Publié le 19 Juin 2025
Dans un des univers dont je suis les transformations est apparu au cours des derniers mois un terme intéressant : les « coalitions de volontaires ». Derrière cette formule se cache une problématique que rencontrent beaucoup d’entreprises et d’organisations : une question de mobilisation, de déploiement et/ou d’agilité.
Levons tout d’abord le voile sur le contexte de cette formule : il s’agit de relations internationales, d’affaires militaires et du soutien au peuple ukrainien face à l’agression russe qui se poursuit.
Devant les difficultés de mobilisation de tous les pays de l’Alliance Atlantique et/ou de l’Union européenne – et en particulier en raison des prises de position de Donald Trump -, Britanniques et Français ont proposé, au moins de février dernier, de susciter une « coalition of the willing » pour permettre un soutien plus direct à l’Ukraine, et en particulier pour envisager plus concrètement l’envoi de troupes au sol destinées à faire respecter un hypothétique cessez-le-feu.
Car les deux organisations disposent de clauses de défense collective – celles de l’Union européenne étant d’ailleurs plus contraignantes que celles de l’OTAN, qui laissent aux pays membres le choix de la nature de l’intervention.
Et rappelons à ce sujet que l’Union européenne est à même d’intervenir directement, en s’appuyant, depuis les accords dits de « Berlin plus », sur les moyens de l’OTAN.
Cette proposition qui a permis de réunir, au-delà des Britanniques et Français, plusieurs dizaines de pays, a suscité des questions relatives à la mise en œuvre (quels moyens concrètement, au-delà des promesses ?), mais aussi des oppositions de principe, que des décideurs d’entreprises civiles et d’organisation connaissent bien : si tout le monde n’y va pas, pourquoi autoriser certains à y aller ?
Le précédent des GFIM
La crise actuelle a pour grand mérite de me rajeunir… ou en tous cas de rappeler que les « anciens » peuvent encore être utiles à quelque chose.
Car au début des années 90, alors que je m’intéressais plus directement aux affaires militaires, j’avais suivi avec le plus grand intérêt l’émergence des GFIM : les Groupes de Forces Interarmées Multinationales… Peut-être déjà le goût des dynamiques organisationnelles et humaines, que je développe depuis 25 ans désormais dans les entreprises et organisations civiles.
Et il est intéressant de voir que, à la fin des années 90 déjà, c’était le couple franco-britannique, incarné alors par Jacques Chirac et Tony Blair, qui avait pris l’initiative…
L’idée des GFIM était née cependant quelques années avant, au sein de l’OTAN. Et sans doute parce qu’avec la guerre en ex-Yougoslavie, l’Alliance Atlantique était confrontée à la nécessité de nouveaux modes d’intervention. Ne plus seulement être prête à la défense collective immédiate, face à l’agression par un tiers d’un pays membre. Mais aussi de préserver la paix et ses intérêts au-delà des frontières mêmes de ces pays membres.
L’idée : mettre en place des structures militaires « ad hoc », en fonction des besoins et des effets recherchés, et des décisions politiques dans chacun des pays membres. Alors que, rappelons-le, le Conseil de l’Atlantique Nord fonctionne exclusivement au consensus…
Cette problématique d’expérimentation, de POC, de « projet »…, nous la rencontrons souvent dans nos entreprises. Lorsque l’on veut « tester » un marché, développer un produit, mener une opération spécifique, on crée un « projet ». Une équipe ad hoc, qui s’appuie sur quelques ressources propres, mais surtout sur des ressources humaines et matérielles allouées, sur la base d’une « contractualisation » ou d’un accord de bonne volonté.
Du côté des pays signataires, l’adoption du principe des GFIM avait conduit les organisations à se lancer dans la mise en place de quartiers généraux de GFIM… Car pour mener une opération militaire, il est indispensable d’avoir des forces et des moyens interopérables (d’où les fameux STANAG par exemple, mais aussi des entraînements communs qui permettent de s’habituer à « mieux travailler ensemble »). Mais aussi une structure de commandement (sous ce vocable ne se cache pas seulement un « chef » mais surtout des moyens d’information, de coordination, de décision – ce qui, pour des sujets aussi sensibles, ne se réduit pas à un seul décideur).
Est né aussi, dans la foulée et avec l’objectif de permettre l’émergence d’initiatives européennes au sein de l’OTAN (le fameux « pilier européen »), le concept de « Nation cadre » - prolongement « politique » de l’idée des GFIM, puisque l’Alliance est aussi (et avant tout ?) une structure politique.
Cette idée semble venir d’Allemagne, en 2013, avant son adoption par l’OTAN en 2014 (Framework Nations Concept), mais les Britanniques et les Italiens ont également développé leur interprétation de ce principe, en raison d’organisations et d’enjeux différents.
Côté Français, il semble qu’on s’y réfère surtout, implicitement ou explicitement (mais l’humilité s’accroit sensiblement dans les postures et les termes, ce dont on ne peut que se réjouir), pour expliquer qui est « le chef » d’une opération donnée – l’idée générale étant de permettre les contributions de « petits pays » à des opérations organisées par les quelques pays européens ayant la capacité militaire d’organiser et de conduire une opération multinationale.
Et aussi l’Union des cercles concentriques
Dans les domaines plus « civils » de la coopération européenne, on retrouve aussi, dans les mêmes années, ce questionnement de la nécessaire agilité d’organisations dont le nombre de membres s’accroit vite.
L’Union européenne a été confrontée au même dilemme : faut-il homogénéiser tous les droits et devoirs, pour tous les membres, ou peut-on accepter des cercles à plusieurs vitesses ?
Loin d’être une nouveauté née de l’intégration des nouveaux pays membres, ce principe dit « d’intégration différenciée » avait été prévu par les Pères fondateurs de l’Europe. Ainsi, le Traité de Rome prévoit la possibilité de régimes spéciaux. Et, avec la mise en place de la monnaie commune (l’Euro) et des accords de libre circulation (Schengen), nous touchons du doigt, au sein de l’Union européenne, quelques exceptions nationales.
Alors, à la différence des structures de l’OTAN, qui prévoient des périmètres ad hoc, on a plutôt parlé, au sein de l’Union européenne, de « cercles concentriques ». Avec un « noyau dur » très intégré, et puis les autres, qui adhèrent à tout ou partie des accords communs. D’où le terme de « cercles concentriques ».
Par ailleurs, l’entrée dans ces « cercles » est plutôt destinée à durer (même s’il est toujours possible de s’en retirer, ainsi qu’on l’a vu avec le Brexit). Alors que les GFIM sont plus dans la logique « projets » que nous connaissons : quand l’opération militaire ou de maintien de la paix atteint son objectif, ou son terme, la structure est dissoute –.
En reprenant le contexte historique de cette idée, j’ai retrouvé que Jacques Delors était alors un des promoteurs de cette idée de « cercles concentriques ». Et me suis souvenu de la virulence des débats, pour savoir si l’Europe « à plusieurs vitesses » était une meilleure idée qu’une intégration renforcée.
Et les lignes de fracture étaient assez diverses :
- Certains s’opposaient à l’intégration variable – le parti communiste, notamment, au nom d’un refus des inégalités. Et sans doute d’un réflexe idéologique qui préfère l’homogénéité à la liberté ;
- D’autres, au nom d’une souhaitable intégration « à marche forcée », au regard d’une croyance forte dans les structures fédératives ;
- D’autres, au contraire, étaient favorables pour exprimer une opposition à l’intégration européenne mais en acceptant certaines modalités au nom d’une négociation nécessaire ;
- Les autres, enfin, plus pragmatiques, pour traiter les sujets au fur et à mesure, tester, ajuster…
Du côté de l’OTAN, on remarquera que, lors de l’adoption du principe des GFIM, seule la Turquie s’y était opposée – nécessitant un ajustement pour permettre le consensus nécessaire aux décisions de l’Alliance. Craignant que ce principe de forces « ad hoc » conduisent certains pays européens à soutenir la Grèce dans le différend ancien qui oppose les deux pays.
Et que désormais, ce sont les Etats-Unis de Donald Trump qui s’opposent à l’émergence de cette idée de « coalition de volontaires » qui s’inscrit dans cette tradition des GFIM, puisqu’elle permettrait le renforcement du pilier européen – ce qu’ils demandent pourtant au nom du « partage des charges »… Un signe que ce « partage des charges » n’implique pas le « partage du leadership ».
Deux exemples de deux traditions et/ou pratiques organisationnelles peu sensibles aux fonctionnements collaboratifs…
Les « chefs de projet » contre les « bureaucrates »
Revenons enfin à nos organisations civiles.
Pour faire le lien entre les entrepreneurs que nous sommes, dans nos vies professionnelles, et les citoyens engagés que nous pouvons aussi être, sur ces questions de sécurité collective.
Dans nos entreprises – et en particulier en France -, nous observons souvent les difficultés et les oppositions aux structures « projets » et aux organisations « matricielles » - qui visent à la même souplesse, mais dans la pérennité.
Car la tradition jacobine, centralisatrice, monarchique de notre pays irrigue la vie de nos entreprises. Même si, heureusement, les plus jeunes sont désormais encouragés, lors de leurs formations, à pratiquer le « mode projet » et la « collaboration ».
Et puis au-delà de la « culture » nationale ou organisationnelle (qui est un sujet passionnant et multi-facettes, contrairement à ce qu’on imagine là encore sur le domaine franco-français), il y a aussi la tradition « cartésienne » qui irrigue toujours nos modes de pensée (en dépit de ce qu’écrivait Jean-François Revel : « Descartes, inutile et incertain »).
Cette tradition pousse, pour le plus grand bénéfice de tous, à identifier le problème et à y apporter une solution « rationnelle ». C’est un des moteurs les plus puissants des grands ingénieurs qui ont fait la richesse de notre pays, et travaillent encore à apporter des solutions innovantes aux problèmes les plus complexes.
Mais lorsqu’il faut travailler avec d’autres compétences, d’autres approches, d’autres « sensibilités », on entre là dans une situation complexe. Car on veut souvent avoir « raison » contre les autres… Mais lorsqu’il faut mettre en œuvre, a-t-on « raison » tout seul ? Et ne vaut-il mieux pas adopter une solution « moins idéale », mais qui sera mise en œuvre ? Alors que l’idéal restera dans les cartons ?
Heureusement, là encore, les formations d’ingénieurs adoptent désormais des modules communs avec d’autres formations (c’était le cas depuis longtemps dans d’autres pays), et certaines entreprises sont très vigilantes à la diversité des approches.
Pour faire simple, que ce soit dans les organisations politico-militaires comme dans les entreprises, l’opposition « paradigmatique » est celle des « bureaucrates » et des « chefs de projets ».
Les uns privilégient le contrôle ; les autres la liberté.
Les uns suscitent l’homogénéité, la cohérence ; les autres la diversité.
Les uns peuvent conduire à la pesanteur voire à l’immobilisme ; les autres jouent de l’adaptabilité, de l’agilité.
Il n’y a pas de modèle idéal, et il est toujours nécessaire d’adopter une organisation adaptée aux enjeux du moment, et aux moyens disponibles. Une organisation, de ce fait, qui pourra évoluer au gré des circonstances.
Mais ce qui est dangereux est de faire des choix « idéologiques ». Car l’idéal n’existe pas. Sauf dans nos têtes et dans nos cœurs, mais s’il est un moteur puissant, nous savons qu’il est inatteignable.
On en parle ?