Publié le 13 Septembre 2018

La gouvernance à l’ère numérique

Au risque de le répéter, la transformation numérique n’est pas (seulement) technologique, mais avant tout humaine et organisationnelle. Et puisque les grandes organisations aiment parfois à parler de « gouvernance », il peut être intéressant d’évoquer les enjeux actuels de ce terme.

 

Tout d’abord, qu’évoque la « gouvernance » dans un langage simple de chef d’entreprise ? Pour certains, il s’agit de « gouverner », c’est à dire de donner un avis éclairé, de démontrer son intelligence, d’administrer… Mais plus opérationnellement, c’est la capacité à prendre des décisions au regard des éléments du contexte, et à les mettre en œuvre, en contribuant à leur bonne réalisation.

Dès lors, la gouvernance des organisations, et en particulier celle des plus grandes, doit se transformer radicalement pour s’adapter aux changements de notre ère dite « numérique ».

 

Ce qui est nouveau, ce ne sont pas les outils

Car ce qui est nouveau, ce ne sont pas les outils, en dépit des promesses et fantasmes qui font les délices des SSII et des start-uppers accros aux levées de fonds. Enfin, si, mais cela est le cas depuis des décennies au moins, et même si le rythme d’apparition semble s’accélérer.

Ce qui est vraiment nouveau, c’est que les nouveautés peuvent venir de « nulle part », c’est-à-dire de nouveaux entrants, et non des acteurs dominants, que l’on surveille, que l’on connaît. Et que certains de ceux-ci captent de beaucoup de richesses, avec des levées de fonds et des capitalisations boursières sans commune mesure avec celles du « monde ancien ». Et de talents, cruciaux dans l’économie de la connaissance comme dans toutes les autres, plus traditionnelles.

Ce qui est nouveau aussi, ou en tous cas, extrêmement structurant, c’est l’appétence partagée par tous de l’immédiat. Conséquence des nouveaux outils numériques, ou poursuite d’un fantasme ancien, qui a poussé à la création de ceux-ci ? La poule et l’œuf… En tous cas, au quotidien, nous n’acceptons plus d’attendre, quand l’information est au bout des doigts, et l’objet convoité dans la boite aux lettres…

En se combinant, cette pluralité d’intervenants et de parties prenantes, et cette pression de l’immédiat ont conduit à une complexité accrue des systèmes technologiques et humains auxquels doivent faire face les acteurs de la « gouvernance » d’une organisation.

 

Depuis des siècles, l’esprit cartésien (et outre-manche, newtonien) a permis un formidable essor scientifique et technologique, et préside à la plupart des démarches organisationnelles en cherchant à simplifier la compréhension des systèmes et, partant, les systèmes eux-mêmes. On organise la production et sa gouvernance, on conçoit des systèmes parfaits auxquels la nature et les hommes devront se conformer, y compris à l’aide de chausse-pieds.

Cela a toujours fait la vie de la mise en œuvre des transformations, lorsqu’il faut réconcilier l’objectif idéal et la réalisation, passer de l’idée à l’action… Gouvernance, donc, avec comités de pilotage et comités techniques, boucles de décisions, et souvent délais et surcoûts, frustrations de part et d’autre, par exemple entre ceux du siège et ceux qui ne comprennent pas, ou ne veulent pas, ou plus généralement, entre experts qui savent et ceux qui devraient écouter…

 

La pression de l’immédiat

Mais à l’heure du mail, de twitter et de l’IOT, de cette pression et aussi dans certains cas, de ce confort de l’immédiat, alors qu’il semble si facile de « fabriquer » une image, voire un objet 3D en temps réel, chacun d’entre nous trouve, consciemment ou inconsciemment, inconcevable d’attendre une décision ou une modification… Puisque les nouveaux outils sont si puissants, puisque la technologie nous rendrait omniscients, comment expliquer, si ce n’est par la mauvaise volonté des hommes, que l’immédiat ne soit pas à portée ?

Face à cette pression de l’immédiat que chacun d’entre nous s’est parfaitement appropriée au quotidien, le réflexe cartésien classique, dans les organisations, est donc d’accroître la pression sur le « facteur humain » en charge de la « gouvernance », comme sur celui qui doit mettre en œuvre. Au niveau de la « gouvernance », ce sont des demandes accrues de reporting, de consolidation. Toujours plus de pression... Avec pour conséquence des Codir ou Comex épuisés ou désengagés, souvent fascinés par leurs tableaux de données et indisponibles pour ce qui faisait leur plus-value : les échanges et le partage entre fonctions antagonistes mais complémentaires, la réflexion stratégique et le pilotage à moyen terme de l’entreprise. Et s’il n’est plus possible pour eux de prendre le temps de prendre des décisions ? Patience, il y aura sans doute des offres technologiques pour sous-traiter à de l’IA cette contribution pourtant si humaine, à base d’expérience mais aussi d’intuition et d’émotions… On modélisera le réel, en espérant qu’il accepte ce carcan, orgueilleuse domination rêvée de l’intelligence conceptuelle sur la complexité du vivant.

Toujours plus de pression donc, toujours plus de la même chose… Face au mur qui se rapproche, accélérer en espérant le briser.

 

Remettre le facteur humain au cœur de la gouvernance

Et pourtant… Le monde de la « transformation numérique » doit nous conduire, presque paradoxalement, à remettre le facteur humain au cœur des entreprises. Parce qu’il n’est pas un facteur de faiblesse, mais l’élément clé de la résilience des organisations en environnement complexe. Avec les outils dont il a su s’équiper, au fil de siècles de progrès technologique, mais aussi avec toute sa dimension « irrationnelle ». Ses tripes et ses intuitions, qui émergent de ses compétences, de son expérience et de l’extraordinaire complexité humaine.

Les grandes organisations se sont alourdies au fil des décennies pour centraliser les compétences et les moyens. C’était « rationnel », y compris au prix des « coûts de structure ». Car il fallait capter le savoir et les moyens. Aujourd’hui, à l’heure d’une économie de la connaissance dispersée, d’appétences et de pratiques individualisées, des nouvelles dynamiques économiques, quelle est la plus-value des organisations bureaucratiques, à part pour ceux qui y participent ? Max Weber n’avait sans doute pas imaginé la possibilité des entreprises élargies, des éco-systèmes, de l’intelligence distribuée… 

Et alors que ce monde est celui de l’immédiat, la bureaucratie créée son propre rythme. Dans un monde totalitaire ou monopolistique, ce fonctionnement peut perdurer. Mais dans un monde avide de transparence, de démocratie et de concurrence…

 

Une nécessaire humilité

Alors, la gouvernance à l’heure numérique ?

C’est (tout simplement) faire confiance aux femmes et aux hommes qui produisent la richesse des organisations et que l’on recrute pour cela. C’est aussi les animer et les faire grandir pour les aider à faire face à l’inévitable incertitude qui accompagne les systèmes vivants, complexes. C’est renoncer aussi, au moins en partie, au mythe cartésien (Descartes, inutile et incertain, écrivait JF Revel) qui nous laisse entendre, consciemment ou inconsciemment, que la complexité est toujours, in fine, réductible à l’entendement humain. C’est prendre aussi du recul face à ses déclinaisons, comme le Lean Management, en en gardant sans doute le souci d’améliorer l’efficacité des systèmes, mais sans écarter la possibilité de s’être trompés, et aussi d’accepter que les choix d’hier n’étaient pas erronés, mais ne sont plus adaptés à un monde qui change de façon non linéaire – pivoter. Car l’émergence est une caractéristique clé des systèmes complexes. 

C’est donc, aussi, retrouver une nécessaire humilité, qui ne se substitue pas à l’effort ni à l’intelligence, et parfois au génie. Mais qui rend sa dignité au travail humain. Des transformations organisationnelles et humaines, collectives et individuelles donc, avant tout.

 

 

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Rédigé par Kaqi

Publié dans #Management, #Transformation 3.0

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