Publié le 11 Juin 2015
Le digital, c’est (seulement) de l’information, mais immédiatement et partout, et c’est là sa nouveauté. Loin des fantasmes que le secteur génère, plus qu’une accélération, c’est potentiellement un changement de paradigme. Et au moins un changement de pratiques, dans la répartition des rôles.
Le digital fascine, au point de devenir un fantasme pour certains, et ceci au moins de deux façons.
Le fantasme de l’enrichissement facile
Le secteur numérique et ses « start up », nécessairement « digitales », sont devenus les nouveaux fantasmes de l’enrichissement « facile », avec les capitalisations considérables de quelques entreprises. Aux « génies de la finance » ont succédé les « génies du numérique », aux golden boys les hippies-geeks : à chaque époque ses figures de proue... Et dans les grandes entreprises, l’autorité du CFO, qui tenait les cordons de la bourse, est concurrencée par l’arrivée du CDO, qui connaît la carte de l’île au trésor.
Un des problèmes de fond est que le modèle de la start-up numérique est devenu, pour beaucoup, le synonyme d’un enrichissement rapide. L’objectif, assumé ou non, semble moins de créer de la valeur, de l’emploi, que de lancer un produit qui, mature ou pas, mais toujours alléchant, fera l’objet d’une acquisition sonnante et trébuchante, souvent par un mastodonte soucieux d’absorber les concurrents émergents. A moins que ce ne soit par une grande entreprise « classique » convaincue que l’absorption de cette « pilule magique » lui en confèrera les qualités. Fantasme…
Et le fantasme du travail immatériel
La fin du XXe siècle a vu l’accélération de l’avènement, au moins dans les esprits, du secteur tertiaire. Ecoles de commerce ou grandes administrations (et parfois les deux…) étaient alors les points de mire des bons élèves. Quant aux ingénieurs, ils visaient les fonctions financières, elles aussi synonyme de travail immatériel. Aujourd’hui, le numérique permet la poursuite de cette quête fantasmatique du travail « intelligent » puisque dématérialisé : avatar toujours prégnant d’une hiérarchie perçue entre fonctions « intellectuelles » et fonctions « matérielles », utopie cartésienne d’une orgueilleuse maîtrise de l’esprit sur le monde physique. « Descartes, inutile et incertain »…
Le principal problème de ce fantasme, outre qu’il nie totalement la diversité des compétences humaines, est qu’il néglige les dimensions matérielles de la création de richesses, et souvent les méprise. Mais sans route, sans voiture, sans train, à quoi serviront les « applis » qui facilitent les déplacements ? On ne voyage pas sur un smartphone ! Et comment échangerons-nous des informations, instantanément, lorsque nous n’aurons ni les compétences ni les moyens de construire machines et téléphones, et tous les « objets connectés » ? Et comment fabriquer les composants électroniques, supports bien physiques de ces échanges immatériels, lorsque nous n’aurons plus accès aux terres rares ? Les fantasmes ne sont pas la « vraie vie ».
Du « green washing » au « digital painting » ?
En jouant sur ce double fantasme, beaucoup d’organisations habillent leurs politiques classiques, relookent leurs produits.
Les années 2000 ont été celles du « green-washing », la décennie suivante sera peut-être, seulement et pour certains, celle du « digital-painting ». Avec, au mieux, une « accélération digitale » : plus de la même chose mais plus rapidement, plus aisément. C’est déjà bien, cela dit.
Dans le marketing par exemple, la diffusion massive et rapide de l’information permet d’aller au plus près du consommateur, avec des messages jusque dans son téléphone ou sur sa montre, et de connaître plus finement ses habitudes grâce aux informations qu’il cède, consciemment ou non. En combinant ces flux montants et descendants, cela permet de personnaliser le message commercial, pour plus d’efficacité – « parlez moi de moi, il n’y a que ça qui m’intéresse »…
Et dans l’industrie, le big data et les objets connectés permettent d’entrer au plus profond du processus de fabrication, parfois au cœur de la matière, en permettant un suivi voire un pilotage en temps réel – que ce soit pour contrôler la qualité ou même, avec la fabrication 3D, organiser l’assemblage des particules, déjà au niveau moléculaire.
La valeur ajoutée de l’accélération numérique est incontestable. Mais cela ne fait que reposer la question millénaire de la valeur de l’information, et de sa traduction dans un monde jusqu’à présent hiérarchisé, centralisé, monopolistique. « L’information, c’est le pouvoir ». Et donc ?
Aujourd’hui, les organisations formelles, publiques et privées, sont fondamentalement remises en cause par la numérisation de l’information, par la diffusion facile de celle-ci, à la portée de chacun, dès lors qu’il bénéficie des outils (téléphones, ordinateurs…) et des infrastructures nécessaires (câbles, relais de diffusion, satellites…).
Pour les entreprises, le défi du lâcher prise
Pour les entreprises « traditionnelles », la réflexion à mener est similaire.
La transformation digitale consiste à s’interroger sur la place de l’information dans leur production de valeur, et sur leur capacité à la valoriser elles-mêmes, à la sous-traiter ou, nouvelle piste intéressante, la co-traiter.
Si l’information n’est qu’un moyen au service de leur production, une « accélération » suffit : on continuera à produire toujours la même chose, mais avec d’autres outils, plus modernes. Mais si l’information est au cœur de la production de valeur, ou si elle représente un « levier de croissance » significatif, une simple accélération ne suffira pas à faire face à la vitesse des pure-players et à leur capacité à mobiliser des moyens, seuls ou avec des challengers.
Cette capacité à réussir la transformation digitale dépend de trois facteurs liés entre eux.
Un volet organisationnel tout d’abord. En fonction de leur taille et de leur culture, les entreprises sont régies par des fonctionnements plus ou moins bureaucratiques. Que ce soit pour maîtriser les risques liés à des opérations d’envergure ou, plus prosaïquement, pour justifier l’existence de strates organisationnelles, toutes les organisations mettent en place des mécanismes de « contrôle ».
Avec la transformation digitale – y compris dans son esquisse de seule « accélération » -, les mécanismes de contrôle sont contre-productifs : perte de temps et d’agilité, déresponsabilisation d’acteurs hétérodoxes mais moteurs, incapacité à innover en sortant du cadre… Cet obstacle organisationnel n’est pas à négliger. Le digital, c’est de l’information ; mais si l’information ne peut circuler facilement dans l’organisation pour permettre la réalisation des projets, c’est peine perdue. Car quelque soit la volonté d’un dirigeant d’entreprise à engager une véritable « transformation », l’infrastructure organisationnelle se charge souvent d’en faire échouer la mise en œuvre.
Le volet humain est la deuxième condition de succès. Les métiers du digital nécessitent de nouvelles compétences, qu’il ne suffit pas sous-traiter et de « piloter ». Ces compétences sont à la fois des savoir-faire et des savoir-être : compétences techniques mais également relationnelles.
La transformation digitale est aussi celle des comportements, des pratiques, des modes relationnels et donc de management. Et si les entreprises se rassurent en affirmant la volatilité de générations X, Y ou Z, elles ne font ainsi que nier leur incapacité à se transformer. Les « digital natives » ne sont pas fondamentalement instables ou désengagés. Par contre, quand ils n’ont pas choisi la fonction publique française pour la stabilité de l’emploi, ils fuient les entreprises qui demeurent enkystée dans des fonctionnements « du siècle dernier » - ceux de leurs dirigeants bien souvent.
Le digital, c’est de l’information. La transformation digitale, c’est donc aussi la capacité à créer, transmettre, partager et utiliser l’information. L’information ne doit plus être considérée comme un attribut du pouvoir, mais comme un ingrédient clé de la création de valeur. Et on ne crée pas de la valeur tout seul, ou en l’enfermant dans un coffre.
De la chaîne au réseau : un changement de paradigmes
La dimension « culturelle » est la troisième condition de succès, et elle est transverse aux deux premiers car la culture s’exprime à la fois dans les fonctionnements (organisationnels) et dans les pratiques (humaines).
Et en matière de « culture », la transformation digitale impose un véritable changement de paradigmes. Car si le taylorisme, y compris dans sa version la plus récente (post ou néo), peut s’illustrer par une chaîne de valeur que l’on cherche à « optimiser », le vecteur de l’information est le réseau.
Dès lors, les fonctionnements et pratiques issus d’un siècle de taylorisme sont profondément inadaptés. On ne pense plus structuration mais émergence, déploiement mais opportunités. Ce ne sont plus des « méthodes » mais des « principes d’action ». On ne partage plus des objectifs, toujours dépassés ou inadaptés, mais un sens, un projet commun. Et l’ingénierie s’inspire des principes d’humilité et de réalisme poppérien (le « piecemeal engineering »). Enfin, le « leadership » n’est ni autoritaire ni bienveillant, il est surtout post-héroïque et partagé.
Ces transformations sont profondes, elles touchent à l’identité de l’entreprise et de ses personnels.
Changer les organisations, adapter les hommes, transformer la culture sont trois chantiers lourds, difficiles, sources d’efforts et de déceptions. Mais ces changements de paradigme peuvent être à l’origine de réussites majeures, et tout simplement de survie.
Des entreprises monolithiques aux coalitions ad hoc
Néanmoins, il existe aussi pour les entreprises confrontées à ce challenge un autre scénario que la transformation profonde. Moins « glorieux » intellectuellement certes, mais moins risqué. Celui du partenariat, de la co-construction.
D’une logique de domination, de monopole, les organisations de l’ère digitale sont, à l’image de l’information qui est leur fonds, des réseaux et des coalitions ad hoc. Avec des centres d’expertises légers, adaptatifs, et des « réservoirs de forces », pour la mise en œuvre. A l’échelle individuelle, les professionnels indépendants ont d’ailleurs ouvert la voie, pour pouvoir participer à une production de valeur ad hoc, construite à la demande. Ils ne sont pas des « précaires », ils sont l’avenir.
Dès lors, les entreprises qui ne voudraient ou pourraient affronter une véritable transformation digitale devront néanmoins réussir un changement important : celui de l’ouverture et du renoncement au pouvoir. Absorber une start up enrichira son fondateur mais en tuera l’esprit et la valeur. Par contre, une répartition équitable des contributions et des plus-values garantira le succès de tous. Mais accepter cela, c’est aussi un vrai enjeu de transformation.