Publié le 25 Janvier 2021
Le livre de Mathieu Laine « Infantilisation – cet État-nounou qui vous veut du bien » est à la fois un succès de librairie et l’objet de nombreux reprises médiatiques, comme de messages positifs sur les réseaux sociaux. Brillant, provocateur peut-être, il interroge les politiques et les citoyens. Mais aussi les entrepreneurs de la « société civile ».
Mathieu Laine est un penseur brillant, puissant. Libéral engagé depuis ses plus jeunes années, il a créé une société de conseil originale qui confronte les dirigeants d’entreprise à la pensée d’universitaires provenant de tous les horizons. Du très haut vol.
Et son essai, concis, percutant, est agréable à lire. Rapide aussi, au moins en première approche. Pour y revenir plus tard, directement ou après exploration des pistes de réflexion ouvertes. Après lecture aussi, découvertes ou redécouvertes des grands classiques de la pensée libérale française et européenne (Montesquieu, Tocqueville, Bastiat, Hayek, Molinari…) – dont certains sont d’ailleurs accessibles sur le site de l’Institut Coppet qu’il préside. Et de nombreux articles récents, issus de la recherche internationale, sur lesquels il appuie son argumentation. Sans oublier le recours à des œuvres littéraires tout aussi inspirantes.
Car c’est là la force de son érudition et de son travail : apporter de multiples ouvertures pour aider les décideurs dans leurs choix. Un conseil stratégique, donc.
Reprenant à la lumière de notre actualité une thématique ouverte dans un ouvrage précédent (« La grande nurserie »), il n’a eu, pour ce livre, que l’embarras du choix tant les exemples de l’absurdité bureaucratique et les atteintes aux libertés publiques et individuelles ont été nombreux dans la gestion de la crise sanitaire, en particulier en France mais pas seulement. Et vous aurez sans doute lu dans la presse et sur les réseaux sociaux, ou entendu lors des interviews réalisées, ses nombreuses formules choc, élégamment ciselées, sur les inconvénients et dangers de « Big Nanny ». Mais ce livre ne se résume pas à elles, et on ne peut que vous recommander de le lire intégralement.
Et maintenant, concrètement ?
Demeure cependant, après la lecture inspirante de cet essai, une interrogation clé. Comment faire ? Car si on sait donc « quoi », maintenant, « comment » ? Et c’est souvent la limite de la stratégie : satisfaire l’intelligence, bousculer les idées, aider à la décision, certes… mais concrètement, comment fait-on ?
C’est sans doute la limite de l’exercice d’un ouvrage ramassé comme celui-ci, édité dans une collection précisément destinée à « recréer un espace où puisse se tenir la rencontre sereine et exigeante des idées ». Des idées, pas encore des actions…
Pour cette raison matérielle donc, mais aussi parce que le « comment » ne s’écrit pas à l’avance. Il se pratique, dans la confrontation à la complexité des systèmes techniques, organisationnels et humains.
On peut alors formuler, d’ores et déjà, quelques obstacles prévisibles à l’indispensable mise en œuvre de la « désinfantilisation » recommandée. Pour réfléchir au « coup d’après ». Celui qui fera que ce livre n’aura pas seulement été celui d’un constat et d’une ouverture de perspectives, mais une contribution opérationnelle à une nécessaire libération des esprits et des énergies.
Enchaîner le Léviathan ?
Sur le plan de l’action publique, Mathieu Laine, loin de céder à la caricature d’une pensée libérale que certains voudraient sans doute trouver sous sa plume, rappelle que, selon les classiques – et certains contemporains -, l’État a toute sa place dans l’organisation de la société. L’enjeu est de lui garder cette place. Toute cette place mais rien que cette place. Et que l’enjeu, pour les décideurs publics, est de résister à la tentation de garder le pouvoir acquis à l’occasion de cette crise, et de réussir à « enchaîner le Léviathan ».
Concrètement, pour un décideur public – puisque, on le rappelle dans les interviews, il écouté jusqu’au plus haut sommet de l’État -, il s’agira donc s’enchaîner soi-même. Tel Ulysse pour résister au chant des sirènes. Et ce sera aussi enchaîner les autres, qui ont usé et parfois abusé de la complexité bureaucratique pour acquérir, volontairement ou non, un pouvoir peut-être légal (et encore), mais en tous cas illégitime.
Car tous ceux qui ont eu affaire aux fonctionnements de services de l’État, de collectivités, ou d’agences publiques, savent bien que les acteurs de ceux-ci ne sont pas toujours mus par le seul souci de l’intérêt public, de l’économie de moyens, de l’efficacité. Ou en tous cas, si l’intention peut être vertueuse, les résultats ne répondent pas toujours à ces enjeux.
Les exemples des biais et des fragilités humaines qu’on y trouve, comme partout ailleurs, sont multiples – et chacun en a sans doute une ou plusieurs illustrations.
Faute de pouvoir agir sur un service, on en crée un, concurrent ; soucieux de l’avenir de sa dotation, on s’oppose au succès d’un organisme engagé sur une mission analogue ; jaloux d’un camarade de promotion ou d’un cadre d’une autre filière, on fait en sorte de contribuer à son échec, qui maintiendra la possibilité d’une évolution professionnelle pour soi, ou pour un des « siens »…
Ces abus sont parfois le fait de bureaucrates frustrés de traitements de misère et de fonctionnements déresponsabilisants, qui ne reconnaissent pas les années d’études passées et les compétences promises. A qui la faute, donc ? Pas seulement à ceux qui, bourreaux, sont aussi victimes.
Ou d’aberrations administratives, à l’image par exemple que celle que nous avions explorée en novembre dernier : celle des « autorisations de sortie » délivrées aux élus nationaux et locaux dans le cadre des confinements et autres « couvre-feu ». Qui par un autre élu, qui par un fonctionnaire (pourtant normalement subordonné aux décideurs élus), qui par personne – en faisant pari de l’autorité imposée à l’agent qui s’aviserait à contrôler la carte d’élu… Mais qui ouvraient, pour tous et donc aussi pour ces élus, un grand champ d’incertitudes quant au comportement des agents de terrain, détenteurs de la force publique, que l’on pourrait rencontrer… Une incertitude juridique contraire à l’État de droit.
Changer radicalement de posture
Enchaîner le Léviathan, ce sera donc imposer à des milliers de cadres et agents publics, fonctionnaires ou non, un radical changement de posture, et de pratiques. Passer de celle du représentant de « l’autorité publique » (un terme affreux qui n’a aucun sens ni légitimité puisque l’autorité est individuelle, quand le pouvoir est organisationnel) à celle d’un « civil servant » (ou plutôt d’une traduction en français à formuler).
Un terme qui en horrifiera sans doute beaucoup puisque notre pays est, dans le monde des services privés comme publics, frappé du « syndrome du serviteur » (un des effets de la « logique de l’honneur » selon Philippe d’Iribarne, qui a toujours cours malgré les trois décennies passées depuis la parution de cet ouvrage indispensable).
Ce ne sera bien sûr pas le cas de tous les acteurs du monde public et de ses excroissances. Mais ce ne sera malgré tout pas une petite minorité qu’il faudra convaincre, entraîner, faire changer.
Car le monde public, celui de l’État mais également celui des collectivités, par imitation ou concurrence, vit aussi trop souvent, pour des raisons individuelles et donc, par agrégation, culturelles, dans le mythe de « l’État stratège » : une image « intellectuelle » plus valorisante que celle des « producteurs », dans une société qui a aussi trop longtemps mis à l’écart des perspectives professionnelles et des représentations sociales le monde de l’artisanat et de l’industrie, et donc des services à l’autre. Une image qui permet une valorisation à peu de frais, quand les conditions matérielles et d’épanouissement professionnel ne le font pas.
Un monde public, aussi, peu habitué aux interactions avec le privé, et trop souvent imprégné de défiance. Deux caractéristiques qui expliquent par exemple, lors de la « première vague » de 2020, la mise à l’écart de la gestion de crise des organismes de santé privés, alors que leurs lits étaient vides et que certains étaient contraints, du fait des déprogrammations contraintes et de l’absence de transferts depuis les hôpitaux privés, d’envisager des mesures de chômage partiel…
Une complémentarité pourtant nécessaire que Mathieu Laine appelle dans son livre de ses vœux, pour « recentrer l’État sur ses missions essentielles ».
A chacun d’entre nous de changer
Changer, ce sera aussi, et l’auteur l’écrit clairement, faire en sorte que chacun d’entre nous refuse le confort déresponsabilisant de l’État nounou. Parce que cette infantilisation est indigne de notre humanité. Parce qu’elle est immorale, en tous cas pour celles et ceux qui chérissent la liberté. Et parce qu’elle est inefficace – la prospérité et la créativité de nos sociétés étant née de l’autonomie, de l’initiative, de l’acceptation du risque. Certains d’entre nous l’accepteront, engageront peut-être une difficile cure de désintoxication. D’autres, plus malades, plus dépendants, y seront réticents voire hostiles. Il faudra les y aider, prendre en compte leurs difficultés, leurs peurs, leurs résistances, les accompagner.
Alors, au-delà de la sphère publique à laquelle nous n’avons, pour la plupart, pas accès si ce n’est par nos votes, comment traduire concrètement, dans nos vies, ce plaidoyer pour la liberté ?
Pour cela, nos activités professionnelles sont un espace de mise en œuvre possible, à l’humble portée de chacun, et qui peuvent traduire efficacement dans les faits les réflexions fécondes de ce livre.
L’autonomie
Le transfert d’une grande partie des activités professionnelles loin du bureau (le « télétravail ») a mis en évidence les difficultés et les conditions de succès de ces modalités nouvelles pour certains, mais déjà mises en œuvre, ou moins pour le travail « à distance » si ce n’est « à la maison », dans de nombreux groupes internationaux.
Le besoin d’interactions sociales a été, et est toujours, une des limites infranchissables à la distanciation sociale que certains appellent de leurs vœux, préconisent ou imposent. Mais que ceux-ci pourraient écarter en le qualifiant de « non essentiel ». Même si, quoiqu’ils en pensent, nos vies ne se réduisent pas aux deux dimensions d’un écran.
L’autonomie est une condition de succès, et c’est une compétence professionnelle complexe. Car elle dépend à la fois de la nature de l’activité (solitaire ou collective, productive ou interactive…) et de l’ensemble des parties prenantes. De l’acteur concerné, de ses collègues, et de ses multiples interfaces, managériales ou non, dans les systèmes complexes que sont nos organisations modernes, matricielles ou multipolaires.
Il ne s’agit donc pas seulement d’une qualité personnelle, qui permettrait de disqualifier facilement ceux qui se plaindraient de ne pouvoir être pleinement efficaces dans l’isolement. Il s’agit d’une compétence collective, qui repose sans doute sur les tempéraments et les attentes de chacun, mais aussi sur la répartition des rôles, l’explicitation des contributions attendues, l’animation des fonctionnements collectifs.
Être libre, c’est être autonome. Mais dans une organisation, une entreprise, une société humaine, ce n’est pas être isolé. L’autonomie, consubstantielle à la liberté, se prépare donc. Elle s’organise et se pratique, avec des essais, des succès, des erreurs. Elle s’apprend.
Résister à la tentation des procédures
La sphère publique n’est pas la seule à être envahie par l’inflation bureaucratique, réglementaire, législative. Qui déresponsabilise les acteurs, les égare, et les laisse à la merci d’abus volontaires ou involontaires.
Nos entreprises doivent aussi y faire face. Elles doivent en effet intégrer toutes les traductions des dispositifs publics. Mais elles peuvent aussi être tentées d’y ajouter leurs propres règles, spécifiques au métier, à l’organisation, à la tradition managériale.
Alors bien sûr, bureaucratie et procédures ont des raisons d’être, des avantages parfois. Celles notamment de pouvoir donner des cadres clairs d’action, pour des situations répétitives, prédictives. Elles sont rassurantes, puisqu’elles suggèrent que tout est « sous contrôle », quand l’incertitude est pour beaucoup un facteur d’angoisse extrême.
Mais lorsque le monde change brusquement – et celui de nos entreprises en est un exemple, avec la concurrence qui évolue, le cadre légal mouvant de certains pays, les « facteurs humains », les accidents, les opportunités… -, les procédures ne sont souvent pas adaptées. Et lorsqu’on tente de les imposer, « quoiqu’il en coûte », l’issue est souvent catastrophique puisque le « mode d’emploi » ne peut s’appliquer à une situation radicalement différente de celle dans laquelle il a été écrit.
Dans les entreprises, et c’est un avantage, c’est qu’il est souvent possible de reprendre la main sur ces procédures, de matérialiser les risques immédiats de leur obsolescence, ou de leur nuisance. Parce que le « marché » tranche, à la fin. Et que les décideurs sont identifiés.
Alors, avant de s’essayer à libérer le monde de la décision publique, sommes-nous certains d’être prêts, techniquement et moralement, à l’exercice de cette liberté dans nos entreprises ?
Retrouver le courage managérial
Car vient alors la question du courage.
Les décideurs publics doivent, et en particulier face aux décisions difficiles, prendre en compte la prochaine échéance électorale. Battus si leur décision est impopulaire, et même si elle est efficace à long terme, ils ne pourront en suivre la mise en œuvre, le pilotage. Et surtout, ils devront affronter le sentiment de l’échec, parfois du rejet. Une perspective particulièrement douloureuse pour ceux l’hubris est le moteur. Et aussi, pour ceux qui ne sont pas issus de la fonction publique, le risque d’un difficile retour à la vie civile – même si la République est souvent bonne fille, avec ses multiples opportunités de commissions ou organisations para-publiques, susceptibles d’accueillir les talents froissés.
Dans les entreprises, le risque est différent. Il existe, certes. Mais les conséquences des décisions sont souvent plus mesurables, au moins en partie (car une entreprise vit toujours dans un contexte, lui aussi soumis à la contingence). Et aussi à plus court terme. Le prise de risque est donc sans doute plus à la portée de chacun. En tous cas de ceux qui se veulent « décideurs ».
Être libre, et permettre la liberté des autres, c’est donc faire preuve de courage. Car on ne peut promouvoir la liberté pour soi que lorsque l’on accepte pour les autres. C’est un enjeu d’exemplarité. Et aussi d’efficacité. Et si les procédures réduisent les marges d’initiative et nourrissent le mythe d’un « long fleuve tranquille », les entreprises « libérées » sont celles de la prise de risque, de la tension de la concurrence assumée, de l’autonomie et de la responsabilité. Ces vertus sont à la main des décideurs, des managers, à tous les niveaux de la hiérarchie, qui ne peut être, pour être libératrice, que la plus réduite possible.
Appeler de nos vœux la libération de notre société, après cette expansion incontrôlée de l’interventionnisme, des atteintes aux libertés, de l’infantilisation, ne sera donc crédible que si, dans le contexte de nos activités professionnelles (et bien sûr, dans notre sphère privée, mais c’est là encore une autre histoire), nous aurons démontré que, à notre mesure, nous y sommes prêts.
Comme l’écrit Mathieu Laine, « le piège de l’infantilisation de nos vies est devant nous. S’il se referme, nous perdons tout ». Alors, n’acceptons pas d’infantiliser nos collaborateurs, nos partenaires, nos clients. Libérons-nous, libérons-les.
Alors, et aussi dans le monde de l’action publique qui tente de s’imposer à nos vies au-delà de sa fonction et de ses compétences, nous pourrons bousculer les habitudes prises et témoigner, succès en mains, qu’à la route de la servitude, nous choisissons en toute conscience, et en toute responsabilité, celle de la liberté.
Mathieu Laine. "Infantilisation. Cet Etat nounou qui vous veut du bien"
Les Presses de la Cité. 2021