Publié le 5 Mai 2021
Il y a un peu plus d’un an, l’activité d’une grande majorité d’entreprises s’est arrêtée. Par décret, ou par voie de conséquence. Mais toujours brutalement. Et puis, pour beaucoup, elle a repris, au moins partiellement. Que ce soit dans les textes ou bien dans les faits. A l’heure des « déconfinements », comment retrouver le chemin d’une pleine activité ? Ce ne sera pas aisé.
Au mois de mars dernier, environ 12% de salariés du secteur privé ont bénéficié du dispositif de chômage partiel (source : DARES). Alors bien sûr, c’est moins qu’un an avant (35% en mars 2020 et 44% en avril), mais c’est un volume à peu près stable depuis le mois de décembre (16% en novembre). Qu’en sera-t-il au mois d’avril, avec les restrictions supplémentaires ? Pas moins, assurément.
Spontanément, pour ces 2,3 millions de salariés, on pense aux secteurs fermés administrativement, comme ceux de l’hôtellerie-restauration (un tiers des 2,3 millions, 77% des salariés du secteur ayant été concernés), ou des commerces (16% du total et 12% des salariés du secteur).
Mais d’autres secteurs sont également touchés de façon significative : 37% des salariés dans les services, 18% dans la fabrication des matériels de transport, 14% pour le transport et la logistique, entre 9 et 12% dans l’industrie…
Dans le secteur public, le dispositif d’autorisation spéciale d’absence a également permis de gérer l’inactivité contrainte, faute de télétravail possible ou pour d’autres raisons, et avec maintien de la rémunération. Combien d’agents ont-ils été concernés tout au long de cette année ? Probablement pas moins que dans le secteur des services.
Une longue période d’inactivité, subie ou reçue ?
N’oublions pas bien sûr, en plus de ceux-ci, tous ceux qui ne sont pas salariés. Beaucoup des professionnels du monde du spectacle et des activités liées à la culture, comme l’enseignement hors ministère (environ 200.000 personnes). Et tous les indépendants des autres secteurs (3,2 millions de personnes) dont beaucoup ont été placés, par décret ou indirectement, en inactivité forcée, partielle ou totale.
Beaucoup de ces actifs, salariés ou non, sont dans des situations économiques difficiles. Et le retour de la pleine activité est attendue dans l’urgence.
Pour d’autres, la situation est toute autre. Des baisses de salaire partiellement compensées par la réduction des dépenses engagées par les déplacements, l’équipement, la restauration. Voire un maintien de la rémunération. En contrepartie d’un temps libre accru. C’est souvent un tabou car qui s’en plaindra, à salaire égal ? Et on ne parle souvent que des récriminations, des trains qui arrivent en retard…
Quelle sera leur motivation, alors, à reprendre le travail à plein temps ? Quelle sera leur « acceptation » de ce qu’ils vivront alors, pour certains, comme une contrainte supplémentaire, au pays des 35 heures et d’un feu ministère du temps libre ?
Le télétravail : retour au réalisme
Ajoutons à l’état de cette « dynamique productive » l’impact du travail à distance. Après un grand moment d’enthousiasme, suscité à la fois par les fournisseurs de matériels et services numériques et sans doute aussi par des salariés qui « bénéficiaient » d’une relative baisse d’activité, voire pour certains d’un printemps ensoleillé dans un cadre favorable, le temps est au réalisme retrouvé. Celui que connaissait les praticiens de ces modalités de travail, qu’ils soient indépendants ou salariés d’entreprises à implantations multiples, rôdés à une complémentarité organisée entre travail à distance et interactions physiques. Ceux qui savent que le « télétravail » ne peut être qu’une modalité partielle de l’activité professionnelle, tant elle induit d’effets négatifs. De l’isolement, avec ses effets toxiques à effet immédiat mais sans doute à plus long terme aussi. De l’inactivité, volontairement ou non, dans des fonctions dont la production est difficilement mesurable. Ou à l’opposé, une surcharge de travail suscitée par une difficulté à poser la frontière entre temps de travail et temps personnel, à son initiative faute de repères, ou sous la pression de l’organisation. Autant d’inconvénients dont étaient conscients sans doute ceux qui avaient répondu à notre questionnaire de septembre 2020, en ne souhaitant dans l’ensemble que 1 à 2 jours de travail à distance. Et encore…
Alors, avec la levée des contraintes réglementaires, et de celles que se sont fixées beaucoup d’entreprises par crainte des risques encourus plutôt que par conviction ou exemplarité, il faudra entrer dans le temps des négociations, en vue des adaptations du travail aux leçons de ces mois passés.
Cela ne pourra être traité seulement par des approches institutionnelles. Car au regard des multiples différences individuelles, chaque équipe est placée dans une situation différente. Et comme bien souvent, le « management intermédiaire » sera placé entre le marteau et l’enclume, entre politiques d’entreprises et réalité des équipes…
Assumer la plus-value de chacun
Quant à ceux qui chercheront à améliorer la « qualité de vie au travail », à l’issue de cette période et au regard des bénéfices individuels attendus d’un travail délocalisé, d’autres pourront opposer l’évaluation de la contribution de chacun à la valeur de l’entreprise.
Car tout au long de ces mois, et en particulier avec les périodes d’inactivité partielle et d’absence de présence physique, certains individus, voire certaines fonctions, auront pu révéler la faiblesse de leur plus-value.
Dans certains cas, cela était dû à l’arrêt de certaines productions de l’entreprise. Et le retour à l’activité réhabilitera leur utilité.
Dans d’autres, l’entreprise pourra se poser légitimement la question de l’avenir d’un poste donné. Ou bien la pérennisation de son maintien à distance de « télétravail », dans un pays à moindre coût… Surtout lorsqu’il faudra payer le « quoiqu’il en coûte », dans un contexte concurrentiel que certains auront su saisir (avez-vous vu les chiffres de la croissance chinoise ?).
Le retour au travail devra donc être le moment d’une réflexion collective sur la contribution de chacun – une opportunité à saisir pour certains, pour optimiser le fonctionnement commun.
Retisser les interactions sociales
On a surtout entendu parler, quand on évoquait cette période d’inactivité contrainte, des mécanismes de soutien économique (le « quoiqu’il en coûte »…), réduisant l’activité professionnelle à son volet financier. Ne serions-nous que des acteurs économiques, des machines à produire et consommer ? Qu’en était-il de l’activité humaine ? Des dimensions d’accomplissement et de relations sociales ? Du sens de la vie, aussi, au moins en partie ?
Beaucoup ont pu s’interroger, tout au long de ces mois passés, sur un nouvel équilibre à trouver… C’était le cas dans notre enquête « au cœur du confinement »… Qu’en est-il aujourd’hui, un an après ? Beaucoup d’entreprises et de managers devront entendre ces questionnements, et y apporter leur part de réponses.
A-t-on aussi parlé des conséquences de la distanciation « sociale » ? Non pas celle prescrite et rappelée avec ces mots choisis avec tant de brutalité volontaire, alors que la distanciation « physique » suffisait aux enjeux sanitaires.
Mais celle que l’organisation (ou la désorganisation) du travail a provoqué tout au long de ces mois. Une distanciation entre des personnels qui ne se voyaient plus que par écran interposé (et encore). Ceux dont les temps d’inactivité partielle faisaient qu’ils se succédaient dans les bureaux, sans même se croiser.
Une distanciation aussi entre ceux de la « première ligne », des équipes de production, qui sont demeurées dans l’atelier ou le magasin, et ceux des « supports », voire du « management », qui ont été confinés chez eux, avec plus ou moins de bonheur.
Entre ceux, aussi, qui s’attachaient à prolonger leur temps d’absence de l’entreprise, et ceux qui réclamaient d’y retourner, pour des raisons diverses.
Entre ceux, enfin, qui se sont épuisés, depuis leur écran ou dans leur bureau, à compenser l’absence des autres. Et ceux qui les ont regardés, ou ignorés.
Il ne suffira pas d’appuyer sur le bouton « marche »
Dans le monde bureaucratique ancré dans la tradition taylorienne de l’homme-machine, les interactions doivent être réduites au minimum, puisque l’organisation « scientifique » du travail a défini la tâche de chacun. Et la contribution de chaque « silo ».
Dans le monde de l’entreprise humaine, et en particulier dans celle des services, de la créativité, de l’innovation et de la relation (et même dans des secteurs plus « sérieux » comme les domaines régaliens), l’efficacité de la production tient aussi, et surtout, aux interactions entre les acteurs. Tout le contraire de la « distanciation sociale ».
Au regard de ces multiples « distanciations » le bilan collectif - quantitatif, qualitatif et humain - est sans doute catastrophique.
Il ne suffira donc pas d’appuyer sur le bouton « marche » pour que tout reprenne.
Il faudra panser les plaies de l’isolement, de l’épuisement, de l’éloignement. Celles d’une nouvelle forme de « fractures sociales » aussi. Des fractures nées des dysfonctionnements vécus, des différences de traitement réels ou imaginés. D’autres produites par les difficultés d’un management à distance découvert dans l’urgence et la douleur, de part et d’autre de la relation. De la part de ceux qui attendaient plus de soutien, et de ceux qui espéraient plus d’autonomie, par exemple.
Reconstruire les collectifs
Le retour à l’activité pour tous ne pourra donc faire l’économie d’un travail minutieux visant à reconstruire les dynamiques collectives. Entre ceux qui ont continué et ceux qui se sont arrêtés. Entre ceux qui se sont épuisés et ceux qui se sont ennuyés. Entre ceux dont on a besoin, et ceux dont on se demandera finalement que faire. Entre ceux qui seront heureux de se retrouver, et ceux qui auraient préféré que cette situation perdure. Entre ceux qui ont été touchés par la maladie et ceux pour qui cela est demeuré une contrainte invisible.
Se retrouver, certes, mais pour faire quoi, et comment. Au risque de redémarrer sur du sable, il faudra donc, et sans doute dès avant l’été qui sera encore une période d’éloignement, poser les bases de nos collectifs de travail retrouvés.