprises, absentes de la guerre cognitive ?

Notre pays semble hésiter, depuis quelques mois, à entrer ou non, partiellement au moins, en « économie de guerre »… Le débat est trop complexe pour l’aborder ici mais, pour le moment en tous cas, il apparaît que cette « économie de guerre » concerne avant tout les entreprises de la « BITD » (base industrielle et technologique de défense) : le monde de l’armement… A ceci près que, avec les technologies dites duales et dans les « guerres hybrides », la frontière est difficile à définir entre monde « militaire » et monde « civil ».

Pourtant, et parce qu’elles sont des employeurs et, dans les faits, des lieux de vie pour leurs salariés, les entreprises doivent être conscientes de leur rôle dans ces guerres cognitives, au moins à titre défensif :

  • sur des territoires sur lesquelles nos armées, dans le cadre de nos accords de défense, pourraient intervenir. Et sur lesquels il serait utile d’avoir un accueil au moins bienveillant et pourquoi pas synergique de la part des populations locales, à travers leurs salariés et leurs clients – on pense alors naturellement à toutes nos entreprises implantées sur ces territoires ;
  • et, pour le plus grand nombre, sur le territoire national, en assurant les revenus de leurs salariés, en réduisant les facteurs d’incertitude et d’inquiétude, et aussi de fragmentation sociale. Voire en contribuant à développer leur « résilience », y compris dans leur vie quotidienne.

 

Ce dernier point est crucial, car la confiance, comme on le sait, ne se décrète pas.

Et surtout, parce que la confiance n’est pas (seulement) l’affaire de l’État – qui par contre est en charge des affaires militaires.

« (La guerre cognitive) tente d’instiller le doute, d’introduire des messages contradictoires, de polariser l’opinion, de radicaliser certains groupes et d’inciter ces derniers à adopter des comportements susceptibles d’ébranler ou de diviser une société par ailleurs solidaire.» [9]

Alors bien sûr, l’appel à la cohésion sociale, voire à « l’unité nationale », est souvent utilisé par les décideurs politiques en cas de crise. Mais tel l’appel au loup et pour de multiples raisons, il est probable que celui-ci ait perdu de son efficacité.

C’est pourquoi les entreprises, bien plus que des subordonnés potentiels que l’on pourrait, le cas échéant, réquisitionner pour être en appui des forces armées et de sécurité, pourraient aussi être efficacement considérées comme des partenaires dans la guerre cognitive qui fait déjà rage.

Des partenaires conscients de leurs responsabilités, dans leurs politiques et leurs pratiques. Des partenaires considérés dans le cadre d’une « stratégie des alliés », et donc relevant d’autres modes relationnels que le seul mode directif. Un mode relationnel trop fréquemment utilisé dans la relation entre acteurs publics et privés, alors qu’on doit le réserver aux opposants, et surtout pas aux acteurs potentiellement synergiques, au risque de les perdre.

Guerre cognitive et climat social

« Le champ de bataille est partout »[10] : c’est un des principes non seulement de la guerre cognitive, mais aussi d’autres cultures stratégiques que les nôtres, en Occident.

Nous passons beaucoup de temps dans nos activités professionnelles, et les expériences que nous y vivons influencent nécessairement la vision et les pratiques que nous avons des interactions sociales, au sens large.

Des pratiques bureaucratiques, inopportunément directives ou éthiquement contestables, pourront par exemple conduire au désengagement, à la méfiance. Dans l’entreprise, mais peut-être plus largement, et en particulier si le ressentiment légitimement vécu est remis en perspective dans un narratif plus politique.

A l’inverse, des pratiques managériales et relationnelles respectueuses des engagements pris et la reconnaissance du travail réalisé, par exemple, pourront conduire les acteurs, et aussi en dehors de leur contexte de travail, à (re)trouver des habitudes fondées sur une plus grande confiance mutuelle. La confiance, facteur clé de la guerre cognitive…

Dans ce domaine des relations professionnelles, l’éloignement facilité par le « télétravail », qu’il soit souhaité par les salariés ou par certaines entreprises désireuses d’économies immobilières, ou par des encadrants peu férus de relations humaines, est un facteur de plus de fragilisation des relations sociales :

  • en réduisant l’activité professionnelle à sa dimension « productive », alors qu’elle gagne tant à être aussi interactionnelle, que ce soit pour des raisons de créativité ou de lutte contre les silos cognitifs ;
  • et en fragilisant psychologiquement et socialement des individus isolés, susceptibles de devenir des « cibles » économiques et/ou cognitives, loin de leurs « managers » - à condition cependant que ceux-ci soient sensibilisés à l’identification des « signaux faibles ».

Et on le voit dans les entreprises, le « management à distance » connaît ses limites, en dépit de multiples formations proposées après le choc de la mise à distance de la crise Covid-19. Parce qu’on tente, en vain, de prolonger des pratiques existantes, plutôt que de s’interroger sur le fond de la relation managériale, et de mettre en œuvre ces mêmes pratiques relationnelles.

 

Alors, en matière de maîtrise du climat social et, plus largement, de management des parties prenantes, on pourra par exemple recommander l’acquisition des approches et pratiques de la sociodynamique et de la « stratégie des alliés » qui en découle – et ceci d’autant qu’elle s’inspire du jeu de go plutôt que du jeu d’échec : un accent mis donc sur la relation plutôt que sur le résultat gagnant/perdant évoqué dans l’article cité ci-dessus[11].

Et aussi parce qu’on retrouvera dans les approches de la sociodynamique des pratiques organisationnelles qui font écho aux recommandations d’un « best-seller » de la pensée stratégique : les « teams of teams » recommandés par le Général Mc Christal[12], qui associent autonomie et cohérence, goût de l’initiative et sentiment d’appartenance et que la sociodynamique décrit comme des « organisations holomorphes ».

Une raison plus de s’y intéresser, n’est-ce pas ?

 

Guerre cognitive et désorientation

« A la différence des opérations psychologiques, la guerre cognitive met l’accent sur l’exploitation des vulnérabilités cognitives, et notamment la surcharge attentionnelle, le rétrécissement des perceptions (« le tunnel de la vision »), et les biais cognitifs et les erreurs de jugement qui influencent négativement la prise de décision (Figure 6-1) »[13].

Guerre cognitive : la place des entreprises

Ces effets délétères de désorientation sont bien connus des entreprises, et en particulier celles qui sont confrontées à des enjeux de sécurité : dans l’énergie, l’aérien, les mines, le transport maritime, la médecine… et qui ont décidé d’adopter les nouvelles approches de la sécurité – les « New Views on Safety »[14].

Car la désorientation, c’est la perte d’attention, la perte de sens… l’incapacité de porter l’attention nécessaire à un événement, ou au contraire, de manquer de vigilance face à une information qui, pourtant falsifiée, paraît crédible…

 

Et il est intéressant de retrouver dans les travaux de l’OTAN évoqués précédemment deux termes clés d’une de ces deux approches : celle des « High Reliability Organisations » (HRO). A savoir la « situational awareness », ou « conscience de situation »[15], et le « sense-making », la création de sens.

On regrettera cependant, dans ces études, l’absence de référence explicite à un des auteurs clés de ces nouvelles approches : Karl E. Weick[16].

Car la lecture de ses travaux permet d’identifier des réponses à une des difficultés mentionnées dans l’étude, à savoir les difficultés des organisations à obtenir une « conscience de situation » collective : « par exemple, en fournissant sciemment des informations contradictoires à des coéquipiers, ou à différents niveaux hiérarchiques, on peut conduire à la construction de représentations non cohérentes ou à des conflits de perception au sein d’une équipe. L’impact à long terme peut être une dégradation des confiances interpersonnelles, de la confiance en son propre jugement et de la cohésion de l’équipe. (…) Dès lors, l’enjeu de défense porte sur les méthodes et les outils permettant de renforcer la cohésion collective ainsi que sur la fiabilité et la sécurité des systèmes d’information »[17].

Un constat qui s’applique tant au quotidien des entreprises qu’aux enjeux de mobilisation collective, dans le contexte de la guerre cognitive.

Face à la désorientation, la « pleine conscience » ?

Karl Weick est en effet un des penseurs clés de la culture des organisations – une « culture » que l’on fait vivre dans des pratiques partagées, et qui permet le succès des organisations dans des contextes socio-techniques complexes – puisque les « HRO » sont nées de l’observation de systèmes comme des porte-avions, des plateformes pétrolières, de la navigation aérienne, des hôpitaux ou des pompiers confrontés à des feux de forêts de grande ampleur…

Alors Weick (et les HRO) ont contre eux « l’inconvénient » d’être plutôt des psychologues que des ingénieurs. Ce qui, pour des sujets « sérieux », peut être un handicap…

Et plus encore, car Weick dépasse la notion de « situational awareness » (SA) en proposant celle de « mindfulness » - un terme parfois mal perçu.

Là où la SA recommande une attention limitée au périmètre de son domaine – ce qui conduit à une attention en silos, et donc à des difficultés d’interfaces -, la « mindfulness » recommande une attention plus large, y compris aux domaines des autres – ce qui induit une nécessaire coopération.

Et là où la SA prête attention aux détails de la tâche en cours – une attention qui peut être perturbée par des distractions -, la « mindfulness » prête attention à l’émergence de l’imprévu – y compris lorsqu’il émerge des domaines d’un autre… Ainsi le passage régulier de tous les personnels sur le pont d’un porte-avions pour s’assurer qu’aucun objet inopportun ne s’y trouve, sans chercher un « coupable » qui aurait pu l’y laisser…

La « mindfulness » est donc, par nature, collective : « Nous préférons le concept d’expertise à celui d’expert car nous voulons préserver l’argument crucial selon lequel l’expertise est relationnelle »[18]

Mais ce terme suscite immédiatement une prise de recul pour beaucoup de décideurs « sérieux », qu’ils soient militaires ou civils. Car la « mindfulness », c’est la « pleine conscience »… et le terme fait immédiatement le lien avec des démarches que l’on peut qualifier de « développement personnel », peu bienvenues dans les sujets de résilience organisationnelles, et plus encore de défense collective.

Pourtant, la « mindfulness » est bien plus dédiée à la résilience des organisations qu’au seul bien-être personnel : “Les questions clés, pour les individus comme pour les systèmes sont : ‘Suis-je capable de me concentrer pour éviter les distractions, afin d’être attentif et calme’ et ‘Est-ce que je reviens rapidement à mon activité lorsque mon esprit vagabonde’ ? » [19]

C’est sans doute la raison pour laquelle, tout en assumant les liens faits par certains avec des traditions philosophiques et pratiques comme le bouddhisme et la méditation, les spécialistes des « techniques d’optimisation du potentiel humain », bien connus des personnels soumis à hauts niveaux de contraintes comme les pilotes d’avions de combat ou les soldats des forces spéciales, font appel à ce concept, malgré des réserves de principe possibles[20].

 

Face à la désorientation, la création de sens

Et cet oubli est d’autant plus dommage que Karl Weick est aussi à l’origine de travaux importants sur la « création de sens ».

Un « sense making » crucial pour les sujets de la guerre cognitive : « Pour atteindre ce niveau de compréhension d'événements évoluant de façon non linéaire, (…), il est nécessaire d'avoir une capacité de création de sens. La création de sens est une information et une condition préalable à la prise de décision. Contrairement à la SA, (…) la création de sens exige un effort et une motivation continus pour comprendre les liens entre les personnes, les lieux et les événements (le système des systèmes) afin d'anticiper leurs trajectoires et d'agir efficacement »[21].

Et pour Weick, la « création de sens » est, là encore, éminemment collective et organisationnelle : « Certaines organisations peuvent produire de l’ignorance, une vision en tunnel et de la normalisation, quand d’autres peuvent produire des idées nouvelles, des synthèses originales et des diagnostics inattendus »[22].

 

Les travaux de Weick, et les pratiques associées, peuvent donc être utiles à la guerre cognitive qui préoccupe les organisations de sécurité comme l’OTAN mais aussi, plus localement, à celles qui s’occupent des secteurs particulièrement sensibles évoqués (nucléaire, incendies, santé…).

Ils peuvent aussi, et on le devine à travers quelques mots-clés familiers au conseil en organisation et en facteurs humains, à des entreprises de secteurs moins critiques, mais pour lesquels l’efficacité collective est essentielle.

Car dans les entreprises, la « perte de sens » ne vient pas seulement de l’extérieur (sauf en cas de tentative d’escroquerie ou d’action malveillante). Elle peut provenir, plus prosaïquement, de l’interne. Et ceci pour des raisons le plus souvent involontaires.

Dysfonctionnements organisationnels, querelles d’egos, injonctions contradictoires… les sources organisationnelles et humaines de la « perte de sens » peuvent être multiples.  Mais les effets semblables à une guerre cognitive – menée cette fois involontairement car émergeant des pratiques managériales.

Et c’est pourquoi ces questions de « désorientation » - et les réponses qui peuvent leur être apportées – sont là aussi des champs communs entre les mondes militaire et civil. Et donc de synergies.

 

Guerre cognitive et automatisation

Enfin, la guerre cognitive comporte un important aspect technique.

« La cognition n’est plus qu’une affaire de cerveau ; elle est, tout au moins depuis cette dernière décennie, en relation avec la technologie numérique et la connaissance partagée. Cette double relation est donc bilatérale et duale. Elle est bilatérale puisque le numérique est une production de la cognition et celle-là nécessite aujourd’hui l’aide numérique. Elle est duale car ces relations concernent à la fois l’individu et les collectivités »[23]

 

Les « New Views » déjà évoquées s’appuient globalement sur deux grandes approches : l’un plus humain, plus psychologique, l’autre plus technologique, ingénierial.[24]

Et on retrouve dans les travaux de l’OTAN les mêmes convergences avec le monde de ces « New views on safety », et ceci cette fois avec le volet des ingénieurs, du couplage homme-machine et de la « Resilience Engineering »[25].

Une convergence déjà ancienne d’ailleurs puisque, par exemple, un des auteurs séminaux de ces approches, Jens Rasmussen, avait été à l’origine d’un séminaire de l’OTAN, en août 1980[26].

Et ce qui préoccupait déjà les chercheurs et praticiens avec l’automatisation croissante des systèmes, et la nécessaire synergie avec les systèmes cognitifs humains, se trouve évidemment actualisé avec une guerre cognitive qui s’appuie plus que jamais sur les interactions entre hommes et systèmes techniques…

 

Notons en effet le terme employé : « Human-Machine Teaming ». Car en matière de résilience, il ne s’agit pas du remplacement de l’homme par les machines, mais du couplage homme-machine.

Un point de vigilance qui pourrait sans doute échapper à des organisations soucieuses d’accélérer leur « transformation numérique » en accordant attention, temps et budgets aux seuls volets technologiques (je suis frappé par le nombre de postes ouverts, dans les entreprises et les cabinets-conseil, pour des chefs de projets « Transformation » dont les compétences attendues sont avant tout techniques), et avec l’idée que « l’humain suivra » (au mieux, on le « formera »)…

Car nos entreprises demeurent avant tout des organisations humaines – même si certaines entreprises semblent considérer certains humains comme de nouveaux esclaves pour les systèmes numériques[27].

 « Grand remplacement » ou confiance mutuelle ?

Et ceci d’autant que l’actualité est à l’Intelligence Artificielle, avec à la fois l’accélération technologique mais aussi l’effet de mode, à l’instar de celui que nous avions connu il y a dix ans avec la « transformation numérique » (et même « digitale », ça faisait plus « chic »). Ou de la mise en place des « ERP » il y a 20 ans, des systèmes « magiques » d’intégration de toutes les données de l’entreprise. Une mise en place à coups de multiples itérations de développement, et des « formations » pour tenter de s’approprier l’outil…

Un effet de mode qui pousse à adopter de nouveaux outils, pour rechercher une meilleure efficacité, libérer les équipes de tâches à faible valeur ajoutée, certes. Mais aussi, trop souvent, pour donner des signes de « modernité » ou tout simplement faire « comme les autres », sans prendre nécessairement le temps de penser aux conséquences de ce « grand remplacement ».

Et là encore, les chercheurs de l’OTAN appellent notre attention.

« Les chefs militaires doivent être attentifs aux conséquences éthiques de l’utilisation extensive d’IA/ML dans les plateformes de médias sociaux, de la reconnaissance faciale par IA des systèmes de surveillance, des systèmes de SA basés sur l’IA, des systèmes d’armes autonomes, des systèmes inhabités autonomes, de la robotique basée sur l’IA, etc… qui présentent des défis significatifs pour les défenses dans la CogWar. Ces technologies impactent les civils, les militaires et la société elle-même (…). L’enseignement, l’entraînement et l’expérience seront à l’avenir des éléments clés pour l’OTAN dans sa stratégie de défense dans la CogWar »[28]

 

La première question est donc d’ordre éthique, philosophique. Car la mise en place de ces outils a des conséquences sur le fonctionnement des entreprises, sur la place des femmes et des hommes qui y travaillent, sur la nature des relations humaines en général.

Et la poursuite du profit à court terme, légitime pour la survie des entreprises – ou pire encore, la seule recherche d’être « dans l’air du temps » - ne doit pas faire oublier les conséquences à long terme. Pour l’entreprise elle-même, mais aussi pour la société et les éco-systèmes dans lesquels elle évolue, et dont elle se nourrit.

 

Une autre question est celle, inévitable, de la mise en place de ces nouveaux outils – et des pratiques qui y sont associées.

Car on peut considérer qu’il s’agit d’un « grand remplacement ». Mais aussi que ces évolutions nécessitent de se poser, avec plus d’acuité encore, la question de la collaboration entre les hommes et les « machines intelligentes ». La collaboration, un principe d’action qui repose sur la confiance.

« Des voies de progrès résident d’une part dans la capacité de ces machines à mieux expliquer, à établir une confiance étayée, à communiquer plus aisément, voire à comprendre les intentions dissimulées et les émotions des acteurs humains, et d’autre part dans une nouvelle culture d’acceptation des machines par les humains »[29].

Une question qui peut faire froid dans le dos, mais qui en tous cas doit être posée aux décideurs, qu’ils soient civils ou militaires, afin qu’ils s’en emparent vraiment, plutôt que de la laisser seulement, aux spécialistes des technologies qui ont déjà tant à faire…

 

Les entreprises, champ d’action et d’entraînement

La guerre se prépare. En matière de guerre cognitive comme d’autres, plus mécaniques ou charnelles, l’entraînement est nécessaire.

Encore une fois : nous passons beaucoup de temps dans nos activités professionnelles. Et c’est pourquoi nous recommandons de considérer cet espace à la fois comme un champ d’action, avec des bénéfices directement attendus pour l’activité économique, mais aussi comme un champ d’entrainement pour des citoyens confrontés à une guerre cognitive qui pourra déterminer l’avenir de nos sociétés démocratiques – et de leur efficacité professionnelle, s’il faut absolument le rappeler.

Car chacun possède une « personnalité cognitive » : « La personnalité cognitive est la façon spontanée qu’un individu à de connaître le monde »[30].

Et à l’instar de tous nos traits particuliers, celle-ci évolue. Pour le meilleur et sans doute aussi pour le pire. Un « pire » qu’on pourrait voir dans ce « monde éditorialisé » que décrit Gérald Bronner dans son excellent « Apocalypse cognitive »[31]… dont le titre est précisément un exemple (quel talent !) des caractéristiques de ce qui appelle le plus facilement notre attention : le catastrophisme, l’incomplétude cognitive, l’indignation…

Mais un « pire » qu’il est possible de réduire, et un « meilleur » que l’on peut développer – et la lecture du livre de Gérald Bronner y contribue grandement, comme d’autres de ses ouvrages.

Car doit-on attendre quelque chose des médias, ou des réseaux sociaux ?

Comme le démontre l’auteur, les fonctionnements délétères qui sont tant décrits et décriés ne sont pas dus à un complot, à une intention délibérée de « fabriquer du crétin » (un autre ouvrage de référence). Mais sont bien plutôt une réponse à nos propres appétences cognitives…

 

Alors, chaque entrepreneur, qu’il soit public ou privé, et dès lors que son modèle de rentabilité ne repose pas exclusivement sur une économie de l’attention (ce qui ne l’empêche pas, en théorie au moins, d’être le plus vertueux possible), peut, dans ses pratiques professionnelles et quotidiennes, contribuer à développer le meilleur et réduire le pire. Le sien et ceux sur lesquels il a une influence, une responsabilité, une fonction pédagogique.

 

 

Reprendre la main sur nos décisions, et sur l’action

La guerre cognitive nous détourne de l’essentiel : la prise de décision qui précède l’action.

Dans sa dimension guerrière, c’est un des objectifs de la force hostile, comme le décrit le schéma ci-dessous[32] :

Guerre cognitive : la place des entreprises

Mais dans les entreprises, cette confusion est surtout suscitée, sauf exception, par des mécanismes autres. Il n’y a pas de « complot ». Seulement les effets induits de mécanismes de mode, d’attention, de perte de sens, de dynamiques organisationnelles…

Des effets que l’on retrouve parfaitement décrits dans le schéma ci-dessus.

  • L’attention portée aux nouveaux outils, qui captent l’attention et les budgets : c’est « faire consacrer de l’énergie cognitive aux outils plutôt qu’à ce pour quoi sont faits les outils ».
  • Celle que l’on a consacrée à l’intention de « tout savoir » grâce aux données (même si l’impossibilité constatée à traiter les données des « data lakes » semble désormais avoir conduit beaucoup d’entreprises à revenir à plus de bon sens) : c’est « faire consacrer de l’énergie cognitive aux formats plutôt qu’à ce que contient l’information ».
  • Quant aux fonctionnements bureaucratiques qui privilégient la « connaissance » à l’action, en raison notamment d’une toujours plus grande aversion au risque, mais aussi d’une évolution naturelle de ces organisations du « savoir », on les retrouve dans « faire consacrer de l’énergie cognitive au risque de la décision plutôt qu’à la décision ».

 

C’est pourquoi les transformations organisationnelles ne doivent pas être guidées par des modes ou des modèles transposés sans précautions.

Et l’économie de l’attention a aussi ses transpositions dans le monde des entreprises, alors que les agendas partagés – l’outil – et le déroulement de paradigmes centralisateurs et bureaucratiques – le fond – conduisent à saturer, avec les agendas, l’attention des décideurs.

Le préalable à l’action est la décision. Une décision qui se prend avec des temps de recul, de maturation – indispensables à toute créativité, y compris stratégique.

C’est pourquoi, en la matière, nous recommandons le recours à un travail de priorisation et d’allocation de la ressource « temps ». Une ressource que des pratiques comme la  « chronostructure », par exemple, permettent de mieux gérer.

Vers une intuition collective ?

Pour faire face à la surcharge cognitive redoutée tant par les décideurs militaires que civils, Karl Weick met en avant un des cinq principes des organisations hautement résilientes : le « recours à l’expertise ». Ce que les armées décrivent par « la fonction prime sur le grade », à savoir le recours à la hiérarchie des compétences plutôt qu’à celle de l’organisation… Et qui est pour Weick, rappelons-le, une expertise collective.

C’est ce qu’on appelle plus communément dans les pratiques managériales, la délégation. Mais pas une délégation « hiérarchique », qui risque de n’être que la déclinaison d’une volonté de contrôle. Une délégation aux compétences.

Ce qui veut dire, par exemple, de ne pas craindre de s’entourer d’équipiers aux compétences plus développées que les nôtres. Plus développées localement, mais souvent moins larges. En attendant qu’ils grandissent, ce qui est aussi un enjeu managérial.

 

Face à cette « surcharge cognitive », Weick propose aussi la « création de sens » : ce qui permet de donner du sens, ou non à un événement. Et pour lui, cette capacité à donner du sens est lié à l’expérience, à l’expertise, et à ce qu’on peut appeler « l’intuition » (dès lors que l’on considère que celle-ci repose sur les deux premiers termes)[33].

Cette « intuition » est proche de ce que Daniel Kahneman - aussi cité dans les travaux de l’OTAN - appelle le « système 1 » : « Il faut trouver des méthodes qui développent et aident les gens à apprendre à être vigilants, intuitivement. (….) Ceci les aidera à réguler leurs propres comportements, afin qu’ils deviennent des comportements intuitifs acquis, de système 1. (…) Cette façon de faire de l’intuition une ressource positive plutôt qu’un biais nécessite que les individus comprennent les mécanismes de la guerre cognitive, afin qu’ils aient une plus grande chance d’y intervenir »[34].

 

Faire du « système 1 » une force, alors qu’il est souvent décrit comme le « maillon faible » de notre vigilance, puisque sensible aux biais, aux préjugés, aux habitudes ?… Alors que le « système 2 » est valorisé en la matière, avec l’habituel recours à la raison, à la réflexion. Voilà qui peut donc surprendre.

Mais c’est un point de vue pragmatique – là où beaucoup s’appuient sur un monde « idéal ».

Puisque le « système 1 » est celui de l’immédiateté, dans lequel nous baignons, et aussi celui des réactions de survie, autant le « durcir » en l’entraînant plutôt que de seulement en appeler à la prévalence du « système 2 ».

Mais là encore, les recommandations de Weick permettent de s’assurer que le « système 2 » est en veille active et fonctionne à ce titre en régulation. Avec le recours à l’expertise collective et au partage de sens qui permet de s’interroger, régulièrement, sur ce que nous faisons.

Ce qui nécessite de se garder le temps nécessaire. Pour soi-même. Et avec les autres.

 

L’enfer, c’est les autres ? ou mieux travailler ensemble ?

On le voit, la guerre cognitive est donc l’affaire de tous. Et donc l’affaire des entreprises aussi, et pas seulement dans un rôle de supplétifs dans le cadre d’une « économie de guerre ».

La guerre cognitive nécessite des moyens techniques, certes, mais aussi des pratiques collectives qui améliorent la résilience globale – celle du réseau des citoyens que nous sommes tous, et dans le cadre de toutes nos activités.

Au cœur de cette efficacité cognitive, il y a le collectif.

Cette affirmation peut paraître surprenante car, dans le domaine de l’attention comme dans d’autres, on peut (légitimement ou non) considérer que « l’enfer c’est les autres ».

Alors bien sûr, une partie de nos activités doit légitimement faire appel à un travail individuel – et en particulier parce que, in fine, face à la décision, « le chef est seul ». C’est indispensable, et ce travail est d’ailleurs souvent fait « en tâche de fond », pendant un exercice physique qui irrigue le cerveau, ou pendant le sommeil qui traite et organise les informations disponibles.

Mais si l’aboutissement de la décision est solitaire, le processus qui y conduit doit être naturellement collectif. Et aussi parce que la mise en œuvre efficace de cette décision ne pourra être que collective.

C’est pourquoi, dans ce domaine comme dans d’autres, il est indispensable de « mieux travailler ensemble ».

Et nous pouvons vous y aider !


[1] Qui demeure, rappelons-le, l’autre langue officielle de l’Alliance Atlantique

[2] « Le cognitive warfare et l’avènement du concept de ‘guerre cognitique’. Bernard Claverie, François Du Cluzel, in « Cognitive Warfare : la guerre cognitique ». B. Claverie, B. Prébot, F ; Du Cluzel. NATO-CSO-STO, octobre 2021, disponible sur : https://innovationhub-act.org/wp-content/uploads/2023/12/NATO-CSO-CW-2021-10-26.pdf

[3] « La guerre cognitive : agir sur le cerveau de l’adversaire », David Pappalardo, Le Rubicon, 9 décembre 2021. Disponible sur : https://lerubicon.org/la-guerre-cognitive/

[4] On trouve de nombreux articles consacrés au sujet. Des podcasts aussi, comme cet épisode de « Le Collimateur » animé par Alexandre Jubelin : « Trouver une réponse face aux manipulations de l'information. Vie et destin de Viginum », du 16 avril 2024, avec Marc-Antoine Brillant, disponible sur toutes les plate-forme.

[5] « Synthèse », in Mitigating and Responding to Cognitive Warfare (Atténuer et répondre à la guerre cognitive)

[6] “Towards a framework of science and technological competencies for future NATO operations”, Janet M. Blatny, Yvonne R. Masakowski, in Mitigating and Responding to Cognitive Warfare (Atténuer et répondre à la guerre cognitive) – STO Technical Report, OTAN, Mars 2023, accessible sur : www.sto.nato.int

[7] “Towards a science and technological framework - The House Model”, Benjamin J. Knox, in Mitigating and Responding to Cognitive Warfare (Atténuer et répondre à la guerre cognitive)

[8] Ces descriptions sont issues de l’article cité précédemment.

[9] « Sensibilisation et résilience, les meilleures armes contre la guerre cognitive », John Hopkins University & Imperial College. Nato Review, 20 mai 2021. Accessible sur https://www.nato.int/docu/review/fr/articles/2021/05/20/sensibilisation-et-resilience-les-meilleures-armes-contre-la-guerre-cognitive/index.html

[10] “La guerre cognitive : pourquoi l’Occident pourrait perdre face à la Chine », Kimberly Orinx, Tanguy Struye de Swielande, in « Cognitive Warfare : la guerre cognitique ». B. Claverie, B. Prébot, F ; Du Cluzel. NATO-CSO-STO, octobre 2021

[11] Pour en savoir plus sur la « sociodynamique », on pourra se référer utilement aux travaux et activités de l’Institut de la Sociodynamique (https://www.institutdelasociodynamique.com). Et/ou me contacter pour des sessions de formation managériale ou l’accompagnement de vos projets humainement sensibles.

[12] « Team of teams. New rules of engagement for a complex world”, General Stanley Mc Chrystal, Portfolio Penguin, 2015

[13] Traduction par nos soins, in “Developing cognitive neuroscience technologies for defence against cognitive warfare”, Claude C. Grigsby, Richard A. McKinley, Nathaniel R. Bridges, Jennifer Carpena-Nunez, in “Mitigating and Responding to Cognitive Warfare(Atténuer et répondre à la guerre cognitive)”

[14] On pourra notamment se référer à : « The ‘new view’ of human error. Origins, ambiguities, successes and critiques », Jean-Christophe Le Coze, 2022, in Safety Science, 54. 105853.

[15] « Le partage de conscience de situation est un lien de fragilité cognitive », Baptiste Prébot, in « Cognitive Warfare : la guerre cognitique », op.cit.

[16] « Managing the unexpected. Resilient performance in an age of uncertainty” – 2nd Edition. Karl E. Weick, Kathleen M. Sutcliffe, Josey-Bass, 2007

[17] Baptiste Prébot, op. cit.

[18] Traduction par nos soins in « Managing the unexpected. Resilient performance in an age of uncertainty” – 2nd Edition. Karl E. Weick, Kathleen M. Sutcliffe, Josey-Bass, 2007

[19] idem

[20] On pourra par exemple écouter le nouveau podcast « Optimizing Human Performance”, coproduit par « The Wavell Room » - un site britannique de référence en matière d’affaires militaires, qui fait explicitement référence à ces concepts.

[21] Traduction par nos soins, in “Situational awareness, sensemaking and future NATO multinational operations”, Benjamin J. Knox, Yvonne R. Masakowski, in Mitigating and Responding to Cognitive Warfare (Atténuer et répondre à la guerre cognitive), 2023, op.cit.

[22] Traduit par nos soins in « Managing the unexpected : complexity as distributed sensemaking”, Karl E. Weick, in “Making sense of the organization. The impermanent organization. Volume 2.” John Wiley, 2009. Weick y parle de “networks” - réseaux – mais nous l’avons traduit par « organisations » par raccourci d’une démonstration précédente dans l’ouvrage.

[23] “Qu’est-ce que la cognition et comment en faire l’un des moyens de la guerre », Bernard Claverie, in « Cognitive Warfare : la guerre cognitique », op.cit.

[24] Voir par exemple « Vive la diversité! High Reliability Organisation (HRO) AND Resilience Engineering (RE)”, Jean-Christophe Le Coze, in Safety Science, Volume 117, August 2019 – Accessible par doi:10.1016/j.ssci.2016.04.006

[25] Et notamment dans “Human-Machine teaming towards a holistic understanding of cognitive warfare”, Franck Flemisch, in Mitigating and Responding to Cognitive Warfare (Atténuer et répondre à la guerre cognitive), 2023, op.cit.

[26] “Human detection and diagnostic of system failures”, edited by Jens Rasmussen and William B. Rouse, Nato Conference Series – Human Factors, Plenum Press 1981

[27] Par exemple, l’article « Aux Philippines, avec les petites mains de l’IA », Les Echos Week-End, 24 mai 2024

[28] Traduit par nos soins dans “Defense against 21st century cognitive warfare : considerations and implications of emerging advanced technologies”, Yvonne R. Masakowski, Eskil Grendahl Sivertsen, in Mitigating and Responding to Cognitive Warfare(Atténuer et répondre à la guerre cognitive), 2023, op.cit.

[29] « Confiance entre les humains et les machines intelligentes, et biais cognitifs induits », Général Gilles Desclaux, in « Cognitive warfare – la guerre cognitique », op.cit.

[30] “Defense against 21st century cognitive warfare : considerations and implications of emerging advanced technologies”, op.cit.

[31] « Apocalypse cognitive », Gérald Bronner. PUF, 2021

[32] Bernard Claverie, op cit.

[33] « Information overload revisited », Kathleen M. Sutcliffe, Karl E. Weick, et “Organizing and the process of sensemaking”, Karl E. Weick, Kathleen M. Sutcliffe, David Obstfeld, in “Making sense of the organization. The impermanent organization”, op.cit.

[34] « Cognitive and behavioral science (psychological interventions)”, Benjamin J. Knox, in “Mitigating and Responding to Cognitive Warfare (Atténuer et répondre à la guerre cognitive)”, op.cit.

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Publié le 6 Mars 2024

Les matrices, des organisations inaptes au combat ?

La Cour des Comptes a rendu public en novembre 2023 un rapport (plus précisément, des « Observations définitives ») dédié au Service du Commissariat des Armées[1]. Au cœur de ce document, l’organisation de ce service – et plus précisément son « organisation matricielle ». Un modèle d’organisation que partagent beaucoup de grandes organisations du monde civil. Est-il fondamentalement inadapté aux forces armées et, plus largement, aux contextes à hauts enjeux ? Ou est-ce seulement, et comme bien souvent, une question cruciale de « mise en œuvre » ?

 

Les organisations « matricielles » sont arrivées formellement au Ministère alors « de la Défense » en 2008, avec le « Livre Blanc » et les réformes qui en ont découlé. Bien sûr, la « fonctionnalisation » existait déjà, mais c’est à partir de ce moment-là que le terme a commencé à être employé et à vraiment « émouvoir » les forces armées.

On notera par exemple la critique précise et, comme toujours étayée, de Michel Goya, qui s’appuyait sur l’expérience de la guerre entre Israël et le Hezbollah : « L’affrontement de 2006 venait de démontrer que cette organisation n’était pas faite pour la guerre »[2]. Car pour lui, le système matriciel, « désastreux pour faire la guerre », fonctionne nécessairement de façon conflictuelle, puisque chacune des parties prenantes a des objectifs différents. Et au combat, on n’a bien sûr ni le temps ni les ressources pour mener en même temps une lutte interne… Et ceci d’autant que la réponse est inévitablement la « re-bureaucratisation », avec toute la charge négative que cela suscite, en tous cas pour des esprits libres et des organisations agiles.

Cette objection est la plus « rationnelle » de toutes. Mais il en existe d’autres.

Et Michel Goya en exposait aussi certains termes : « L’organisation matricielle ne fonctionne correctement que s’il y a convergence des chaines par une forte culture commune, une adhésion à un projet mobilisateur et une circulation libre de l’information ». Et, pour des raisons plus profondes (il évoque la « Logique de l’honneur » de Philippe d’Iribarne), la France ne serait pas adaptée aux organisations matricielles… Et on entend en effet ces arguments dans beaucoup d’organisations « civiles » confrontées avec ce mode d’organisation.

Culture commune, adhésion à un projet mobilisateur, circulation de l’information, bureaucratisation : les principaux ingrédients étaient donc déjà énoncés dans cet article.

Alors, le monde militaire a-t-il changé depuis lors, ou présente-t-il toujours les mêmes incompatibilités avec l’organisation matricielle ?

Faisons un petit détour par cette période particulière, et à mon avis structurante.

 

La matrice, une pilule amère

Il est en effet important d’avoir en tête que la mise en place des organisations matricielles au ministère des Armées a été concomitante à l’institutionnalisation de la réduction du format des forces (même si l’engagement avait été alors pris d’une « sanctuarisation » des moyens), et à  mouvement intense de dissolution d’unités, effectué sans la moindre protestation au sein des Armées – alors que les « plans sociaux » effectués dans les organisations civiles suscitaient alors mobilisations massives et attention accrue des décideurs publics et des médias.

Pourtant, avec la dissolution des unités, on ne touchait pas seulement aux effectifs et à l’accroissement considérable des mobilités individuelles[3] (la fameuse « manœuvre RH ») – des « changements » significatifs - mais aussi à des symboles forts :

  • L’histoire d’unités glorieuses, dont les traditions seraient parfois transmises, mais souvent « muséifiées » avec le dépôt du drapeau au service historique des armées ;
  • Et, par conséquent, la réduction drastique des postes de « chefs de corps »[4], qui enlevait à beaucoup d’officiers la perspective de cette responsabilité unique, point d’orgue attendu par beaucoup de leur engagement[5]. Sans négliger la dimension « affective » de cette fonction, tant il peut être perçu comme un « chef de famille », et dans un monde dans lequel on revendique fortement à tous niveaux la cohésion sociale, la proximité et l’empathie. Et donc les bouleversements pour tous que signifiait la disparition, ou en tous cas la dilution, de cette référence structurante.

Néanmoins, pas de protestations. Mais sans doute déjà des blessures profondes.

 

Cette période fut donc aussi celle l’accroissement de l’interarmisation accrue, et celle de l’arrivée des fameuses « bases de défense », symboles structurants de ces « matrices » : « les structures de commandement opérationnel et de soutien ont été rationalisées, soit à un niveau ministériel pour le soutien général, soit à un niveau interarmées pour les fonctions opérationnelles pures et les soutiens spécialisés. L’organisation ancienne a donc laissé la place à une organisation fusionnée avec des structures désormais interarmées, resserrées et donc moins nombreuses »[6].

Avec autant de changements humains, organisationnels, symboliques.

Et en particulier parce que la mise en place des structures de soutien et la création des bases de défense rendaient plus délicat l’exercice du commandement, dans ce contexte si particulier de la dissolution des unités, et donc de l’accompagnement de personnels qui, demain, ne seraient plus sous les ordres d’un « chef de corps » lui aussi en disparition, et qui, parfois, ne l’étaient plus déjà « totalement ».

 

Souvenons-nous :

  • « La notion d’intégralité des prérogatives du commandement laisse la place à des répartitions de responsabilités complexes »[7]
  • « Bouleversant le quotidien de tous les agents du ministère, l’irruption d’une organisation matricielle dans un univers hiérarchique, combinée à la réorganisation concomitante des chaînes « métiers » du ministère, a créé une impression de désorganisation généralisée »[8]
  • « Aux réorganisations structurelles connues, à savoir sept dissolutions et quatre transferts majeurs, viendra s’ajouter la réorganisation fonctionnelle de l’administration générale et des soutiens courants en bases de défense. Or, toucher aux processus bien ancrés dans les mœurs est plus anxiogène que modifier ou déplacer les structures »[9]
  • « En quittant mon poste à l’Otan, je ne pensais pas qu’il me faudrait encore être diplomate, en tant que commandant de base de défense ! »[10]

 

Les « bases de défense » auront donc été le symbole perçu, mais aussi assumé, de ces bouleversements:

  • « les bases de défense seront la pierre angulaire de la réforme des armées »[11]
  • « (les bases de défense sont le) chantier le plus emblématique de la transformation »[12].

La matrice apparaissait donc pour beaucoup comme une pilule bien amère à avaler…

 

Le Commissariat, doublement coupable ?

Alors pourquoi ce détour dans notre histoire récente ?

Tout d’abord parce que beaucoup de personnels qui connaissent les difficultés signalées par la Cour des Comptes ont vécu cette période – et parce que les organisations ont de la mémoire, en particulier pour les événements traumatiques.

Mais aussi parce que, au sein des Bases de Défense (BDD), le soutien des forces a été confié au Service du Commissariat des Armées (SCA), qui a fait l’objet du rapport au départ de cette note…

Car en 2014, les « groupements de soutien des bases de défense » (GSBDD) créés en même temps que le SCA, ont été rattachés à ce tout nouveau service[13].

D’un soutien mutualisé au sein des Bases de Défense (ce qui était déjà un changement), cette mission a donc été totalement transférée à ce « service support », pour reprendre un terme classique dans les organisations.

Nouveau choc donc, même si l’intention était bonne. Car il s’agissait alors de renforcer, dans les GSBDD, les structures de proximité, entre un échelon totalement centralisé (le SCA) et des fonctions internalisées, dans les unités (l’organisation antérieure). Tout comme le « coup d’après » serait de mettre en place, plus localement encore, les espaces « Atlas » (accès en tout temps, en tout lieu, au soutien), dans une logique de « guichet unique ».

Mais on sait que l’enfer est pavé de bonnes intentions… Et cette évolution fut vécue comme une nouvelle rupture.

 

Reprenons donc, comme nouveaux points de départ, quelques extraits du document de la Cour des Comptes qui témoigne, lui aussi, et plus de dix ans après, des dimensions « irrationnelles » des changements vécus – et donc toujours présents.

 

A propos de cette « architecture matricielle complexe et instable » : « La première source de complexité a tenu à la réforme elle-même et au modèle du soutien retenu, avec le passage d’une chaîne hiérarchisée de commandement à un dispositif de relations quasi contractuelles entre soutenants et soutenus, fondé sur une logique fonctionnelle. Rompant de la sorte avec les habitudes de fonctionnement des armées, ce changement a représenté, pour les soutenants comme pour les soutenus, une véritable révolution culturelle ».

« Révolution culturelle » sans doute car, plus que des relations « quasi-contractuelles », sont apparues de nouvelles pratiques véritablement « contractuelles », et donc fortement porteuses d’une charge symbolique pour un univers dédié au service public, avec la mise en place de « contrats de milieux » et de « contrats locaux de service ». Des « contrats »… avec tout ce que cela suggère pour un monde pétri de service public, d’engagement au service d’une cause supérieure…

Alors, au-delà des changements sur les organisations et les processus, cette « révolution » a donc eu des conséquences sur les « perceptions » - deux termes bien éloignés des approches d’analyse des organisations, souvent très « rationnelles » : « malgré les efforts entrepris pour y remédier, les armées ont eu tendance à percevoir comme une rupture génératrice d’un éloignement aussi préjudiciable qu’irréductible l’intégration des soutiens dans un dispositif spécifique se substituant à leur incorporation antérieure au sein même des forces ».

Et le rapport de rappeler que des ajustements ont alors eu lieu : « la crise de confiance qui a affecté la relation entre soutenants et soutenus dans la première période de la réforme des soutiens s’est traduite par un nouveau mouvement de transformations du service et de son activité, lancé en 2017 sous l’égide du plan « SCA 2022 ».

Mais apparemment, les résultats attendus ne sont pas encore là…

Car ainsi que l’exprime la Cour des Comptes dans ses constats, mais aussi ses recommandations :

  • « L’hypothèse d’engagement majeur met le SCA en tension sur ses capacités à répondre aux besoins des armées »
  • « Si la taille critique des GSBdD demeure une problématique réelle, c’est davantage la préoccupation de réponses qualitatives et de proximité aux besoins des soutenus qui a conduit à les rénover dans le cadre de SCA 2022 ».
  • « En outre, bien qu’enrichie de strates supplémentaires, la structuration organique encore très uniforme de la nouvelle architecture ne garantit pas son ajustement optimal aux réalités du terrain. »
  • « (Les espaces ATLAS) connaissent des risques de débordement, obligeant les GSBdD à des régulations locales en lien avec la réalité des moyens disponibles »
  • « (Le) service interarmées du soutien qui ne dispose pas de l’intégralité des leviers pour l’exercice de ses missions »

 

Le Commissariat est-il donc doublement coupable, pour avoir « pris le pouvoir » sans apporter le « service » attendu ?

 

Alors, puisqu’il s’agit d’une « révolution culturelle », actons que ces transformations-là prennent toujours beaucoup de temps… 20 ans, 30 ans, une génération bien souvent. Car même si les individus passent, la mémoire des organisations est souvent plus forte, et transmet aux nouveaux arrivants la perception d’événements qu’ils n’ont pourtant pas connus.

A titre d’exemple, le terme de « chef de corps » cité plus haut… Remplacé formellement dans les textes par « commandant de formation administrative »[14], il existe toujours dans les faits…

Mais le temps seul ne suffira sans doute pas à une mise en œuvre apaisée et réussie de cette organisation et des pratiques liées, au regard des difficultés évoquées par la Cour des Comptes – et décodées au regard d’une longue pratique des organisations matricielles…

 

Partons pour cela de quelques termes clés des difficultés recensées dans le document : engagement majeur, qualité et proximité, contrat, éloignement, confiance, strates supplémentaires, régulations locales, intégralité des leviers…

 

Le problème de l’« engagement majeur »

L’ « engagement majeur » ou la « haute intensité » qui sont (ré)apparus avec l’invasion russe en Ukraine et la perception d’une menace directe sur les intérêts et valeurs de notre pays ont été une opportunité, et en particulier pour les décideurs de l’armée de terre, de réactualiser la charge décrite dans l’article de Michel Goya sur les « matrices » :

  • « Dans un monde où les organisations sont dominées par une approche matricielle, les forces terrestres constituent une exception notable : marqué par un besoin de verticalité, leur système de commandement se caractérise par la cascade des effets majeurs des différents échelons, gage à la fois de cohérence et de subsidiarité, aussi bien dans la planification que dans la conduite de l’action. »[15]
  • « L’organisation des soutiens paraît à beaucoup d’observateurs comme inefficace dans la perspective d’un conflit de haute intensité. « Le chef d’état-major des armées (CEMA) a été clair sur les capacités qui garantissent [la] capacité opérationnelle. Il faut que les militaires aient confiance dans leur outil militaire. L’organisation actuelle, matricielle, est plus fondée sur l’efficience que sur la résilience », a pointé le sous-chef des opérations aéroterrestres. »[16].

 

Toujours et encore, « la confiance »… Une qualité et une modalité qui ne s’établit ni par la règle ni l’organisation, ou en tous cas pas seulement.

 

Et ces objections rejoignent certains des arguments avancés par Olivier Schmitt dans sa somme magistrale consacrée aux changements dans les organisations militaires[17].

Pour lui, et alors que ces transformations « matricielles » ont été transposées du monde « civil » (même s’il n’évoque pas spécifiquement ces changements-là), « les forces armées requièrent une approche spécifique afin de bien saisir leurs dynamiques de changement, pour trois raisons cumulatives » :

  • « elles sont dépositaires des moyens d’emploi de la force, sans en définir les conditions d’emploi (…) un emploi de la violence collective dans un but politique »
  • « le changement des forces armées n’est pas lié à un seul objectif fondamental, mais à une multiplicité d’injonctions parfois contradictoires »
  • « la rareté et l’importance de l’événement auquel elles se préparent : la guerre majeure »

 

Alors bien sûr, le premier argument est irréfutable. C’est bien une mission et des moyens qui rendent les forces armées incomparables aux autres organisations.

Néanmoins, les transformations « matricielles » qui touchent l’activité des forces armées ont été engagées dans le cadre plus large du ministère de la Défense (ou des Armées, pour en reprendre la dénomination actuelle). Ce qui permet de se rappeler que les militaires sont, pour la plupart, à la fois guerriers - exerçant donc cette mission très spécifique -, mais aussi fonctionnaires – et donc membres d’une organisation administrative, qui s’apparente pour beaucoup à d’autres organisations similaires.

Et c’est aussi l’occasion de se souvenir que la réforme engagée en 2008 portait un enjeu annoncé de « civilianisation » du Ministère, en particulier pour les fonctions « support » ; une dimension que certains observateurs avaient jugée très insuffisante, avec notamment la prise en charge de fonctions « civiles » par des militaires fraîchement sortis de leur statut « guerrier »… Là encore, une dimension symbolique porteuse de sens pour beaucoup, d’un point de vue ou de l’autre. Et potentiellement de fractures latentes, conscientes et inconscientes.

Alors, aurait-il été possible d’envisager une transformation du Ministère tout en préservant les spécificités de la partie « forces armées » ? Difficile sans doute d’en tracer les contours, alors que toutes les entités sont interdépendantes.

 

Le deuxième argument peut, quant à lui, faire sourire les dirigeants et praticiens de nombreuses organisations, et en particulier les grandes (mais pas seulement) : car si leur objectif était unique et unanimement partagé (générer du profit, par exemple, ou bien apporter un service permanent et de qualité…), leur quotidien serait grandement simplifié – et mon métier n’existerait pas…

 

Alors, l’origine « civile » des organisations matricielles a sans aucun doute été une des raisons de la méfiance qu’elles ont suscitées : « l’organisation matricielle issue de la LOLF et la mutualisation en voie d’aboutissement des soutiens ne doivent pas conduire à déresponsabiliser le commandement, dans un ministère qui a inventé la formule « un chef, une mission, des moyens », et dans lequel l’efficacité opérationnelle exige une confiance absolue dans le chef. »[18]

Mais elle ne peut être totalement retenue, en tous cas pour ce qui concerne les arguments « rationnels »… mais il y a bien sûr aussi, le « moins rationnel », qui a toute son importance tout en étant trop souvent négligé.

 

Quant au troisième argument, il y a d’autres organisations et professionnels qui partagent cette spécificité : ceux qui ont affaire à des questions de vie ou de mort, d’accidents majeurs, de sécurité industrielle et de facteurs humains : dans les industries de l’énergie par exemple, mais aussi l’aviation, la médecine, le spatial… Car beaucoup d’entre eux s’entraînent et travaillent au quotidien pour des circonstances qui, chacun le souhaite, ne se présenteront pas. Sans mesure bien entendu les conséquences potentielles de « conflits majeurs », mais pourtant avec des dimensions structurantes pour leur engagement professionnel et, souvent, personnel.

Et c’est pourquoi on trouve aussi dans ce domaine de la sécurité et des facteurs humains des éléments d’inspiration pour éclairer notre problématique.

 

Du côté de la sécurité et des facteurs humains…

On pourra objecter qu’il y a « sécurité » (« safety ») et « sécurité » (« security ») – que certains tentent de distinguer par « sureté » et « sécurité » sans que les non-experts n’identifient bien laquelle est laquelle... Il y a certes des différences, mais aussi des recouvrements et, pourquoi pas, des synergies. Car dans les deux univers, il faut se préparer à « être surpris »[19].

Alors, et puisque Michel Goya évoquait la bureaucratisation inévitable qui accompagne la mise en place des matrices, parlons aussi de la « procéduralisation » qui gagne les mondes de la « sécurité » (dans les deux acceptions). Car ainsi que l’exprimait déjà Max Weber dès la fin du 19e siècle, procéduralisation et bureaucratisation vont de pair[20]. Une tendance que nous connaissons tous…

Et cette procéduralisation, qui part pourtant d’une bonne intention et a beaucoup d’avantages (apporter du confort, réduire l’anxiété face au changement et à l’incertitude, protéger contre les ordres arbitraires, les mauvaises pratiques…), peut conduire à l’inefficacité du système si on ne sait pas dépasser les règles pour atteindre les objectifs et accomplir la mission[21].

Et nous connaissons tous – et y compris dans des environnements a priori très normés, et à forts enjeux de sécurité/sûreté - , ces petits ajustements locaux, ces engagements mutuels, qui permettent de réaliser la mission…

Car « même dans une structure apparemment très disciplinée, il existe de nombreuses manières de ne pas vraiment appliquer les ordres »[22].

Comme l’exprime alors Michel Goya, il semble indispensable pour éviter une « défaite intellectuelle » - qui prépare la défaite stratégique – de se prémunir de l’excès d’exploitation sur l’exploration, du « légalisme » sur l’« entrepreunariat », de l’observation du sentier sur l’observation de l’environnement…

 

On peut alors se demander si les lourdeurs voire les blocages vécus ou redoutés du système militaire confronté à des enjeux majeurs viendraient de dysfonctionnements intrinsèques aux organisations matricielles, ou d’une évolution « bureaucratique » et « procédurale », liée ou non… Car la procédurisation peut conduire à des réflexes défensifs du type « No rule, no use »[23] : si ce n’est pas écrit, je ne le fais pas… Et dans ce cas, tout le système se bloque. Avec des arguments variables, allant de « protéger l’institution » à « se couvrir »…

 

Prenons donc l’exemple d’un autre service de soutien, qui apparemment fait la satisfaction de tous : le Service de Santé des Armées.

 

Le SSA et le SCA, dans le même bateau ?

Le Service de Santé des Armées est, depuis 1964, un service interarmées – mutualisé donc. Écoles et personnels dépendent de lui, à l’exception du corps administratif des commissaires dédiés à ce service, rattachés comme d’autres au service du commissariat (notre fameux SCA).

Sa mission est le soutien médical des forces : « Le plus important, c’est de répondre présent quand il y a un problème médical ».[24]

Et comme le rappelle le Médecin chef des services Luc Aigle, directeur des études des Écoles militaires de santé de Lyon-Bron, cette mission se réalise bien sûr en opérations, mais aussi dans le cadre d’un soutien médical permanent. Avec un volet qui concerne les éventuelles décisions d’inaptitude, quand « tant pour la personne que pour l’institution, il est temps de savoir dire non ».

Le parallèle avec le SCA est là intéressant.

Car on imagine que, dans le soutien direct à un conflit armé, le soutien du SSA est unanimement apprécié.

Mais lorsqu’on déclare inapte un individu, hors opérations, la décision peut être plus difficile à prendre, et surtout à mettre en oeuvre :

  • pour la personne, qui ne peut plus exercer une activité qui, souvent, donne un sens à son engagement professionnel voire personnel ;
  • mais aussi à son unité d’emploi, qui ne peut plus compter dessus. Dans le contexte d’une raréfaction des ressources humaines qui plus est.

On arrive donc là à une situation typique des organisations « matricielles », dans laquelle un service « de soutien » peut entrer en conflit avec un service « opérationnel ».  Pour la personne ? Ou pour l’institution ? On en arrive là à la définition de « l’intérêt général » ou des conditions de succès en fonctionnement matriciel qu’énonçait Michel Goya : « une forte culture commune, une adhésion à un projet mobilisateur et une circulation libre de l’information ».

 

L’intendance suivra-t-elle ?

Dans une entité dans laquelle il n’y a « qu’un seul chef », on imagine que celui-ci trancherait entre les intérêts ou points de vue contradictoires de ses subordonnés. Mais dans ces organisations dans lesquelles la tension s’exprime institutionnellement, qui l’emporte ?

Au travers de la formulation précédente, on devine que « l’intérêt général » - et donc celui qui l’emporte légitimement - est porté par le service médical. Le « soutien », donc, contre l’« opérationnel ».

De quoi faire rêver peut-être les « soutiens de l’homme » qui arment les services et fonctions du Commissariat (la solde, les achats courants, le transport routier, le soutien juridique, le logement, l’habillement, la nourriture…).

Car sans soutien médical, pas d’opérations : l’autorité implicite du corps de soutien, même dans une organisation matricielle, est reconnue.

Mais sans nourriture, habillement, sans solde[25], peut-on également mener des opérations ?

Il est probable que, en la matière et à la différence du Service de Santé, le Service du Commissariat bénéficie de l’adage traditionnel selon laquelle « l’intendance suivra »…

 

Et ceci d’autant que le rapport de la Cour des Comptes évoque aussi, pour le SCA, les difficultés qu’il rencontre avec cette même mission de contrôle des aptitudes, et notamment médicales : « L’aptitude des personnels militaires à la projection est une vraie problématique de gestion pour le SCA. Il doit prendre en compte trois facteurs : les personnels inaptes médicaux qu’ils soient temporaires ou permanents, les personnels non à jour de leurs qualifications et les personnels inaptes pour raisons familiales ou professionnelles »[26].

Et en ce qui concerne ces aptitudes médicales, la question qui transparait est l’emploi des personnels – une question posée bien au-delà du seul SCA :

  • pour une mission donnée, qui peut justifier des critères particuliers, moins spécifiques à l’emploi militaire général (pensons par exemple au « geek » dont la caricature physique et comportementale peut être éloignée du monde des armées, mais dont les compétences peuvent être essentielles aux missions de cybersécurité) ;
  • ou pour servir « en tous temps et en tous lieux », et donc avec une aptitude commune à tous (hors emplois très spécifiques qui eux, sont encore plus restrictifs en matière d’aptitude).

A qui de décider, in fine ?

 

Et d’ailleurs le SCA, avec le Cour des Comptes, de proposer une évolution des critères d’aptitudes, au moins pour les personnels réservistes. Qui eux, sont par nature employés pour un emploi donné, sans nécessairement la perspective de pouvoir être employés ailleurs, plus tard…

Au-delà d’une question « catégorielle » (les réservistes, « bestiaire » bien particulier), on distingue à travers cet exemple une hiérarchie implicite entre les différents corps de soutien. L’un l’emportant sur l’autre, et même sur les fonctions d’emploi.

Parmi les « soutiens » donc aussi, une « hiérarchie » implicite.

 

Car, pour ce qui concerne la « haute intensité », le soutien du commissariat semble avoir été adapté à ces contextes particuliers. Avec la création de Directions spécifiques (directions du commissariat en opérations extérieures et directions mixtes du commissariat) et de GSBDD propres, « relevant directement de la direction centrale et placés pour emploi auprès d'un commandement »[27] - c’est-à-dire relevant directement de l’autorité des commandements engagés dans ces situations.

Une organisation matricielle, donc, qui n’empêche pas l’adaptation aux circonstances particulières. Tout comme l’est, par exemple, le Centre de Planification et de Contrôle des Opérations (CPCO), au cœur des opérations, qui a lui aussi adopté cette organisation : « L’organisation matricielle du centre par zones géographiques et par bureaux métiers permet de monter à la demande des cellules dédiées selon des besoins circonstanciels »[28]

 

Et c’est bien là un signe que le refus de l’organisation matricielle témoigne de difficultés et de conflits qui dépassent l’inadéquation du modèle organisationnel aux forces armées.

 

La matrice comme révélateur des conflits de « pouvoir »

Cette hostilité plutôt généralisée s’exprime souvent par l’impossibilité d’avoir « tous les leviers ». Pour les forces, on l’a vu. Mais aussi pour le Commissariat, qui évoque aussi – dans le rapport du Cour des Comptes – la même difficulté dans la gestion de ses ressources humaines, puisque la plupart de ses personnels ne lui sont affectés que pour un temps, et dépendant donc des Armées : « Les pilotes de viviers du SCA n’ont donc ni la légitimité ni les leviers pour conduire des actions au profit des personnels dont ils ne sont ni employeurs ni gestionnaires ».

Avec la revendication mutuelle d’avoir « tous les leviers », on a là tous les ingrédients d’une « escalade » de la tension entre deux organisations, synonyme de blocages inévitables, et de « vengeances » programmées…

 

On touche au cœur de la spécificité des organisations matricielles. Car derrière les « leviers », on entend le partage du pouvoir.

Et ce que Michel Goya décrit comme un « conflit » inévitable peut être perçu, d’un autre point de vue, comme une « coopération » indispensable. Car tout dépend comment l’on conçoit le « pouvoir » :

  • Le « pouvoir sur », selon la description de Max Weber et avec les formes historiques de « leadership » ;
  • Ou bien le « pouvoir avec », dont les travaux de Hannah Arendt éclairent la compréhension.

 

Les organisations matricielles sont certes issues d’une autre culture organisationnelle, qui reconnaît les bénéfices d’un « équilibre des pouvoirs » que certains, en France notamment, jugent inefficace (par exemple, les fameux « shutdowns » aux Etats-Unis qui paralysent les institutions fédérales le temps de trouver un compromis…).

Et c’est peut-être cette différence qui est à l’origine de la dimension « culturelle » de cette transformation (même si la « culture » des organisations, ou encore plus des ensembles géo-stratégiques est une notion complexe, qu’il convient de ne pas simplifier).

 

La mise en place d’une répartition distribuée du « pouvoir » au Ministère des Armées avait en effet précédé la mise en place des GSBDD, et la montée en puissance du SCA : « Alors que le Chef d’état-major des armées (Cema) était traditionnellement considéré selon la formule alors en vigueur comme le « primus inter pares », et disposait essentiellement de compétences en matière d’emploi des forces, le décret n° 2005-520 du 21 mai 2005 a marqué une véritable rupture (…) Avec près de dix ans de recul, il est aujourd’hui possible de mesurer à quel point cette réforme a totalement bouleversé les équilibres internes du ministère, ne laissant plus de fait aux trois chefs d’état-major d’armée, qui disposaient d’une compétence générale hors domaine opérationnel, que des compétences d’attribution »[29]

Avec les GSBDD et le SCA, on était alors dans la « mise en œuvre » d’une transformation profonde - sans doute insuffisamment explicitée, au-delà de ses dimensions purement organisationnelles. Un classique…

De la flexibilité, pour la décroissance mais aussi pour la croissance

Pourtant, l’organisation matricielle, en facilitant l’expression d’intêrêts perçus comme parfois divergents, mais toujours au service de l’intérêt général et partagé, permet l’innovation, la créativité.

Alors bien sûr, ce n’est pas simple, on le voit – et souvent encore, dans les organisations civiles aussi.

Olivier Schmitt l’évoque pour la « compétition » entre armées, mais on peut s’en doute appliquer son énoncé à celle entre une entité « opérationnelle » et une entité « support » toute aussi essentielle : « le rôle du niveau interarmées est compliqué car il doit calibrer entre une saine concurrence entre les armées qui facteur d’innovation, et le risque de fragmentation au détriment de l’unité d’effort opérationnel »[30].

Mais ainsi que le formule l’argument décrivant l’organisation matricielle du CPCO, cette organisation permet aussi la flexibilité :

  • Une flexibilité à la décroissance, ainsi que les armées ont connu l’arrivée de cette nouvelle organisation, et à laquelle ils l’identifient toujours, consciemment ou non.
  • Mais aussi une flexibilité dans la montée en puissance, pour réaliser de nouvelles missions, sans créer une entité complète.

Ce qui est conforme aux principes d’organisations interarmées et interalliées, pour servir de « nation cadre » intégrant d’autres forces issues de « réservoirs de forces », ou contribuer à ce qui avait alors été nommé, dès les années 90, des « GFIM » (Groupes de Forces Interarmées Multinationales). Une approche déjà éprouvée, donc…

 

Et c’est bien la raison pour laquelle les organisations civiles ont adopté ce mode d’organisation : pour permettre de rassembler des moyens de soutien et des expertises au service d’entités « opérationnelles » dont le volume et la diversité seront adaptées aux enjeux extérieurs (des pays que l’on prospecte ou que l’on abandonne, des produits que l’on développe et d’autres que l’on arrête de fournir, des entités que l’on acquiert et d’autres dont on se sépare…).

Avec un effet de masse – et donc une économie d’échelle – pour des fonctions support dont la croissance ou la décroissance n’est alors pas rigoureusement proportionnelle à l’activité des forces soutenues – pour une qualité de service maintenue.

Ainsi, et par exemple, Naval Group, qui a adopté fin 2022 une nouvelle organisation avec cinq directions produits et services, trois directions opérationnelles et cinq directions fonctionnelles… Une matrice à trois dimensions, donc[31].

 

Et cette flexibilité est un atout, pas seulement en termes d’économie, mais aussi de capacité à absorber les variations. Car comme le rappelle Olivier Schmitt : « le degré de flexibilité de l’organisation militaire, est une variable importante permettant de comprendre la capacité de résilience des forces ».

Alors, la meilleure résilience, est-ce celle du pilier, vertical et monolithique, ou bien celle du réseau ?

 

Comment réussir soi-même à faire son propre malheur

C’est pourquoi certaines solutions d’ajustement identifiées dans le rapport de la Cour des Comptes risquent non seulement de ne pas être efficaces, mais peuvent même s’avérer contre-productives. Car elles répondent au réflexe du « toujours plus de la même chose »… alors que, face aux difficultés rencontrées de façon récurrente, il convient de faire « autrement »[32].

 

L’alternance ?

On pourrait être tenté de proposer, pour les organisations militaires, une « alternance » entre un fonctionnement « classique », et donc rassurant, et ce nouveau fonctionnement, pour des situations très localisées : « l’organisation du ministère de la Défense impose dorénavant aux décideurs de savoir passer alternativement d’un système hiérarchique (un chef, une mission, des moyens) à un système matriciel qui privilégie une approche transverse pour répondre à des besoins spécifiques (un responsable, un contrat, une performance) »[33]

En l’occurrence, faire semblant de changer, pour ne pas changer… Toujours de la même chose. Et surtout, une façon de placer les personnes concernées dans une situation schizophrénique peu compatible avec une charge de travail plus que dense, et des enjeux vitaux.

 

Le retour en arrière ?

Le rapport de la Cour des Comptes évoque également des « expérimentations » visant, sans remettre en question les prérogatives du SCA, à « relocaliser » certaines fonctions RH dans des unités.

Et cette « relocalisation » pourrait a priori signifier un simple déménagement. Mais ce serait sans doute aussi le signe donné d’une autorité retrouvée pour l’unité soutenue…

On pourrait alors être surpris de la proposition de ce « retour en arrière », dès lors que la mutualisation de ces fonctions signifiait d’avoir des équipes mixtes à toutes les armées, intégrées… Et qu’il faudrait à nouveau séparer, réorganiser…

Mais, allez savoir pourquoi – l’informatique, les spécificités des statuts, les hiérarchies implicites… - il pouvait arriver que cette « mutualisation » n’ait été que le transfert dans un même lieu – et donc loin des unités soutenues – de fonctions qui conserveraient leurs personnels, leurs pratiques, voire leurs bureaux séparés… Dès lors, il n’y avait aucun gain d’échelle, d’expertise ou de synergies, mais seulement une perte de proximité avec les unités soutenues…

Perdant – perdant…, et donc un argument pour préserver le statu quo, au « bénéfice » perçu par l’un, et au détriment de l’autre : toujours de la même chose, là encore…

 

Plus de bureaucratie ?

Enfin, lorsqu’il s’agit d’imposer sa volonté à l’autre dans une organisation, le réflexe bureaucratique classique est d’accroître ses moyens humains, et les procédures que l’on contrôle – mais qui ne peuvent s’exercer que dans des environnements « normés ».

Ces deux pistes émergent aussi du rapport de la Cour des Comptes :

  • Renforcer les moyens humains du SCA. Et donc renoncer aux enjeux d’optimisation des moyens disponibles qui justifient la mise en place des nouvelles organisations en obtenant une inflation des effectifs ? Ou bien les obtenir au détriment des autres, dans un conflit de « pouvoirs » ? ;
  • Et rechercher l’uniformisation des organisations gérées : « en dépit de la volonté initiale affichée, les caractéristiques des différents GSBdD sont en effet très disparates, qu’il s’agisse de leur périmètre géographique et fonctionnel d’intervention »[34]. Car, en effet, les procédures ne s’appliquent vraiment que dans des systèmes « idéaux », normalisés – ce que ne sont jamais les organisations humaines complexes.

 

La nécessité collaborative

Heureusement, pour ces deux pistes dessinées, la tentation « autoritaire » semble contrebalancée, soit par le réel, soit par la compréhension des nécessaires postures et pratiques collaboratives indispensables au fonctionnement efficace des organisations matricielles.

En ce qui concerne les ressources RH pour lesquelles le SCA, faute d’avoir du pouvoir sur les armées qui fournissent les personnels, est encouragé à développer son influence, à travers des pratiques plus collaboratives : « Plus généralement, un dialogue plus coopératif doit être instauré avec les gestionnaires sur le volume de recrutements, le plan de mutation et les qualifications requises »[35]

Mais pour la tentation procédurale, rien n’est formellement exprimé, si ce n’est par l’obligation d’un dialogue permanent (« un dialogue infra-annuel entre les parties prenantes ») – ce qui marque le retour souhaité à plus de collaboration et d’adaptation plutôt qu’à une vaine « normalisation ». Mais est-ce volontairement, ou « faute de mieux » ?

 

Faire « autrement » que dans une organisation verticale est donc une nécessité pour le fonctionnement dans une organisation matricielle. Et notamment parce que l’organisation matricielle elle-même ne s’inscrit pas en rupture avec l’organisation, mais comme un enrichissement, avec un continuum « plus ou moins » collaboratif, « plus ou moins » directif, permettant l’adaptation aux circonstances.

Et qui privilégie l’initiative et la responsabilité – des qualités recherchées dans les forces armées - plutôt que la norme bureaucratique.

L’équilibre des pouvoirs ne va pas d’une partie prenante à l’autre, en faveur de l’un et au détriment de l’autre. Il est partagé entre les uns et les autres, dans une proportion variable selon les circonstances, et la capacité de coopération entre les parties prenantes.

De la même façon que nos « styles relationnels » s’adaptent aux circonstances : un parent particulièrement « participatif » et soucieux d’échanges avec son enfant, saura faire preuve d’une autorité claire et immédiate lorsque celui-ci traversera la rue au feu vert, alors qu’une voiture arrive à grande vitesse…

C’est cette adaptation aux circonstances que l’on trouvera notamment dans les approches « sociodynamiques », adaptées aux styles de management (participatif, négociateur, directif) comme aux modes d’organisation (mécaniste, tribale, mercenaire).

Une adaptation qui permet un équilibre instable, propre aux organisations en mouvement : « Toute organisation est confrontée à la dialectique de la stabilité et du changement : comment s’adapter à un contexte changeant tout en maintenant un fonctionnement régulier et stable, gage de prévisibilité ? (…) Dès lors, la capacité des armées à articuler la tendance à l’inertie organisationnelle et les impératifs du changement détermine la puissance militaire d’un État »[36].

 

La flexibilité et le dialogue sont aussi indispensables au fonctionnement dans les organisations matricielles parce que si la capacité d’innovation et d’adaptation tient plutôt aux « réseaux horizontaux », la diffusion dans une grande structure tient aussi à l’impulsion et l’animation de ces atouts par une structure centrale. Ce que Lindsay, cité par Olivier Schmitt dans son ouvrage, appelle la « gestion adaptative ». Et que les organisations matricielles pratiquent avec les structures fonctionnelles qui n’ont pas uniquement un rôle de centralisation de l’expertise (et encore moins d’autorité en la matière), mais aussi (et surtout), d’animation de ces compétences et pratiques dans toute l’organisation (ce que l’on oublie parfois, en réduisant le rôle de celles-ci à une seule pratique « autoritaire »).

 

Enfin, et parce qu’elles sont par nature « agiles » et donc imparfaites, et réglées par les interactions humaines plus que par des normes figées[37], les organisations matricielles rappellent qu’il n’existe pas d’organisation idéale. Mais seulement des pratiques de référence qu’il est nécessaire de faire évoluer, dans les environnements socio-techniques complexes inaccessibles à une modélisation unique que sont nos organisations humaines.

Alors on peut se dire que, sous la pression d’événements tragiques, les armées démontreront leurs capacités à être des « organisations apprenantes de combat »[38] . Mais faut-il vraiment souhaiter d’être « au pied du mur » afin de « s’adapter pour vaincre »[39] ?

 

Alors, ce constat et ces propositions émanent d’un civil, par nature mal informé des affaires militaires… Sont-elles donc légitimes, et pertinentes ?

Au-delà de l’application au cas du SCA, et donc au ministère des Armées, elles se veulent pouvoir être appliquées à toutes les organisations confrontées à des difficultés à faire vivre ces terribles « organisations matricielles ».

Et puis, pour ce qui est de l’application aux organisations militaires, je reprendrai pour conclure la belle formule d’Olivier Schmitt qui souhaite, pour favoriser les « évolutions positives » des armées que : « cela suppose des civils qui s’intéressent aux questions militaires et ne se défaussent pas sur les militaires eux‐mêmes de leurs responsabilités sur le sujet (…) même s’il est inévitable que cela suscite chez certains militaires des inquiétudes, en particulier dans les pays où la profession militaire est associée à un statut (social ou professionnel) spécifique ».

C’était donc ici une tentative de contribution.


[1] Observations définitives (Article R. 143-11 du code des juridictions financières). Le Service du Commissariat des Armées (SCA). Cour des Comptes, Octobre 2023. https://www.ccomptes.fr/fr/publications/le-service-du-commissariat-des-armees-sca

[2] Michel Goya, « Dans la matrice », 2012, https://lavoiedelepee.blogspot.com/2012/

[3] En 2008, les changements de résidence étaient de 27 pour les officiers, 589 pour les sous-officiers et 206. En 2009, ces volumes étaient respectivement de 1072, 4336 et 3334.

[4] Rien qu’entre 2008 et 2012, le nombre des régiments de l’armée de terre passe de 98 à 81 et l’armée de l’air supprime 12 bases aériennes

[5] « Pour les grades de colonels, capitaine de vaisseau et équivalents dans les services, il y a 3 468 emplois en 2011 pour un nombre de commandements dans les forces limité à environ 150 postes (les 87 régiments et corps principaux de l’armée de terre, les 32 bâtiments de premier rang de la marine et les 24 bases aériennes) » Cour des comptes « Le bilan à mi-parcours de la loi de programmation militaire » – juillet 2012

[6] Amiral Édouard Guillaud, chef d’état–major des armées. Audition sur le projet de loi de finances pour 2011. Compte-rendu de la commission de la défense nationale et des forces armées. Assemblée Nationale. 6 octobre 2010

[7] Jean-René Bachelet (général d’armée 2S), « Editorial » dans « L’armée dans l’espace public », Inflexions n°20, La Documentation Française, 2012.

[8] Rapport d’information fait au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées sur la mise en place de la réforme des bases de défense. Gilbert Roger et André Dulait, sénateurs. Sénat. 11 juillet 2012

[9] Audition du Général Elrick Irastorza, Assemblée Nationale, 20 octobre 2010

[10] Rapport d’information fait au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées sur la mise en place de la réforme des bases de défense. Gilbert Roger et André Dulait, sénateurs. Sénat. 11 juillet 2012

[11] Hervé Morin, ministre de la défense, lors de la conférence de presse sur le lancement des 11 bases de défense expérimentale. Cité dans la Lettre de la modernisation n°9, décembre 2008

[12] Amiral Guillaud, CEMA, lors de ses vœux à la communauté militaire en 2011.

[13] « Pourquoi la réforme du Service du Commissariat des Armées va-t-elle réussir ? », Antoine De Coster. Revue Défense Nationale 2017/3 (N° 798)

[14] « La transformation du ministère de la Défense, entre cohérence et vigilance », Jean-Robert Rebmeister, Revue de Défense Nationale  2015/3 (n°778)

[15] Concept d’emploi des forces terrestres (CEFT) 2020 - 2035, RFT 3.2.0, CDEC-DDO, Ministère des Armées, https://www.c-dec.terre.defense.gouv.fr/images/documents/documents-doctrine/20210929_NP_CDEC_DDO_RFT_3-2-0-CEFT.pdf

[16] Rapport d’information déposé par la Commission de la Défense Nationale et des forces armées en conclusion des travaux d’une mission d’information sur la préparation à la haute intensité, présenté par Mme Patricia Mirallès et M. Jean-Louis Thiériot,députés. Assemblée Nationale. 17 février 2022

[17] Olivier Schmitt, « Préparer la guerre. Stratégie, innovation et puissance militaire à l’époque contemporaine », PUF 2024

[18] « La transformation du ministère de la Défense, entre cohérence et vigilance », Jean-Robert Rebmeister, Revue de Défense Nationale  2015/3 (n°778)

[19] On pourra notamment lire avec intérêt l’ouvrage édité par Corinne Bieder et Kenneth Peterson Gould “The Coupling of Safety and Security - Exploring Interrelations in Theory and Practice”, Foncsi - SpringerOpen, 2020

[20] Mathilde Bourrier et Corinne Bieder, « Trapping safety into rules : an introduction” in “Trapping safety into rules. How desirable or avoidable is proceduralization », edited by Corinne Bieder and Mathilde Bourrier, Ashgate 2013

[21] idem

[22] Michel Goya, « S’adapter pour vaincre. Comment les armées évoluent », Perrin, 2019

[23] Isabelle Fucks et Yves Dien, « No rule, no use ? The effects of over-proceduralization”, in “Trapping safety into rules. How desirable or avoidable is proceduralization », edited by Corinne Bieder and Mathilde Bourrier, Ashgate 2013

[24] Médecin en chef des services Luc Aigle, dans le podcast « Defcast » sur Podcastics et les plate-forme d’écoute,  Saison 1, épisode 14, 15 février 2024

[25] Même si les armées ont « survécu » aux dix ans du logiciel Louvois…

[26] Observations définitives de la Cour des Comptes, op. cit.

[27] Arrêté du 28 février 2019 portant organisation du service du commissariat des armées

[28] « Le commandement : dans les coulisses du CPCO », https://www.cheminsdememoire.gouv.fr/fr/le-commandement-dans-les-coulisses-du-cpco

[29] « La transformation du ministère de la Défense, entre cohérence et vigilance », Jean-Robert Rebmeister, Revue de Défense Nationale  2015/3 (n°778)

[30] Olivier Schmitt, op. cit.

[31] « Naval Group fait évoluer son organisation pour accompagner son ambition de croissance », Communiqué de presse du 15 décembre 2022.

[32] Ce qu’on appelle les « changements de type 1 », qui conviennent aux « adaptations », et les « changements de type 2 », qui sont nécessaires pour de telles transformations

[33] Jacques Roudière, DRH-MD à l’occasion du vingtième anniversaire du Centre de formation au management de la Défense (CFMD) dans « Le journal de l’année 2011 », SGA

[34] Observations définitives de la Cour des Comptes, op. cit.

[35] idem

[36] Olivier Schmitt, op.cit.

[37] Notons, alors que beaucoup d’organisations souhaitent devenir plus « agiles », que les quatre principes clés du « Manifeste Agile » de 2001, certes formulé par des spécialistes du développement informatique mais sans doute aucun inspirant pour beaucoup, sont : « Les individus et leurs interactions, de préférence aux processus et aux outils ; des solutions opérationnelles, de préférence à une documentation exhaustive ; la collaboration avec les clients, de préférence aux négociations contractuelles ; la réponse au changement, de préférence au respect d’un plan. Précisément, même si les éléments à droite ont de la valeur, nous reconnaissons davantage de valeur dans les éléments à gauche ». Leurs principes d’action sont-ils conformes à ces quatre principes ?

[38] Olivier Schmitt, « La victoire en changeant ? Faire des armées des «organisations apprenantes de combat» Défense et Sécurité Internationale. Hors Série n°92. Octobre-novembre 2023

[39] On ne peut évidemment que recommander aussi, sur ces questions d’évolution des organisations militaires, le remarquable ouvrage de Michel Goya, « S’adapter pour vaincre. Comment les armées évoluent », Perrin, 2019

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Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management, #CIMIC

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Publié le 11 Décembre 2023

Créateurs de liens

L’Institut de la Sociodynamique organisait le 25 novembre dernier son Campus de l’Innovation Managériale, un événement bisannuel consacré à l’actualité des pratiques managériales, et bien entendu avec un prisme « sociodynamique » : des principes consacrés à l’animation des communautés humaines, dans l’entreprise mais aussi plus largement, dans leurs « écosystèmes ».

Ce qui m’a frappé, c’est l’affirmation de la nécessité, et souvent de la volonté, de créer des liens, ou de les renforcer.

 

La multitude de conférences et d’ateliers (une quarantaine) offraient beaucoup de points d’application différents. Et il n’était pas possible de participer à tous… alors ce point de vue n’est bien sûr que partiel.

 

Des liens pour se transformer

Alors il y a bien sûr les entreprises. Avec des contextes et des « cibles » divers.

Les contextes de transformation, notamment. Et parce que l’incertitude est le lot de toutes les entreprises (celles qui le nient mentent, à elles-mêmes et aux autres), les décisions sont toujours prises sans pouvoir être certains qu’elles sont « les bonnes ».

La prise de décision sera bien sûr toujours un grand moment de solitude – en particulier si les conséquences sont négatives -. Mais des pratiques qui privilégient le lien, la relation, permettent à la fois de les fiabiliser et d’en réduire les risques.

Car pour conduire à la prise de décision finale, les processus de dialogue, de consultation voire de concertation ont deux bénéfices :

  • Ils permettent aux décideurs de nourrir leur réflexion – dès lors qu’ils ne cherchent pas seulement des confirmations, mais ont une sincère capacité d’écoute et à la remise en cause – avec des expertises, des angles de vue, des sensibilités différentes… Autant de diversités qui permettront de nourrir des « intuitions » à défaut de certitudes. Et aussi de se préparer à la suite ;
  • Car c’est le deuxième bénéfice des démarches collectives qui doivent accompagner la prise de décision : aider à identifier les réactions futures aux décisions prises, individuelles et collectives. Des réactions qui émergeront et feront vivre la « mise en œuvre ».

 

Pour cela, la sociodynamique est un outil puissant.

Car elle permet de construire des « cartes de partenaires » - pour piloter la mobilisation des acteurs à tous les moments du projet.

Et des « stratégies des alliés » - des stratégies de conduite des transformations par la mobilisation des acteurs, qui font le choix des synergies, pour dépasser les antagonismes et mobiliser le plus grand nombre afin de maîtriser les risques et accroître les bénéfices.

Car parce qu’ils auront été associés le plus en amont possible – et pas seulement dans une phase de « communication », les bénéficiaires des projets de transformation auront pu se les approprier, en leur apportant des conditions d’adhésion mais aussi des propositions et des contributions, des déclinaisons et des enrichissements.

Ainsi, ils deviendront acteurs de la mise en œuvre, démultipliant ainsi les énergies et les compétences des porteurs du projet.

Et cette approche « contributive » a également une conséquence sur la conduite de projet. Une conséquence que la multiplication des projets « agiles », dans le monde des projets numériques mais pas seulement, favorise depuis quelques années, avec des logiques de « sprint », ou de « Minimum Viable Product ». Une conduite de projets moderne, en phase avec les pratiques et les perceptions de notre monde interconnecté, et de notre goût de l’immédiat – même si on peut parfois s’en attrister.

Car pour favoriser l’appropriation et adapter la mise en œuvre à la mobilisation réelle des acteurs, il est impératif de ne plus arriver avec un projet « verrouillé », même après une validation en phase test qui ne saura jamais prendre en compte toutes les variables d’un déploiement généralisé. Mais de proposer un projet amendable – dès le début, et tout au long de la période de mise en œuvre - en se gardant la possibilité permanente de modifier même significativement le rythme et les contenus, à la hausse ou à la baisse.

 

Ce principe d’action n’est pas seulement un acte de « communication », qui viserait à « donner l’impression » au plus grand nombre qu’il a été entendu. Mais la conviction que la multitude du « facteur humain » n’est pas un inconvénient voire une faiblesse, mais un vrai levier de performance et de succès – à condition d’y consacrer de l’énergie et du temps.

 

Le temps des relations

Car le facteur « temps » est un paramètre important pour nouer et nourrir les liens qui rassemblent. Et c’est d’ailleurs le concept de « temps relationnel » qui a été évoqué lors de ce Campus.

Nous l’avions évoqué dès les premières semaines du « grand enfermement » de l’année 2020, et aussi à l’aube de la reprise progressive des activités professionnelles, avec la promotion enthousiaste du « télétravail », encouragée par les marchands d’outils qui trouvaient là un formidable levier de croissance, les gestionnaires de biens plutôt que de talents, et les formateurs qui promettaient, sincèrement ou non, l’avènement du management à distance[1]

Non, le travail ne se réduit pas seulement à la production individuelle, dans son expertise, son silo, son bureau – et donc quelque soit l’éloignement de son entreprise et de ses collègues.

La dimension sociale et interactive du travail est cruciale, et elle ne se règle pas seulement par téléphone ou par écrans interposés.

La résolution de problèmes, qu’ils soient techniques, organisationnels ou humains, et la créativité se nourrissent des interactions, des échanges, des conversations. Qu’elles soient organisées voire facilitées, ou qu’elles soient improvisées, impromptues. Mais dans toute leur dimension humaine : celle qui sollicite les sens, les perceptions, les intuitions.

Considérer l’autre comme seulement un « producteur », c’est lui dénier la qualité d’humain en le dépersonnifiant. Et donc en l’éloignant lorsque les conditions matérielles et légales le permettent pour réduire les occurrences d’interactions qui pourraient faire tomber les masques. Et en attendant de confier le soin de cette « production » à un interlocuteur encore plus lointain, physiquement et juridiquement - un prestataire plutôt qu’un collaborateur ou un partenaire - en attendant l’opportunité de passer à une « intelligence » artificielle… dernier avatar de l’automatisation industrielle qui peut libérer les hommes de tâches sans grande valeur ajoutée, mais à la condition impérative de les accompagner vers d’autres contributions, pour des raisons éthiques mais aussi économiques, sur le temps plus long que le trimestre comptable.

Alors, cette dimension relationnelle demande d’investir du temps (le temps n’est pas un paramètre, c’est une ressource rare, que l’on décide ou non d’investir).

Du temps à bâtir une relation, à l’entretenir – et pas seulement en surface. En prenant en compte les propositions, pour les retenir ou non, en les intégrant à sa réflexion. Ce qui ne se fait pas toujours dans l’instant – le cerveau du lièvre et l’esprit de la tortue…

 

Des liens incertains

Cette dimension relationnelle demande aussi d’être prêt à la gestion des incertitudes intrinsèques à la nature humaine, et donc aux systèmes socio-techniques que sont nos entreprises et organisations.

La réticence largement partagée à affronter l’incertitude (et plus en France qu’ailleurs) est sans doute une des raisons majeures du goût de beaucoup pour les « indicateurs », les « procédures », les « normes » et les organisations bureaucratiques qui sont autant de carcans pour l’initiative mais donnent l’impression d’un « contrôle » sur son environnement.

Car tous ces facteurs peuvent être automatisés, ou presque. Et donc ôter au « décideur » le risque et donc la responsabilité de sa « décision » - par nature incertaine.

Cette incertitude intrinsèque au monde de l’entreprise – et au monde tout court – doit être assumée par chaque décideur. Alors bien sûr, certains aiment à se draper dans les habits d’un « homme providentiel » (ou d’une femme bien sûr) qui maîtriserait le tout, dans son omnipotence, pensant rassurer ainsi des équipes qui aimeraient avancer dans un avenir garanti – et s’attirer par là une dévotion gratifiante.

Mais il est impossible de construire des liens sincères ainsi, car la contingence de nos vies se chargeront toujours, à un moment ou un autre, de rappeler la réalité. Une réalité chaotique parfois éloignée par la géographie ou le domaine de nos environnements plutôt paisibles, mais que le monde de l’information immédiate rend désormais immédiatement accessible.

Dire « je ne sais pas » est à la fois honnête et souvent vrai, et n’empêche pas d’assumer ses décisions tout en s’appuyant sur des relations saines.

C’est sans doute tout l’équilibre que doivent rechercher les organisations dans le modèle « holomorphe » recommandé par la sociodynamique : en conciliant à la fois le lien qui réconforte et rassure (la dimension « ego »), et l’ouverture au monde, et donc à l’incertitude, qui fait innover et grandir (la dimension « eco »). Loin du modèle « mécaniste » qui ne considère les parties prenantes que comme des exécutants, des « producteurs ».

 

Le temps des citoyens, aussi

Le programme du Campus proposait également une thématique qui dépassait le strict périmètre des entreprises : celui de leur « écosystème ». Et dans les conférences qui déclinaient cette réflexion, la question du lien était également centrale.

Que ce soit en Ukraine, entre les forces armées et les citoyens qui leur apportent, depuis le début de la résistance à l’invasion russe, des moyens qui dépassent la contribution strictement militaire, qui s’exprime dans la mobilisation institutionnelle ou volontaire.

Avec des renseignements ou un appui d’expertises dans les technologies de l’information, qui rendent possible la « guerre hybride », tout comme la sécurisation des infrastructures et services aux populations visés par l’agresseur. Mais aussi avec un soutien en vivres et en appui sanitaire, jusqu’à l’avant. Pour renforcer les corps et les cœurs.

C’était là un point d’application terriblement concret de la « perméabilité » croissante entre le monde militaire et la société civile, et que l’on dénomme en France « lien Armée – Nation », et qu’il semble désormais urgent de remettre d’actualité, après la tentation d’une « fin de l’histoire » qui avait désarmé les esprits, au moins.

Un lien auquel les entreprises, hors monde de la « BITD » (les entreprises liées au secteur de la Défense) et des grandes entreprises publiques, commencent à contribuer un peu timidement. Mais qui illustre un pan significatif et potentiellement structurant de la « responsabilité sociale des entreprises ». Car il ne faut pas négliger l’importance du temps passé au travail, et la perméabilité, là encore, entre le lien « managérial » (avec ses hauts et ses bas), et les convictions citoyennes qui se forgent et évoluent à l’épreuve de la vie.

 

Cette question du « lien citoyen » était également au cœur du partage d’expérience de la formidable dynamique humaine qui anime Les Mureaux – cette cité des Yvelines qui souffrie parfois de l’image d’un passé troublé, alors que les émeutes l’épargnent désormais, et qu’on y trouve notamment – et pas seulement - un fleuron de l’industrie européenne, Ariane Group.

Car pour développer l’emploi et assurer la sécurité de tous, le choix n’y a pas été d’attendre la manne providentielle des subventions ou de renforcer toujours plus la force publique. Mais de développer les relations entre habitants, entre générations, avec les entreprises, et les visiteurs. Sur la base d’un projet commun. Quelle belle illustration de la mise en œuvre des principes que formalise la sociodynamique !

 

Et l’État, dans tout ça ?

Dans la guerre d’Ukraine, comme dans la gestion des tentations émeutières, mais aussi au travers de l’évocation de la gestion de la crise Covid-19, la place de l’État a été évoquée au cours de cette journée, en touchant là encore à la question du lien.

En Ukraine, les relations entre la population et les forces armées sont directes. Alors bien sûr, avec la guerre, les unités de volontaires ont été incorporées aux forces, dans un souci de coordination et donc d’efficacité. Mais le capital relationnel qui caractérise ce lien ne fait pas oublier la traditionnelle défiance du peuple ukrainien vis-à-vis des structures étatiques, dont certaines dérives sont encore récentes et sans doute profondes, puisque caractérisant le régime russe, post-soviétique, pas si lointain… C’est la guerre, et il faut rester unis face à l’adversité. Mais ce lien n’est pas organisationnel, formalisé. Il est humain, direct.

Quant aux Mureaux, les synergies entre les forces de l’ordre et la dynamique citoyenne demeurent sans doute à renforcer, quand les premières perçoivent la seconde comme une « concurrente » voire une remise en cause directe de son efficacité – alors qu’elle ne propose qu’une complémentarité. Là aussi, la « perméabilité » est un concept pertinent pour décrire les interfaces entre les acteurs perturbateurs, et leur environnement amical, social, et familial, qui souhaite paix et prospérité. Et rappelle donc la nécessité de créer des « liens », pour susciter des synergies face aux antagonismes, pour les traiter « autrement ».

Et le Covid dans tout cela ? La défiance perçue si ce n’est réelle des décideurs étatiques vis-à-vis de nos concitoyens a fracturé des liens déjà ténus. Face à une situation par nature pleine d’incertitudes, les pouvoirs publics auraient pu assumer la fragilité de leurs décisions. Partager la complexité de celles-ci face au risque, leur humilité face à l’inconnu. Adopter des mécanismes de gestion de crise plus fondés sur la confiance et la réactivité que sur la planification bureaucratique, souvent aveugle et brutale. Puisque le management directif caractéristique des organisations mécanistes ne peut s’exercer que très momentanément, au regard de la destruction du lien social qu’il engendre toujours.

 

La place de l’État, donc ? Sans doute pas, ou en tous cas pas seulement. Mais certainement la capacité des grandes organisations à s’affranchir des perceptions et pratiques bureaucratiques qui, toujours, perçoivent les individus dans leur silo, dans l’exécution d’une tâche, et non dans la richesse de leur dimension relationnelle : celle qui se nourrit des liens que l’on fait vivre, et qui font la richesse de nos sociétés humaines, libres et démocratiques.

Là encore, un magnifique point d’application des pratiques de la sociodynamique !

 


[1] On pourra par exemple se référer, sur ce blog, aux articles suivants :

 

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Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management, #Sociodynamique - Stratégie des Alliés

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Publié le 20 Octobre 2023

Faciliter hors des chemins battus, à l’épreuve de la diversité et de l’inclusion

La réunion européenne de l’association internationale des facilitateurs (IAF) vient de s’achever à Berlin, après quatre années d’absence dues à une crise Covid qui avait interdit puis menacé l’organisation d’un événement préparé plusieurs mois à l’avance. Quatre demi-journées d’échanges de pratiques et de travail collectif pour une centaine de « facilitateurs ». Quelques leçons tirées de ce séjour « à la plage »…

 

Se revendiquer « facilitateur », c’est accepter l’incertain et la surprise. Voire les souhaiter et même les provoquer. Car cette compétence (ce métier ?) est celle d’animer des dynamiques humaines complexes, par nature toujours différentes, et donc heureusement surprenantes.

 

L’espace comme facteur clé

Le lieu était donc inhabituel et aurait pu déstabiliser des invités moins rodés à des conditions toujours stimulantes.

Une centaine de canapés, poufs, sièges disposés en cercle, sur une plage de sable blanc… Au centre de l’Europe, à l’automne.

Ce format, typique de « l’open space », avait plusieurs conséquences, et notamment :

  • Une attention portée au travail collectif et aux interactions, plutôt qu’à une prise de notes personnelle ;
  • Une flexibilité de l’espace, pour s’approprier celui-ci, en fonction des modalités de travail du moment – parfois en déplacement, parfois en plus petits groupes ;
  • Un courage personnel rendu possible par une bienveillance de fait, lors d’une prise de parole de sa place, sans angle mort, voire depuis le centre de l’espace, seul point de stabilité puisqu’occupé par un ilot fixe ;
  • Les conséquences d’un déplacement sur le sable : plus lent quà l’ordinaire, et donc donnant et prenant le temps, moins assuré aussi et renforçant donc une vulnérabilité assumée – là encore condition de succès d’échanges sincères ;
  • Et une dimension ludique, consciente ou non, qu’il ne faut pas négliger tant elle contribue à la créativité.

Un rappel très concret grâce à ces conditions très particulières que le choix et l’organisation d’un espace de réunion n’est jamais neutre, et ne doit donc pas être pris à la légère… tout en offrant de fructueuses opportunités, en fonction du résultat attendu.

 

 

Inclusion et diversité : une nouveauté ?

Organisée par l’équipe berlinoise du « chapitre » allemand de l’IAF, la réunion témoignait, pour une bonne partie du programme, de la sensibilité propre à beaucoup d’acteurs de cette ville-État très particulière. Fière de sa « diversité », innovante, créatrice… en tous cas dans une volonté partagée de s’afficher comme telle.

Beaucoup de consultants-facilitateurs, plus engagés dans l’accompagnement des entreprises que dans celui de dynamiques « sociales » voire « politiques », pouvaient donc se demander ce qu’ils trouveraient là, au-delà de la simple curiosité qui les anime et nourrit en toutes circonstances.

Car la diversité et l’inclusion sont au cœur de leur quotidien professionnel. Puisque chaque équipe, chaque individu, sont par nature divers de par leur histoire, leurs compétences, leur tempérament, et l’organisation dans laquelle ils évoluent. Et que la compétence attendue du facilitateur – avec le retour sur investissement qu’il promet à ses clients - est de garantir « l’inclusion » de tous dans le travail collectif, pour en permettre l’efficacité et la pérennité.

 

Quel bénéfice alors à dédier un temps, par nature précieux puisque non alloué à d’autres opportunités, à rencontrer des acteurs de terrain engagés dans l’animation de communautés multi-culturelles, la réalisation d’un centre religieux pluri-confessionnel, ou l’organisation d’événements promouvant la multiplicité identitaire ?

Il y a selon moi trois réponses (mais n’hésitez pas à en suggérer d’autres) :

  • Une inspiration pour celles et ceux qui s’engagent dans ces dynamiques sociales/sociétales, dans leur quotidien, bien sûr – avec des succès et des points faibles, tous bienvenus ;
  • Une meilleure connaissance de thématiques qui animent - de façon éphémère ou durable, qui sait ? – une part plus ou moins importante des équipes et des dirigeants des entreprises que nous accompagnons. Comme, dans un domaine purement managérial, le « lean » ou « l’agile », « modes » ou apports théoriques plus ou moins durables, qu’il convient quoiqu’il en soit de connaître voire de pratiquer, afin d’adopter au moins un langage commun avec nos interlocuteurs ;
  • Et bien sûr des ponts à faire entre ces deux mondes, car l’animation de communautés professionnelles ou non se déroule toujours dans le continuum du « management des parties prenantes », du plus bureaucratique de grandes organisations jusqu’au plus chaotique et émergent de mouvements sociaux.

 

Trois leçons pour une mobilisation réussie

Et il y a trois leçons à retenir, au moins, de ces expérimentations observées :

  • Des individus clés. Tout projet difficile ne peut se mettre en mouvement, et à plus forte raison réussir, que s’il existe des femmes et des hommes prêts à s’y engager. Non pas seulement pour gagner leur vie, ou mettre en œuvre leur contrat de travail. Mais aussi parce qu’ils y croient, que quelque chose d’autre que le seul contrat les meut et que, parce qu’ils partagent ce « quelque chose en plus », ils réussiront à avancer. Sur ce dernier point cependant : ce « quelque chose en plus » repose souvent sur des convictions, des émotions. Et ce « non-rationnel » est à la fois la condition du succès mais peut aussi être la source des dissensions. Il faudra donc identifier les sources de cette énergie, et construire un moteur commun ;
  • Construire quelque chose ensemble. La réalisation commune est ce qui rassemble. Plus que la simple convergence d’idées à laquelle beaucoup s’arrêtent : le fameux « consensus » qui n’est souvent qu’un jeu intellectuel, peu engageant. Construire ensemble, c’est oser avancer, c’est aussi prendre des risques, rencontrer des difficultés, et surtout les dépasser ensemble, grâce et avec l’autre. C’est ce que j’appelle parfois, dans les projets d’entreprise, des « objets prétextes » : car peu importe la réalisation, ce qui soude le collectif pour de plus grands défis à venir, c’est d’avoir fait le chemin ensemble, de s’être découverts et d’avoir noué des relations sincères ;
  • Enfin, plusieurs expérimentations témoignaient de ce qui peut apparaître comme un facteur négligeable de succès, voire comme une modalité presque vulgaire car annexe et non intellectuelle. Prendre un repas ensemble, ou mieux : le préparer ensemble. Car nourrir l’autre, c’est bénéficier de sa confiance, c’est nouer une relation intime avec lui (vous allez regarder différemment désormais votre restaurateur…). Cette modalité commune, c’est aussi une de celles qui fait le succès, plus près de chez nous, du PTCE « Vivre les Mureaux », avec son « repas des mamans ». Réfléchissez-y. Et pensez-y aussi, lorsque vous organiserez votre projet et ses modalités : en télétravail ou en se retrouvant ?

 

 

Faut-il du courage aux facilitateurs ?

Mais la diversité / inclusion n’était pas la seule thématique de ces journées, qui visaient à aborder une question plus large : « Entrer dans des espaces plus courageux : faciliter au-delà des sentiers battus »[1].

Et si la question sociale/politique posée par nos amis berlinois demandait en effet de pouvoir apporter des réponses en termes de posture et de technique de facilitation à des thèmes délicats et des participants parfois sensibles, d’autres points d’application faisaient l’objet d’autres temps de travail et de partage.

Comme à l’habitude dans ce type d’événement foisonnant, il fallait choisir entre des ateliers simultanés.

 

Le premier que je choisis était consacré aux « rebelles » : comment identifier et faciliter une réunion lorsqu’y participe des « rebelles » ?

Ce terme est lui aussi galvaudé dans de nombreux domaines, y compris celui du management des organisations et des équipes. Pourquoi ce succès ? Sans doute parce qu’il bénéficie d’un a-priori positif, lié à la créativité, l’innovation, la liberté…

Mais dans le cas présent, il était plus abordé comme une difficulté que comme une chance. Car pour un animateur « classique » de réunions, la présence d’un ou plusieurs « rebelles » peut être un facteur d’inquiétude, de perturbation voire de « disruption » d’un programme bien établi. Y compris, cas extrême, lorsque le client est lui-même perçu par l’animateur comme un « rebelle »…

Et l’exercice visait à identifier ce qui fait un « rebelle » et peut être aussi de mieux le comprendre : par ses comportements, et ce qui peut les susciter.

 

Inclure les « rebelles », aussi

Quand il a affaire à des rebelles, et à plus forte raison si c’est le client, la vocation d’un facilitateur est de pouvoir les inclure dans la dynamique collective.

Pas facile en effet lorsque le « rebelle » répond aux caractéristiques qu’en donne Ernst Jünger dans son « Traité du rebelle »[2]… Car dans ce cas, le mot est une traduction de « Waldgänger », le coureur des bois… Proscrit, bandit, maquisard, il refuse l’autorité qu’il tient pour illégitime et choisit la solitude, voire le conflit.

Pourtant, ce comportement de retrait est fréquent dans les situations professionnelles que nous rencontrons : un participant qui ne voit aucun intérêt à une journée collective qu’il ne perçoit que comme une perte de temps, ou un dirigeant qui se prête à un exercice obligé que parce qu’il s’agit d’un « rite » de son organisation…

L’identification et la compréhension de ce qui anime ces « rebelles » est alors un préalable obligé, en effet. Car ses éléments constitueront les ingrédients d’une « recette » sur mesure : la conception d’un moment ad hoc, plutôt qu’à partir d’un modèle donné, figé. Connu, réglé et confortable. Mais rarement fécond. Répondant plus à un objectif de moyens (organiser une réunion) qu’à un objectif de résultats (avancer ensemble).

Et quand un « animateur » classique n’aura pas d’autres leviers que le recours à l’autorité ou au déni poli, qui excluent dans les deux cas la « rébellion », le facilitateur aguerri pourra tirer profit de cette énergie souvent précieuse, car motrice.

 

Cependant, cela ne signifie pas qu’il soit nécessaire de se plier aux caprices ou aux enjeux cachés de chacun, car certains ne sont pas seulement dans une attitude de critique constructive mais d’opposition radicale.

En la matière, la maîtrise de la sociodynamique pourra aider à séparer ceux qui, même avec une virulence qu’un facilitateur expérimenté pourra canaliser, sont prêts à jouer collectif, à des conditions acceptables et souvent bienvenues, de ceux qui ne jouent que leur partie personnelle.

Nul courage à cela alors. Seulement la plus-value réelle du métier de consultant-facilitateur.

 

 

« Be brave like Ukraine »

Un autre atelier était animé par trois facilitatrices ukrainiennes, exilées à Berlin en raison du conflit actuel.

Mais le point d’application n’était pas celui de la guerre, ou de la libération de leur pays. Peut-être par pudeur. Ou tout simplement parce qu’aucun des participants n’avait, a priori, la possibilité d’agir avec elles. Et pourtant…

Je reviens avec deux leçons de cet atelier intéressant.

 

La première est issue d’une première réflexion à partir du continuum entre sécurité et courage, entre confort et prise de risque.

En facilitation, une animation très attendue est rassurante – à la fois pour le facilitateur et le client. Mais dans la plupart des cas, elle est peu productive, et en tous cas peu innovante. A l’inverse, une « facilitation » laissant totalement le champ à l’improvisation se révèlera rarement productive, et parfois contre-productive car ouvrant le champ à l’expression de conflits seulement destructeurs car non canalisés.

Comme souvent, l’art est dans l’équilibre dynamique. Celui par exemple qu’offrent les « Liberating Structures » formalisées et promues par Henri Lipmanowicz, qui offrent un cadre rassurant (le fameux « safe space ») tout en permettant, grâce à cette « sécurité psychologique », une grande créativité individuelle et collective.

Par ailleurs, et plus surement qu’en cherchant le point idéal pour une séquence donnée, l’équilibre peut être atteint globalement, en alternant les moments plus « risqués », qui permettent d’innover, comme ceux plus « sûrs » qui offrent un peu de répit et, aussi, une possibilité d’analyse, de modération après coup, de formalisation. La fameuse association créative du « cerveau du lièvre » associé à « l’esprit de la tortue »[3].

 

La deuxième est celle du pouvoir des métaphores.

On cherche parfois, pour trouver un accord, à vouloir trouver le terme adéquat, précis. C’est parfois possible. Parfois mais rarement, et sans doute jamais lorsqu’il s’agit de situations complexes humainement.

Parce qu’elles sont des formes dont la compréhension est floue, les métaphores sont des « objets-frontières » puissants. Car c’est dans cet espace de flou que s’opère la conversation, avec soi-même et avec l’autre. Cette conversation qui crée le lien. Le préalable indispensable à la résolution partagée de situations difficiles.

 

Les Sécessions, entre diversité et inclusion

Enfin, parce que ces temps de développement professionnel peuvent aussi permettre de découvrir, au hasard des circonstances, le cadre de vie de nos partenaires et d’autres opportunités, j’ai eu la chance de visiter l’exposition «Secessionen, Klimt, Stuck, Liebermann»[4] à la Alte Nationalgalerie.

Et ce fut une opportunité non programmée de poursuivre ces réflexions autour de la diversité et de l’inclusion.

Les « Sécessions », c’est l’émergence, sur une même période de temps et dans les trois métropoles de Berlin (en 1899), Munich (en 1892) et Vienne (en 1897), de mouvements artistiques en rupture avec les écoles « classiques »… des rebelles, donc, qui créent des évènements communs.

A posteriori, et parce que sans doute il est plus facile de trouver des stars, on identifie à Vienne Klimt et son Jugendstill, le symbolisme de Von Stuck à Munich et l’impressionnisme allemand avec Max Liebermann à Berlin.

Mais ils faisaient tous partie, comme d’autres, et comme leurs invités européens à ces événements, d’un même mouvement artistique fécond[5], placé sous l’égide de Pallas Athena, déesse protectrice des arts. Mais aussi, dans la mythologie européenne, déesse de la sagesse, de la stratégie militaire, des artisans et des maîtres d’école…

Tout un symbole aujourd’hui de ce qui rassemble l’Europe, dans sa diversité.

 

 

[1] “Entering braver spaces. Facilitating beyond beaten tracks”

[2] Ernst Jünger, « Traité du rebelle ou le recours aux forêts ». Seuil, 1986

[3] Guy Claxton, « Hare brain, tortoise mind ». Ecco, 1999

[4] L’exposition en 30 secondes : https://youtu.be/Jv2JQPpFQ8E. L’exposition se tiendra aussi à Vienne de mai à octobre 2024.

[5] Ralph Gleis, « Foreword to the exhibition », dans le catalogue de l’exposition, Hirmer Publishing

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Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management, #Social change

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Publié le 3 Octobre 2023

Les temps du changement

Lorsqu’on accompagne une organisation, une équipe ou un individu, la question du temps revient souvent dans les conversations, les interrogations, les doutes...

Combien de temps faudra-t-il pour « changer » ? Y a-t-il urgence ? Ou au contraire, cela ne se fera-t-il jamais et faut-il l’accepter (l’éternité plus un jour, comme certains le disent d’une grande entreprise nationale…). Ou bien faudra-t-il se séparer de l’entité ou de la personne concernée, puisque le changement attendu ne se produira pas ?

 

Nos sociétés vivent de plus en plus dans l’instant. L’instant de la communication, ou plutôt celui de l’information. Car pour communiquer, il faut être au moins deux à consacrer de l’attention, à souhaiter une relation. On veut avoir de l’information, tout de suite. Et que celle que l’on envoie soit prise en compte, tout de suite aussi.

Pourtant, le temps n’est pas seulement celui de l’instantanéité.

 

Le temps est une ressource subjective

Cas extrêmes de l’activité humaine puisque touchant à la vie même des individus et des sociétés, les activités militaires vivent, comme beaucoup d’autres, la tension entre l’urgence du court terme et la nécessité de la durée. Une tension mais aussi une incompressibilité que le « Caïd » du 1er Régiment de Tirailleurs décrit avec talent (ceux qui ont lu ses ouvrages ont pu apprécier la qualité de sa plume) dans le dernier numéro de la revue Inflexions, éditée par l’Armée de terre.

Jean Michelin y décrit trois temps.

Il y a le temps de la manœuvre, dans lequel le temps est une ressource que l’on échange : « une manœuvre de freinage consiste à échanger du terrain contre du temps ; adapter la vitesse de progression des unités revient à troquer du temps contre de la sûreté ».

Il y a le temps de l’homme et de l’expérience, que l’on investit : « le temps est, là aussi, un objet incompressible que l’on accepte d’investir pour obtenir une ressource humaine correctement armée pour faire face aux défis de ses emplois à tous les niveaux ».

Et puis il y a le temps du capacitaire, celui qui rythme la conception et la production des nouveaux équipements, et qui fait l’objet de jugements : « ce sont (les subordonnés), désormais, qui sont les plus impatients de recevoir tel nouveau véhicule, tel nouveau fusil, qui s’agacent des lenteurs jugées bureaucratiques et donc irrecevables dont font preuve leurs chefs (…). Ces mêmes soldats qui fulminaient hier dans leur patrouille au milieu du désert contre les exigences de leurs supérieurs… ».

Trois dimensions donc : une ressource que l’on échange, contre des éléments physiques (le terrain) ou non (la sécurité), que l’on investit. Et qui possède une valeur subjective forte, propre à chacun.

 

Le temps est une ressource rare car incompressible, certes. Mais si dans les entreprises, on peut parler, à tout niveau, des contraintes budgétaires, on considère rarement la valeur ajoutée du temps, qui ne se mesure pas qu’à l’aune d’un chronomètre ou d’une « timesheet ». Trop souvent, c’est seulement une contrainte « matérielle » qui permet d’établir un planning le plus rationnel possible. Au risque de négliger la valeur de sa dimension subjective, propre à chacun. Celle du dirigeant comme celle de l’exécutant.

Car le temps est à la fois celui des organisations et celui des hommes, celui des projets et celui des perceptions. Et trop peu souvent, on réalise que « le seul maître du temps, c’est son premier usager, c’est-à-dire toujours le plus petit échelon. (…) Celui qui va peut-être prendre le temps – rien du tout, cinq secondes – d’observer une biche traverser la route (pour) savoir si ces cinq secondes lui permettront de déceler un mouvement qui annonce une embuscade ou si, finalement, c’était juste une biche qui passait »[i].

Et si le « plus petit échelon » est le maître sur la route, le décideur l’est au plan stratégique. Il se doit donc de pouvoir faire, lui aussi, le choix des « cinq secondes » (qui dureront certes plus longtemps…).

 

Le temps des managers

Dans les entreprises, d’aucuns sont tentés d’aligner le temps des hommes sur le temps des organisations, en commençant par le leur, au risque de s’épuiser. Et d’oublier leur plus-value.

Car qui ne connaît pas, dans son entreprise ou dans une autre, l’incapacité des décideurs qu’ils côtoient ou qu’ils sont, à dégager du temps ?

Pour prendre du recul, travailler à demain. Et plus souvent que deux fois dans l’année, lorsque la pression du quotidien s’allège, au début de l’été ou après la clôture du budget.

Et tout simplement au quotidien, en dépit d’un agenda qui structure la totalité de leur temps disponible, pour passer à la machine à café, s’arrêter à un pot de départ, ou répondre à une sollicitation dans les couloirs… Pour prendre le pouls, s’informer, changer de perspective, donner quelques signes de reconnaissance aussi. Ou bien faire face, sereinement, aux inévitables imprévus.

 

Ces managers privés de leur liberté d’affecter leur temps connaissent-ils, à l’instar de l’écrivain face à la page blanche, l’angoisse des heures libres ?

Se sentent-ils redevables, vis-à-vis de leur hiérarchie ou même de leurs équipes, d’une justification de leur plus-value qui ne pourrait s’exprimer que par une surcharge permanente ? Tout comme certains demandent à leurs équipes en télétravail de justifier de leur « production » en s’assurant de leur temps de connection ?

Ou ont-ils oublié qu’ils sont aussi, au moins en partie, des « créateurs » ? Et les animateurs de dynamiques collectives qui se nourrissent d’interactions, conditions indispensables des productions collectives.

Ces « décideurs » (car s’ils ne décident pas de l’affectation de leur temps, que décident-ils ?) devraient plus souvent considérer leur temps comme une ressource. Et donc un élément à même d’être source d’interactions. Quantitativement et qualitativement.

 

Le temps de la résistance au changement ?

Mes interlocuteurs me demandent souvent s’il est possible de changer quelqu’un, et donc la situation collective dont la personne est partie prenante. Ou le collectif lui-même, car la complexité des situations ne repose jamais sur un seul « coupable » (même si beaucoup cèdent à cette tentation et accompagnent la question d’une forme de résignation, donnant ainsi le sentiment qu’ils sont convaincus qu’« on ne change pas »).

 

Pour le consultant que je suis et ses clients, cette question du temps peut être aussi source d’ambiguïté voire d’inquiétude…

Pour le consultant, réussir vite, c’est à première vue se priver de ressources durables. Mais c’est aussi démontrer son efficacité. Faut-il alors privilégier le court ou le long terme ?

Et pour le client qui s’inquiète légitimement de ses budgets et donc recherche un résultat rapide, changer trop vite l’organisation, les pratiques, cela peut être aussi source de précipitation voire de rupture…

Il faut donc trouver l’équilibre. Et ceux que j’accompagne connaissent ma recommandation : obtenir des résultats rapides tout en s’inscrivant dans une relation durable.

 

Et en ce qui concerne la capacité de chacun à changer, le docteur Patrick Clervoy donne dans le même numéro d’Inflexions, en s’appuyant sur une étude de trois psychologues américains, des raisons d’être optimiste quant à la fameuse « résistance au changement ».

Sensibles à l’idée d’une « fin de l’histoire », nous penserions qu’il existe un moment où les choses n’évoluent plus : « la conclusion est que, d’une manière générale, chaque personne sous-estime sa capacité au fil des ans. Nous sommes incapables d’imaginer que nous serons dans le futur différents de ce que nous sommes aujourd’hui. Nous négligeons l’idée que nous nous serons transformés pour nous adapter »[ii]. Et bien entendu, si nous n’en sommes pas capables nous-mêmes, alors pourquoi les autres le seraient-ils ?

Et ce que précise cet article, c’est que cette difficulté à « résister au changement » n’est pas seulement liée aux changements d’habitude attendus, mais à un réflexe paradoxalement salutaire. Car se projeter dans l’inconnu est pour beaucoup anxiogène. Alors que la « stabilité » d’une situation qui ne change pas permet de se donner un point de référence. Ce scepticisme face au changement n’exprimerait donc pas un refus, mais le très classique inconfort face à l’incertitude.

 

C’est pourquoi le temps du changement ne peut être seulement celui d’une planification rigide, mais surtout celui d’une conversation régulière et sincère, pour piloter et naviguer entre les inévitables grains qui apparaitront sur le chemin.

 

Ne pas créer de sentiment d’urgence

C’est aussi pourquoi, en matière de conduite du changement et au regard de cette tension entre la précipitation et l’éternité, il est étonnant de continuer à voir professées sans beaucoup de réserves, dans les formations dédiées à cette thématique, les recommandations de John Kotter. Et en particulier la première, qui est d’« établir un sentiment d’urgence ».

On comprend l’intention, qui est de susciter un « besoin de changer ». Mais manage-t-on vraiment bien sous la contrainte, et en particulier en manipulant les peurs ? Celles de l’incertain voire de l’inconnu, mais aussi celles des conséquences des transformations attendues ou imaginées – car lorsqu’on ne sait pas, on image souvent le pire…

 

Parfois l’urgence existe. Quand un enfant traverse la route et qu’il va se faire renverser, nul temps pour tergiverser et tenter une action de pédagogie. Quand sous le feu, le danger est présent, bien sûr il faut agir de façon déterminée et coordonnée.

Mais lorsque la crise dure – et tout changement est une « crise », comme tout changement dans les organisations un processus qui demande au moins un peu de temps -, le management directif, autoritaire et isolé, n’a ni légitimité ni efficacité.

Il justifie peut-être le pouvoir d’un « homme providentiel » (le terme étant aussi déclinable au féminin), qu’il soit le dirigeant ou son conseil. Mais il ne conforte pas son autorité, et encore moins sa légitimité.

De plus, le management directif qui accompagne le recours à l’urgence crée toujours des fractures, dans les relations interpersonnelles comme dans le corps social. Des fractures qui demandent toujours, ensuite, d’investir du temps et de l’énergie pour retrouver de la concorde voire de la confiance – quand il n’est pas trop tard.

C’est pourquoi cet appel à l’urgence systématique n’est ni éthique ni efficace.

Et il est inadapté à un monde dans lequel les ressources, humaines comme matérielles, sont rares et donc précieuses. Des ressources qu’il ne faut pas les brûler mais dont il faut prendre soin.

Des ressources temporelles dont on peut parler, en transparence, au même titre que de celles des finances.

 

Le temps de la créativité

Cependant, refuser l’urgence systématique n’est pas pour autant faire un plaidoyer pour le « laisser aller, laisser faire ».

 

Faisons un court détour par le dialogue entre le musicien Karol Beffa et le mathématicien Cédric Villani[iii].

Tous deux confrontés aux enjeux de la création, ils semblent converger à propos de la contrainte temporelle, en dépit des différences de leurs spécialités.

Le temps de la recherche peut justifier le temps long : « je conçois qu’il puisse y avoir, pour la collectivité, un intérêt à payer un chercheur scientifique pendant plusieurs années même s’il ne produit rien, car on estime que ce qu’il produira un jour pourra être d’une importance exceptionnelle ».

Mais la création artistique doit, elle, obéir à d’autres règles : « On voit mal quel intérêt collectif il y aurait à accorder une rente à un compositeur, ou plus généralement à un artiste, indépendamment de ses projets créatifs ».

Un point de vue qui s’oppose donc à celui de tenants de fonctions « créatives », ou affirmées comme telles, qui appellent parfois à une absence totale de contraintes. Dans l’idéal financières, même si ce monde ne le permet plus. Et au moins temporelles (ce qui souvent revient au même, quand les intéressés sont rémunérés).

 

Alors pourquoi ce détour ?

Un dirigeant d’entreprise n’est assurément pas un « chercheur » du temps long. Mais il doit être un « créateur », dans un ensemble de missions qui dépassent, temporellement, le pilotage du quotidien.

Une fonction créatrice que beaucoup négligent.

Parfois parce qu’une organisation impécunieuse ne leur demande que de l’exécution. « Impécunieuse », car pourquoi rémunérer quelqu’un qui ne ferait que consolider des tableaux de reporting et relayer des consignes précises, à l’heure de la communication instantanée et du « big data » ?

Mais aussi parce qu’ils peuvent l’avoir oublié eux-mêmes. Et donc ne plus y consacrer le temps adéquat.

Un temps compté, certes, mais particulier.

 

Le lièvre et la tortue

Vous connaissez sans doute John Cleese, un des piliers des Monty Python, cette troupe particulièrement créative (mais peut-être est-ce une référence oubliée car datée, ce qui serait dommage).

Dans son livre « Creativity »[iv], et dans plusieurs interventions destinées à des décideurs économiques[v], il affirme que le temps représente deux des quatre clés de la créativité : l’espace, le temps, le temps et l’humour.

Pourquoi deux fois ? Parce qu’il recommande, pour déployer sa créativité, l’alternance entre le cerveau du lièvre (« Hare brain ») et l’esprit de la tortue (« Tortoise mind »).

Celui du lièvre est analytique, celui de la tortue fonctionne par émergence, par images, par analogies… Et c’est l’association des deux qui permet à la fois de permettre la créativité productrice.

 

Se donner du temps, pour recourir à celui de la tortue, y compris en garantissant la sérénité du moment avec l’utilisation du premier levier : l’espace. Un bureau fermé, une plage, une forêt… Pour laisser l’esprit vagabonder.

Mais donner aussi des contraintes à ce temps créatif pour passer en « mode lièvre » et faire régulièrement appel à l’esprit analytique qui cherche des justifications, des données, teste la cohérence de l’ensemble…

Y compris, lorsque la complexité d’une situation vous tétanise, en acceptant, sous la pression du lièvre qui attend la production finale, la « panique » (« get your panic in early »). Pour se donner plus d’énergie. Mais à la différence de Kotter, pas pour les autres. Pour soi-même.

Et surtout en alternant les deux.

 

Le psychologue Mihaly Csikszentmihalyi fait l’éloge du « flow » (dans l’idée d’un temps moins maîtrisé). Et pour lui, la créativité fait appel à cinq temps (préparation, incubation, idée, évaluation, élaboration). Et à la différence du chercheur en psychologie, John Cleese connaît aussi les nécessités de la production en un temps contraint.

Mais tous deux s’accordent pour décrire le processus créatif comme « plus récursif que linéaire »[vi] - et cette caractéristique temporelle est la plus importante.

Car c’est bien la combinaison des deux temps, et des deux modalités, qui permet une créativité au service des autres. Pas l’affrontement entre les deux.

Et Cleese de rappeler les mots d’Einstein : « Les mots ou le langage, qu’ils soient écrits ou parlés, ne semblent jouer aucun rôle dans les mécanismes de la pensée. Les entités psychiques qui semblent servir d’éléments à la pensée sont certains signes et des images plus ou moins distinctes qui peuvent être reproduites et combinées « volontairement » … Cette combinatoire semble être une caractéristique essentielle dans la pensée productive – avant qu’il n’y ait un lien avec une construction logique à travers des mots ou d’autres sortes de signes qui peuvent être communiqués aux autres »[vii].

 

La vraie créativité, ou en tous cas celle qui répond à des enjeux forts, ne peut donc que rarement être exprimée « à chaud », dans l’instant, lorsqu’il faut en communiquer aux autres les résultats immédiatement. Il faut le temps de l’élaboration. Puis celui de la formalisation. Et souvent celui de nouveaux développements, avant de revenir à l’esprit analytique.

 

Cette créativité entretenue doit donc être pratiquée sur le court terme, en alternant des heures « tortue » et des heures « lièvres ». Mais aussi, pourquoi pas, sur le temps d’une vie professionnelle.

C’est en tous cas, en creux, une des recommandations de Karol Beffa et Cédric Villani qui avancent que l’apprentissage gagne à être réalisé sous contraintes de temps. Et en particulier lorsqu’ils promeuvent les avantages des classes préparatoires, dans les domaines scientifique comme littéraire, pour « se frotter à quantité de domaines sans avoir à se spécialiser trop tôt » … Une période dense qui permet de créer des bases solides pour être prêt à prendre des risques : car « c’est avec l’arbre, symbole de stabilité, que l’on construit la pirogue, symbole d’évasion »[viii].

Et c’est sans doute, pour revenir au fait militaire, un des intérêts de l’alternance entre « temps opérationnel » et « temps d’état-major », (ou de formation). Quand, dans l’entreprise, le temps des opérations est souvent celui des premières années quand celui qui suit peut demeurer, pour toujours, dans le pilotage.

Un « pilotage » dans lequel la plus-value des cinq secondes prises sur le chemin, pour s’interroger sur l’importance d’un signal faible, est souvent oubliée.

 

Le temps de la conversation

Pour trouver le bon équilibre de l’allocation du temps dans l’entreprise et pour soi-même, il ne faut donc pas rechercher la négociation ou l’arbitrage, qui se traduisent trop souvent par la domination d’un temps sur l’autre. Et souvent celui de l’organisation sur celui des hommes. Mais une cohabitation, en alternance et par complémentarité.

 

Le premier pas pour y parvenir est sans doute de passer par l’exercice de la « chronostructure ». Prendre conscience du temps qui passe et que l’on affecte, ou dont on est dessaisi. Volontairement ou non. Afin de réaliser la plus-value de chaque assignation de cette ressource.

Le deuxième est pouvoir librement parler du temps que l’on échange, que l’on investit, que l’on consacre à la production créative… Un temps qui a une valeur économique certes, mais aussi une valeur subjective voire affective. Et dont la maîtrise, ou son absence, pourra conduire à la frustration, ou au contraire à l’engagement volontaire.

 

Une conversation plutôt qu’une négociation, que l’on perçoit trop souvent comme la victoire de l’un sur l’autre.

Une conversation avec soi-même, y compris avec un sparring partner. Mais aussi avec les autres, lors de temps dédiés, à l’occasion de moments forts, ou tout au long de l’année. Spécifiquement ou « par hasard ».

 

Et si nous prenions le temps d’en parler ?

 


[i] Jean Michelin, « L’incompressibilité du temps ». Inflexions n°54, « Le temps », 2023

[ii] Patrick Clervoy, « La difficulté à envisager l’avenir ». Inflexions n°54, « Le temps », 2023

[iii] Karol Beffa et Cédric Villani, « Les coulisses de la création », Flammarion, 2015

[iv] John Cleese, « Creativity. A short and cheerful guide », Hutchinson, 2020

[v] La plus célèbre, et discutée, est : « John Cleese on creativity in management”, 1991, https://youtu.be/Pb5oIIPO62g?feature=shared

[vi] Mihaly Csikszentmihalyi, « La créativité. Psychologie de la découverte et de l’invention ». Robert Laffont, 2006. Edition originale « Creativity », Harper Collins, 1996.

[vii] John Cleese, « Creativity », op cit.

[viii] Karol Beffa et Cédric Villani, op. cit.

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Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management, #Lectures, #CIMIC

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Publié le 4 Mai 2023

(c)unfauxgraphiste / penseuretoile

(c)unfauxgraphiste / penseuretoile

Il y a un peu moins d’un an, la revue de réflexion de l’Armée de Terre, Inflexions, intitulait son numéro 50 « Entre virtuel et réel » [1].

Après une année de cette guerre en Ukraine, qui se déroule avant tout dans le réel des territoires et des peuples européens, mais aussi dans les imaginaires, au travers des médias et des réseaux sociaux, c’est toujours évidemment d’actualité. Et, publiée après le salon Vivatech 2022, qui mettait en avant (mais pas seulement) les espaces de « réalité virtuelle » et autres « verses », cette approche croisée de civils et de militaires apportait un éclairage intéressant à ces problématiques au cœur de nos entreprises, et de nos sociétés.

Depuis, la question du rapport à la réalité a été reposée avec la diffusion au grand public d’outils comme ChatGPT, Dall-E, ou MidJourney ; ou les souhaits d’arrêt des recherches sur l’intelligence artificielle.

 

Un appel à la vigilance

J’avais été frappé, dans plusieurs articles de ce numéro d’Inflexions, par les réticences et les appels à la précaution que plusieurs exprimaient.

Non pas que ces professionnels de la guerre – qu’ils la pratiquent ou qu’ils la pensent – soient hostiles aux nouvelles technologies. Car les principaux freins à l’adoption d’innovations par les armées sont financiers et industriels, plutôt que dus à un manque d’appétence et d’usages.

Mais parce que, au cœur d’engagements paroxystiques de la condition humaine et confrontés aux dimensions psychologiques et cognitives des conflits, ils connaissent les risques et les fragilités de ce qu’on décrit comme « virtuel ».

Des facteurs que les entreprises connaissent aussi – toutes proportions gardées - dans leur quotidien, et en particulier depuis qu’il faut « faire avec » les nouvelles habitudes ancrées à l’occasion de la crise Covid.

Des habitudes qui touchent plus à la « mise à distance » qu’au « virtuel », certes. Mais n’est-ce pas, dans les deux cas, une mise à distance du réel, et un refus d’une pleine relation ?

 

Le virtuel : une crise du sens, et une passion triste

Un premier message fort du numéro d’Inflexions était une mise en garde contre la fuite devant le réel. Ce que Patrick Clervoy appelle « l’effet fauvette » : « il existe chez l’homme une tendance à préférer un virtuel bien ficelé aux évidences de la réalité ».

Et pour Arnaud Chevreul, c’est parce que « l’aversion pour l’incertitude ainsi que la volonté de maîtrise et de contrôle ont toujours joué un rôle majeur dans le recours à l’irréel…(…) (la réalité virtuelle) permet d’aider à décider et diminuer le risque, mais aussi de légitimer une action et d’avoir le sentiment d’être à l’abri dans sa décision ».

Quand Eric Letonturier écrit que, « la déréalisation qu’apporte le virtuel est à lire comme un soulagement à notre indisposition à accepter, à affronter et à surmonter le réel et la vie tels qu’ils sont.(…) C’est donc une crise du sens que dévoile cette passion triste de nos contemporains pour le virtuel. »

Dans le cas du virtuel, c’est une « irréalité ». Mais la « relation » à distance, c’est aussi une façon de se mettre « à l’abri ».

La fascination pour les nouvelles technologies numériques n’est pas nouvelle. Et elle peut être justifiée, tant elles transforment nos vies, profondément. Mais elle ressemble trop souvent à des fantasmes – dont il paraît qu’il ne faut pas les réaliser.

Alors cela fait bien sûr le bonheur de marchands de rêves, ou plutôt d’outils magiques.

Il y a dix ans, c’était la mode des « réseaux sociaux d’entreprise », terme qui rebondissait sur le terme émergent de la « RSE » (responsabilité sociale d’entreprise) et sur le développement à grande vitesse des réseaux sociaux grand public. La promesse de ces plateformes numériques d’alors : tisser des liens entre les collaborateurs des entreprises…

Aujourd’hui, on met en avant des outils créateurs de contenus à partir d’une IA (à laquelle on doit néanmoins donner des instructions très précises).

Faute d’avoir réussi à « virtualiser » la relation entre humains, propose-t-on une relation des hommes aux machines ? C’est sans doute plus simple car plus réducteur. Et côté concepteurs, c’est du pain béni.

Car le modèle économique des outils numériques est celui de rendements à forte croissance. A la différence de la production industrielle où la fourniture de produits aux clients nécessite des coûts de fabrication et de distribution, celle des produits numériques devient marginale. Plus encore que dans l’économie physique, le gain d’une clientèle supplémentaire est à même de garantir le jackpot… d’où la course que l’on a connu aux start-ups « technologiques », dont on pouvait se demander la plus-value sociale, et aux « bulles » de cette économie. Surtout pendant une période à taux d’intérêts négatifs, pendant laquelle il était plus intéressant de se « débarrasser » d’un capital que de le conserver…

Mais du côté des utilisateurs ?

Utilise-t-on un outil ou un autre (mail, sms, WA, Teams…) pour le seul plaisir de l’usage, ou bien par défaut, lorsque le temps manque ou en raison de l’éloignement, mais qu’on préférerait directement échanger avec son interlocuteur ?

Un outil a-t-il jamais donné du sens, et donc nourri l’envie d’une relation ?

 

Des interactions à distance et du sens au travail

C’était d’ailleurs une des thématiques issues de l’étude que nous avions réalisée en 2020, à la veille du 50ejour de confinement, seuil dont les sous-mariniers nous disent qu’il est crucial, psychologiquement. Une période qui avait conduit à une généralisation rapide des pratiques « d’interactions virtuelles » et du « travail à distance ».

Quatre leçons s’en dégageaient :

  • Plutôt une surprise de s’être plutôt bien adaptés à ce moment inédit – même s’il apparaît désormais que des fractures inconscientes ou niées, et non prises en compte, ont encore des conséquences importantes, individuelles et relationnelles ;
  • Mais avec la conviction que l’homme étant avant tout un animal social, émergeait l’envie forte de se revoir « en vrai » - et le retour depuis à des rencontres « réelles » en témoigne. Même s’il est intéressant d’observer les circonstances ou les « cultures » de certaines entreprises, ou de certains acteurs, qui conduisent à poursuivre les réunions en visio-conférences quand d’autres privilégient, autant que possible, les rencontres physiques ;
  • L’envie forte de changer quelque chose dans sa vie, en particulier dans l’équilibre vie personnelle – vie professionnelle. Et on peut, dans le quotidien de nos équipes, constater que cette détermination ne s’est pas affaiblie, pour beaucoup en tous cas ;
  • Et que, et ceci était sans doute lié au point précédent, les entreprises étaient très attendues sur leur capacité à donner du sens au travail de chacun.

Alors, si la seule interposition d’écrans remettait en question le sens au travail – voire le sens de l’existence -, qu’en sera-t-il de la déshumanisation des interactions, avec l’usage des nouveaux outils s’appuyant sur « l’intelligence artificielle », qui suscite aujourd’hui beaucoup de curiosité, et sans doute autant de fantasmes que de craintes ?

Sera-ce un appui pour la création ?

En sous-traitant à une machine apprivoisée (car il faut en apprendre la maîtrise) les parties les plus répétitives, ou les plus attendues, pour consacrer son temps à une valeur ajoutée recentrée ou déplacée ?

Ou bien une accélération de la fuite du réel ? En apportant des réponses toutes faites à des sollicitations académiques ou professionnelles auxquelles on ne trouve pas de sens… ou en se réfugiant dans une satire permanente du quotidien, auquel on se résout plutôt que de s’engager, pour éventuellement le changer, ou au moins tenter de l’infléchir ?

Pour les amateurs de musique, nous recommandons, sur ce thème de la création, l’écoute du podcast réalisé par le SNEP que préside Bertrand Burgalat, Radio Nova et Les Inrockuptibles, « Aux studios – Les dessous de la musique », à l’occasion des 100 ans de la musique enregistrée[2]. Quand les évolutions technologiques peuvent être « apprivoisées » par ceux qui veulent conserver le mystère de la créativité, et laissent toute la place à l’humain… quand ceux qui ne recherchent que la répétition, le volume et la rentabilité, laissent la main aux machines, aux automatismes…

 

L’esprit contemple, le corps interagit

Car une deuxième idée développée dans le numéro d’Inflexions était celle de la relative mais intrinsèque inefficacité des systèmes virtuels.

Alors bien sûr, ils sont utiles, en particulier à l’entraînement. Pour faire et refaire, à moindre coût et moins d’impacts sur les corps et l’environnement physique, des gestes à acquérir.

Mais ils n’égalent pas la « réalité » du monde physique.

Pas plus que, dans le monde de nos entreprises, les sessions de formation « en ligne » n’apportent la même qualité d’apprentissage que les sessions affreusement dénommées « en présentiel ».

Antoine Bourguilleau est un spécialiste des « wargames ». Au-delà des produits ludiques que l’on peut trouver sur le marché, ce sont, et ceci depuis deux siècles, des dispositifs extrêmement utiles pour former les chefs militaires. Et il affirme qu’il est indispensable de dépasser la tentation d’abandonner les « jeux » physiques pour leurs avatars numériques car « son informatisation (de la guerre) aurait pour effet de faire disparaître sous un vernis technologique toutes ses approximations en donnant aux utilisateurs une fausse impression de « réalisme », quand nous souhaitons précisément que ces approximations soient visibles et critiquables ». Quand la « friction » de la guerre s’avère ne pouvoir être totalement numérisée…

Et, pour illustrer cette situation, on pourra retenir la très jolie formule de Laurie Bonin et Julie Corver selon lesquelles « tandis que l’esprit contemple l’œuvre, le corps interagit avec celle-ci, provoquant une déferlante de sensations et d’émotions ».

Chacun d’entre-nous a eu l’occasion, avant la crise Covid pour certains, et depuis pour un très grand nombre, de participer à des sessions de « visio-conférence », dont certaines pouvaient faire usage d’outils dits de « facilitation » - transpositions dématérialisées d’outils très physiques.

Et les personnels de grandes entreprises avaient sans doute fait l’expérience, avant la pandémie et depuis des années, de « téléconférences », à l’occasion desquelles les « grands chefs » partageaient un certain nombre d’informations… et pendant lesquelles il était possible de démontrer des talents « multi-tâches »…

Avec la visio-conférence démultipliée par les nouveaux outils et les nouvelles pratiques, béquilles de la mise à distance imposée, l’image a pu donner l’impression d’une proximité retrouvée… jusqu’à ce que le nombre de participants rende patente l’impossible interaction à distance, et que d’ailleurs les caméras s’éteignent, permettant à nouveau cette merveilleuse ubiquité…

 

Le management à distance, une quête impossible ?

Notre deuxième enquête de la période pandémique avait porté sur le télétravail, à la rentrée de septembre 2020.

Et si on voyait déjà apparaître le souhait de pérenniser les deux jours de travail qui seraient formalisées lors des négociations qui suivraient, dans les entreprises et les organisations, les réponses exprimaient que ce travail à distance devait absolument être accompagné d’une évolution des pratiques managériales, car chacun pouvait, intuitivement ou par la pratique, mesurer les limites de la relation à distance.

Pas nécessairement pour ceux qui estimaient que leur travail, plutôt fait de production individuelle, « en silo », pouvait se passer (et pour certains, devait, en tous cas de leur point de vue) du regard et de l’intervention des autres.

Mais pour tous ceux dont la « production » (et le sens du travail) tient aussi aux interactions, dans la conception comme dans la mise en œuvre.

Et c’est l’échec de la prise en compte de cette « condition d’adhésion » qui apparaissait de nouveau, et majoritairement, dans notre troisième et dernière étude de cette période de pandémie, après les « couvre-feux » et à la veille du confinement de fin d’année : la claire affirmation d’un désengagement professionnel et d’une fragmentation des dynamiques collectives. En tous cas pour ceux qui accordaient de l’importance aux interactions, soit par affinité personnelle, soit au regard de la nature de leur « production » professionnelle, qui nécessite pour des échanges et de l’intelligence collective.

Car le télétravail est une véritable « mise à distance » de l’autre.

Sur ce sujet, Anne Muxel[3], directrice de recherches au CNRS (Cevipof/Sciences Po), cite une étude d’Alain et Dominique Schnapper qui distinguent les « activités d’exploitation » et « les activités d’exploration » : « le caractère inséparable des savoirs et des relations interpersonnelles qui caractérisent l’entreprise impose des modalités de collaboration entre les collaborateurs dont la forme peut évoluer, mais qui ne peuvent être entièrement assurés par l’intermédiaire des écrans ».

Tout comme Hannah Arendt, citée par Anne-Sophie Moreau à laquelle Anne Muxel fait référence, qui écrivait dans la Condition Humaine, à propos des activités humaines, que « l’action n’est jamais possible dans l’isolement. Être isolé, c’est être privé de la capacité d’agir ».

Alors, si la mise en distance est un isolement, qu’en est-il de l’abandon dans des mondes virtuels ?

Presque trois ans après, on peut sans doute remarquer que le « management à distance » ne s’est installé dans les habitudes qu’en s’organisant au moment des temps de présence au bureau.

Était-il possible de se « former » au management à distance ? Certains cabinets de formation avanceront sans doute que oui. Pour notre part, nous n’y croyons pas, pour avoir observé, avant la pandémie, les pratiques de grandes entreprises internationales multisites qui disposaient pourtant des moyens technologiques adaptés aux rencontres par écran interposés et des moyens de développement professionnel conséquents, mais continuaient à privilégier, à fréquence régulière, les rencontres « réelles ». Et les observations sociologiques et philosophiques précédentes confortent ce sentiment purement expérientiel.

Le « management » n’est pas seulement la gestion de ressources. Car ainsi que le rappelle André Torre, cité par Anne Muxel, « une partie importante des interactions entre êtres humains passent (…) par les attitudes, les expressions faciales, les phéromones, la convivialité autour d’un verre ou d’un repas et ne peuvent se reproduire qu’imparfaitement à distance ». Il s’agit donc de créer du lien, de susciter et d’animer des interactions.

Alors, depuis la fin de l’alerte sanitaire (voire dès après la première période de « tétanie »), nous constatons aussi que le choix des modalités des interactions peut être considéré comme un indicateur d’engagement.

Pour échanger rapidement, on peut s’appeler – ainsi qu’on le faisait avant (et pourquoi activer la visioconférence, qui empêche la déambulation et consomme une énergie inutile ?).

Mais pour interagir vraiment, et si on a le choix, il faut se revoir, et pas seulement par écran interposé… Car il est aussi possible qu’une pleine interaction ne soit pas vraiment souhaitée (l’écran reprenant alors sa signification initiale de cloison). Et dans ce cas la modalité de la « rencontre » devient alors un « dévoilement » de la qualité perçue et attendue de la relation, ou de l’absence de celle-ci.

 

La quête des sens, aussi…

Car la communication n’est pas seulement affaire de regard – et ceci d’autant que, avec les nouvelles technologies ayant recours à l’IA, le « regard » peut être « recadré » artificiellement, pour donner l’impression d’un contact direct, et non décentré par rapport à la caméra. Mais puisque tout le monde saura que ça existe, on peut prédire que, paradoxalement, l’authenticité de l’interaction en patira directement. Sans négliger la possibilité, au-delà du regard, que la totalité de « l’individu » à l’écran soit artificielle…

Pourtant, l’image a été beaucoup mise en avant par les producteurs d’outils numériques pour promouvoir des usages garantissant un équivalent de la rencontre physique… Et cela tient sans doute aussi, en plus de l’opportunité économique de l’échelle de rentabilité, à la prédominance historique du regard, parmi les cinq sens.

Il y a sept ans déjà, le numéro 74 de la revue Hermès, dédiée à la cognition, la communication et la politique, était intitulée « La voie des sens »[4]. Avec pour objectif, selon les mots de Dominique Wolton, de « dépasser l’apparente victoire, aujourd’hui, de la vue et de l’ouïe, renforcés par la domination des écrans. Revaloriser le toucher, le goût et l’odorat dans toutes leurs dimensions ».

Pour Eric Letonturier et Brigitte Munier, « la hiérarchie sensorielle occidentale est un choix civilisationnel ». Et même si Aristote en avait conçu un sixième, le « sens commun », « voué à opérer la synthèse des autres organes sensoriels », des penseurs plus récents, comme Kant ou Simmel, constateraient le primat donné à la vue, puis à l’ouïe.

Et Bernard Valade de rappeler que « l’ordre de succession ne connaît guère de variation ». Car selon Richard de Fournival dans un ouvrage du XIIIe siècle, « l’homme possède cinq sens : la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût et le toucher ».

Pourtant, pour la chercheuse en neurologie Helena Wasling, citée par Anne Muxel[5], « le toucher est une forme de ‘ciment social’ qui induit la possibilité d’un sentiment de confiance réciproque entre les personnes qui se sont touchées ». Et si la neurologie expliquait cette habitude « culturelle » que beaucoup d’entreprises connaissent, dans lesquelles il a toujours été impensable de commencer une journée dans l’atelier, ou une réunion, sans serrer la main de chacun, au risque d’émettre un véritable signal de défiance ?

Mais c’est une très ancienne hiérarchie, qui fait aussi appel, comme le rappelle Bernard Valade, au dualisme cartésien et aux « controverses sur les relations qu’entretiennent la matière et l’esprit ». Ou entre « sensation » et « cognition » (Benoit Le Blanc et Bernard Claverie). Et qui explique sans doute que certains rejettent cet « appel aux sens ».

Alors, posons-nous la question des sensations accessibles devant un écran ? Et surtout des sensations partagées, qui font la qualité (positive ou négative) des interactions ?

En la matière, la pratique professionnelle de la « facilitation » rappelle en permanence l’importance de prendre en compte, dans l’organisation de l’espace mais aussi par de multiples autres leviers, l’importance des cinq sens (sans oublier le sixième d’Aristote, bien sûr).

 

Prenons donc trois exemples. Le premier du monde de la musique, et les deux autres issus du monde militaire.

Les amateurs de spectacles de musique rock ou pop auront sans doute remarqué, depuis plusieurs années, l’apparition des claviers rouges « Nord ». La clé de leur succès ? Le retour de « boutons », potentiomètres ou autres… quand leurs concurrents s’étaient laissés emporter par les écrans et menus déroulants… Aujourd’hui, Yamaha se relance à la conquête de ces claviers de scène avec les mêmes configurations…

Passons au monde militaire…

Dans un article (en ligne), un pilote de chasse raconte son passage aux appareils dotés d’un « cockpit moderne » (dans lequel les « boutons » ont laissé la place à des écrans, y compris dans le casque du pilote) en le concluant par : « la seule chose qui manque par rapport au cockpit ‘entier’ est le manque de sensations »[6].

Et même s’il se réjouit de la « situational awareness » (la capacité à appréhender pleinement les éléments du contexte) éprouvée dans ce nouveau cockpit, sa réticence à prendre en compte, en vol, les messages vocaux illustre avec acuité la saturation cognitive que connait tout décideur en situation extrême. Car s’il ne peut prendre en compte l’ouïe, c’est sans doute parce que la multitude des messages visuels accapare pleinement son attention.

Probablement peut-on trouver dans cette même saturation visuelle les décisions de la marine américaine qui avaient conduit à réinstaller sur les consoles de pilotage des « manettes physiques » sur leurs destroyers les plus modernes[7].

En matière de sécurité en contexte de crise, la « situational awareness » est clé. Alors, pourquoi se priver de tous les sens ?

 

Le facteur humain, facteur de sécurité et de résilience

C’est donc aussi une question de sécurité. Quelque chose qui passe aussi par la sincérité perçue de l’information reçue.

C’est pourquoi, nous avons la conviction que la diffusion des productions des outils de génération automatique de contenu conduira sans doute – presque paradoxalement dans un contexte d’accélération technologique – à un retour aux interactions réelles.

Car la course aux « fakes » est la transposition, dans le champ cognitif, de celle entre le glaive et la cuirasse.

Dans le champ académique, la suspicion de plagiat facilité par l’accès aux sources en ligne avait conduit les enseignants à se doter d’outils de contrôle statistique… Et certains étudiants avaient pu espérer duper le système de comparaison (et surtout la capacité de lecture des enseignants) en utilisant des traductions (automatiques bien sûr) de textes écrits dans d’autres langues… Jusqu’à ce que, sans doute, les outils de prévention intègrent aussi ce pluri-linguisme.

Pour la génération de contenus de textes ou d’image, on voit déjà apparaître les outils d’analyse… Remise à l’ordre du jour de la course entre « blacks hats » et « white hats »…

Et si, pour distinguer le vrai du faux, la réponse n’était-elle pas dans l’interaction humaine ? Et dans le champ académique, par le retour du traditionnel « grand oral » permettant de s’appuyer sur le professionnalisme des enseignants ? Avec leurs faiblesses, certes, mais aussi leur esprit critique, et leur éthique.

 

Une inspiration, une éthique et une histoire partagées

Car l’éthique, individuelle et collective, était une troisième piste du dossier d’Inflexions pour répondre aux risques et menaces évoqués.

Et les pilotes Romain Desjars de Keranrouë et Xavier Rival affirment que « (l’équipage) doit développer une éthique exigeante », en citant Gustave Thibon selon lequel « toute facilité extérieure qui ne crée pas une exigence intérieure dégrade l’homme ».

Une éthique qui demande du temps : « la relation virtuelle est suspendue à la connexion et le temps mesuré à l’étalon du contact de l’instant. L’absence de durée privilégie l’événement aux annales, l’actuel au souvenir, et exclut donc l’éclosion d’une histoire partagée, la décision d’un engagement ou la naissance d’une vocation. » (Eric Letonturier)

L’éthique, c’est aussi ce qui est porté dans la profondeur de l’organisation. Une éthique propre à chaque entreprise humaine, du fait de son histoire, de ses dirigeants, de ses métiers… Une éthique qui doit être digérée, métabolisée, appropriée par chacun. Et non faire l’objet d’un « contrôle social » que les technologies garantiraient.

C’est là encore la question du « sens au travail », quand certains se satisfont de la mise à distance de « producteurs » qu’ils n’auraient pas à « manager » mais seulement à « gérer ».

« Les temps qui viennent imposent de faire évoluer le commandement militaire d’une force de conviction vers une force d’inspiration… Car la pression de l’environnement technico-opérationnel obligera de plus en plus à penser l’action dans un registre indirect, seul à même de stimuler la créativité et la subsidiarité que les échelons subordonnés vont nécessairement devoir assumer… Dans les armées comme dans la vie, l’inspiration me semble être un levier suffisamment puissant pour transgresser sans les affaiblir les limites de l’ordre hiérarchique et faire valoir en toutes circonstances et de manière transparente la maîtrise du comment par le pourquoi. » (Thierry Marchand, dans Inflexions)

Le sens au travail, comme le sens de la mission. Et donc à rebours de la tentation de considérer l’autre comme un simple « exploitant » qui exécute l’instruction limitée, la nécessité de s’appuyer sur lui comme un « explorateur », qui s’adapte et ouvre le champ des possibles.

 
 

La « gestionnarisation » : des quasi-objets aux quasi-humains ?

Car la « gestionnarisation » de la société est un risque – et une tentation pour certains – sur lequel l’article de Pascal Robert et Agnieszka Tona dans le numéro d’Hermès appelle l’attention.

Pour eux, la multiplication des « quasi-objets documentaires » - les objets et documents du monde numérique – peut conduire, de par la richesse des données qu’ils contiennent et qui évoluent au fil du temps, et à leur intrication, à « produire de l’incommunication ».

Avec les outils numériques, la richesse des échanges est réduite. Ainsi, par exemple, l’utilisation souvent vaine d’« emojis » pour tenter de réduire les malentendus dans l’envoi d’un SMS… Ou bien la médiocrité du sens et les facteurs de malentendus des contenus générés par les outils s’appuyant une « intelligence » artificielle.

Pour les auteurs, le risque est de contraindre la communication humaine à accepter cette dégradation de la communication en se pliant aux limites des outils : ce qu’ils appellent la « gestionnarisation ».

C’est sans doute ce qui explique que le télétravail a été vite adopté par les organisations bureaucratiques, dans lesquelles on attend que des « agents » réalisent une tâche donnée, de plus en plus automatisable car faisant peu appel à l’initiative. Et qu’on ne souhaite surtout pas « manager », c’est à dire « animer ». Mais au mieux « gérer ».

Cette tentation de cette « gestionnarisation » des choses et des hommes se retrouve dans de nombreux autres domaines.

Prenons par exemple le développement du BIM (building information management) dans le milieu de la construction. Souvent réduite à la « maquette numérique » (un quasi-objet documentaire), cette nouvelle technologie devait permettre de nouvelles pratiques collaboratives, avec une intervention simultanée, ou au moins coordonnée, des différentes expertises. C’était l’opportunité de déployer les « méthodes Agile », ou en tous cas leur esprit, à cet environnement professionnel.

Aujourd’hui, trop d’intervenants ont oublié ce potentiel décloisonnement, en s’attachant à la seule dimension technique de l’outil. Dès lors, on ne fait que remplacer le plan papier par un plan numérique, la maquette physique par une maquette numérique… tout en conservant le fonctionnement en silo. Avec, par conséquent, des enjeux purement techniques de compatibilité de données, de normalisation accrue des productions, et d’enjeux de « pouvoirs » entre métiers et hiérarchies implicites.

C’est là encore, une opportunité potentiellement ratée d’utiliser les outils pour accroître les interactions, et la tentation saisie de tenter à nouveau de « gérer » la relation à l’autre de la façon la plus appauvrie possible – avec notamment la « norme ».

Et selon ce même axe, le livre d’Anne Muxel évoque aussi la « numérisation de l’intime ». Avec des conséquences inattendues comme celle de la fabrique de la mémoire. Car existe « la nécessité pour qu’une mémoire advienne et reste vivante du vécu lui-même, dans sa dimension charnelle et sensible ». Il apparaitrait en effet que les images des visio-conférences ne sont pas mémorisées… Et puisqu’il n’y a pas d’autres sens stimulés…

Alors, s’il n’y a plus de souvenirs mais seulement des données, quel est le sens d’une humanité numérisée ?

 

Explorer le virtuel, une vraie aventure ?

Alors, pour clore cet article par un nouveau rapprochement entre monde civil et militaire, comme celui qui l’ouvrait en référence au numéro d’Inflexions, mais sur un mode plus léger, on évoquera aussi Tom Clancy, dont les ouvrages imaginaient, mais aussi anticipaient certains conflits. Et dont le « Tempête rouge », rangé aux oubliettes par certains après la fin de l’Union Soviétique, est ressorti des rayonnages, à la lumière de l’invasion russe en Ukraine, marche européenne et État souverain.

A la fin des années 90, il avait écrit une série « Net Force », mettant en scène la fragilité de nos sociétés connectées, et imaginant des scénarios heureusement toujours maîtrisés, in fine. Et aussi, pour un public plus jeune, celle des « Net Force Explorers » (non publiée en français). Un monde dans lequel des adolescents faisaient face, dans un univers virtuel, à des menaces bien réelles, au péril de leur vie dans ce monde réel – en se connectant, à l’instar des personnages de Matrix, par un insert neural bien physique… Ils avaient 15 ou 17 ans en 2000. Ils en ont donc entre 35 et 40 aujourd’hui et sont, pour certains, bien engagés dans les conflits de notre monde. Sous les armes de la France, mais aussi dans les entreprises, qui ont tout leur rôle à jouer.

Ont-ils conscience des limites et faiblesses d’une industrie qui déploie, à coups de milliards d’investissements, des outils qui auront, comme tout dispositif technique, un impact sur nos sociétés humaines ?

Ou sont-ils entraînés par le fantasme d’un enrichissement rapide ou d’une fuite du monde réel ?

 

Comme le démontrent les « reconversions » de certains travailleurs du tertiaire de cette tranche d’âge, mais aussi le succès du film « Sur les chemins noirs », tiré du livre de Sylvain Tesson, et joué magistralement par Jean Dujardin : et si finalement, la vraie aventure était celle de l’exploration du réel ? Celle du monde qui nous porte et de notre humanité ?

[2] https://www.nova.fr/podcasts/aux-studios-les-dessous-de-la-musique/

[3] Anne Muxel, « L’Autre à distance. Quand une pandémie touche à l’intime », Odile Jacob, octobre 2021.

[4] « La voie des sens ». Hermès La Revue. Numéro 74. CNRS Éditions, 2016, Paris

[5] Anne Muxel, ouvrage cité.

[6]About the only thing missing from the whole cockpit is the lack of ‘feel’”. https://hushkit.net/2021/01/21/what-is-good-and-bad-about-the-f-35-cockpit-a-panthers-pilots-guide-to-modern-cockpits/

[7] https://news.usni.org/2019/08/09/navy-reverting-ddgs-back-to-physical-throttles-after-fleet-rejects-touchscreen-controls

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Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management, #Lectures, #Social change, #Transformation 3.0

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Publié le 10 Mars 2023

Prague, été 1990. Comme aujourd'hui en Ukraine, le peuple dit "non" aux chars soviétiques (DR)

Prague, été 1990. Comme aujourd'hui en Ukraine, le peuple dit "non" aux chars soviétiques (DR)

La sociodynamique est une grille de lecture et un art de la mise en dynamique des acteurs et des organisations. Proche de la philosophie du jeu de go plutôt que de celle du jeu d’échec, elle préconise notamment d’accroître ses degrés de liberté et de favoriser les synergies, plutôt que de s’épuiser à jouer toujours du même registre, directif et autoritaire.

En la matière, l’Ukraine de Volodymyr Zelensky et les forces armées ukrainiennes témoignent, face aux agressions de Vladimir Poutine, d’une remarquable approche sociodynamique, en privilégiant  les dynamiques collectives plutôt que le pouvoir autocratique.

Une raison de plus, parmi mille autres, de soutenir le peuple ukrainien face aux offensives multidimensionnelles russes.

 

Commençons par quelques fondamentaux de la sociodynamique.

En matière de gestion des relations inter-individuelles, la sociodynamique propose une lecture qui dépasse la linéaire et réductrice opposition entre « pour » et « contre » - « vous êtes pour moi ou contre moi ».

Et plutôt qu’une catégorisation des personnes, elle prend en compte, à un moment donné, leurs actions par rapport à un projet, un objectif partagé. Car en sociodynamique, on n’évalue pas les personnes, on prend en compte leurs actes. Et ceci selon deux axes orthogonaux : la synergie (l’énergie que l’on consacre en faveur du projet), et l’antagonisme (l’énergie que l’on affecte au détriment du projet, ou en faveur d’un autre – car le temps et l’énergie sont des ressources limitées).

On obtient alors une évaluation selon ces deux dimensions – et une grande partie des acteurs se trouvent souvent dans un positionnement de « oui si », ou « non mais » - les « hésitants », qui démontrent autant de synergie que d’antagonisme. Et des « passifs », qui ne s’engagent pas. Il y a aussi des « soutiens », piliers indéfectibles ; des « opposants » voire des « irréductibles », qui déploient leur énergie contre le projet ; des « déchirés », des « grognons »… Et puis des « triangles d’or » : des soutiens qui font preuve d’initiatives synergiques mais aussi d’un esprit critique, bienvenu.

Cela donne une « carte des partenaires » : le terrain de jeu, et d’enjeux, des parties prenantes.

 

Adapter son mode relationnel

Pour animer la relation avec l’ensemble de ces parties prenantes, la sociodynamique recommande d’adapter son « management » à leur attitude et leurs actions (car « manager », c’est animer la relation).

Plutôt que de tenter, en vain, de convaincre les « opposants » (car ils ont un autre projet que le vôtre), il s’agit de faire preuve avec eux d’un management « directif » : s’en tenir à la loi, au règlement, au contrat de travail, et l’imposer. Et surtout ne pas y déployer toute son énergie et de son temps, mais au mieux une petite partie (un tiers voire moins).

Car contrairement à ce que l’on pratique souvent, l’enjeu principal est bien plutôt de mobiliser ses « alliés » (soutiens et triangles d’or) afin qu’ils renforcent votre projet avec leurs initiatives, et qu’ils convainquent les « hésitants », qui sont prêts à « basculer », et mobilisent les « passifs », qui représentent souvent la grande masse des parties prenantes. Il faut donc de mettre en œuvre, avec eux et pour eux, un management participatif, qui s’enrichit de leurs synergies, et les rend pleinement acteurs du projet partagé.

Et avec ces « hésitants » et « passifs », on pourra faire preuve de management « transactionnel », fondé sur la négociation, le jeu gagnant-gagnant.

En résumé, et sur le plan managérial, la sociodynamique recommande la mise en œuvre conjointe des pratiques participatives et transactionnelles – le directif étant réservé à contenir les opposants ou, sur une très courte période et au prix de fractures durables de la confiance, de l’engagement, et donc des relations, à la gestion des urgences (une crise n’étant pas, de façon pérenne, une urgence).

 

Enfin, la sociodynamique décrit quatre types d’organisations, en fonction de leur propension à encourager, d’une part, le sentiment d’appartenance (« l’égo »), et d’autre part, l’ouverture sur le monde et l’innovation (« l’éco »).

Il y a donc des organisations « mécanistes », qui se réfèrent avant tout aux règlements et procédures, pratiquent l’injonction (pas de sentiment d’appartenance) et découragent l’initiative (pas d’ouverture).

Les organisations « tribales » privilégient, quant à elles, l’entre-soi, la solidarité, la fermeture. Elles apportent du réconfort mais, faute d’ouverture, manquent de créativité.

Plus ouvertes vers l’extérieur, les organisations « individualistes » stimulent la compétition, l’innovation, le contrat, les relations « mercenariales »… Elles sont agiles mais fragiles, en raison d’une faible cohésion sociale.

Et puis il y a les organisations « idéales » (l’idéal étant toujours difficile à atteindre et maintenir), qui concilient à la fois l’ouverture sur le monde et la cohésion : les organisations « holomorphes » - dans lesquelles, à l’image des fractales, on retrouve au plus petit niveau organisationnel les qualités de l’ensemble.

 

Une sociodynamique des conflits armés ?

La sociodynamique est un art des relations, entre individus, entre organisations. Est-ce alors une approche adaptée à l’analyse des conflits armés dont on peut penser, a priori, que l’objectif est la destruction de l’autre – ce qui est une forme très particulière de « relation »… ?

L’abondance de commentaires médiatisés, au cours de ces derniers mois, aura sans doute permis de sensibiliser le plus grand nombre aux multiples dimensions d’une guerre, au-delà du seul fracas des armes, et c’est pourquoi ces lignes proposeront néanmoins l’application du regard sociodynamique à certaines d’entre elles.

 

Commençons par la manœuvre des armes, aux conflits « cinétiques », qui relèvent d’expertises techniques et humaines très particulières.

Impossible, à moins d’être donc un expert très bien informé, de formuler une évaluation précise de la sociodynamique des opérations militaires. Néanmoins, quelques faits témoignent des dynamiques animées par les forces ukrainiennes, et a contrario des pratiques de l’armée d’invasion russe.

 

Dès 2014, l’Ukraine a procédé à une refondation de sa pensée stratégique[1]. Elle adopte alors une organisation décentralisée, adaptée à une guerre « réseau-centrée », reposant sur une grande autonomie des entités, jusqu’au groupe de combat, une collaboration étroite inter-armes et un engagement des populations dans la désobéissance civile et les actions de guerre hybride. Des ingrédients caractéristiques de dynamiques collectives, de synergies.

A l’opposé, la doctrine russe prévoit le choc et l’effroi : des frappes massives suivies d’une percée dans la profondeur. L’escalade de la violence, ou « toujours plus de la même chose », dans une seule direction.

 

Lors de l’offensive russe de février 2022, ces deux doctrines s’affrontent. Les forces d’invasion échouent dans la « décapitation » et l’effondrement moral attendu de l’Ukraine. La stratégie ukrainienne, quant à elle, est décrite en trois axes[2], qui relèvent plus du jeu de go que du jeu d’échec, et des principes de la sociodynamique :

  • la mobilisation de la communauté internationale (l’appel à des alliés, en dehors du « damier » existant) ;
  • la résistance de la nation et le maintien de sa volonté de combattre (le renforcement de l’appartenance collective – la dimension « ego » - indispensable dans les temps difficiles) ;
  • le succès de la défense opérationnelle par la sauvegarde des principales villes (la multiplication des « territoires » sur le « plateau de jeu », des points d’appui, et la décentralisation de l’action).

 

Les forces ukrainiennes ont par ailleurs mis en œuvre de remarquables innovations.

Et si l’on parle aujourd’hui de l’utilisation courante des drones, en regroupant sous ce vocable toute une gamme qui va des petits appareils d’observation aux engins pilotés capables de bombardements, il faut se souvenir que les premiers ont été utilisés par les Ukrainiens, à partir d’engins grand public (comme ceux que le français Parrot avait lancés en 2010, avant de se recentrer sur les usages professionnels) opérés non par des militaires professionnels mais par des civils volontaires, embarqués au plus près du front par des opérateurs spécialisés. Pour éclairer les troupes, avant d’être adaptés en « lance-bombes » - là encore une création…

De même, il avait été évoqué, dès l’invasion, l’usage d’un « réseau social » alimenté par tous les Ukrainiens volontaires pour informer en temps réel les forces armées de la localisation des troupes ennemies.

Et n’oublions pas la mise à disposition des systèmes de communication Starlink par le toujours surprenant Elon Musk…

 

Ces trois exemples d’innovation sont des illustrations des synergies que recommande l’art de la sociodynamique : appeler aux volontariats, encourager les initiatives, nourrir les réalisations communes, et prendre ses alliés « comme ils sont », dès lors que leurs contributions sont utiles au projet partagé.

Car si certains considèrent que leurs « alliés » doivent impérativement correspondre à un profil arrêté (et souvent un « mouton à cinq pattes »), les sociodynamiciens recherchent avant tout les bénéfices des synergies. Peu importent les écarts à un « idéal » dès lors que la contribution est forte, car ce qui importe le plus est la contribution réelle au projet collectif. Quant à l’esprit critique, il n’est pas écarté mais au contraire encouragé, dès lors qu’il s’accompagne de synergies fortes. Car ces doutes, interrogations voire remises en cause, visent alors à améliorer l’efficacité de la dynamique commune.

 

Les synergies plus que l’imposition

Et ces synergies entre militaires et civils engagés sont, comme le rappelait Michel Goya dans son ouvrage « S’adapter pour vaincre »[3], une clé de l’innovation guerrière. Quand les approches purement « normatives », qui visent à mettre sous contrôle les compétences et les moyens, tuent l’innovation en la livrant inéluctablement aux travers de la bureaucratie.

 

Le recours aux « proxies » (les troupes associées) est un autre point d’application possible de la sociodynamique des conflits puisqu’on y étudie, comme l’expose Olivier Zajec[4], la nature des relations : celles des « acteurs principaux » et de leurs « agents » ou « mandataires ».

En la matière, deux scénarios sont proposés. Celui de l’exploitation, dans lequel l’agent « exploité » dépend totalement de son commanditaire. Et celui de la transaction, dans lequel le proxy ne renonce pas à son propre objectif – avec toutes les incertitudes sur les écarts de trajectoire…

On pourra alors utiliser cette grille d’analyse aux troupes qui appuient l’armée russe, et à tous ceux qui se sont engagés aux côtés des Ukrainiens pour un objectif commun : mettre fin à l’invasion (car il faut toujours garder à l’esprit, en matière de conflit, la question de « l’état final recherché »).

On avait pu observer, au début de l’invasion russe, l’engagement dans le conflit armé de multiples « groupes de volontaires », locaux ou étrangers, aux côtés de l’armée ukrainienne. Ceux-ci ont progressivement été intégrés dans l’ordre de bataille officiel – sans doute pour des raisons de nécessaire coordination des efforts et du soutien, mais aussi avec un message au moins implicite de cohésion nationale – la dimension « ego » ajoutée à la dimension « eco » des organisations « individualistes » (ou « mercenaires »).

Quand, côté russe, on joue toujours de l’utilisation de supplétifs et de mercenaires portés par leurs objectifs propres – un fonctionnement typique d’organisations « mécanistes », fondées sur l’autorité, l’exécution, sans souci de l’esprit d’appartenance et de la cohésion.

Dans un cas, l’animation d’une dynamique guerrière, qui accepte certains « antagonismes » dès lors que les synergies démontrées sont plus fortes, et vise avant tout à atteindre l’objectif commun, par la mobilisation du plus grand nombre.

Dans l’autre, une « gouvernance » autoritaire voire autocratique, qui ne garantit jamais la pérennité de la « domination ». Et qui, inévitablement, démotive les « dominés » tout en encourageant les projets concurrents.

 

Une sociodynamique des guerres cognitives

On en parle de plus en plus : la guerre n’est pas seulement affaire d’affrontements armés, mais aussi un conflit des perceptions. Celles des soldats, celles de leurs chefs militaires et civils, celles des populations qui les soutiennent directement ou indirectement, par leur action sur les dirigeants étatiques.

Là encore, les Ukrainiens témoignent de pratiques dignes des meilleures expertises sociodynamiques.

Quand Vladimir Poutine active ses relais d’opinion, qu’ils soient officiels ou motivés par le classique « Mice » (money, ideology, compromission, ego), l’Ukraine s’appuie sur ses « alliés » : des acteurs volontaires qui s’engagent dans la guerre des esprits pour soutenir le projet partagé – mettre fin à l’invasion russe.

Et là encore, les modalités et la nature des acteurs témoignent des grandes différences entre l’approche verticale et la sociodynamique des parties prenantes.

Côté russe, on s’appuie sur un « narratif » et des relais médiatiques « officiels » ou des acteurs qui revendiquent une « légitimité », au nom d’un passé supposé glorieux ou d’expertises souvent auto-revendiquées.

Du côté des soutiens aux libertés ukrainiennes, on observe de tout.

Une couverture inédite des opérations militaires, grâce aux nouveaux moyens de captation et de diffusion. Une médiatisation des pratiques monstrueuses des troupes d’occupation sur les populations et les défenseurs ukrainiens, qui nourriront et accélèreront on l’espère les poursuites pénales.

Mais aussi une pluralité d’actions de communication très décalées, comme les nombreux « memes » ou témoignages vidéos qui irriguent les réseaux sociaux et, par rebond, les médias traditionnels, et témoignent d’un humour, d’un esprit critique voire d’une poésie qui rappellent l’esprit des samizdats de l’époque soviétique : l’humour et la poésie, éternels ressorts d’une humanité qui résiste aux totalitarismes.

 

D’un côté, on impose un propos et on manipule des vecteurs. De l’autre, on observe l’émergence d’initiatives parfois maladroites, mais souvent habiles – dans notre monde digital, les meilleurs sont vite identifiés et relayés -. Et toutes animées d’une même bonne volonté, au profit d’un objectif partagé – même s’il n’est pas formulé.

D’un côté, l’uniformité et l’autorité. De l’autre, le foisonnement et le libre-arbitre.

 

L’émergence ou le complot ?

Face à ce foisonnement, la dénonciation d’un « complot » ou d’un « grand Satan » est devenue une figure habituelle. Car dans le monde autoritaire qui ne fonctionne que par injonctions et suivisme d’un « homme providentiel », on ne comprend pas les logiques de mobilisation collective, d’autonomie, d’émergence. D’adhésion spontanée à une cause évidente et partagée.

Et c’est une ligne de front radicale, presque ontologique : l’unicité contre la multitude, le pilier contre le réseau. Le totalitarisme contre la pluralité démocratique. Cette pluralité que les partisans des fonctionnements autoritaires rejettent au nom d’une supposée « efficacité ».

Là encore, et parce que la guerre cognitive renforce son importance dans les stratégies étatiques, la grille de lecture des proxies est aussi féconde.

D’une part, on a un pouvoir central et ses dépendances. De l’autre, un foisonnement qui multiplie les modes et les terrains d’action. Les enjeux de contrôle d’une part, ceux de la coordination d’autre part. Le « pouvoir sur » d’un côté, le « pouvoir avec » de l’autre. D’une part Max Weber et la bureaucratie, de l’autre Hanna Arendt et les relations humaines.

 

L’animation de dynamiques collectives – qui commence par leur acceptation et leur encouragement - est une compétence clé que confèrent les principes formalisés dans la sociodynamique. Et en l’occurrence, l’avantage est clairement aux Ukrainiens et à leurs soutiens.

Ce qui leur permet, également, de multiplier les « damiers » et d’en changer au gré du contexte et des événements, ou de jouer sur les différents territoires de l’espace du jeu de go, plutôt que de se laisser enfermer sur une ligne de front unique. Conserver des « degrés de liberté » : un principe commun fort de la sociodynamique et du jeu de go…

 

Une sociodynamique de la politique intérieure et internationale

Enfin, et parce que la guerre se mène aussi sur le plan politique, on peut analyser, au regard des clés de la sociodynamique, les pratiques sur le plan intérieur, et sur la scène internationale.

La mobilisation internationale a été rapide, et les initiatives « individuelles » ont été plus nombreuses que les dynamiques institutionnelles, en particulier dans les pays qui avaient connu le joug et les crimes soviétiques.

Les pays baltes et nordiques, et les pays qui avaient recouvré leurs libertés après l’effondrement de l’empire soviétique, ont instantanément manifesté leurs synergies. Politiquement, et matériellement. Sans tergiverser. De vrais alliés.

Et ceci en dépassant les vieilles querelles historiques ou territoriales, les anciens « empires ».

Et puis les alliances institutionnelles se sont mises en branle… l’OTAN, l’Union Européenne, les Nations Unies…

Mais dans ce monde multipolaire, les approches verticales, orgueilleuses voire autoritaires, n’ont pas d’efficacité… Peu importent les coups de mentons, seuls comptent les actes, les véritables synergies. S’opposer clairement à l’ennemi – y compris en payant, dans son confort, le prix de cet attachement aux principes partagés - , soutenir les réfugiés, apporter des moyens, ou prendre le train pour marquer les esprits et mobiliser ainsi ceux qui hésitent…

Avec ce conflit, le monde trouve un nouvel équilibre. Entre des approches vieillissantes et souvent infantilisantes, qui croient encore au pouvoir d’un « statut » parfois auto-conféré. Et celles qui font le choix de l’action, celui des synergies.

 

Les dynamiques de la société ukrainienne sont, quant à elles, documentées dans le livre actualisé début 2023 d’Alexandra Goujon[5], qui a également contribué à un épisode remarquable du « Collimateur », le podcast de l’IRSEM[6], le 22 février 2023.

Ainsi qu’elle le décrit, l’Ukraine ne s’est pas seulement mobilisée autour d’un pouvoir central, mais avec une grande pluralité d’acteurs.

Certes, le courage et l’habileté de Volodymyr Zelensky a permis de rassurer à la fois le peuple ukrainien et ses alliés et d’organiser la défense du territoire autour des forces armées ukrainiennes. Mais ce qui a garanti la pérennité des services aux populations et le développement d’actions de soutien est bien l’émergence d’initiatives multiples, coordonnées en partie seulement par les services étatiques, naturellement dépassés par l’ampleur d’une telle crise. Car lorsque la confiance est partagée au profit d’un objectif commun, quelle nécessité à un « contrôle », inévitablement inefficace ?

Et le peuple ukrainien a démontré, depuis la « Révolution de Maïdan », fin 2013, ses remarquables capacités d’auto-organisation. Pour se révolter contre la violence du gouvernement pro-russe (95 morts du côté des manifestants – la « Centurie céleste » - et 19 du côté des policiers[7]), tout d’abord, et ensuite pour résister aux premières offensives russes.

 

La société ukrainienne : rebelle ou sociodynamique ?

Ainsi que le rappelle Alexandra Goujon, la révolte de l’hiver 2013-2014 rassemble certes des partis d’opposition mais surtout des citoyens ordinaires qui mettent en place des services d’intervention et d’appui (patrouilles, blocage de cars de police, transport de bois, d’essence et de produits d’alimentation) et de soins que certains décriront, faute d’autre grille de compréhension, comme un « État dans l’État » - voire comme le fruit d’interventions étrangères, alors que les ONG humanitaires n’étaient qu’une partie des acteurs dans ce foisonnement d’initiatives synergiques.

Et les Ukrainiens démontreront à nouveau cette capacité de mobilisation et d’auto-organisation lors de l’annexion de la Crimée, puis lors de l’invasion de février 2022, avec une mobilisation purement militaire, au sein des forces armées ou de groupes initialement autonomes, mais aussi avec des levées de fonds, des actions humanitaires, des engagements bénévoles pour charger/décharger des marchandises, tisser des filets de camouflage. Mais aussi apporter un appui psychologique professionnel, ou poursuivre les enseignements des élèves réfugiés…

Comme l’exprime Alexandra Goujon, « la société civile est souvent considérée dans son opposition à l’État. Elle est composée d’individus ou de groupes dont les actions ne sont certes pas contrôlées par les pouvoirs publics mais les conduisent à avoir des relations avec eux (…) un État dans l’État : cette métaphore suppose la capacité des citoyens de se substituer à l’État alors qu’ils agissent plutôt dans les interstices de l’action publique ».

Préférer les « relations » au « contrôle », voilà une belle illustration des approches sociodynamiques…

 

L’approche sociodynamique, vecteur des libertés retrouvées

En matière de conduite d’entreprise, l’approche sociodynamique démontre son utilité et sa puissance dans de multiples contextes, et en particulier lorsqu’il faut faire face à des tensions, des conflits. Car on ne peut pas « tuer » l’autre – en tous cas dans nos sociétés démocratiques. Il faut donc « faire avec », autant que possible.

Dans un débat politique régulé, au plan national ou international, les règles sont les mêmes. Et là encore, il convient de multiplier les synergies, pour emporter la décision.

Dans le prolongement guerrier de l’affrontement politique, la sociodynamique a sans doute aussi son utilité – ne serait-ce que parce que la guerre n’est pas seulement celle des armes. Et cette puissance est au service de ceux qui, comme les Ukrainiens, préfèrent la liberté au totalitarisme, et font le choix des synergies plutôt que celui de l’écrasement de l’autre.

Alors, au quotidien comme dans tous les contextes de nos vies, démontrons par nos actions et nos engagements que le camp de l’Ukraine est clairement le nôtre : celui des libertés, de l’initiative et de l’autonomie.

 


[1] Thibault Fouillet, « Guerre en Ukraine : étude opérationnelle d’un conflit de haute intensité (premier volet) », Fondation pour la Recherche Stratégique, Février 2023

[2] Idem

[3] Michel Goya, « S’adapter pour vaincre », Perrin, 2019

[4] Olivier Zajec, « Stratégie et guerres par proxies », Défense & Sécurité Internationale n°163, Janvier-février 2023.

[5] Alexandra Goujon, « L’Ukraine, de l’indépendance à la guerre », Le Cavalier Bleu, 2023

[7] Alexandra Goujon, op.cit.

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Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management, #Social change, #CIMIC, #Sociodynamique - Stratégie des Alliés

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Publié le 16 Janvier 2023

Convergences de bonne humeur

Une fois n’est pas coutume, ce ne sont pas les événements stratégiques à l’est du continent européen qui inspireront ces lignes, mais un joyeux événement cinématographique à venir, dans les jours prochains.

 

Dimanche était organisée, par Pathé France, une avant-première de l’événement cinématographique français de février : « Astérix et Obélix : l’Empire du Milieu ». Une très jolie occasion de découvrir, quelques jours avant la sortie officielle, ce qui est à la fois un marqueur de l’époque et un bel exemple, en ces temps de fragmentation sociale, de ce qu’il est possible de faire pour réunir des talents et des publics très divers.

Alors bien sûr il y aura toujours des grognons… mais fidèles aux principes de la sociodynamique, appuyons-nous sur ce qui fait avancer, plutôt que de donner trop d’importance aux trouble-fêtes.

 

Ainsi que cela a été le cas d’autres épisodes, cet opus d’Astérix et Obélix rassemble, au-delà des acteurs principaux, un très grand nombre de personnages emblématiques du moment. Tout le monde ne se retrouvera pas nécessairement dans les rappeurs Big Flo et Oli, comme d’autres ne reconnaitront pas facilement Pierre Richard… Et hormis ceux qui ont suivi les aventures d’Emmanuel Macron au pays des YouTubers, les plus de 25 ans ne sauront sans doute pas facilement identifier MacFly et Carlito, ou bien, en dehors de l’octogone ou des clash de comptoir, Ragnar le Breton…

Et en ce qui concerne les talents musicaux, on pourra parier que la « gamme » élargie, de Matthieu Chedid à Angèle ou Orelsan en passant par Philippe Katherine, qui donne son talent et sa voix à, évidemment,… (vous pourrez le deviner !), réjouira un public divers.

Alors, c’est bien là un talent des producteurs et réalisateurs d’avoir réuni tous ces visages de l’époque, qui « datent » assez précisément le film, sans jugement péjoratif mais seulement le plaisir de se souvenir de « ce temps-là », dans quelques années. A voir qui sera passé à la postérité et qui sera encore connu des prochaines générations.

Mais ce qui est plus intéressant, et peut nous inspirer dans nos propres domaines d’action, c’est une double réussite.

 

Celle de Guillaume Canet, tout d’abord, à la fois acteur et réalisateur.

A vouloir mettre en scène un si grand nombre (vous verrez…) de « petites et grandes stars », il courait le risque d’une succession de plans publicitaires, et au mieux de sketches, sans grande cohérence. Peut-être adapté à la culture des instants si présente sur les réseaux sociaux et le monde de l’image actuelle, au buzz et au clash, mais lassant pour ceux qui apprécient encore le déroulé d’un film. Alors, bien sûr, c’est un film familial et l’intrigue n’est pas d’une immense complexité, pour pouvoir séduire tous les publics. Mais il a réussi à tisser un fil, qui permet, par-delà les exclamations et éclats de rire, de se laisser porter sur la durée.

Et surtout, son écriture permet de faire plaisir à la grande diversité du public auquel le film s’adresse, avec des clins d’œil et des hommages plus ou moins explicites, à toutes les tranches d’âge… des blessures des terrains de football aux sables mouvants du désert mexicain…

Savoir s’adresser au même moment à une grande variété de parties prenantes, c’est un des défis auxquels les décideurs d’entreprise doivent faire face. Sans tomber dans la caricature ou le cliché, en demeurant sincères et authentiques, ni se rassurer dans l’entre-soi.

Alors, parce qu’il faut savoir savourer les moments de détente, profitez pleinement de ce film, sans arrière-pensée.

Mais peut-être en vous souvenant, ensuite, des sketches et des dialogues, et de tous leurs niveaux de langage, et de compréhension.

 

La deuxième réussite est celle de Jérôme Seydoux, qui dirige Pathé, la société de production et de distribution.

Humble maître de cérémonie de cette avant-première, il a laissé toute la place de la scène à l’équipe de production et de réalisation, se tenant sur le côté de cette assemblée agitée ou impressionnée, en fonction des tempéraments et de l’expérience. Et pourtant… Cette humilité était celle aussi qui avait caractérisé sa participation à la projection du magnifique « Notre-Dame brûle » de Jean-Jacques Annaud, devant le public de l’École de Guerre, à l’École Militaire. Au premier rang, mais au milieu de tous, pas sur l’estrade.

Mettre en avant les autres plus que soi-même, permettre leur succès en leur donnant accès aux moyens d’une organisation, en appuyant leurs initiatives, en leur apportant son expertise et son expérience… voilà qui peut inspirer également bon nombre de nos décideurs.

Et rassembler le plus large public en donnant accès à des émotions aussi variées que celles qui provoquent le rire comme les larmes. Réunir aussi, dans un même espace bien réel – celui d’une salle de cinéma, « en grand ».

 

Alors pour tout cela, merci Messieurs.

 

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Rédigé par Kaqi

Publié dans #Management

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Publié le 12 Juillet 2022

Le choix des synergies : sept cas pratiques

Tout au long de l’année passée – comme depuis 20 ans -, j’ai accompagné des équipes qui avaient besoin de se retrouver, de panser les plaies, de se projeter dans un avenir incertain. Des situations toujours différentes, des pistes de solution variées, mais un choix in fine similaire : avant tout, mieux travailler ensemble…

 

Dans un monde toujours changeant, il existe de multiples façons d’envisager une stratégie, et surtout la mise en œuvre de celle-ci. Car, à moins d’aimer les idées pour elles-mêmes, à quoi bon l’imaginer si ce n’est pour ne pas la réaliser ?

Cette année post-Covid était bien entendu particulière. Pas seulement parce qu’elle mettait à l’agenda de bon nombre d’entreprises les conséquences d’accords de télétravail souvent plus imposés que choisis. Mais aussi parce qu’elle les avait conduites à poursuivre ou mettre en œuvre des changements plus ou moins profonds, mais sans bénéficier du retour immédiat des équipes concernées, en raison de la mise à distance des mois passés.

Les process avaient permis de poursuivre l’activité. Certains s’étaient épuisés à la tâche pour les imaginer, les mettre en œuvre, les animer. D’autres s’étaient désengagés. Les interactions n’avaient pas été celles prévues, le feu avait parfois couvé, des plaies s’étaient aussi révélées, voire infectées.

Nous vous proposons ici un retour sur quelques cas concrets qui illustrent nos convictions – et nos savoir-faire. Pour la facilité de la lecture, chaque cas fait l’objet d’un lien spécifique, qui vous permet d’y accéder. Et de revenir ici pour quelques éléments de conclusion.

 

Quels sont donc les points communs de ces sept situations assez différentes, par leur contexte et les protagonistes qu’elles concernent ?

Faire avant tout avec « ceux que l’on a »

Le premier est qu’il faut, dans les entreprises, souvent faire « avec ceux que l’on a ».

Certains dirigeants, lorsqu’ils arrivent dans une équipe, envisagent de se défaire (et souvent rapidement) de ceux qu’ils ne jugent pas à la hauteur de leurs attentes. Cela peut être légitime, notamment lorsque le projet du nouveau dirigeant est un projet de rupture : car tout son entourage « imposé » pourra ne pas souscrire aux nouvelles orientations, aux changements qu’il faudra engager.

Mais ce « renouvellement » ne pourra être que très partiel – par expérience 10 à 20% de l’effectif au plus, ce qui représente une ou deux personnes dans une instance de direction. Au-delà, la désorganisation que provoque toujours un départ, et son remplacement plus ou moins rapide, sera trop importante, tant dans la fonction que pour le collectif. Et surtout, ce départ pourra susciter chez les « survivants » une réaction de méfiance, de crainte, voire d’hostilité (rentrée) – toutes émotions contradictoires avec l’engagement attendu.

A moins, bien sûr, d’être dans une structure bureaucratique, dans laquelle chacun doit tenir sa place, et pas nécessairement plus. Et dans ce cas, on pourra alors, sans se soucier des conséquences de ce choix, ajouter le confort – légitime lui aussi – de remplacer les partants par des soutiens issus de sa structure précédente. Car le « spoil system » n’accorde guère d’importance aux « cultures d’entreprises », qui soutiennent le temps long et influent directement sur les modes d’engagement des acteurs – dès lors qu’on attend cela d’eux.

Faire avec « ceux que l’on a », c’est donc peut-être accepter de renoncer à un idéal imaginé pour concevoir, avec eux, la réalité que l’on fera vivre ensemble.  C’est aussi accepter de ne pas détenir seul une « vérité » mais faire le choix des complémentarités, des enrichissements mutuels : en acceptant l’expertise de l’autre, quelqu’il soit. Une expertise issue de ses compétences techniques, souvent, mais aussi humaines ; de son expérience, qui dépasse souvent son seul domaine de responsabilité. Et qui justifie, d’ailleurs, sa participation à un « comité de direction », qui n’est pas seulement un « comité de pilotage » dans lequel chacun expose, successivement, ses réalisations. Un espace d’intelligence et d’action collective, de solidarité et de synergies.

 

Le choix de l’action

Parmi « ceux que l’on a », il y a ceux que la sociodynamique décrit comme des « alliés » : des acteurs qui mettent au profit de la dynamique partagé plus de synergie (de l’énergie « pour », ou « avec ») que d’antagonisme (de l’énergie « contre », mais aussi « ailleurs »). Ce sont eux qu’il faut identifier, appuyer et sur lesquels s’appuyer. Même s’ils ne sont pas conformes à l’idéal que l’on pourrait avoir – le fameux « mouton à cinq pattes ». Même, et surtout d’ailleurs, s’ils démontrent un esprit critique, qui permettra d’identifier en amont les risques, les faiblesses, dès lors que, dans le même temps, leur capacité de mobilisation est bénéfique au collectif.

Car l’essentiel est d’avancer, et ensemble, en entraînant le plus grand nombre. De privilégier l’action, au profit des objectifs collectifs

Toutes proportions gardées, c’est d’ailleurs un des principes du protocole 6C, de plus en plus recommandé en situation de choc psychologique aigü (accident, attentat, catastrophe…) : garder les protagonistes dans l’action en communiquant avec eux et en leur donnant un rôle en faisant appel à leurs capacités cognitives, pour éviter l’isolement émotionnel et les conséquences qui en suivront.

Dans l’entreprise, et hors situations exceptionnelles, la gravité des situations est objectivement incomparable. Et le temps de l’entreprise n’est pas celui de ces cas extrêmes. Mais le stress, s’il n’arrive pas de façon aigue, peut survenir par accumulation. Et, du point de vue des acteurs, conduire à la même tétanie, et à des conséquences de long terme dommageables. Individuellement et collectivement.

L’engagement dans l’action permettra à la fois de faire appel aux capacités cognitives de chacun – aux compétences et qualités professionnelles -. De nourrir la quête que mènent certains du « sens au travail ». Et de hiérarchiser les émotions ressenties alors, ou en tous cas de les dépasser voire de les transformer, grâce aux bénéfices des succès vécus ensemble, grâce aux actions collectives.

Alors, s’appuyer sur ceux qui font, et aussi donner l’opportunité aux autres de prendre une place dans la dynamique engagée… Car l’essentiel, dans l’entreprise, n’est pas de faire « contre ». Il est de faire « avec ».

 

Et le numérique, dans tout ça ?

Impossible enfin, après cette année « post-Covid », de ne pas évoquer, dans ces projets de (re)mise en synergie, les conséquences du travail à distance.

Tout au long de ces mois, une grande majorité des actifs a « découvert » le travail à distance – et beaucoup continuent à le pratiquer.

Pour d’autres – indépendants des professions intellectuelles et, plus largement, salariés d’entreprises s’appuyant sur des équipes « déconcentrées », en Europe ou plus largement -, cela n’a été qu’un accroissement d’un fonctionnement bien connu.

Mais eux en connaissaient les avantages et les inconvénients, et avaient appris à en traiter les conséquences et les risques… Perméabilité entre la vie personnelle et la vie professionnelle, isolement relationnel, généralisation du flex-office (car une entreprise ne gardera pas un « bureau » fixe pour un salarié absent une grande partie du temps)… Ils les maîtrisaient et savaient que cette mise à distance ne pourrait être que préjudiciable, et qu’il faudrait bien panser les plaies faute d’avoir su les penser en amont.

Alors, pour les entreprises du numérique et les bénéficiaires du « technofolkore », ces mois ont été pain béni, et nul doute qu’ils souhaitent que cela perdure. Car à la différence des fournisseurs de biens matériels, leurs gains sont exponentiels : à un rien près, tout nouveau client ne génère que du bénéfice.

Nous reviendrons dans un article à venir sur les conséquences de cette « virtualisation » des existences.

Mais en ce qui concerne les synergies, le constat est clair : la mise à distance a été désastreuse pour tous. Et les solutions numériques n’ont été que des pis-aller, voire des mirages conduisant à ne pas ignorer les plaies à venir… Car un écran n’est qu’un espace de contemplation, et non d’interaction.

C’est également un fonctionnement qui satisfait pleinement les structures bureaucratiques, verticales et inhumaines, qui fuient les interactions comme autant d’occasion de risquer l’émergence de pensées dissonantes. Car une fois encore, elles privilégient le statut à l’action.

Mais qui n’est pas celui des entreprises qui créent de la valeur. Pour le plus grand nombre.

 

Alors, si vous partagez ce besoin et ce goût d’agir, pour forger et entretenir nos synergies, retrouvons-nous afin d’en partager l’art de faire !

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Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management, #Social change, #Transformation 3.0

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Publié le 6 Juillet 2022

Le choix des synergies (7) : partenaire ou co-acteur ?

Il est des situations dans lesquelles, pour atteindre l’objectif, on doit faire appel aux moyens et compétences d’acteurs extérieurs à l’entreprise. Pas des prestataires ou des sous-traitants, sur lesquels on a de vrais leviers d’action, contractuels et/ou financiers. Des acteurs avec lesquels on partage, a priori, les mêmes enjeux, ou en tous cas des enjeux proches. Mais qui peuvent décider de s’engager avec vous. Ou pas.

Cela peut viser à proposer une gamme élargie de services ; ou un projet de territoire, par exemple, associant des acteurs privés, publics, des petits, des grands ; ou une dynamique associative, dans laquelle les adhérents peuvent être de simples spectateurs ou des contributeurs, et décider de rester, ou de s’en aller.

 

L’entreprise vraiment élargie

Le concept « d’entreprise élargie » pourrait décrire ces situations, mais il n’est en réalité pas adapté à ces cas extrêmes. Car il a été utilisé à propos d’un « éco-système » (encore un terme-valise), en réalité très souvent structuré autour de relations contractuelles, entre un centre et une périphérie. L’avantage, pour le « centre » : s’appuyer sur des moyens externalisés, et donc bénéficier d’une souplesse en cas de changement de cap, de difficultés. Pour la « périphérie » : une source d’activité, sans plus.

Dans les cas auxquels nous faisons référence, il n’y a pas nécessairement un acteur « central », car la dynamique collective regroupe des compétences et des moyens très différents, et donc non hiérarchisables entre eux.

Chacun peut avancer dans son domaine d’action et d’expertise, poursuivre ses propres buts. Mais c’est en avançant ensemble qu’ils créeront plus de valeur : pour eux-mêmes, mais aussi pour le collectif. Parce que le tout est parfois plus important que la somme des parties.

 

L’écueil de la bureaucratie

Dans ces systèmes qui se caractérisent par une grande diversité d’acteurs, et donc de motivations et de moyens, le pire des écueils est celui de la bureaucratie. Car qu’elle soit publique ou privée, elle se caractérise à la fois par les « silos » et le recours exclusif à « l’autorité » (le pouvoir « sur »).

Nous avons tous, sans doute, en tête bon nombre d’exemples qui illustrent les inconvénients, voire les nuisances de ces systèmes : redondance des moyens, hostilité entre services, guerre des égos, passivité, désengagement. Des retards, des surcoûts… Car la bureaucratie est destinée à tenir une place, et non à produire – et donc s’adapter aux besoins, aux contraintes, aux moyens disponibles.

Dans des dynamiques informelles, les habitudes et fonctionnements bureaucratiques sont inadaptés, et surtout à proscrire.

Car dans une « coalition de volontaires », le recours à la coercition (sans moyens d’ailleurs et donc inefficace) provoquera au mieux la fuite, ou peut-être le combat – au détriment des productions communes attendues.

Parce que, dans la complexité qui caractérise ces projets, les expertises sont complémentaires et non concurrentes, et que le recours jaloux aux « prérogatives » tue la transversalité et la créativité nécessaires.

Parce que la posture de « sachant » réduit les contributions aux critiques, aux idées générales, alors que les réalisations concrètes en appellent à une mise en œuvre toujours pragmatique, et à une interaction féconde entre « experts » et « utilisateurs », entre « sachants » et « faiseurs ». A des « compromis », ou à une prise de risque, une créativité vertueuse.

Alors, pour certains, habitués à une soumission plus ou moins librement consentie, ces fonctionnements relèvent du « choc culturel ». Et peu sont à même de l’accepter. Souvent, ils les fuiront, les ignoreront, ou même les combattront – car les dynamiques informelles vont toujours plus vite que les fonctionnements bureaucratiques, dont ils exposent alors cruellement toutes les limites… Tant pis pour eux, les dynamiques volontaires avanceront de leur côté…

 

La formidable aventure des « Clubs TGV »

A la différence des six autres articles décrivant toute la force des synergies, et dans lesquels nous ne citions, par souci de confidentialité, aucune entreprise, nous pouvons illustrer ces principes d’action par une dynamique partagée dans le domaine public : la formidable aventure des « Clubs TGV » (Est-Européen, Rhin-Rhône, Bretagne).

A la racine de l’idée : l’envie des décideurs de la SNCF d’associer les acteurs économiques d’un territoire dans l’anticipation des « effets TGV », avant la mise en service d’une nouvelle offre.

Ces systèmes d’acteurs volontaires ont donc associé le transporteur, expert des mobilités et des services associés, et une multitude d’acteurs du territoire, désireux de bénéficier, et pour les plus volontaires, de prendre part aux effets positifs de l’arrivée de la grande vitesse ferroviaire (mobilités locales, tourisme, attractivité et marketing territorial…). Voire de limiter les conséquences non désirées, comme la transformation du territoire en « zone dortoir » au profit de centres d’activité désormais plus accessibles. Ou l’inflation des prix de l’immobilier, bénéficiant à certains calculs rentiers mais non aux activités productives.

Les élus et collectivités étaient bien entendu invités à participer à ces dynamiques partagées. Non pas en raison de « prérogatives » particulières, car il n’y a pas de hiérarchie entre les deux mondes, sinon celui de la loi commune élaborée par les représentants de la nation. Mais tout simplement parce que services de l’État et des collectivités sont potentiellement à la manœuvre dans un certain nombre de domaines – et pas seulement ceux du financement.

Et que les interactions peuvent permettre de mieux orienter des projets publics, voire de les accélérer ou les enrichir, avec des compétences et des moyens tiers.

Ces « Clubs TGV » ont suscité des synergies humaines et organisationnelles vertueuses. Entre acteurs d’un même territoire, tout d’abord. Et au profit de l’emploi, de l’attractivité, de la qualité de vie… Tout cela sur une base de contributions volontaires : apport d’expertise ou de mobilisation… On trouvera, en ligne et dans certains ouvrages, quelques récits relatifs à ces belles aventures.

 

Partenaire plus que co-acteur

La clé commune de tous ces projets est la capacité à créer des synergies : des dynamiques qui dépassent les silos et contribuent à une meilleure connaissance mutuelle, préalable à des actions partagées. Parce qu’il est contreproductif de chercher chez l’autre une « culpabilité », alors que la compréhension des enjeux et des contraintes de l’autre permet souvent de dépasser l’ignorance et l’antagonisme, et de rechercher des résultats « gagnant-gagnant ».

Ces synergies, ce sont aussi des moyens de dépasser le statut de « co-acteur », qui enferme chacun dans son domaine de référence, dans son silo. Et de véritablement faire vivre celui de « partenaire ». Pas au sens d’un argument marketing qui enjolive une relation de client-fournisseur. Mais de la recherche de contributions concrètes partagées. Car le temps de chacun est précieux, en particulier dans une dynamique volontaire.

Alors, tout cela s’imagine, se structure et s’anime – et souvent sur le temps long. C’est un vrai savoir-faire, qui se transmet tout au long de ces dynamiques à vivre. Et qui peut se partager plus largement. Parlons-en.

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Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management

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Publié le 2 Juillet 2022

Le choix des synergies (6) : quand le hiérarchique ne suffit pas

Au sein d’une équipe de direction, le pouvoir autoritaire n’a plus cours (et ailleurs, il est aussi inefficace).

Que ce soit pour des raisons organisationnelles (le fameux « matriciel », ou des structures mutualisées, dans lesquelles on n’est pas le hiérarchique, ou en tous cas pas le seul), formelles (une « gouvernance » qui répartit les pouvoirs entre plusieurs fonctions), culturelles (la « verticalité » n’est vraiment attendue que par certains adeptes de régimes autoritaires, voire totalitaires).

Ou tout simplement pour des raisons d’efficacité : le pouvoir autoritaire étouffe les talents, individuellement et collectivement. Et au coût des équipes de direction…

Une exception peut-être : les structures bureaucratiques, qu’elles soient publiques ou privées, et dans lesquelles il convient plus de tenir un rôle que d’apporter une contribution identifiable, voire mesurable, à la production de biens et de services. Mais dans ces cas, à moins d’une demande d’aide pour précisément remettre de l’agilité, et plus d’ouverture et « d’orientation client », nous n’intervenons pas… Car aux obligations de moyens, nous préférons les obligations de résultats.

 

Des talents d’animation, de conviction voire d’influence

Pour toutes ces raisons, beaucoup d’équipes de direction demandent plus de talents d’animation, de conviction, voire d’influence que d’injonction. Un mode de « leadership » bien éloigné de l’image trop communément admise « d’homme (ou femme, bien sûr) providentiel », mais qui répond beaucoup plus aux enjeux du monde moderne, complexe, rapide.

Car il s’agit, dans ces cas, de faire bien plus que des « tours de table », au cours desquels chacun prendra la parole. En s’y préparant pendant que les précédents s’expriment, et se détendant après.

Le « manager-coach » pourra certes accompagner chacun de ses collaborateurs, à l’occasion de temps spécifiques. Il pourra également résoudre des conflits de priorité entre deux de ses collaborateurs, avec des points ad hoc. Mais il devra aussi, et surtout, s’assurer de l’animation des synergies entre tous les membres de son équipe – et ceci même si, du fait de l’organisation, il n’en est pas le hiérarchique – ou en tous cas le hiérarchique unique.

Pour une raison au moins : se libérer du temps, nécessaire à la réflexion et à la décision stratégique. Car les journées, même celles des cadres exécutifs, n’ont que 24 heures. Et parce que leur plus-value n’est pas de contrôler le travail de leurs collaborateurs, directs voire indirects, mais d’assembler les contributions, d’orienter et animer le travail collectif, de piloter les décisions prises, ils doivent s’assurer de disposer du temps nécessaire.

 

Chacun doit être à même de sortir de son rôle

Au sein d’une équipe de direction – comité exécutif, comité de direction -, chacun doit être à même de « sortir de son rôle ». D’aller sur le terrain de l’autre, en dehors de sa propre expertise technique. Et d’encourager les autres à venir sur le « sien », pour confronter la vision de l’expert qu’il est, pour rechercher des synergies aussi. Car il y a peu de problématiques qui puissent être résolues en silo.

Un « comité de direction » peut être le lieu d’une confrontation d’expertises, et d’egos aussi. Un lieu de reconnaissance individuelle.

Elle peut être aussi une vraie équipe, riche de ses synergies, de ses plus-values.

Et c’est ce que nous aidons à créer, et à animer. Dans les moments difficiles comme dans ceux, plus paisibles, ou encore ceux que l'on décide d'investir, pendant lesquels on peut prendre le temps de préparer l’avenir, et ne pas seulement traiter les urgences.

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Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management

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Publié le 2 Juillet 2022

Le choix des synergies (5) : grandir ensemble

Le développement des compétences est une nécessité pour toutes les entreprises. Pour améliorer la performance individuelle et collective, répondre aux besoins d’évolution professionnelle. Apporter un peu de reconnaissance, parfois aussi.

Et cela se fait de multiples façons, plus ou moins formalisées.

Au quotidien, par apprentissage personnel ou en étant accompagné. Cette modalité – sans doute la plus importante – est aussi la plus discrète, et elle est informelle, au gré des hasards, des opportunités, des bonnes volontés des uns et des autres. Des habitudes collectives aussi, de ce qu’on appelle parfois la « culture d’entreprise ». Une culture que l’on peut laisser vivre sa vie, ou que l’on peut animer.

Faut-il intégrer les nouveaux dans un poste (qu’ils soient jeunes ou plus expérimentés) dans un parcours ? Et à qui les confier ?) Ou les laisser découvrir et se confronter au « métier », à en découvrir les ficelles, quitte à les laisser là aussi identifier celles et ceux qui pourront (ou non) les aider ?

 

Des dynamiques informelles utiles

Ces dynamiques informelles ont toute leur utilité. Il n’est pas toujours nécessaire de les accompagner. Mais il faut les connaître, afin de ne pas les contrarier par accident, et pour pouvoir s’y appuyer, le cas échéant.

Les mécanismes les plus formels sont ceux des « formations ». Réglementaires ou non, ponctuelles ou inscrites dans un parcours. Pour les non réglementaires, souvent liées aux « sciences molles », on a souvent désormais recours à des systèmes « participatifs », dans lesquels les participants trouveront dans les interactions avec les autres une grande partie des acquis de la formation.

Ces modalités peuvent être questionnées.

Tout d’abord, parce qu’il faut distinguer ces modalités « collectives » des « formations-actions » (même si les deux peuvent se combiner).

Le principe des « formations-actions » a démontré son efficacité (appliquer à son quotidien les concepts abordés lors de la formation). Pour des raisons pratiques (formation « sur étagère », formation inter-entreprises…), ces modalités font souvent l’objet de « cas d’étude », qui peuvent s’écarter largement de l’idée initiale. Et du bénéfice attendu. Car le risque est grand de susciter dès le retour dans l’entreprise, même après le plaisir d’un cas pratique bien conçu, le réflexe habituel du « oui, mais dans mon quotidien, c’est quand même différent ». C’est pourquoi la conception de ces « phases pratiques » doit, le plus possible, prévoir de s’appuyer sur la réalité des participants – quitte à ce qu’elle soit une découverte pour les autres, ce qui est toujours mieux qu’une situation artificielle.

Les modalités collectives font appel à d’autres présupposés. Cela peut être l’héritage d’un rejet idéologique de l’apprentissage par recours à l’expertise. En particulier lorsque le domaine relève de « sciences molles » qui, pour certains, ne sont guère que du bon sens partagé. Cela peut aussi être le fait d’une insuffisante préparation par l’intervenant (mais écartons cette hypothèse).

 

Un équilibre entre apport d’expertise et travail d’application

Mais, d’une façon plus positive, c’est aussi l’opportunité de « grandir ensemble ». A condition de maintenir un équilibre délicat entre les apports de l’expertise, et le travail d’application, qui se fera lui en collectif, entre les participants eux-mêmes.

En mettant en application, dans une situation qui intéresse et implique tous les participants, et conduit à des acquis immédiats, des actions qui seront mises en oeuvre dès le retour dans la "vraie vie". Qui conduira aussi les participants à pérenniser, individuellement mais aussi ensemble, ce qu'ils ont entendu, appris, et réalisé collectivement.

Ces modalités pédagogiques sont intéressantes à un triple point de vue :

  • Elles répondent aux bénéfices attendus de la mise en pratique des concepts exposés, au profit de situations bien réelles – et les participants repartent avec des actions qu’ils mettront directement en œuvre.
  • Elles s’appuient sur l’expérience des autres participants, sur leur angle de vue, leur compréhension souvent différente. Dès lors, elles aident non seulement à la compréhension et l’appropriation, mais évite des malentendus. Elles permettent d’ancrer les apports dans la réalité de chaque participant, au regard de sa situation. Mais plus largement, avec des illustrations dans d’autres contextes.
  • Enfin, elles sont à l’origine de synergies qui dépasseront le cadre de la formation. Parce qu’elles permettront parfois de résoudre des divergences de la vie quotidienne – lorsque la préparation identifie ces cas et les choisit comme contexte pour la mise en application. Et parce que la séquence d’application sera conçue pour susciter des interactions et l’adoption d’actions collectives qui perdureront. Car les compétences recherchées ne sont pas seulement individuelles, mais aussi collectives !

Alors, ces modalités demandent à la fois de l’expertise (pour les contenus), de la pédagogie (pour le partage) et des compétences de facilitation (pour l’animation des phases pratiques). Et c’est bien ce que nous avons eu le plaisir d’apporter, pour susciter des synergies durables.

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Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management

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Publié le 1 Juillet 2022

Le choix des synergies (4) : de nouveaux métiers pour produire mieux

La production industrielle cherche toujours à optimiser sa fiabilité, sa performance. C’est un gage de rentabilité et de pérennité. Il existe des processus d’amélioration continue, fondés sur l’expérience des personnels, et capitalisée (plus ou moins). Il existe des processus de changement qui viennent d’ailleurs, inspirés par une nouvelle méthodologie, parfois accompagnée de nouveaux outils, par un partage d’expérience ou une homogénéisation des pratiques entre plusieurs sites.

 

Une nécessaire modestie

A ceux qui se plaignent de ces changements – car, dans leur esprit, c’était souvent « mieux avant » -, on devrait répondre, en toute honnêteté, qu’il n’y a pas de modèle idéal. Mais que le changement d’habitudes, dès lors qu’il ne déstabilise pas trop le résultat et les équipes, aide à se remettre en question, et identifier quelques points d’amélioration, bénéfiques pour toutes les dimensions. Mais ce n’est pas très « vendeur »… Alors, il peut être prudent et honnête d’adopter une posture faite certes d’enthousiasme et de détermination, mais aussi de modestie.

Dans le cas qui nous intéresse, il s’agissait de mettre en place, dans une structure industrielle historique, une nouvelle organisation pour le management de terrain, en associant des métiers parfois antagonistes (maintenir ou produire ?). Et d’y mettre en place un nouveau métier, plutôt destiné à l’amélioration continue, et plutôt incarné par de jeunes ingénieurs pleins de bonne volonté.

 

Après la phase de « laboratoire »…

Comme toute phase de mise en œuvre, même précédée par une assez traditionnelle période de « laboratoire », « expérimentation » ou « site test », celle-ci se heurtait à quelques résistances… Car le site test, pour beaucoup, c’était « la vitrine ». Le reste, c’était « la réalité ». Car « chez moi, c’est différent », n’est-ce pas ? Et en effet, ça l’est toujours, même dans une structure industrielle, car les lignes sont toujours au moins un peu différentes. Sur le plan matériel et par les compétences qu’on y trouve.

Alors, la rationalité (ou le « syndrome de la pie », qui pousse à s’intéresser à ce qui « brille »), pouvait pousser à traiter les dysfonctionnements spécifiques à chaque groupe managérial. Car puisque la nouvelle organisation était « bien pensée » (et testée en amont sur la « vitrine »), les difficultés ne pouvaient naturellement venir que du « facteur humain » : les incompatibilités interpersonnelles, les inégalités de compétences, voire le sexisme…

Pourtant, le choix qui a été fait a été celui du collectif. Parce qu’indépendamment du quotidien des équipes de production, il existe des dimensions qui les dépassent, les transcendent, et ouvrent des pistes de synergies puissantes. Entre métiers, entre générations, entre tempéraments. Qui répondent aux besoins de reconnaissance professionnelles, de goût du travail bien fait, au plaisir aussi des solidarités et de l’entraide au quotidien. Et donc de l’appartenance, du sens que l’on donne au travail.

 

« Changer de damier » pour bâtir des synergies

Et parce que, aussi, pour dépasser des antagonismes locaux, souvent basés sur la méconnaissance de l’autre, ou de son incompréhension, il est toujours utile de « changer de damier », d’aller chercher ailleurs (et ce n’est pas très loin) des soutiens, des regards différents, des témoignages et des propositions jugées légitimes au regard de l’expérience professionnelle, de la compétence, des qualités démontrées. Des synergies utiles. Indispensables.

Les réglages inter-individuels viendront après. Mais avant tout, ce travail sur les dynamiques collectives aura permis de poser le socle commun. Et de renforcer l’engagement de celles et ceux qui, malgré leur bonne volonté, s’en sentaient, à tort ou à raison, exclus. Au détriment des forces collectives – en termes d’engagement personnel, à l’heure de la « guerre des talents », et de performance, à la fois individuelle et collective.

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Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management

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Publié le 1 Juillet 2022

Le choix des synergies (3) : accompagner la croissance

Les projets « à forts enjeux » ne sont pas seulement ceux de la décroissance (les licenciements, les reconversions, les contraintes légales, l’inquiétude pour l’avenir…) ou ceux de transformations organisationnelles profondes (endogènes ou exogènes). Il en est aussi qui sont dus à une situation de croissance.

Et contrairement à ce que certains imaginent, certains secteurs ont crû pendant la crise sanitaire. Et pas seulement dans le secteur médico-social.

Pendant ces mois, les équipes étaient pour la plupart dispersées. Et pourtant, il fallait produire, indépendamment de la situation du moral, de l’isolement, du manque d’interactions réelles, parfois de la détresse qui résultait de cette situation personnelle, ou de l’angoisse devant l’avenir. Pour certaines équipes, il a donc fallu non seulement continuer « comme d’habitude », mais aussi accueillir de nouvelles recrues, pour répondre aux besoins qui s’accroissaient.

 

Recrutements et décrutements à distance

Beaucoup d’entre vous ont entendu parler de ces collaborateurs recrutés (voire « décrutés ») à distance, sans parfois rencontrer leur manager, et encore moins leurs collègues, « pour de vrai ». Et ces situations ont été une des motivations pour beaucoup d’entreprises pour organiser, dans un calendrier dépendant de la sensibilité de chacun aux risques et aux besoins, des moments collectifs. Pour se retrouver.

Au-delà de cette nécessaire (re)découverte, de ce lien à établir, il y a eu d’autres conséquences à ces arrivées si particulières. Des impacts moins visibles mais au moins aussi déstabilisants voire dangereux.

L’arrivée de nouvelles recrues est toujours une bonne nouvelle. Parce qu’elle apporte de nouvelles compétences, de nouvelles énergies. Et aussi parce qu’elle permet de réinterroger des habitudes acquises avec le temps.

C’est donc toujours une bonne nouvelle pour le collectif, mais ce sont aussi des changements. Et pas seulement dans le formel. Dans les relations informelles aussi, qui touchent à autre chose que le pouvoir hiérarchique. Qu’on oublie parfois, par la force de l’habitude. Mais que les nouveaux interrogent. Systématiquement. Explicitement parfois, mais souvent de façon détournée, voire invisible.

 

Les fameuses « résistances au changement »

Et quand ces changements d’interactions et d’habitudes suscitent des dysfonctionnements, voire de l’hostilité (la fameuse « résistance au changement »), il y a deux possibilités.

Se remettre en question collectivement, avec confiance et bienveillance, et ceci d’autant que ces nouveautés s’inscrivent dans le cadre d’une croissance génératrice de perspectives pour tous. Ou bien trouver un « coupable ». Et c’est bien souvent le manager. C’est légitime (d’attribuer la responsabilité, pas la « culpabilité »), puisqu’il porte, ou en tous cas incarne, les changements. Et ceci d’autant lorsque lui, aussi, est une « nouveauté »…

Face à cette difficulté, la tentation peut émerger d’entrer dans cette logique de « culpabilité » et de rechercher les faiblesses du manager en question. Avec des outils d’évaluation de sa « compétence »… tout ceci dans le contexte sans pareil de la crise sanitaire et du « management à distance ». Mais le choix, beaucoup plus courageux, a été fait d’accepter de considérer l’ensemble de la dynamique collective, des interactions, des engagements individuels.

Et bien entendu, les « résistances au changement » dépassaient très largement les nécessaires réglages liés à l’arrivée d’un nouveau manager, avec ses forces et ses faiblesses, certes, mais tout simplement toutes ses spécificités, qui font sa singularité.

Là encore, il aurait pu être « plus simple » de trouver une raison « technique », isolée. Mais c’est le choix des synergies interindividuelles et collectives qui a permis de prendre en compte toutes les conséquences des mois passés, des changements choisis et de ceux émergents, pour en saisir toutes les opportunités. Et d’engager une dynamique intégrant les bonnes volontés de tous, anciens et nouveaux. Préparant ainsi l’avenir et le « retour sur investissement » des recrutements réalisés.

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Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management

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Publié le 1 Juillet 2022

Le choix des synergies (2) : les hommes et les processus

Depuis longtemps, et en particulier dans le contexte actuel, la production d’énergie n’est pas un sujet pris à la légère. Fiabilité, sécurité, sûreté, environnement… les contraintes sont multiples et laissent peu de part à l’initiative individuelle. On pilote avant tout par les « processus », les « rythmes opérationnels » qui occupent les agendas, fixent le rôle de chacun, définissent les cycles de vie et la vie des femmes et des hommes qui y travaillent.

Les expertises sont reconnues, c’est un monde de professionnels dans lequel les « sciences molles » laissent le pas aux « sciences dures ». Il faut chiffrer, mesurer.

 

Des facteurs humains et des émotions

Pourtant, par conviction ou par contrainte, les « facteurs humains » sont aussi pris en compte dans les processus de l’entreprise, au sens large, ou de l’unité opérationnelle. Et pas seulement parce qu’ils sont considérés par certains comme le « maillon faible ». Mais plutôt parce que les systèmes industriels les plus complexes reposent sur ce facteur humain. Celui qui fera le lien entre le processus – toujours général - et le réel – toujours spécifique -, et pourra contribuer à résoudre l’incertain, le complexe. Parce que ce « facteur humain » se recrute (et dans l’industrie malheureusement mal connue et donc dévalorisée, c’est un vrai sujet de préoccupation), se forme. Et parce que ce « facteur humain » investit des émotions dans sa vie professionnelle, avec ses joies et ses souffrances, ses attentes et ses déceptions, sa fierté professionnelle et son degré d’engagement. Et que ces émotions sont à la fois des risques et des opportunités. En tous cas des modalités à prendre en compte, à animer.

Alors, lorsqu’il s’agit de susciter l’engagement d’un collectif dans la formalisation d’un « projet partagé », qu’il concerne la totalité d’une entité, ou une partie, sensible, de celle-ci, il y a, schématiquement parlant, deux façons de faire.

La première est de réaliser l’exercice comme « à la parade » (mais encore faut-il que l’entraînement ait été à la hauteur)… On joue le jeu, on réalise quelques événements, on met des guirlandes et des ballons… Et on revient vite à la « vraie vie ». Mais cet exercice ne trompe personne, et suscite plus de dépenses de temps et d’énergie qu’elle n’apporte de bénéfice.

L’autre est d’ouvrir la boîte du réel – parce qu’elle ne sera pas celle de Pandore. Parce que l’on préfère traiter à temps les maux qui en sortiront, plutôt que de les léguer aux suivants, lorsqu’ils seront décidément incurables. Et aussi parce que l’on devine de cette boîte sortiront aussi des succès partagés et de vrais atouts pour l’avenir.

 

Le « facteur humain », c’est ce qui rassemble les expertises

Le « facteur humain » est aussi ce qui rassemble les expertises. Des expertises qui souvent se confrontent au travers des processus qu’elles pilotent. Produire ou maintenir, par exemple. Mais qui peuvent s’accorder, parce que tous ont le goût du « travail bien fait », de la rigueur, de la performance, de la cohésion.

C’est pourquoi l’équipe a fait le choix des vraies synergies, après certes quelques hésitations qui auraient pu plaider en faveur de la « parade ».

Alors, se lancer dans le bain des « facteurs humains », c’est donner la parole. Accepter les émotions, les interactions, le rationnel et surtout ce qui l’est moins. Cela demande du temps, de l’attention, de l’écoute. Cela nécessite d’accepter le complexe plutôt que le simple.

Mais in fine, cette recherche des synergies entre tous est la plus satisfaisante, et la plus efficace.

 

Répondre à des enjeux communs plutôt que chercher des coupables

Car il est plus juste et plus vertueux, à court et long terme, de répondre ensemble à des enjeux communs, plutôt que de chercher des coupables qui sauront toujours trouver le moment de leur revanche. Et il est toujours satisfaisant de trouver dans le regard, la parole et la main tendue de l’autre un signe de reconnaissance, une aide précieuse qui dépasse la répartition des rôles et les process définis, un regard complémentaire qui enrichit et résout une énigme. Des processus qui seront au besoin ajustés grâce à des engagements partagés.

Enfin, parce que les efforts menés à court terme pour « ouvrir la boîte » et « (re)nouer les liens » seront toujours récompensés, à moyen et long terme, en particulier lorsqu’une bourrasque arrivera et qu’il y aura besoin de toutes les énergies et de tous les talents.

Choisir de renforcer les synergies, donc, plutôt que de laisser se développer des antagonismes, assumés ou latents.

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Rédigé par Alexis Kummetat

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Publié le 1 Juillet 2022

Le choix des synergies (1) : le centre et la périphérie

Lorsqu’on dirige un groupe rassemblant de multiples filiales, on décide souvent de créer puis animer des directions centrales plus ou moins dotées, parfois appelés « centres de services partagés ».

Au-delà du choix du terme (qui compte), la question est toujours de savoir quelle marge de manœuvre laisser aux « filiales » (au sens juridique ou tout simplement organisationnel, direction régionale ou autre). Car au « centre », on regroupe les expertises, on met en place des outils communs et des procédures partagées qui permettent de faciliter la visibilité de l’activité et d’encourager voire imposer des pratiques communes… En « périphérie », on voit cela comme un service rendu, pour des tâches sans grande valeur ajoutée ou avec une technicité qui manque localement, mais aussi parfois comme une perte de souplesse, ou une méconnaissance des « spécificités »…

 

Des changements pour se requestionner

Bref, un questionnement « classique » qui n’a pas de solution idéale – sinon cela se saurait ! Et d’ailleurs, cela fait partie de la vie habituelle des entreprises d’osciller entre les deux pôles de la « centralisation » et de la « décentralisation », en fonction du contexte mais aussi des jeux d’acteurs. Et aussi, tout simplement, parce que les changements d’équilibre suscités permettent de se requestionner, au regard d’une multitude de critères, dont beaucoup viennent du monde extérieur qui, lui, change toujours.

Alors, chaque « direction centrale » peut se poser la question des « services » qu’elle apporte, ou des « politiques communes » qu’elle impulse et anime. Mais on oublie souvent qu’un critère de succès tient aussi aux synergies entre tous ces services communs.

Parce que les « filiales » percevront toujours les « directions centrales » comme un même ensemble, et qu’on évalue souvent la fiabilité d’une chaîne à son maillon le plus faible. Parce que beaucoup de questions, de projets, de services, reposent sur plusieurs expertises complémentaires (les RH, les finances, le juridique…), qu’un fonctionnement en « silos » du centre signifierait l’inefficacité voire le blocage de l’ensemble, et que l’impression que les services se « refilent le bébé » est désastreux pour tout le monde. Et puis parce que, pour améliorer sa relation aux « clients », on gagne toujours à partager les bonnes pratiques, en dehors de sa propre expertise « technique ».

 

Renforcer d’abord les synergies

Voilà pourquoi cette équipe de « direction centrale », au regard des enjeux partagés et du retour de la « qualité de service perçue », plutôt que de décider, par exemple, à ce qu’auraient pu être des règles communes à imposer à tous, indépendamment de la diversité, au centre ou à la périphérie, a décidé de travailler, en priorité, à renforcer ses propres synergies.

Les règles communes, en faudra-t-il plus, moins, sera-ce un moyen d’améliorer l’animation globale ? On se posera la question ensuite, lorsque les « services communs » seront reconnus par tous, à la hauteur des efforts consentis par chacun. Mais tout d’abord, « travaillons mieux ensemble ».

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Rédigé par Alexis Kummetat

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Publié le 8 Juin 2022

« Guerre hybride » : quelle place pour les entreprises ?

Le concept de « guerre hybride » a émergé il y a une dizaine d’années et prend une actualité particulière avec l’invasion russe en Ukraine. Mais même si le sujet est brûlant, il est souvent, dans les lectures et colloques, de grandes absentes de nos vies quotidiennes : les entreprises… Et vous, jusqu’où pourriez-vous aller avec la vôtre ?

 

Guerre hybride ? On trouve plusieurs définitions pour décrire ce type d’affrontement, et sans doute sont-elles pour beaucoup exactes, pour une situation par nature multiforme. Pour faire court, disons qu’il s’agit d’un affrontement a priori « sous le seuil » : celui de la guerre du choc des armes, d’une armée contre une autre. Mais qui peut la précéder, l’accompagner, la poursuivre…

Cet affrontement intéresse de nombreux publics : les militaires bien sûr, les diplomates aussi, et les chercheurs du domaine stratégique. Quelques journalistes ou spécialistes des guerres de l’information et de la connaissance également. Mais peu de représentants des entreprises, qui semblent les grandes absentes. Grandes oubliées, ou grandes inconnues ? Sans doute tout cela à la fois.

 

Alors quelles sont les stratégies et les marges de manœuvre des acteurs privés dans ces conflits « hybrides » ? Ceux qui a priori ne s’appuient pas sur le feu des canons (comme les « milices » ou les « sociétés militaires privées ») mais les préparent, les appuient ou les rendent inopérants ? Quelle légitimité ont-ils ? Quelle autonomie de décision et d’action ? Quelles synergies, assumées ou non, avec les puissances publiques ?

La tentation, bien sûr, pour ce nouveau domaine de la « souveraineté », est de renforcer la place de la puissance publique. Mais est-ce bien la seule voie, lorsqu’on veut défendre, au travers des conflits, les valeurs de nos sociétés démocratiques et libérales, face à des régimes autoritaires voire totalitaires ? Peut-on renoncer à nos principes de liberté de l’action individuelle et privée, de la diversité et de l’équilibre des pouvoirs au nom d’une « efficacité » qui reste à démontrer, et surtout au risque de perdre le sens de notre engagement ? En donnant ainsi des arguments à nos adversaires et ennemis sur la pertinence de nos valeurs et institutions ?

 

Dans le cyber, les entreprises et la souveraineté

Il est un domaine dans lequel les spécialistes du sujet reconnaissent l’importance des entreprises : celui de la guerre de l’information et des perceptions. A la fois pour les contenus et les contenants.

A l’heure des bouquets de télévision, des smartphones et d’internet, l’information est partout. Et tout le monde se plaint de la « désinformation » (de l’autre). Alors si certains se contentent de choisir leur canal de diffusion, et de le recommander, d’autres plaident et agissent pour la fermeture de certains vecteurs. Difficile choix dans nos sociétés libérales et démocratiques, lorsqu’il s’agit d’éléments non directement punis par la loi. Car il s’agit de la question récurrente de priver ou non de liberté les « ennemis de la liberté ». Vaste sujet… Et en tous cas qui concerne une multitude d’acteurs privés, souvent perçus voire accusés, on le remarquera, comme des acteurs de désinformation, ou en tous cas de mauvaise information, au regard de ce statut « non public » (pour les autres, c’est perçu comme « de bonne guerre »). Alors, des initiatives comme l’Association des journalistes de Défense, qui existe depuis 1979, visent à faciliter une information de qualité relative à ces sujets, tout en cherchant à maintenir l’équilibre de « l’indépendance ». Mais ce n’est pas une quête facile, et les polémiques récurrentes sur le dispositif de journalistes « embeddés » (« embarqués », intégrés dans des unités militaires) en témoignent.

Du côté des « contenants » (car même le cloud s’appuie sur une architecture physique), le rôle des entreprises est intimement lié à la question de la souveraineté. On a évoqué récemment la question des câbles sous-marins qui permettent la diffusion de l’information. Et il y a bien sûr, au cœur de l’actualité de l’invasion de l’Ukraine, à la fois l’utilisation des moyens aériens et spatiaux occidentaux, au profit des forces ukrainiennes. Mais aussi, et cela va au-delà de l’anecdote, la mise à disposition du système Starlink par SpaceX, l’entreprise d’Elon Musk, qui a permis le maintien de communications indépendantes par les forces ukrainiennes et les citoyens qui pouvaient, ainsi, relayer des informations précieuses, au plus près du terrain.

 

Des synergies au service de l’innovation opérationnelle

Par-delà l’exemple de Starlink, il a souvent existé de nombreuses opportunités de synergies librement consenties entre la puissance publique, qui détient le monopole légal de la force, et les entreprises privées intervenant dans le domaine de l’information.

On a parlé, au début de l’invasion russe en Ukraine, de l’efficacité de l’unité Aerorozvidka, qui utilisait des drones très légers – et ses opérateurs civils, plus « geeks » que « Major Gérald » - pour appuyer l’action ciblée de commandos. Puis sont venues les images des adaptations permettant de lâcher des grenades…

En 2010, la société française Parrot lançait ses premiers drones de loisirs. Depuis, leur usage a été réglementé et leur utilisation est désormais majoritairement professionnelle. Et pourtant, dès leur mise sur le marché, si ces petits engins permettaient en effet de craindre le voyeurisme à la portée de tous (d’où la réglementation), ils offraient la possibilité à leurs propriétaires – nonobstant l’autonomie alors très réduite – d’observer sans risque l’autre côté de la colline…

Et heureusement, avec le temps, des synergies naissent régulièrement de la rencontre entre des outils civils et les besoins des armées, pour permettre des innovations comme celles présentées au salon Sofins (dédié à l’équipement des forces spéciales) ou, plus généralement, dans les actions d’animation des entreprises de la BITD (base industrielle et technologique de défense). Mais saurions-nous utiliser, dans le cas d’une « guerre hybride », les matériels et les compétences des seuls acteurs privés ?

 

La guerre des perceptions et de la vie quotidienne

Dans ces situations, on est, a priori, dans un domaine plus opérationnel que cognitif ou « environnemental ». Et donc loin des guerres hybrides…

Pourtant, lorsqu’on évoque des actions « sous le seuil », les entreprises ont aussi d’autres moyens d’action - et autant de responsabilités.

Prenons par exemple la décision d’ouvrir ou fermer une usine ou un magasin dans un pays donné. Par-delà les enjeux économiques (les opportunités mais aussi les risques) que supporte directement l’entreprise, sa décision a un impact direct sur la société dans laquelle elle s’implante, et de multiples façons.

Par les produits qu’elle fabrique ou distribue, les emplois qu’elle offre, les compétences qu’elle apporte à la main d’œuvre locale, la richesse qu’elle distribue à travers la fiscalité locale. Une « fiscalité » qui peut d’ailleurs être illégale au regard de nos propres règles, ou au moins immorale… Et on touche là toute une gamme de responsabilités de l’entreprise, à travers son organisation et ses pratiques de management, pour promouvoir – ou non -, dans le quotidien de la « société civile » les principes de nos sociétés libérales et démocratiques. Et donc d’agir sur la société de l’autre. Ne sommes-nous pas là dans le champ de « l’action hybride » ?

Et puisque la « guerre hybride » peut accompagner la guerre « classique », mais aussi la précéder ou la poursuivre, ces dimensions politiques et morales sont au cœur – consciemment ou inconsciemment – des décisions de la « gouvernance » des entreprises, mais aussi de leurs représentants, au plus près du terrain. Car c’est au quotidien que s’incarnent, ou non, les valeurs que l’on porte [1].

 

Faire des entreprises des alliés dans les guerres hybrides

Des échanges avec les spécialistes de la guerre hybride, il ressort que les entreprises sont les grandes ignorées de la réflexion, et donc probablement de l’action.

Cette absence est « justifiée » par certains par une multitude d’obstacles. Citons-en quelques-uns, en proposant quelques réponses.

 

« Ce qui motive les entreprises, c’est le profit ». Bien sûr. Car le profit permet d’investir, de développer à la fois les compétences et les outils, de créer de l’emploi, des richesses. Mais par-delà cette tarte à la crème, cette affirmation traduit à la fois une généralisation hâtive d’une perception univoque et une méconnaissance des réalités des entreprises. Car les entreprises, ce ne sont pas des organisations anonymes mais avant tout des hommes et des femmes qui prennent des décisions. Chaque jour. Et si on se pose parfois la question de dissocier ou non « l’homme de l’artiste », on ne peut croire raisonnablement que les décideurs d’une entreprise mettent totalement de côté, lorsqu’ils agissent, leurs perceptions individuelles du monde, leurs croyances, leurs convictions. Ils ne les abandonnent jamais totalement ni s’y soumettent. Il s’agit toujours de compromis. Entre le « rationnel » et « l’irrationnel ». Et ce délicat équilibre peut les amener à s’engager, et engager leur entreprise, pour des raisons qui ne touchent pas au seul profit économique.

 

« Les entreprises ont des actionnariats internationaux ». Pour certaines, en effet. Et on peut répondre à cette objection avec deux réponses. La première est de prendre en compte les alliances stratégiques qui engagent les États. Car si ceux-ci engagent leurs moyens militaires de concert, pourquoi les entreprises et leurs décideurs ne pourraient-ils par le faire ? Quant à la deuxième, elle touche à la cohérence des choix stratégiques – ceux des États et des entreprises. Car comment imaginer qu’un pays autoritaire voire totalitaire (et donc dans lequel les entreprises sont soumises au politique) avec lequel on noue des accords économiques qui engagent les entreprises, ne s’en servira pas, le moment donné, pour influencer la décision stratégique ?

Alors bien sûr, cela nécessite de pouvoir définir et partager une vision stratégique aussi claire que possible, dans un monde par nature incertain. Car la mobilisation de tous ne peut se réaliser qu’au profit d’un projet assumé. Ne faudrait-il pas agir là aussi, dans la clarification et le partage, voire le débat, plutôt que de considérer qu’il s’agit d’un « domaine réservé » ?

 

Et le risque dans tout ça ?

Une autre objection entendue est celle de « l’aversion au risque » de nos sociétés (et donc de nos entreprises).

Dans un champ partagé par les acteurs étatiques, on entend sans doute par là la noblesse de l’engagement des acteurs publics, et en particulier ceux de l’action militaire. Certes. Mais s’il n’est en aucune manière question de minorer le caractère exceptionnel de l’engagement de certains – jusqu’au bout de la mission, au péril de leur vie –, il ne faut pas oublier que cela ne concerne pas la totalité de ces acteurs. Et que si certains s’engagent pour cette motivation, et prennent ces risques dans leur emploi, il est aussi d’autres motivations, toutes autant respectables par ailleurs, et d’autres emplois, beaucoup moins exposés.

Et c’est surtout ignorer la relation au risque que connaissent les entrepreneurs, qu’ils soient engagés dans les entreprises ou à leur compte. Alors bien sûr, il ne s’agit que très rarement d’une prise de risque engageant la vie des intéressés – quoique, quand les risques pris voire la « mort sociale » réelle ou perçue conduisent certains à des actes désespérés…

Mais tant par les risques sur l’insertion sociale (quelle est la reconnaissance de l’entrepreneur ?), l’équilibre économique (en l’absence de « traitement » et de mécanismes de retraite garantis), l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée (que connaissent aussi beaucoup de personnels d’unités très engagées), il est important de considérer que les décideurs économiques connaissent eux aussi de vraies « prises de risque » ? Alors, il est vrai – et cela pourra les disqualifier au regard de certains – que parfois, la prise de risque est compensée par l’obtention, à l’issue, de bénéfices tangibles. Mais pourquoi pas, si on adopte une approche « gagnant-gagnant », dans ces opérations hybrides ?

 

Enfin, en matière de risque, il est un autre domaine, qui peut à la fois effrayer certaines entreprises, mais aussi en motiver d’autres à accroître leurs synergies avec l’intérêt collectif, et donc la puissance publique. Celui du risque de l’accusation éventuelle de « crimes de guerre »[2], sur des terrains de conflits armées mais aussi, plus souvent, en situation d’affrontements hybrides. Alors, il est important d’adopter à leur endroit un crédit d’intention, ou en tous cas, de méconnaissance des enjeux stratégiques. En particulier lorsque ceux-ci sont peu ou pas explicités et partagés par la puissance publique. Ou que ceux-ci sont « mouvants », au regard des opportunités perçues par des dirigeants parfois inconstants. Mais, et s’il est important d’être vigilant à la séparation des pouvoirs et donc à la possibilité de sanctionner des infractions à la loi commune, en particulier dès lors qu’il y a une intention avérée, une des vertus cardinales de nos sociétés, ces situations témoignent bien de la nécessité de considérer l’action des entreprises comme un vecteur majeur des affrontements hybrides.

Seul bémol cependant à ce sujet : ne pas considérer que la seule voie est celle de la soumission de l’entreprise au politique, comme gage de « contrôle » et sous-entendu de « vertu ». Car encore une fois : que défendons-nous ? Si c’est un modèle de société démocratique et libérale, il faut préférer les synergies aux contraintes - sauf celles prévues par des lois connues et partagées. Car sinon, qu’est-ce qui nous distingue des « démocraties illibérales » voire des régimes autoritaires, sinon dictatoriaux, bâtis sur le contrôle direct ou indirect – par la loi, la contrainte ou la compromission ?

 

Qui doit s’en occuper ?

Enfin, « qui doit s’en occuper ? ». Grande question qui peut traduire, malheureusement, et au-delà d’une seule question de bon sens, un des maux récurrents de nos organisations publiques. A savoir la tentation d’obtenir, coûte que coûte, la « domination » sur l’autre, plutôt que d’envisager les coopérations avec… Et beaucoup d’entre nous peuvent avoir à l’esprit des exemples de situations que l’on pourrait résumer par le point de vue suivant : « si ce n’est pas moi le chef, ça ne se fera pas ». En la matière, la pratique des acteurs des entreprises pourrait sans doute être utile à une approche commune, tant ils sont amenés (parfois contraints, certes), à coopérer, y compris avec des concurrents, quand les enjeux de marché le nécessitent.

 

Et dans le domaine des « guerres hybrides », on peut aussi se référer à notre histoire récente pour identifier des pistes relatives aux « porteurs » d’une telle action mixte.

Il y a trente ans, l’Europe connaissait déjà une guerre sur son territoire, dans les Balkans. Dans le même temps, la France mettait en place son Commandement des Opérations Spéciales (COS) – qui fête en ce moment ses 30 années d’existence. Alors, peut-être est-ce parce que ces innovateurs étaient les plus curieux de ces acteurs inhabituels que sont les décideurs d’entreprises… mais le Général Saleün, qui en prendrait le commandement en 1996, avait engagé une démarche de sensibilisation des entrepreneurs susceptibles d’intervenir sur ce terrain d’opérations encore « bouleversé ». En particulier au moyen des réseaux de « réservistes », dont on ne distinguait pas encore, à l’époque, les « opérationnels » des « citoyens ». Et notamment ceux qui avaient des responsabilités dans les entreprises de la construction et du génie civil.  Car on n’était pas encore dans la « guerre de l’information » et le champ physique était le plus habituel.

Peut-être était-ce aussi parce que ce nouveau commandement disposait, au moins pendant le temps de sa mise en place, de « marges de manœuvre » que les forces classiques ne pouvaient obtenir. En particulier face au « veto » des Affaires étrangères (et sans doute d’autres) qui considéraient que si les forces françaises avaient pour mission de s’engager militairement, elles devaient se tenir éloignées des questions de profit économique – y compris pour des entreprises nationales. Ce pourquoi d’autres pays engagés n’avaient pas la même frilosité voire aversion [3].

Et ce manque de synergies observées fait évidemment penser, pour la période et le lieu, au fait que la reconstruction de l’aéroport de Sarajevo, placé en secteur français lors des opérations de stabilisation de la paix, n'avait apporté qu’un contrat de 11 millions de francs à Thomson-CSF…  Peut-être était-ce aussi un manque d’enthousiasme de la part des entreprises françaises : « En 1996, en ce qui concerne les programmes européens, sur 227 millions d'écus engagés, 74 concernaient des fournitures ; 102 entreprises françaises ont été agrées, 27 ont remis une offre et 9 ont remporté des contrats pour un montant total de 4,9 millions d'écus, soit 6,5 % du total, à comparer avec les 22 % réalisés par l'Italie. »[4]

Alors depuis, et après cette esquisse de volonté d’agir autrement, la France s’est engagée dans la voie des « actions civilo-militaires » avec le GIACM. Des actions devenues au fil du temps, et exclusivement, des actions d’environnement au profit des forces[5], avec la création du centre interarmées des actions sur l'environnement (CIAE) créé en 2012 et qui opère dans le champ des perceptions, de l’influence.

Là encore, le champ purement « informationnel ». Ce qui n’est pas rien, mais n’est pas tout. Car, encore une fois, la présence des entreprises est, dans le contexte de l’hybridité des affrontements, un levier qui peut s’exercer dans de multiples domaines.

Alors, à la question du « qui s’en occupe », j’oserais proposer : ceux qui veulent, car « nécessité fait loi » et, en la matière, on ne peut craindre l’abondance… Et il sera toujours temps, le cas échéant, de gérer les synergies nécessaires. Ce qui est plus vertueux que de constater l’absence.

 

Mieux se connaître pour mieux travailler ensemble

En conclusion, il apparaît que beaucoup des obstacles perçus ou exprimés par ceux qui sont aujourd’hui à la manœuvre de guerres dont le caractère hybride s’accroit, avec la part d’inconnu qui l’accompagne, sont avant tout liés à une profonde méconnaissance du monde de l’entreprise par le monde public, et notamment celui doté des prérogatives souveraines.

Il y a sans doute quelque chose qui s’apparente à une « transformation culturelle »… Quelque chose qui touche à la fois les organisations et les acteurs de celles-ci. Et qui s’opère sur le temps long – mais avons-nous ce temps ?

Alors dans l’immédiat, il existe une pluralité d’acteurs susceptibles de contribuer à un « apprivoisement » mutuel, et à des actions très concrètes.

Il y a par exemple les « dinosaures » du service national obligatoire. Qui, de par le temps qui passe et l’expérience acquise, sont pour certains en situation de responsabilités dans beaucoup d’entreprises. Certains s’étaient engagés dans la réserve. Peu y sont encore sans doute, du fait de la réduction du format des armées et de la pyramide d’âge. Mais il en est sans doute qui ont conservé une proximité, ou au moins un intérêt, avec la chose militaire.

Il y a aussi les « réservistes » issus du pur volontariat. Qu’ils soient opérationnels, et engagés dans la vie de l’entreprise en parallèle de leur engagement militaire et pas en « deuxième partie de carrière » (ce qui n’enlève rien à leur mérite mais ne leur confère pas la qualité « d’hybride »). Ou « citoyens », mais encore en activité professionnelle. Ceux-là sont, par définition, ce que les sociologues appellent des « marginaux sécants ». Car ils appartiennent aux deux ensembles sociaux et sont donc, ainsi, de parfaits « hybrides ».

Mais ces réservistes sont le plus souvent employés en soutien des forces, dans un emploi purement « militaire », de remplacement ou de renfort de leurs camarades d’active, et dans lequel on leur demande, explicitement ou non, d’oublier leurs caractéristiques civiles. Pourquoi, au contraire, ne pas profiter de ce regard « différent », pour imaginer des approches innovantes, adaptées aux conflits hybrides, qui relèvent de compétences et de leviers non directement militaires ?

Et puis il y a aussi tous ces acteurs de la société civile sur lesquels l’institution militaire investit, dans le cadre d’actions d’information et de formation, comme celles de l’IHEDN ou des auditeurs civils de l’École de Guerre, ou de l’École de Guerre Terre. Ou auxquels elle ouvre les événements des organismes de recherche comme l’IRSEM (qui organisait début juin une demi-journée d’études, précisément sur le sujet des « guerres hybrides ») ou propose à la lecture la revue Inflexions, lieu de rencontre entre civils et militaires.

 

Mais pour toutes ces actions utiles, on peut parfois avoir le sentiment que la priorité est donnée, comme dans le domaine opérationnel, aux « actions d’environnement » : celles qui font mieux connaître et comprendre les spécificités du monde militaire et stratégique.

Et si, pour se préparer aux approches hybrides, on profitait de toutes ces interactions multiples pour favoriser, à l’instar du « reverse mentoring » que les décideurs d’entreprises avec les plus jeunes de leurs collaborateurs, une découverte et une meilleure compréhension des fonctionnements et motivations des acteurs des entreprises, par ceux du monde de l’action stratégique ?

Car mieux travailler ensemble commence toujours par mieux se connaître. Et que si on parlait il y a quelques temps de « défense globale », un affrontement hybride est aussi, par nature, global.

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Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #CIMIC, #Management

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