sociodynamique - strategie des allies

Publié le 29 Mai 2024

Guerre cognitive : la place des entreprises

On en parle de plus en plus depuis l’invasion russe en Ukraine, et la réaction de solidarité et de sécurité collective de notre pays face à cette agression : nous devons faire face à une véritable « guerre cognitive ». Une guerre qui vise, au-delà des armées, la « société civile » sans laquelle, dans nos sociétés démocratiques, rien de sérieux et durable ne peut être mené.

C’est un sujet important, en soi. Et on trouvera ici quelques pistes pour les lecteurs intéressés par les affaires stratégiques.

Mais les leçons qu’on peut (et doit ?) en tirer ont aussi leur prolongement dans nos entreprises, dans nos pratiques et responsabilités au quotidien. Car celles-ci peuvent susciter, dans des contextes a priori plus apaisés, une véritable « guerre involontaire ». Et parce qu’aussi, elles appartiennent au continuum de nos « forces vives » et à ce titre, contribuer à la résilience de notre société (et de la leur).

 

Commençons, pour circonscrire la réflexion du moment, par un point de vocabulaire.

Certains auteurs spécialisés utilisent, pour traduire en français[1] la « cognitive warfare », le terme de « guerre cognitique ».

Cette traduction a le grand mérite d’exprimer, dans ses sonorités, le double volet technologique et humain de ces actions : « La ‘guerre cognitique’, ou cognitive warfare, est donc une guerre non conventionnelle qui s’appuie notamment sur les outils cyber et dont le but est d’altérer les processus cognitifs d’ennemis, d’exploiter des biais ou des automatismes mentaux, de provoquer des distorsions des représentations, des altérations de décision ou des inhibitions de l’action, et entraîner des conséquences funestes, tant du point de vue des individus que du collectif »[2].

Mais puisque je considérerai essentiellement, dans cette contribution, les aspects organisationnels et humains, j’utiliserai celui de « guerre cognitive » : « Relevant d’une approche pluridisciplinaire combinant sciences sociales et nouvelles technologies, la guerre cognitive vise à altérer directement les mécanismes de compréhension du monde réel et de prise de décision pour déstabiliser ou paralyser un adversaire : en d’autres termes, elle vise à agir sur le cerveau de l’adversaire puisque c’est là que s’y gagnent les guerres, y compris « avant la guerre », en écho à la vision stratégique du chef d’état-major des armées françaises »[3].

 

Un domaine d’opérations centré sur l’humain

Dans le champ stratégique, cette guerre cognitive est menée par des puissances hostiles, étatiques ou non. On parle aujourd’hui de la Russie de Vladimir Poutine mais ce n’est pas le seul État à mener des actions offensives vers nos sociétés ouvertes (les actions de l’État chinois sont désormais explicitement décrites dans les études se référant à ce domaine, et il en existe d’autres[4]).

Alors bien sûr, la « guerre psychologique » n’est pas une nouveauté. Mais elle est amplifiée aujourd’hui par la place prise par « l’information » dans nos sociétés modernes, qui facilite pour les agresseurs l’accès jusqu’au « destinataire final ».

Et parce que la démultiplication des actions hostiles est plus aisée avec les moyens techniques contemporains – sans que ceux-ci ne doivent faire oublier les traditionnels moyens « humains ».

Le schéma suivant, reproduit dans plusieurs articles cités et notamment celui de D. Pappalardo (cité en référence), explicite clairement la complémentarité de ces actions :

 

 
Guerre cognitive : la place des entreprises

La « guerre cognitive » a donc des effets dans le domaine technique, mais aussi dans les domaines très humains : « La guerre cognitive donne aux adversaires la capacité de façonner la cognition humaine, la perception, la création de sens, la connaissance de la situation et la prise de décision à tous les niveaux. (…) (elle) vise également à perturber les relations, cible les vulnérabilités humaines, telles que la confiance et le biais cognitif, tant au niveau individuel que national. »[5]

 

Perception, création de sens, prise de décision, relations humaines, confiance… ce sont ici des termes bien familiers au monde managérial.

Et c’est la raison pour laquelle les pistes explorées par le monde guerrier peuvent utilement inspirer celui des entreprises – et réciproquement.

 

Notons enfin que les nouveaux développements technologiques conduisent d’ailleurs les spécialistes à considérer que cette « CogWar » est plus qu’une extension de la « guerre psychologique » (les « PsyOps ») puisqu’elle associe à ces « PsyOps », des « InfoOps », des « CyberOps », en y ajoutant les outils d’intelligence artificielle et de « machine learning »[6].

Des domaines, là encore, dans lesquels les entreprises s’engouffrent.

 

La « maison » sécuritaire

Pour faire face à ces menaces multiformes et parce que, contrairement à des affirmations hasardeuses, l’Alliance Atlantique était loin d’être en « mort cérébrale », un groupe de travail de l’OTAN a proposé un modèle (« The House Model »[7]) reposant notamment sur trois piliers :

  • Celui des neurosciences, avec des interventions au niveau individuel et collectif ;
  • Celui des sciences cognitives et comportementales, avec des interventions de type psychologique ;
  • Celui des sciences sociales (société et culture), avec des interventions relatives à la confiance et aux relations.

Ces trois piliers ont naturellement leurs applications dans l’entreprise.

Celui des neurosciences en est encore à ses balbutiements, et ceci malgré l’appétence que des affirmations scientifiques (ou pseudo-scientifiques) peuvent susciter tant chez des décideurs désireux de « décoder » le plus « scientifiquement » possible les comportements de leurs collaborateurs, que chez des prestataires de services plus ou moins sérieux. Car il s’agit, en l’occurrence, des connaissances physiologiques et biologiques relatives à la création de sens (« sense-making »), à la prise de décision et au fonctionnement du cerveau.

Les moyens techniques permettent d’observer, de plus en plus finement, les zones activées dans le cerveau par différents stimuli et la production de certaines hormones et autres molécules. Mais de l’observation à la compréhension, il convient de demeurer prudent. Car concomitance et causalité ne sont pas équivalentes.

 

Celui des sciences cognitives et comportementales est beaucoup plus exploré et connu puisqu’il relève des connaissances psychologiques relatives à la création de sens, là encore, aux interactions sociales, au comportement humain, aux émotions, à la persuasion, à la communication. Là encore, on observe – depuis plus longtemps que pour les neurosciences - ; et certains proposent des grilles d’analyse, prudentes ou plus affirmatives. On évoquera, par exemple, le fameux « nudge » popularisé par une agence gouvernementale à l’occasion de la crise Covid-19, mais dont les principes suscitent d’autres réalisations, dans nos vies quotidiennes.

 

Quant à celui des sciences sociales, des approches interdisciplinaires permettent de mieux comprendre les facteurs structurels et institutionnels dans le contexte social, culturel, économique et politique qui forgent, contraignent et/ou accroissent les comportements individuels et collectifs et peuvent conduire à des changements à grande échelle[8]. Là encore, on trouve largement, dans la littérature et dans de multiples cursus de formation, de quoi étancher sa soif d’explications plus ou moins satisfaisantes.

 

Enfin, en plus de ces trois piliers, le modèle propose des couches transverses, dont la dernière est celle des « situational awareness / sensemaking », déjà évoqués dans les trois piliers.

Ces termes font doublement écho dans le domaine entrepreneurial, puisque venant d’une approche à la fois déployée dans le monde de la sécurité industrielle, mais aussi dans celui des pratiques managériales collaboratives.

 

Les entreprises, absentes de la guerre cognitive ?

Notre pays semble hésiter, depuis quelques mois, à entrer ou non, partiellement au moins, en « économie de guerre »… Le débat est trop complexe pour l’aborder ici mais, pour le moment en tous cas, il apparaît que cette « économie de guerre » concerne avant tout les entreprises de la « BITD » (base industrielle et technologique de défense) : le monde de l’armement… A ceci près que, avec les technologies dites duales et dans les « guerres hybrides », la frontière est difficile à définir entre monde « militaire » et monde « civil ».

Pourtant, et parce qu’elles sont des employeurs et, dans les faits, des lieux de vie pour leurs salariés, les entreprises doivent être conscientes de leur rôle dans ces guerres cognitives, au moins à titre défensif :

  • sur des territoires sur lesquelles nos armées, dans le cadre de nos accords de défense, pourraient intervenir. Et sur lesquels il serait utile d’avoir un accueil au moins bienveillant et pourquoi pas synergique de la part des populations locales, à travers leurs salariés et leurs clients – on pense alors naturellement à toutes nos entreprises implantées sur ces territoires ;
  • et, pour le plus grand nombre, sur le territoire national, en assurant les revenus de leurs salariés, en réduisant les facteurs d’incertitude et d’inquiétude, et aussi de fragmentation sociale. Voire en contribuant à développer leur « résilience », y compris dans leur vie quotidienne.

 

Ce dernier point est crucial, car la confiance, comme on le sait, ne se décrète pas.

Et surtout, parce que la confiance n’est pas (seulement) l’affaire de l’État – qui par contre est en charge des affaires militaires.

« (La guerre cognitive) tente d’instiller le doute, d’introduire des messages contradictoires, de polariser l’opinion, de radicaliser certains groupes et d’inciter ces derniers à adopter des comportements susceptibles d’ébranler ou de diviser une société par ailleurs solidaire.» [9]

Alors bien sûr, l’appel à la cohésion sociale, voire à « l’unité nationale », est souvent utilisé par les décideurs politiques en cas de crise. Mais tel l’appel au loup et pour de multiples raisons, il est probable que celui-ci ait perdu de son efficacité.

C’est pourquoi les entreprises, bien plus que des subordonnés potentiels que l’on pourrait, le cas échéant, réquisitionner pour être en appui des forces armées et de sécurité, pourraient aussi être efficacement considérées comme des partenaires dans la guerre cognitive qui fait déjà rage.

Des partenaires conscients de leurs responsabilités, dans leurs politiques et leurs pratiques. Des partenaires considérés dans le cadre d’une « stratégie des alliés », et donc relevant d’autres modes relationnels que le seul mode directif. Un mode relationnel trop fréquemment utilisé dans la relation entre acteurs publics et privés, alors qu’on doit le réserver aux opposants, et surtout pas aux acteurs potentiellement synergiques, au risque de les perdre.

Guerre cognitive et climat social

« Le champ de bataille est partout »[10] : c’est un des principes non seulement de la guerre cognitive, mais aussi d’autres cultures stratégiques que les nôtres, en Occident.

Nous passons beaucoup de temps dans nos activités professionnelles, et les expériences que nous y vivons influencent nécessairement la vision et les pratiques que nous avons des interactions sociales, au sens large.

Des pratiques bureaucratiques, inopportunément directives ou éthiquement contestables, pourront par exemple conduire au désengagement, à la méfiance. Dans l’entreprise, mais peut-être plus largement, et en particulier si le ressentiment légitimement vécu est remis en perspective dans un narratif plus politique.

A l’inverse, des pratiques managériales et relationnelles respectueuses des engagements pris et la reconnaissance du travail réalisé, par exemple, pourront conduire les acteurs, et aussi en dehors de leur contexte de travail, à (re)trouver des habitudes fondées sur une plus grande confiance mutuelle. La confiance, facteur clé de la guerre cognitive…

Dans ce domaine des relations professionnelles, l’éloignement facilité par le « télétravail », qu’il soit souhaité par les salariés ou par certaines entreprises désireuses d’économies immobilières, ou par des encadrants peu férus de relations humaines, est un facteur de plus de fragilisation des relations sociales :

  • en réduisant l’activité professionnelle à sa dimension « productive », alors qu’elle gagne tant à être aussi interactionnelle, que ce soit pour des raisons de créativité ou de lutte contre les silos cognitifs ;
  • et en fragilisant psychologiquement et socialement des individus isolés, susceptibles de devenir des « cibles » économiques et/ou cognitives, loin de leurs « managers » - à condition cependant que ceux-ci soient sensibilisés à l’identification des « signaux faibles ».

Et on le voit dans les entreprises, le « management à distance » connaît ses limites, en dépit de multiples formations proposées après le choc de la mise à distance de la crise Covid-19. Parce qu’on tente, en vain, de prolonger des pratiques existantes, plutôt que de s’interroger sur le fond de la relation managériale, et de mettre en œuvre ces mêmes pratiques relationnelles.

 

Alors, en matière de maîtrise du climat social et, plus largement, de management des parties prenantes, on pourra par exemple recommander l’acquisition des approches et pratiques de la sociodynamique et de la « stratégie des alliés » qui en découle – et ceci d’autant qu’elle s’inspire du jeu de go plutôt que du jeu d’échec : un accent mis donc sur la relation plutôt que sur le résultat gagnant/perdant évoqué dans l’article cité ci-dessus[11].

Et aussi parce qu’on retrouvera dans les approches de la sociodynamique des pratiques organisationnelles qui font écho aux recommandations d’un « best-seller » de la pensée stratégique : les « teams of teams » recommandés par le Général Mc Christal[12], qui associent autonomie et cohérence, goût de l’initiative et sentiment d’appartenance et que la sociodynamique décrit comme des « organisations holomorphes ».

Une raison plus de s’y intéresser, n’est-ce pas ?

 

Guerre cognitive et désorientation

« A la différence des opérations psychologiques, la guerre cognitive met l’accent sur l’exploitation des vulnérabilités cognitives, et notamment la surcharge attentionnelle, le rétrécissement des perceptions (« le tunnel de la vision »), et les biais cognitifs et les erreurs de jugement qui influencent négativement la prise de décision (Figure 6-1) »[13].

Guerre cognitive : la place des entreprises

Ces effets délétères de désorientation sont bien connus des entreprises, et en particulier celles qui sont confrontées à des enjeux de sécurité : dans l’énergie, l’aérien, les mines, le transport maritime, la médecine… et qui ont décidé d’adopter les nouvelles approches de la sécurité – les « New Views on Safety »[14].

Car la désorientation, c’est la perte d’attention, la perte de sens… l’incapacité de porter l’attention nécessaire à un événement, ou au contraire, de manquer de vigilance face à une information qui, pourtant falsifiée, paraît crédible…

 

Et il est intéressant de retrouver dans les travaux de l’OTAN évoqués précédemment deux termes clés d’une de ces deux approches : celle des « High Reliability Organisations » (HRO). A savoir la « situational awareness », ou « conscience de situation »[15], et le « sense-making », la création de sens.

On regrettera cependant, dans ces études, l’absence de référence explicite à un des auteurs clés de ces nouvelles approches : Karl E. Weick[16].

Car la lecture de ses travaux permet d’identifier des réponses à une des difficultés mentionnées dans l’étude, à savoir les difficultés des organisations à obtenir une « conscience de situation » collective : « par exemple, en fournissant sciemment des informations contradictoires à des coéquipiers, ou à différents niveaux hiérarchiques, on peut conduire à la construction de représentations non cohérentes ou à des conflits de perception au sein d’une équipe. L’impact à long terme peut être une dégradation des confiances interpersonnelles, de la confiance en son propre jugement et de la cohésion de l’équipe. (…) Dès lors, l’enjeu de défense porte sur les méthodes et les outils permettant de renforcer la cohésion collective ainsi que sur la fiabilité et la sécurité des systèmes d’information »[17].

Un constat qui s’applique tant au quotidien des entreprises qu’aux enjeux de mobilisation collective, dans le contexte de la guerre cognitive.

Face à la désorientation, la « pleine conscience » ?

Karl Weick est en effet un des penseurs clés de la culture des organisations – une « culture » que l’on fait vivre dans des pratiques partagées, et qui permet le succès des organisations dans des contextes socio-techniques complexes – puisque les « HRO » sont nées de l’observation de systèmes comme des porte-avions, des plateformes pétrolières, de la navigation aérienne, des hôpitaux ou des pompiers confrontés à des feux de forêts de grande ampleur…

Alors Weick (et les HRO) ont contre eux « l’inconvénient » d’être plutôt des psychologues que des ingénieurs. Ce qui, pour des sujets « sérieux », peut être un handicap…

Et plus encore, car Weick dépasse la notion de « situational awareness » (SA) en proposant celle de « mindfulness » - un terme parfois mal perçu.

Là où la SA recommande une attention limitée au périmètre de son domaine – ce qui conduit à une attention en silos, et donc à des difficultés d’interfaces -, la « mindfulness » recommande une attention plus large, y compris aux domaines des autres – ce qui induit une nécessaire coopération.

Et là où la SA prête attention aux détails de la tâche en cours – une attention qui peut être perturbée par des distractions -, la « mindfulness » prête attention à l’émergence de l’imprévu – y compris lorsqu’il émerge des domaines d’un autre… Ainsi le passage régulier de tous les personnels sur le pont d’un porte-avions pour s’assurer qu’aucun objet inopportun ne s’y trouve, sans chercher un « coupable » qui aurait pu l’y laisser…

La « mindfulness » est donc, par nature, collective : « Nous préférons le concept d’expertise à celui d’expert car nous voulons préserver l’argument crucial selon lequel l’expertise est relationnelle »[18]

Mais ce terme suscite immédiatement une prise de recul pour beaucoup de décideurs « sérieux », qu’ils soient militaires ou civils. Car la « mindfulness », c’est la « pleine conscience »… et le terme fait immédiatement le lien avec des démarches que l’on peut qualifier de « développement personnel », peu bienvenues dans les sujets de résilience organisationnelles, et plus encore de défense collective.

Pourtant, la « mindfulness » est bien plus dédiée à la résilience des organisations qu’au seul bien-être personnel : “Les questions clés, pour les individus comme pour les systèmes sont : ‘Suis-je capable de me concentrer pour éviter les distractions, afin d’être attentif et calme’ et ‘Est-ce que je reviens rapidement à mon activité lorsque mon esprit vagabonde’ ? » [19]

C’est sans doute la raison pour laquelle, tout en assumant les liens faits par certains avec des traditions philosophiques et pratiques comme le bouddhisme et la méditation, les spécialistes des « techniques d’optimisation du potentiel humain », bien connus des personnels soumis à hauts niveaux de contraintes comme les pilotes d’avions de combat ou les soldats des forces spéciales, font appel à ce concept, malgré des réserves de principe possibles[20].

 

Face à la désorientation, la création de sens

Et cet oubli est d’autant plus dommage que Karl Weick est aussi à l’origine de travaux importants sur la « création de sens ».

Un « sense making » crucial pour les sujets de la guerre cognitive : « Pour atteindre ce niveau de compréhension d'événements évoluant de façon non linéaire, (…), il est nécessaire d'avoir une capacité de création de sens. La création de sens est une information et une condition préalable à la prise de décision. Contrairement à la SA, (…) la création de sens exige un effort et une motivation continus pour comprendre les liens entre les personnes, les lieux et les événements (le système des systèmes) afin d'anticiper leurs trajectoires et d'agir efficacement »[21].

Et pour Weick, la « création de sens » est, là encore, éminemment collective et organisationnelle : « Certaines organisations peuvent produire de l’ignorance, une vision en tunnel et de la normalisation, quand d’autres peuvent produire des idées nouvelles, des synthèses originales et des diagnostics inattendus »[22].

 

Les travaux de Weick, et les pratiques associées, peuvent donc être utiles à la guerre cognitive qui préoccupe les organisations de sécurité comme l’OTAN mais aussi, plus localement, à celles qui s’occupent des secteurs particulièrement sensibles évoqués (nucléaire, incendies, santé…).

Ils peuvent aussi, et on le devine à travers quelques mots-clés familiers au conseil en organisation et en facteurs humains, à des entreprises de secteurs moins critiques, mais pour lesquels l’efficacité collective est essentielle.

Car dans les entreprises, la « perte de sens » ne vient pas seulement de l’extérieur (sauf en cas de tentative d’escroquerie ou d’action malveillante). Elle peut provenir, plus prosaïquement, de l’interne. Et ceci pour des raisons le plus souvent involontaires.

Dysfonctionnements organisationnels, querelles d’egos, injonctions contradictoires… les sources organisationnelles et humaines de la « perte de sens » peuvent être multiples.  Mais les effets semblables à une guerre cognitive – menée cette fois involontairement car émergeant des pratiques managériales.

Et c’est pourquoi ces questions de « désorientation » - et les réponses qui peuvent leur être apportées – sont là aussi des champs communs entre les mondes militaire et civil. Et donc de synergies.

 

Guerre cognitive et automatisation

Enfin, la guerre cognitive comporte un important aspect technique.

« La cognition n’est plus qu’une affaire de cerveau ; elle est, tout au moins depuis cette dernière décennie, en relation avec la technologie numérique et la connaissance partagée. Cette double relation est donc bilatérale et duale. Elle est bilatérale puisque le numérique est une production de la cognition et celle-là nécessite aujourd’hui l’aide numérique. Elle est duale car ces relations concernent à la fois l’individu et les collectivités »[23]

 

Les « New Views » déjà évoquées s’appuient globalement sur deux grandes approches : l’un plus humain, plus psychologique, l’autre plus technologique, ingénierial.[24]

Et on retrouve dans les travaux de l’OTAN les mêmes convergences avec le monde de ces « New views on safety », et ceci cette fois avec le volet des ingénieurs, du couplage homme-machine et de la « Resilience Engineering »[25].

Une convergence déjà ancienne d’ailleurs puisque, par exemple, un des auteurs séminaux de ces approches, Jens Rasmussen, avait été à l’origine d’un séminaire de l’OTAN, en août 1980[26].

Et ce qui préoccupait déjà les chercheurs et praticiens avec l’automatisation croissante des systèmes, et la nécessaire synergie avec les systèmes cognitifs humains, se trouve évidemment actualisé avec une guerre cognitive qui s’appuie plus que jamais sur les interactions entre hommes et systèmes techniques…

 

Notons en effet le terme employé : « Human-Machine Teaming ». Car en matière de résilience, il ne s’agit pas du remplacement de l’homme par les machines, mais du couplage homme-machine.

Un point de vigilance qui pourrait sans doute échapper à des organisations soucieuses d’accélérer leur « transformation numérique » en accordant attention, temps et budgets aux seuls volets technologiques (je suis frappé par le nombre de postes ouverts, dans les entreprises et les cabinets-conseil, pour des chefs de projets « Transformation » dont les compétences attendues sont avant tout techniques), et avec l’idée que « l’humain suivra » (au mieux, on le « formera »)…

Car nos entreprises demeurent avant tout des organisations humaines – même si certaines entreprises semblent considérer certains humains comme de nouveaux esclaves pour les systèmes numériques[27].

 « Grand remplacement » ou confiance mutuelle ?

Et ceci d’autant que l’actualité est à l’Intelligence Artificielle, avec à la fois l’accélération technologique mais aussi l’effet de mode, à l’instar de celui que nous avions connu il y a dix ans avec la « transformation numérique » (et même « digitale », ça faisait plus « chic »). Ou de la mise en place des « ERP » il y a 20 ans, des systèmes « magiques » d’intégration de toutes les données de l’entreprise. Une mise en place à coups de multiples itérations de développement, et des « formations » pour tenter de s’approprier l’outil…

Un effet de mode qui pousse à adopter de nouveaux outils, pour rechercher une meilleure efficacité, libérer les équipes de tâches à faible valeur ajoutée, certes. Mais aussi, trop souvent, pour donner des signes de « modernité » ou tout simplement faire « comme les autres », sans prendre nécessairement le temps de penser aux conséquences de ce « grand remplacement ».

Et là encore, les chercheurs de l’OTAN appellent notre attention.

« Les chefs militaires doivent être attentifs aux conséquences éthiques de l’utilisation extensive d’IA/ML dans les plateformes de médias sociaux, de la reconnaissance faciale par IA des systèmes de surveillance, des systèmes de SA basés sur l’IA, des systèmes d’armes autonomes, des systèmes inhabités autonomes, de la robotique basée sur l’IA, etc… qui présentent des défis significatifs pour les défenses dans la CogWar. Ces technologies impactent les civils, les militaires et la société elle-même (…). L’enseignement, l’entraînement et l’expérience seront à l’avenir des éléments clés pour l’OTAN dans sa stratégie de défense dans la CogWar »[28]

 

La première question est donc d’ordre éthique, philosophique. Car la mise en place de ces outils a des conséquences sur le fonctionnement des entreprises, sur la place des femmes et des hommes qui y travaillent, sur la nature des relations humaines en général.

Et la poursuite du profit à court terme, légitime pour la survie des entreprises – ou pire encore, la seule recherche d’être « dans l’air du temps » - ne doit pas faire oublier les conséquences à long terme. Pour l’entreprise elle-même, mais aussi pour la société et les éco-systèmes dans lesquels elle évolue, et dont elle se nourrit.

 

Une autre question est celle, inévitable, de la mise en place de ces nouveaux outils – et des pratiques qui y sont associées.

Car on peut considérer qu’il s’agit d’un « grand remplacement ». Mais aussi que ces évolutions nécessitent de se poser, avec plus d’acuité encore, la question de la collaboration entre les hommes et les « machines intelligentes ». La collaboration, un principe d’action qui repose sur la confiance.

« Des voies de progrès résident d’une part dans la capacité de ces machines à mieux expliquer, à établir une confiance étayée, à communiquer plus aisément, voire à comprendre les intentions dissimulées et les émotions des acteurs humains, et d’autre part dans une nouvelle culture d’acceptation des machines par les humains »[29].

Une question qui peut faire froid dans le dos, mais qui en tous cas doit être posée aux décideurs, qu’ils soient civils ou militaires, afin qu’ils s’en emparent vraiment, plutôt que de la laisser seulement, aux spécialistes des technologies qui ont déjà tant à faire…

 

Les entreprises, champ d’action et d’entraînement

La guerre se prépare. En matière de guerre cognitive comme d’autres, plus mécaniques ou charnelles, l’entraînement est nécessaire.

Encore une fois : nous passons beaucoup de temps dans nos activités professionnelles. Et c’est pourquoi nous recommandons de considérer cet espace à la fois comme un champ d’action, avec des bénéfices directement attendus pour l’activité économique, mais aussi comme un champ d’entrainement pour des citoyens confrontés à une guerre cognitive qui pourra déterminer l’avenir de nos sociétés démocratiques – et de leur efficacité professionnelle, s’il faut absolument le rappeler.

Car chacun possède une « personnalité cognitive » : « La personnalité cognitive est la façon spontanée qu’un individu à de connaître le monde »[30].

Et à l’instar de tous nos traits particuliers, celle-ci évolue. Pour le meilleur et sans doute aussi pour le pire. Un « pire » qu’on pourrait voir dans ce « monde éditorialisé » que décrit Gérald Bronner dans son excellent « Apocalypse cognitive »[31]… dont le titre est précisément un exemple (quel talent !) des caractéristiques de ce qui appelle le plus facilement notre attention : le catastrophisme, l’incomplétude cognitive, l’indignation…

Mais un « pire » qu’il est possible de réduire, et un « meilleur » que l’on peut développer – et la lecture du livre de Gérald Bronner y contribue grandement, comme d’autres de ses ouvrages.

Car doit-on attendre quelque chose des médias, ou des réseaux sociaux ?

Comme le démontre l’auteur, les fonctionnements délétères qui sont tant décrits et décriés ne sont pas dus à un complot, à une intention délibérée de « fabriquer du crétin » (un autre ouvrage de référence). Mais sont bien plutôt une réponse à nos propres appétences cognitives…

 

Alors, chaque entrepreneur, qu’il soit public ou privé, et dès lors que son modèle de rentabilité ne repose pas exclusivement sur une économie de l’attention (ce qui ne l’empêche pas, en théorie au moins, d’être le plus vertueux possible), peut, dans ses pratiques professionnelles et quotidiennes, contribuer à développer le meilleur et réduire le pire. Le sien et ceux sur lesquels il a une influence, une responsabilité, une fonction pédagogique.

 

 

Reprendre la main sur nos décisions, et sur l’action

La guerre cognitive nous détourne de l’essentiel : la prise de décision qui précède l’action.

Dans sa dimension guerrière, c’est un des objectifs de la force hostile, comme le décrit le schéma ci-dessous[32] :

Guerre cognitive : la place des entreprises

Mais dans les entreprises, cette confusion est surtout suscitée, sauf exception, par des mécanismes autres. Il n’y a pas de « complot ». Seulement les effets induits de mécanismes de mode, d’attention, de perte de sens, de dynamiques organisationnelles…

Des effets que l’on retrouve parfaitement décrits dans le schéma ci-dessus.

  • L’attention portée aux nouveaux outils, qui captent l’attention et les budgets : c’est « faire consacrer de l’énergie cognitive aux outils plutôt qu’à ce pour quoi sont faits les outils ».
  • Celle que l’on a consacrée à l’intention de « tout savoir » grâce aux données (même si l’impossibilité constatée à traiter les données des « data lakes » semble désormais avoir conduit beaucoup d’entreprises à revenir à plus de bon sens) : c’est « faire consacrer de l’énergie cognitive aux formats plutôt qu’à ce que contient l’information ».
  • Quant aux fonctionnements bureaucratiques qui privilégient la « connaissance » à l’action, en raison notamment d’une toujours plus grande aversion au risque, mais aussi d’une évolution naturelle de ces organisations du « savoir », on les retrouve dans « faire consacrer de l’énergie cognitive au risque de la décision plutôt qu’à la décision ».

 

C’est pourquoi les transformations organisationnelles ne doivent pas être guidées par des modes ou des modèles transposés sans précautions.

Et l’économie de l’attention a aussi ses transpositions dans le monde des entreprises, alors que les agendas partagés – l’outil – et le déroulement de paradigmes centralisateurs et bureaucratiques – le fond – conduisent à saturer, avec les agendas, l’attention des décideurs.

Le préalable à l’action est la décision. Une décision qui se prend avec des temps de recul, de maturation – indispensables à toute créativité, y compris stratégique.

C’est pourquoi, en la matière, nous recommandons le recours à un travail de priorisation et d’allocation de la ressource « temps ». Une ressource que des pratiques comme la  « chronostructure », par exemple, permettent de mieux gérer.

Vers une intuition collective ?

Pour faire face à la surcharge cognitive redoutée tant par les décideurs militaires que civils, Karl Weick met en avant un des cinq principes des organisations hautement résilientes : le « recours à l’expertise ». Ce que les armées décrivent par « la fonction prime sur le grade », à savoir le recours à la hiérarchie des compétences plutôt qu’à celle de l’organisation… Et qui est pour Weick, rappelons-le, une expertise collective.

C’est ce qu’on appelle plus communément dans les pratiques managériales, la délégation. Mais pas une délégation « hiérarchique », qui risque de n’être que la déclinaison d’une volonté de contrôle. Une délégation aux compétences.

Ce qui veut dire, par exemple, de ne pas craindre de s’entourer d’équipiers aux compétences plus développées que les nôtres. Plus développées localement, mais souvent moins larges. En attendant qu’ils grandissent, ce qui est aussi un enjeu managérial.

 

Face à cette « surcharge cognitive », Weick propose aussi la « création de sens » : ce qui permet de donner du sens, ou non à un événement. Et pour lui, cette capacité à donner du sens est lié à l’expérience, à l’expertise, et à ce qu’on peut appeler « l’intuition » (dès lors que l’on considère que celle-ci repose sur les deux premiers termes)[33].

Cette « intuition » est proche de ce que Daniel Kahneman - aussi cité dans les travaux de l’OTAN - appelle le « système 1 » : « Il faut trouver des méthodes qui développent et aident les gens à apprendre à être vigilants, intuitivement. (….) Ceci les aidera à réguler leurs propres comportements, afin qu’ils deviennent des comportements intuitifs acquis, de système 1. (…) Cette façon de faire de l’intuition une ressource positive plutôt qu’un biais nécessite que les individus comprennent les mécanismes de la guerre cognitive, afin qu’ils aient une plus grande chance d’y intervenir »[34].

 

Faire du « système 1 » une force, alors qu’il est souvent décrit comme le « maillon faible » de notre vigilance, puisque sensible aux biais, aux préjugés, aux habitudes ?… Alors que le « système 2 » est valorisé en la matière, avec l’habituel recours à la raison, à la réflexion. Voilà qui peut donc surprendre.

Mais c’est un point de vue pragmatique – là où beaucoup s’appuient sur un monde « idéal ».

Puisque le « système 1 » est celui de l’immédiateté, dans lequel nous baignons, et aussi celui des réactions de survie, autant le « durcir » en l’entraînant plutôt que de seulement en appeler à la prévalence du « système 2 ».

Mais là encore, les recommandations de Weick permettent de s’assurer que le « système 2 » est en veille active et fonctionne à ce titre en régulation. Avec le recours à l’expertise collective et au partage de sens qui permet de s’interroger, régulièrement, sur ce que nous faisons.

Ce qui nécessite de se garder le temps nécessaire. Pour soi-même. Et avec les autres.

 

L’enfer, c’est les autres ? ou mieux travailler ensemble ?

On le voit, la guerre cognitive est donc l’affaire de tous. Et donc l’affaire des entreprises aussi, et pas seulement dans un rôle de supplétifs dans le cadre d’une « économie de guerre ».

La guerre cognitive nécessite des moyens techniques, certes, mais aussi des pratiques collectives qui améliorent la résilience globale – celle du réseau des citoyens que nous sommes tous, et dans le cadre de toutes nos activités.

Au cœur de cette efficacité cognitive, il y a le collectif.

Cette affirmation peut paraître surprenante car, dans le domaine de l’attention comme dans d’autres, on peut (légitimement ou non) considérer que « l’enfer c’est les autres ».

Alors bien sûr, une partie de nos activités doit légitimement faire appel à un travail individuel – et en particulier parce que, in fine, face à la décision, « le chef est seul ». C’est indispensable, et ce travail est d’ailleurs souvent fait « en tâche de fond », pendant un exercice physique qui irrigue le cerveau, ou pendant le sommeil qui traite et organise les informations disponibles.

Mais si l’aboutissement de la décision est solitaire, le processus qui y conduit doit être naturellement collectif. Et aussi parce que la mise en œuvre efficace de cette décision ne pourra être que collective.

C’est pourquoi, dans ce domaine comme dans d’autres, il est indispensable de « mieux travailler ensemble ».

Et nous pouvons vous y aider !


[1] Qui demeure, rappelons-le, l’autre langue officielle de l’Alliance Atlantique

[2] « Le cognitive warfare et l’avènement du concept de ‘guerre cognitique’. Bernard Claverie, François Du Cluzel, in « Cognitive Warfare : la guerre cognitique ». B. Claverie, B. Prébot, F ; Du Cluzel. NATO-CSO-STO, octobre 2021, disponible sur : https://innovationhub-act.org/wp-content/uploads/2023/12/NATO-CSO-CW-2021-10-26.pdf

[3] « La guerre cognitive : agir sur le cerveau de l’adversaire », David Pappalardo, Le Rubicon, 9 décembre 2021. Disponible sur : https://lerubicon.org/la-guerre-cognitive/

[4] On trouve de nombreux articles consacrés au sujet. Des podcasts aussi, comme cet épisode de « Le Collimateur » animé par Alexandre Jubelin : « Trouver une réponse face aux manipulations de l'information. Vie et destin de Viginum », du 16 avril 2024, avec Marc-Antoine Brillant, disponible sur toutes les plate-forme.

[5] « Synthèse », in Mitigating and Responding to Cognitive Warfare (Atténuer et répondre à la guerre cognitive)

[6] “Towards a framework of science and technological competencies for future NATO operations”, Janet M. Blatny, Yvonne R. Masakowski, in Mitigating and Responding to Cognitive Warfare (Atténuer et répondre à la guerre cognitive) – STO Technical Report, OTAN, Mars 2023, accessible sur : www.sto.nato.int

[7] “Towards a science and technological framework - The House Model”, Benjamin J. Knox, in Mitigating and Responding to Cognitive Warfare (Atténuer et répondre à la guerre cognitive)

[8] Ces descriptions sont issues de l’article cité précédemment.

[9] « Sensibilisation et résilience, les meilleures armes contre la guerre cognitive », John Hopkins University & Imperial College. Nato Review, 20 mai 2021. Accessible sur https://www.nato.int/docu/review/fr/articles/2021/05/20/sensibilisation-et-resilience-les-meilleures-armes-contre-la-guerre-cognitive/index.html

[10] “La guerre cognitive : pourquoi l’Occident pourrait perdre face à la Chine », Kimberly Orinx, Tanguy Struye de Swielande, in « Cognitive Warfare : la guerre cognitique ». B. Claverie, B. Prébot, F ; Du Cluzel. NATO-CSO-STO, octobre 2021

[11] Pour en savoir plus sur la « sociodynamique », on pourra se référer utilement aux travaux et activités de l’Institut de la Sociodynamique (https://www.institutdelasociodynamique.com). Et/ou me contacter pour des sessions de formation managériale ou l’accompagnement de vos projets humainement sensibles.

[12] « Team of teams. New rules of engagement for a complex world”, General Stanley Mc Chrystal, Portfolio Penguin, 2015

[13] Traduction par nos soins, in “Developing cognitive neuroscience technologies for defence against cognitive warfare”, Claude C. Grigsby, Richard A. McKinley, Nathaniel R. Bridges, Jennifer Carpena-Nunez, in “Mitigating and Responding to Cognitive Warfare(Atténuer et répondre à la guerre cognitive)”

[14] On pourra notamment se référer à : « The ‘new view’ of human error. Origins, ambiguities, successes and critiques », Jean-Christophe Le Coze, 2022, in Safety Science, 54. 105853.

[15] « Le partage de conscience de situation est un lien de fragilité cognitive », Baptiste Prébot, in « Cognitive Warfare : la guerre cognitique », op.cit.

[16] « Managing the unexpected. Resilient performance in an age of uncertainty” – 2nd Edition. Karl E. Weick, Kathleen M. Sutcliffe, Josey-Bass, 2007

[17] Baptiste Prébot, op. cit.

[18] Traduction par nos soins in « Managing the unexpected. Resilient performance in an age of uncertainty” – 2nd Edition. Karl E. Weick, Kathleen M. Sutcliffe, Josey-Bass, 2007

[19] idem

[20] On pourra par exemple écouter le nouveau podcast « Optimizing Human Performance”, coproduit par « The Wavell Room » - un site britannique de référence en matière d’affaires militaires, qui fait explicitement référence à ces concepts.

[21] Traduction par nos soins, in “Situational awareness, sensemaking and future NATO multinational operations”, Benjamin J. Knox, Yvonne R. Masakowski, in Mitigating and Responding to Cognitive Warfare (Atténuer et répondre à la guerre cognitive), 2023, op.cit.

[22] Traduit par nos soins in « Managing the unexpected : complexity as distributed sensemaking”, Karl E. Weick, in “Making sense of the organization. The impermanent organization. Volume 2.” John Wiley, 2009. Weick y parle de “networks” - réseaux – mais nous l’avons traduit par « organisations » par raccourci d’une démonstration précédente dans l’ouvrage.

[23] “Qu’est-ce que la cognition et comment en faire l’un des moyens de la guerre », Bernard Claverie, in « Cognitive Warfare : la guerre cognitique », op.cit.

[24] Voir par exemple « Vive la diversité! High Reliability Organisation (HRO) AND Resilience Engineering (RE)”, Jean-Christophe Le Coze, in Safety Science, Volume 117, August 2019 – Accessible par doi:10.1016/j.ssci.2016.04.006

[25] Et notamment dans “Human-Machine teaming towards a holistic understanding of cognitive warfare”, Franck Flemisch, in Mitigating and Responding to Cognitive Warfare (Atténuer et répondre à la guerre cognitive), 2023, op.cit.

[26] “Human detection and diagnostic of system failures”, edited by Jens Rasmussen and William B. Rouse, Nato Conference Series – Human Factors, Plenum Press 1981

[27] Par exemple, l’article « Aux Philippines, avec les petites mains de l’IA », Les Echos Week-End, 24 mai 2024

[28] Traduit par nos soins dans “Defense against 21st century cognitive warfare : considerations and implications of emerging advanced technologies”, Yvonne R. Masakowski, Eskil Grendahl Sivertsen, in Mitigating and Responding to Cognitive Warfare(Atténuer et répondre à la guerre cognitive), 2023, op.cit.

[29] « Confiance entre les humains et les machines intelligentes, et biais cognitifs induits », Général Gilles Desclaux, in « Cognitive warfare – la guerre cognitique », op.cit.

[30] “Defense against 21st century cognitive warfare : considerations and implications of emerging advanced technologies”, op.cit.

[31] « Apocalypse cognitive », Gérald Bronner. PUF, 2021

[32] Bernard Claverie, op cit.

[33] « Information overload revisited », Kathleen M. Sutcliffe, Karl E. Weick, et “Organizing and the process of sensemaking”, Karl E. Weick, Kathleen M. Sutcliffe, David Obstfeld, in “Making sense of the organization. The impermanent organization”, op.cit.

[34] « Cognitive and behavioral science (psychological interventions)”, Benjamin J. Knox, in “Mitigating and Responding to Cognitive Warfare (Atténuer et répondre à la guerre cognitive)”, op.cit.

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Publié le 11 Décembre 2023

Créateurs de liens

L’Institut de la Sociodynamique organisait le 25 novembre dernier son Campus de l’Innovation Managériale, un événement bisannuel consacré à l’actualité des pratiques managériales, et bien entendu avec un prisme « sociodynamique » : des principes consacrés à l’animation des communautés humaines, dans l’entreprise mais aussi plus largement, dans leurs « écosystèmes ».

Ce qui m’a frappé, c’est l’affirmation de la nécessité, et souvent de la volonté, de créer des liens, ou de les renforcer.

 

La multitude de conférences et d’ateliers (une quarantaine) offraient beaucoup de points d’application différents. Et il n’était pas possible de participer à tous… alors ce point de vue n’est bien sûr que partiel.

 

Des liens pour se transformer

Alors il y a bien sûr les entreprises. Avec des contextes et des « cibles » divers.

Les contextes de transformation, notamment. Et parce que l’incertitude est le lot de toutes les entreprises (celles qui le nient mentent, à elles-mêmes et aux autres), les décisions sont toujours prises sans pouvoir être certains qu’elles sont « les bonnes ».

La prise de décision sera bien sûr toujours un grand moment de solitude – en particulier si les conséquences sont négatives -. Mais des pratiques qui privilégient le lien, la relation, permettent à la fois de les fiabiliser et d’en réduire les risques.

Car pour conduire à la prise de décision finale, les processus de dialogue, de consultation voire de concertation ont deux bénéfices :

  • Ils permettent aux décideurs de nourrir leur réflexion – dès lors qu’ils ne cherchent pas seulement des confirmations, mais ont une sincère capacité d’écoute et à la remise en cause – avec des expertises, des angles de vue, des sensibilités différentes… Autant de diversités qui permettront de nourrir des « intuitions » à défaut de certitudes. Et aussi de se préparer à la suite ;
  • Car c’est le deuxième bénéfice des démarches collectives qui doivent accompagner la prise de décision : aider à identifier les réactions futures aux décisions prises, individuelles et collectives. Des réactions qui émergeront et feront vivre la « mise en œuvre ».

 

Pour cela, la sociodynamique est un outil puissant.

Car elle permet de construire des « cartes de partenaires » - pour piloter la mobilisation des acteurs à tous les moments du projet.

Et des « stratégies des alliés » - des stratégies de conduite des transformations par la mobilisation des acteurs, qui font le choix des synergies, pour dépasser les antagonismes et mobiliser le plus grand nombre afin de maîtriser les risques et accroître les bénéfices.

Car parce qu’ils auront été associés le plus en amont possible – et pas seulement dans une phase de « communication », les bénéficiaires des projets de transformation auront pu se les approprier, en leur apportant des conditions d’adhésion mais aussi des propositions et des contributions, des déclinaisons et des enrichissements.

Ainsi, ils deviendront acteurs de la mise en œuvre, démultipliant ainsi les énergies et les compétences des porteurs du projet.

Et cette approche « contributive » a également une conséquence sur la conduite de projet. Une conséquence que la multiplication des projets « agiles », dans le monde des projets numériques mais pas seulement, favorise depuis quelques années, avec des logiques de « sprint », ou de « Minimum Viable Product ». Une conduite de projets moderne, en phase avec les pratiques et les perceptions de notre monde interconnecté, et de notre goût de l’immédiat – même si on peut parfois s’en attrister.

Car pour favoriser l’appropriation et adapter la mise en œuvre à la mobilisation réelle des acteurs, il est impératif de ne plus arriver avec un projet « verrouillé », même après une validation en phase test qui ne saura jamais prendre en compte toutes les variables d’un déploiement généralisé. Mais de proposer un projet amendable – dès le début, et tout au long de la période de mise en œuvre - en se gardant la possibilité permanente de modifier même significativement le rythme et les contenus, à la hausse ou à la baisse.

 

Ce principe d’action n’est pas seulement un acte de « communication », qui viserait à « donner l’impression » au plus grand nombre qu’il a été entendu. Mais la conviction que la multitude du « facteur humain » n’est pas un inconvénient voire une faiblesse, mais un vrai levier de performance et de succès – à condition d’y consacrer de l’énergie et du temps.

 

Le temps des relations

Car le facteur « temps » est un paramètre important pour nouer et nourrir les liens qui rassemblent. Et c’est d’ailleurs le concept de « temps relationnel » qui a été évoqué lors de ce Campus.

Nous l’avions évoqué dès les premières semaines du « grand enfermement » de l’année 2020, et aussi à l’aube de la reprise progressive des activités professionnelles, avec la promotion enthousiaste du « télétravail », encouragée par les marchands d’outils qui trouvaient là un formidable levier de croissance, les gestionnaires de biens plutôt que de talents, et les formateurs qui promettaient, sincèrement ou non, l’avènement du management à distance[1]

Non, le travail ne se réduit pas seulement à la production individuelle, dans son expertise, son silo, son bureau – et donc quelque soit l’éloignement de son entreprise et de ses collègues.

La dimension sociale et interactive du travail est cruciale, et elle ne se règle pas seulement par téléphone ou par écrans interposés.

La résolution de problèmes, qu’ils soient techniques, organisationnels ou humains, et la créativité se nourrissent des interactions, des échanges, des conversations. Qu’elles soient organisées voire facilitées, ou qu’elles soient improvisées, impromptues. Mais dans toute leur dimension humaine : celle qui sollicite les sens, les perceptions, les intuitions.

Considérer l’autre comme seulement un « producteur », c’est lui dénier la qualité d’humain en le dépersonnifiant. Et donc en l’éloignant lorsque les conditions matérielles et légales le permettent pour réduire les occurrences d’interactions qui pourraient faire tomber les masques. Et en attendant de confier le soin de cette « production » à un interlocuteur encore plus lointain, physiquement et juridiquement - un prestataire plutôt qu’un collaborateur ou un partenaire - en attendant l’opportunité de passer à une « intelligence » artificielle… dernier avatar de l’automatisation industrielle qui peut libérer les hommes de tâches sans grande valeur ajoutée, mais à la condition impérative de les accompagner vers d’autres contributions, pour des raisons éthiques mais aussi économiques, sur le temps plus long que le trimestre comptable.

Alors, cette dimension relationnelle demande d’investir du temps (le temps n’est pas un paramètre, c’est une ressource rare, que l’on décide ou non d’investir).

Du temps à bâtir une relation, à l’entretenir – et pas seulement en surface. En prenant en compte les propositions, pour les retenir ou non, en les intégrant à sa réflexion. Ce qui ne se fait pas toujours dans l’instant – le cerveau du lièvre et l’esprit de la tortue…

 

Des liens incertains

Cette dimension relationnelle demande aussi d’être prêt à la gestion des incertitudes intrinsèques à la nature humaine, et donc aux systèmes socio-techniques que sont nos entreprises et organisations.

La réticence largement partagée à affronter l’incertitude (et plus en France qu’ailleurs) est sans doute une des raisons majeures du goût de beaucoup pour les « indicateurs », les « procédures », les « normes » et les organisations bureaucratiques qui sont autant de carcans pour l’initiative mais donnent l’impression d’un « contrôle » sur son environnement.

Car tous ces facteurs peuvent être automatisés, ou presque. Et donc ôter au « décideur » le risque et donc la responsabilité de sa « décision » - par nature incertaine.

Cette incertitude intrinsèque au monde de l’entreprise – et au monde tout court – doit être assumée par chaque décideur. Alors bien sûr, certains aiment à se draper dans les habits d’un « homme providentiel » (ou d’une femme bien sûr) qui maîtriserait le tout, dans son omnipotence, pensant rassurer ainsi des équipes qui aimeraient avancer dans un avenir garanti – et s’attirer par là une dévotion gratifiante.

Mais il est impossible de construire des liens sincères ainsi, car la contingence de nos vies se chargeront toujours, à un moment ou un autre, de rappeler la réalité. Une réalité chaotique parfois éloignée par la géographie ou le domaine de nos environnements plutôt paisibles, mais que le monde de l’information immédiate rend désormais immédiatement accessible.

Dire « je ne sais pas » est à la fois honnête et souvent vrai, et n’empêche pas d’assumer ses décisions tout en s’appuyant sur des relations saines.

C’est sans doute tout l’équilibre que doivent rechercher les organisations dans le modèle « holomorphe » recommandé par la sociodynamique : en conciliant à la fois le lien qui réconforte et rassure (la dimension « ego »), et l’ouverture au monde, et donc à l’incertitude, qui fait innover et grandir (la dimension « eco »). Loin du modèle « mécaniste » qui ne considère les parties prenantes que comme des exécutants, des « producteurs ».

 

Le temps des citoyens, aussi

Le programme du Campus proposait également une thématique qui dépassait le strict périmètre des entreprises : celui de leur « écosystème ». Et dans les conférences qui déclinaient cette réflexion, la question du lien était également centrale.

Que ce soit en Ukraine, entre les forces armées et les citoyens qui leur apportent, depuis le début de la résistance à l’invasion russe, des moyens qui dépassent la contribution strictement militaire, qui s’exprime dans la mobilisation institutionnelle ou volontaire.

Avec des renseignements ou un appui d’expertises dans les technologies de l’information, qui rendent possible la « guerre hybride », tout comme la sécurisation des infrastructures et services aux populations visés par l’agresseur. Mais aussi avec un soutien en vivres et en appui sanitaire, jusqu’à l’avant. Pour renforcer les corps et les cœurs.

C’était là un point d’application terriblement concret de la « perméabilité » croissante entre le monde militaire et la société civile, et que l’on dénomme en France « lien Armée – Nation », et qu’il semble désormais urgent de remettre d’actualité, après la tentation d’une « fin de l’histoire » qui avait désarmé les esprits, au moins.

Un lien auquel les entreprises, hors monde de la « BITD » (les entreprises liées au secteur de la Défense) et des grandes entreprises publiques, commencent à contribuer un peu timidement. Mais qui illustre un pan significatif et potentiellement structurant de la « responsabilité sociale des entreprises ». Car il ne faut pas négliger l’importance du temps passé au travail, et la perméabilité, là encore, entre le lien « managérial » (avec ses hauts et ses bas), et les convictions citoyennes qui se forgent et évoluent à l’épreuve de la vie.

 

Cette question du « lien citoyen » était également au cœur du partage d’expérience de la formidable dynamique humaine qui anime Les Mureaux – cette cité des Yvelines qui souffrie parfois de l’image d’un passé troublé, alors que les émeutes l’épargnent désormais, et qu’on y trouve notamment – et pas seulement - un fleuron de l’industrie européenne, Ariane Group.

Car pour développer l’emploi et assurer la sécurité de tous, le choix n’y a pas été d’attendre la manne providentielle des subventions ou de renforcer toujours plus la force publique. Mais de développer les relations entre habitants, entre générations, avec les entreprises, et les visiteurs. Sur la base d’un projet commun. Quelle belle illustration de la mise en œuvre des principes que formalise la sociodynamique !

 

Et l’État, dans tout ça ?

Dans la guerre d’Ukraine, comme dans la gestion des tentations émeutières, mais aussi au travers de l’évocation de la gestion de la crise Covid-19, la place de l’État a été évoquée au cours de cette journée, en touchant là encore à la question du lien.

En Ukraine, les relations entre la population et les forces armées sont directes. Alors bien sûr, avec la guerre, les unités de volontaires ont été incorporées aux forces, dans un souci de coordination et donc d’efficacité. Mais le capital relationnel qui caractérise ce lien ne fait pas oublier la traditionnelle défiance du peuple ukrainien vis-à-vis des structures étatiques, dont certaines dérives sont encore récentes et sans doute profondes, puisque caractérisant le régime russe, post-soviétique, pas si lointain… C’est la guerre, et il faut rester unis face à l’adversité. Mais ce lien n’est pas organisationnel, formalisé. Il est humain, direct.

Quant aux Mureaux, les synergies entre les forces de l’ordre et la dynamique citoyenne demeurent sans doute à renforcer, quand les premières perçoivent la seconde comme une « concurrente » voire une remise en cause directe de son efficacité – alors qu’elle ne propose qu’une complémentarité. Là aussi, la « perméabilité » est un concept pertinent pour décrire les interfaces entre les acteurs perturbateurs, et leur environnement amical, social, et familial, qui souhaite paix et prospérité. Et rappelle donc la nécessité de créer des « liens », pour susciter des synergies face aux antagonismes, pour les traiter « autrement ».

Et le Covid dans tout cela ? La défiance perçue si ce n’est réelle des décideurs étatiques vis-à-vis de nos concitoyens a fracturé des liens déjà ténus. Face à une situation par nature pleine d’incertitudes, les pouvoirs publics auraient pu assumer la fragilité de leurs décisions. Partager la complexité de celles-ci face au risque, leur humilité face à l’inconnu. Adopter des mécanismes de gestion de crise plus fondés sur la confiance et la réactivité que sur la planification bureaucratique, souvent aveugle et brutale. Puisque le management directif caractéristique des organisations mécanistes ne peut s’exercer que très momentanément, au regard de la destruction du lien social qu’il engendre toujours.

 

La place de l’État, donc ? Sans doute pas, ou en tous cas pas seulement. Mais certainement la capacité des grandes organisations à s’affranchir des perceptions et pratiques bureaucratiques qui, toujours, perçoivent les individus dans leur silo, dans l’exécution d’une tâche, et non dans la richesse de leur dimension relationnelle : celle qui se nourrit des liens que l’on fait vivre, et qui font la richesse de nos sociétés humaines, libres et démocratiques.

Là encore, un magnifique point d’application des pratiques de la sociodynamique !

 


[1] On pourra par exemple se référer, sur ce blog, aux articles suivants :

 

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Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management, #Sociodynamique - Stratégie des Alliés

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Publié le 10 Mars 2023

Prague, été 1990. Comme aujourd'hui en Ukraine, le peuple dit "non" aux chars soviétiques (DR)

Prague, été 1990. Comme aujourd'hui en Ukraine, le peuple dit "non" aux chars soviétiques (DR)

La sociodynamique est une grille de lecture et un art de la mise en dynamique des acteurs et des organisations. Proche de la philosophie du jeu de go plutôt que de celle du jeu d’échec, elle préconise notamment d’accroître ses degrés de liberté et de favoriser les synergies, plutôt que de s’épuiser à jouer toujours du même registre, directif et autoritaire.

En la matière, l’Ukraine de Volodymyr Zelensky et les forces armées ukrainiennes témoignent, face aux agressions de Vladimir Poutine, d’une remarquable approche sociodynamique, en privilégiant  les dynamiques collectives plutôt que le pouvoir autocratique.

Une raison de plus, parmi mille autres, de soutenir le peuple ukrainien face aux offensives multidimensionnelles russes.

 

Commençons par quelques fondamentaux de la sociodynamique.

En matière de gestion des relations inter-individuelles, la sociodynamique propose une lecture qui dépasse la linéaire et réductrice opposition entre « pour » et « contre » - « vous êtes pour moi ou contre moi ».

Et plutôt qu’une catégorisation des personnes, elle prend en compte, à un moment donné, leurs actions par rapport à un projet, un objectif partagé. Car en sociodynamique, on n’évalue pas les personnes, on prend en compte leurs actes. Et ceci selon deux axes orthogonaux : la synergie (l’énergie que l’on consacre en faveur du projet), et l’antagonisme (l’énergie que l’on affecte au détriment du projet, ou en faveur d’un autre – car le temps et l’énergie sont des ressources limitées).

On obtient alors une évaluation selon ces deux dimensions – et une grande partie des acteurs se trouvent souvent dans un positionnement de « oui si », ou « non mais » - les « hésitants », qui démontrent autant de synergie que d’antagonisme. Et des « passifs », qui ne s’engagent pas. Il y a aussi des « soutiens », piliers indéfectibles ; des « opposants » voire des « irréductibles », qui déploient leur énergie contre le projet ; des « déchirés », des « grognons »… Et puis des « triangles d’or » : des soutiens qui font preuve d’initiatives synergiques mais aussi d’un esprit critique, bienvenu.

Cela donne une « carte des partenaires » : le terrain de jeu, et d’enjeux, des parties prenantes.

 

Adapter son mode relationnel

Pour animer la relation avec l’ensemble de ces parties prenantes, la sociodynamique recommande d’adapter son « management » à leur attitude et leurs actions (car « manager », c’est animer la relation).

Plutôt que de tenter, en vain, de convaincre les « opposants » (car ils ont un autre projet que le vôtre), il s’agit de faire preuve avec eux d’un management « directif » : s’en tenir à la loi, au règlement, au contrat de travail, et l’imposer. Et surtout ne pas y déployer toute son énergie et de son temps, mais au mieux une petite partie (un tiers voire moins).

Car contrairement à ce que l’on pratique souvent, l’enjeu principal est bien plutôt de mobiliser ses « alliés » (soutiens et triangles d’or) afin qu’ils renforcent votre projet avec leurs initiatives, et qu’ils convainquent les « hésitants », qui sont prêts à « basculer », et mobilisent les « passifs », qui représentent souvent la grande masse des parties prenantes. Il faut donc de mettre en œuvre, avec eux et pour eux, un management participatif, qui s’enrichit de leurs synergies, et les rend pleinement acteurs du projet partagé.

Et avec ces « hésitants » et « passifs », on pourra faire preuve de management « transactionnel », fondé sur la négociation, le jeu gagnant-gagnant.

En résumé, et sur le plan managérial, la sociodynamique recommande la mise en œuvre conjointe des pratiques participatives et transactionnelles – le directif étant réservé à contenir les opposants ou, sur une très courte période et au prix de fractures durables de la confiance, de l’engagement, et donc des relations, à la gestion des urgences (une crise n’étant pas, de façon pérenne, une urgence).

 

Enfin, la sociodynamique décrit quatre types d’organisations, en fonction de leur propension à encourager, d’une part, le sentiment d’appartenance (« l’égo »), et d’autre part, l’ouverture sur le monde et l’innovation (« l’éco »).

Il y a donc des organisations « mécanistes », qui se réfèrent avant tout aux règlements et procédures, pratiquent l’injonction (pas de sentiment d’appartenance) et découragent l’initiative (pas d’ouverture).

Les organisations « tribales » privilégient, quant à elles, l’entre-soi, la solidarité, la fermeture. Elles apportent du réconfort mais, faute d’ouverture, manquent de créativité.

Plus ouvertes vers l’extérieur, les organisations « individualistes » stimulent la compétition, l’innovation, le contrat, les relations « mercenariales »… Elles sont agiles mais fragiles, en raison d’une faible cohésion sociale.

Et puis il y a les organisations « idéales » (l’idéal étant toujours difficile à atteindre et maintenir), qui concilient à la fois l’ouverture sur le monde et la cohésion : les organisations « holomorphes » - dans lesquelles, à l’image des fractales, on retrouve au plus petit niveau organisationnel les qualités de l’ensemble.

 

Une sociodynamique des conflits armés ?

La sociodynamique est un art des relations, entre individus, entre organisations. Est-ce alors une approche adaptée à l’analyse des conflits armés dont on peut penser, a priori, que l’objectif est la destruction de l’autre – ce qui est une forme très particulière de « relation »… ?

L’abondance de commentaires médiatisés, au cours de ces derniers mois, aura sans doute permis de sensibiliser le plus grand nombre aux multiples dimensions d’une guerre, au-delà du seul fracas des armes, et c’est pourquoi ces lignes proposeront néanmoins l’application du regard sociodynamique à certaines d’entre elles.

 

Commençons par la manœuvre des armes, aux conflits « cinétiques », qui relèvent d’expertises techniques et humaines très particulières.

Impossible, à moins d’être donc un expert très bien informé, de formuler une évaluation précise de la sociodynamique des opérations militaires. Néanmoins, quelques faits témoignent des dynamiques animées par les forces ukrainiennes, et a contrario des pratiques de l’armée d’invasion russe.

 

Dès 2014, l’Ukraine a procédé à une refondation de sa pensée stratégique[1]. Elle adopte alors une organisation décentralisée, adaptée à une guerre « réseau-centrée », reposant sur une grande autonomie des entités, jusqu’au groupe de combat, une collaboration étroite inter-armes et un engagement des populations dans la désobéissance civile et les actions de guerre hybride. Des ingrédients caractéristiques de dynamiques collectives, de synergies.

A l’opposé, la doctrine russe prévoit le choc et l’effroi : des frappes massives suivies d’une percée dans la profondeur. L’escalade de la violence, ou « toujours plus de la même chose », dans une seule direction.

 

Lors de l’offensive russe de février 2022, ces deux doctrines s’affrontent. Les forces d’invasion échouent dans la « décapitation » et l’effondrement moral attendu de l’Ukraine. La stratégie ukrainienne, quant à elle, est décrite en trois axes[2], qui relèvent plus du jeu de go que du jeu d’échec, et des principes de la sociodynamique :

  • la mobilisation de la communauté internationale (l’appel à des alliés, en dehors du « damier » existant) ;
  • la résistance de la nation et le maintien de sa volonté de combattre (le renforcement de l’appartenance collective – la dimension « ego » - indispensable dans les temps difficiles) ;
  • le succès de la défense opérationnelle par la sauvegarde des principales villes (la multiplication des « territoires » sur le « plateau de jeu », des points d’appui, et la décentralisation de l’action).

 

Les forces ukrainiennes ont par ailleurs mis en œuvre de remarquables innovations.

Et si l’on parle aujourd’hui de l’utilisation courante des drones, en regroupant sous ce vocable toute une gamme qui va des petits appareils d’observation aux engins pilotés capables de bombardements, il faut se souvenir que les premiers ont été utilisés par les Ukrainiens, à partir d’engins grand public (comme ceux que le français Parrot avait lancés en 2010, avant de se recentrer sur les usages professionnels) opérés non par des militaires professionnels mais par des civils volontaires, embarqués au plus près du front par des opérateurs spécialisés. Pour éclairer les troupes, avant d’être adaptés en « lance-bombes » - là encore une création…

De même, il avait été évoqué, dès l’invasion, l’usage d’un « réseau social » alimenté par tous les Ukrainiens volontaires pour informer en temps réel les forces armées de la localisation des troupes ennemies.

Et n’oublions pas la mise à disposition des systèmes de communication Starlink par le toujours surprenant Elon Musk…

 

Ces trois exemples d’innovation sont des illustrations des synergies que recommande l’art de la sociodynamique : appeler aux volontariats, encourager les initiatives, nourrir les réalisations communes, et prendre ses alliés « comme ils sont », dès lors que leurs contributions sont utiles au projet partagé.

Car si certains considèrent que leurs « alliés » doivent impérativement correspondre à un profil arrêté (et souvent un « mouton à cinq pattes »), les sociodynamiciens recherchent avant tout les bénéfices des synergies. Peu importent les écarts à un « idéal » dès lors que la contribution est forte, car ce qui importe le plus est la contribution réelle au projet collectif. Quant à l’esprit critique, il n’est pas écarté mais au contraire encouragé, dès lors qu’il s’accompagne de synergies fortes. Car ces doutes, interrogations voire remises en cause, visent alors à améliorer l’efficacité de la dynamique commune.

 

Les synergies plus que l’imposition

Et ces synergies entre militaires et civils engagés sont, comme le rappelait Michel Goya dans son ouvrage « S’adapter pour vaincre »[3], une clé de l’innovation guerrière. Quand les approches purement « normatives », qui visent à mettre sous contrôle les compétences et les moyens, tuent l’innovation en la livrant inéluctablement aux travers de la bureaucratie.

 

Le recours aux « proxies » (les troupes associées) est un autre point d’application possible de la sociodynamique des conflits puisqu’on y étudie, comme l’expose Olivier Zajec[4], la nature des relations : celles des « acteurs principaux » et de leurs « agents » ou « mandataires ».

En la matière, deux scénarios sont proposés. Celui de l’exploitation, dans lequel l’agent « exploité » dépend totalement de son commanditaire. Et celui de la transaction, dans lequel le proxy ne renonce pas à son propre objectif – avec toutes les incertitudes sur les écarts de trajectoire…

On pourra alors utiliser cette grille d’analyse aux troupes qui appuient l’armée russe, et à tous ceux qui se sont engagés aux côtés des Ukrainiens pour un objectif commun : mettre fin à l’invasion (car il faut toujours garder à l’esprit, en matière de conflit, la question de « l’état final recherché »).

On avait pu observer, au début de l’invasion russe, l’engagement dans le conflit armé de multiples « groupes de volontaires », locaux ou étrangers, aux côtés de l’armée ukrainienne. Ceux-ci ont progressivement été intégrés dans l’ordre de bataille officiel – sans doute pour des raisons de nécessaire coordination des efforts et du soutien, mais aussi avec un message au moins implicite de cohésion nationale – la dimension « ego » ajoutée à la dimension « eco » des organisations « individualistes » (ou « mercenaires »).

Quand, côté russe, on joue toujours de l’utilisation de supplétifs et de mercenaires portés par leurs objectifs propres – un fonctionnement typique d’organisations « mécanistes », fondées sur l’autorité, l’exécution, sans souci de l’esprit d’appartenance et de la cohésion.

Dans un cas, l’animation d’une dynamique guerrière, qui accepte certains « antagonismes » dès lors que les synergies démontrées sont plus fortes, et vise avant tout à atteindre l’objectif commun, par la mobilisation du plus grand nombre.

Dans l’autre, une « gouvernance » autoritaire voire autocratique, qui ne garantit jamais la pérennité de la « domination ». Et qui, inévitablement, démotive les « dominés » tout en encourageant les projets concurrents.

 

Une sociodynamique des guerres cognitives

On en parle de plus en plus : la guerre n’est pas seulement affaire d’affrontements armés, mais aussi un conflit des perceptions. Celles des soldats, celles de leurs chefs militaires et civils, celles des populations qui les soutiennent directement ou indirectement, par leur action sur les dirigeants étatiques.

Là encore, les Ukrainiens témoignent de pratiques dignes des meilleures expertises sociodynamiques.

Quand Vladimir Poutine active ses relais d’opinion, qu’ils soient officiels ou motivés par le classique « Mice » (money, ideology, compromission, ego), l’Ukraine s’appuie sur ses « alliés » : des acteurs volontaires qui s’engagent dans la guerre des esprits pour soutenir le projet partagé – mettre fin à l’invasion russe.

Et là encore, les modalités et la nature des acteurs témoignent des grandes différences entre l’approche verticale et la sociodynamique des parties prenantes.

Côté russe, on s’appuie sur un « narratif » et des relais médiatiques « officiels » ou des acteurs qui revendiquent une « légitimité », au nom d’un passé supposé glorieux ou d’expertises souvent auto-revendiquées.

Du côté des soutiens aux libertés ukrainiennes, on observe de tout.

Une couverture inédite des opérations militaires, grâce aux nouveaux moyens de captation et de diffusion. Une médiatisation des pratiques monstrueuses des troupes d’occupation sur les populations et les défenseurs ukrainiens, qui nourriront et accélèreront on l’espère les poursuites pénales.

Mais aussi une pluralité d’actions de communication très décalées, comme les nombreux « memes » ou témoignages vidéos qui irriguent les réseaux sociaux et, par rebond, les médias traditionnels, et témoignent d’un humour, d’un esprit critique voire d’une poésie qui rappellent l’esprit des samizdats de l’époque soviétique : l’humour et la poésie, éternels ressorts d’une humanité qui résiste aux totalitarismes.

 

D’un côté, on impose un propos et on manipule des vecteurs. De l’autre, on observe l’émergence d’initiatives parfois maladroites, mais souvent habiles – dans notre monde digital, les meilleurs sont vite identifiés et relayés -. Et toutes animées d’une même bonne volonté, au profit d’un objectif partagé – même s’il n’est pas formulé.

D’un côté, l’uniformité et l’autorité. De l’autre, le foisonnement et le libre-arbitre.

 

L’émergence ou le complot ?

Face à ce foisonnement, la dénonciation d’un « complot » ou d’un « grand Satan » est devenue une figure habituelle. Car dans le monde autoritaire qui ne fonctionne que par injonctions et suivisme d’un « homme providentiel », on ne comprend pas les logiques de mobilisation collective, d’autonomie, d’émergence. D’adhésion spontanée à une cause évidente et partagée.

Et c’est une ligne de front radicale, presque ontologique : l’unicité contre la multitude, le pilier contre le réseau. Le totalitarisme contre la pluralité démocratique. Cette pluralité que les partisans des fonctionnements autoritaires rejettent au nom d’une supposée « efficacité ».

Là encore, et parce que la guerre cognitive renforce son importance dans les stratégies étatiques, la grille de lecture des proxies est aussi féconde.

D’une part, on a un pouvoir central et ses dépendances. De l’autre, un foisonnement qui multiplie les modes et les terrains d’action. Les enjeux de contrôle d’une part, ceux de la coordination d’autre part. Le « pouvoir sur » d’un côté, le « pouvoir avec » de l’autre. D’une part Max Weber et la bureaucratie, de l’autre Hanna Arendt et les relations humaines.

 

L’animation de dynamiques collectives – qui commence par leur acceptation et leur encouragement - est une compétence clé que confèrent les principes formalisés dans la sociodynamique. Et en l’occurrence, l’avantage est clairement aux Ukrainiens et à leurs soutiens.

Ce qui leur permet, également, de multiplier les « damiers » et d’en changer au gré du contexte et des événements, ou de jouer sur les différents territoires de l’espace du jeu de go, plutôt que de se laisser enfermer sur une ligne de front unique. Conserver des « degrés de liberté » : un principe commun fort de la sociodynamique et du jeu de go…

 

Une sociodynamique de la politique intérieure et internationale

Enfin, et parce que la guerre se mène aussi sur le plan politique, on peut analyser, au regard des clés de la sociodynamique, les pratiques sur le plan intérieur, et sur la scène internationale.

La mobilisation internationale a été rapide, et les initiatives « individuelles » ont été plus nombreuses que les dynamiques institutionnelles, en particulier dans les pays qui avaient connu le joug et les crimes soviétiques.

Les pays baltes et nordiques, et les pays qui avaient recouvré leurs libertés après l’effondrement de l’empire soviétique, ont instantanément manifesté leurs synergies. Politiquement, et matériellement. Sans tergiverser. De vrais alliés.

Et ceci en dépassant les vieilles querelles historiques ou territoriales, les anciens « empires ».

Et puis les alliances institutionnelles se sont mises en branle… l’OTAN, l’Union Européenne, les Nations Unies…

Mais dans ce monde multipolaire, les approches verticales, orgueilleuses voire autoritaires, n’ont pas d’efficacité… Peu importent les coups de mentons, seuls comptent les actes, les véritables synergies. S’opposer clairement à l’ennemi – y compris en payant, dans son confort, le prix de cet attachement aux principes partagés - , soutenir les réfugiés, apporter des moyens, ou prendre le train pour marquer les esprits et mobiliser ainsi ceux qui hésitent…

Avec ce conflit, le monde trouve un nouvel équilibre. Entre des approches vieillissantes et souvent infantilisantes, qui croient encore au pouvoir d’un « statut » parfois auto-conféré. Et celles qui font le choix de l’action, celui des synergies.

 

Les dynamiques de la société ukrainienne sont, quant à elles, documentées dans le livre actualisé début 2023 d’Alexandra Goujon[5], qui a également contribué à un épisode remarquable du « Collimateur », le podcast de l’IRSEM[6], le 22 février 2023.

Ainsi qu’elle le décrit, l’Ukraine ne s’est pas seulement mobilisée autour d’un pouvoir central, mais avec une grande pluralité d’acteurs.

Certes, le courage et l’habileté de Volodymyr Zelensky a permis de rassurer à la fois le peuple ukrainien et ses alliés et d’organiser la défense du territoire autour des forces armées ukrainiennes. Mais ce qui a garanti la pérennité des services aux populations et le développement d’actions de soutien est bien l’émergence d’initiatives multiples, coordonnées en partie seulement par les services étatiques, naturellement dépassés par l’ampleur d’une telle crise. Car lorsque la confiance est partagée au profit d’un objectif commun, quelle nécessité à un « contrôle », inévitablement inefficace ?

Et le peuple ukrainien a démontré, depuis la « Révolution de Maïdan », fin 2013, ses remarquables capacités d’auto-organisation. Pour se révolter contre la violence du gouvernement pro-russe (95 morts du côté des manifestants – la « Centurie céleste » - et 19 du côté des policiers[7]), tout d’abord, et ensuite pour résister aux premières offensives russes.

 

La société ukrainienne : rebelle ou sociodynamique ?

Ainsi que le rappelle Alexandra Goujon, la révolte de l’hiver 2013-2014 rassemble certes des partis d’opposition mais surtout des citoyens ordinaires qui mettent en place des services d’intervention et d’appui (patrouilles, blocage de cars de police, transport de bois, d’essence et de produits d’alimentation) et de soins que certains décriront, faute d’autre grille de compréhension, comme un « État dans l’État » - voire comme le fruit d’interventions étrangères, alors que les ONG humanitaires n’étaient qu’une partie des acteurs dans ce foisonnement d’initiatives synergiques.

Et les Ukrainiens démontreront à nouveau cette capacité de mobilisation et d’auto-organisation lors de l’annexion de la Crimée, puis lors de l’invasion de février 2022, avec une mobilisation purement militaire, au sein des forces armées ou de groupes initialement autonomes, mais aussi avec des levées de fonds, des actions humanitaires, des engagements bénévoles pour charger/décharger des marchandises, tisser des filets de camouflage. Mais aussi apporter un appui psychologique professionnel, ou poursuivre les enseignements des élèves réfugiés…

Comme l’exprime Alexandra Goujon, « la société civile est souvent considérée dans son opposition à l’État. Elle est composée d’individus ou de groupes dont les actions ne sont certes pas contrôlées par les pouvoirs publics mais les conduisent à avoir des relations avec eux (…) un État dans l’État : cette métaphore suppose la capacité des citoyens de se substituer à l’État alors qu’ils agissent plutôt dans les interstices de l’action publique ».

Préférer les « relations » au « contrôle », voilà une belle illustration des approches sociodynamiques…

 

L’approche sociodynamique, vecteur des libertés retrouvées

En matière de conduite d’entreprise, l’approche sociodynamique démontre son utilité et sa puissance dans de multiples contextes, et en particulier lorsqu’il faut faire face à des tensions, des conflits. Car on ne peut pas « tuer » l’autre – en tous cas dans nos sociétés démocratiques. Il faut donc « faire avec », autant que possible.

Dans un débat politique régulé, au plan national ou international, les règles sont les mêmes. Et là encore, il convient de multiplier les synergies, pour emporter la décision.

Dans le prolongement guerrier de l’affrontement politique, la sociodynamique a sans doute aussi son utilité – ne serait-ce que parce que la guerre n’est pas seulement celle des armes. Et cette puissance est au service de ceux qui, comme les Ukrainiens, préfèrent la liberté au totalitarisme, et font le choix des synergies plutôt que celui de l’écrasement de l’autre.

Alors, au quotidien comme dans tous les contextes de nos vies, démontrons par nos actions et nos engagements que le camp de l’Ukraine est clairement le nôtre : celui des libertés, de l’initiative et de l’autonomie.

 


[1] Thibault Fouillet, « Guerre en Ukraine : étude opérationnelle d’un conflit de haute intensité (premier volet) », Fondation pour la Recherche Stratégique, Février 2023

[2] Idem

[3] Michel Goya, « S’adapter pour vaincre », Perrin, 2019

[4] Olivier Zajec, « Stratégie et guerres par proxies », Défense & Sécurité Internationale n°163, Janvier-février 2023.

[5] Alexandra Goujon, « L’Ukraine, de l’indépendance à la guerre », Le Cavalier Bleu, 2023

[7] Alexandra Goujon, op.cit.

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Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management, #Social change, #CIMIC, #Sociodynamique - Stratégie des Alliés

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Publié le 12 Avril 2020

Face à la crise : le saut de l'ange ?

Science et philosophie de l’action, la sociodynamique recommande, dans de nombreux cas, de mettre en œuvre une « stratégie des alliés » permettant la mobilisation des énergies du plus grand nombre et la mise en œuvre d’un projet partagé. Mais parfois, cette stratégie se heurte au mur des oppositions… Le corpus sociodynamique et les bonnes pratiques plaident alors pour d’autres choix.

 

 

La stratégie des alliés repose sur plusieurs principes, et en particulier une attention portée avant tout aux « alliés » : ceux qui soutiennent votre projet, qui prennent des initiatives synergiques et qui peuvent aussi faire preuve d’esprit critique afin de le faire évoluer. Car l’essentiel est la mise en œuvre – à quoi bon prendre une décision, aussi « intelligente » soit-elle, si elle n’est pas suivie d’effets positifs ? 

S’appuyer sur ces alliés, c’est les associer pleinement aux décisions, co-construire les actions partagées, susciter leur engagement très concret – car s’ils ne s’engagent pas mais ne font qu’acquiescer servilement, c’est que ce ne sont sans doute pas des « alliés ». Ce n’est donc pas seulement attendre qu’ils « obéissent », mais c’est aussi prendre en compte leurs hésitations, leurs critiques, voire leurs oppositions ponctuelles. Les « suiveurs » ne sont pas en effet les meilleurs alliés que vous ayez, car ils ne verront pas les obstacles arriver… Et, dépourvus d’esprit critique, ils ne pourront convaincre la grande masse des « hésitants »…

 

Convaincre les hésitants

 

En effet, l’enjeu le plus fréquent des projets sensibles est de convaincre ceux qui hésitent, qui doutent, qui s’interrogent… Dans ces contextes, ils sont ceux qui constituent la grande masse des parties prenantes. Votre décision est-elle justifiée ? Communiquez-vous suffisamment, et de façon adaptée ? Vos actions de mise en œuvre sont-elles réalistes, acceptables, efficaces ? Sont-elles conformes à l’intérêt général ? Mais aussi : qu’avez-vous vraiment en tête ? Quels sont vos objectifs personnels ? Avez-vous envisagé l’échec ? Et dans ce cas ?... 

Les stratégies à adopter avec ces parties prenantes sont celles de la négociation : accepter leurs conditions d’adhésion, y compris en adaptant votre projet en contrepartie de leur participation – car dès lors que le projet initial, mais « latéralisé », enrichi, devient aussi le leur, ils deviennent, de fait, des « alliés ».

Reste les « opposants » : ceux qui s’engagent contre votre projet, mais aussi en dépit de celui-ci. Car souvent, la meilleure des oppositions n’est pas d’aller à l’affrontement, mais de vous laisser vous épuiser, seul. En particulier lorsque le contexte est complexe, la situation périlleuse : car isolé, vous ne prendrez plus de décisions éclairées, vous perdrez toute créativité, en attendant la fin, inéluctable, de vos ressources physiques, humaines, intellectuelles… Pour ces opposants, la stratégie des alliés recommande, selon les contextes, la mise à l’écart ou l’imposition. Ne perdez pas de temps avec eux, et s’ils doivent être à bord, qu’ils obéissent !

 

Merveille d’efficacité, cette « stratégie des alliés » ne peut cependant s’exercer pleinement que lorsqu’il est possible de convaincre les hésitants, voire d’aller chercher d’autres alliés, et de maintenir un équilibre des pouvoirs en votre faveur : en ayant plus de contributions positives, d’engagements synergiques, que d’actions contraires ou, ne les oublions pas, d’actions qui ne tiennent aucun compte de vos décisions…

Dans certains contextes bloqués, lorsqu’il n’est plus possible – ou plus souhaitable - de continuer à faire « toujours plus de la même chose », il peut devenir nécessaire d’agir pour faire en sorte que les opposants deviennent des parties prenantes plus synergiques : a minima des « grognons » (ils protesteront mollement mais ne passent pas à l’acte), ou bien des hésitants (dont l’antagonisme s’est réduit), voire même, et c’est possible, des alliés.

Pour permettre cette évolution, il vous faudra oser « le saut de l’ange »…

 

Le saut de l’ange

 

Habituellement, le « saut de l’ange » est un plongeon dans le vide (ou dans l’eau)… Les bras écartés témoignent d’un abandon complet, face au risque, face au danger – c’est l’acceptation de sa propre vulnérabilité. Il ne s’agit donc pas de résister au choc, d’être le plus fort… Ce n’est pas être bravache, c’est s’exposer vraiment. Mais ce n’est pas non plus un acte suicidaire, car le succès de l’opération tient soit à une maîtrise technique du plongeon dans l’eau, soit à un « secours » qui viendra d’un baudrier et d’un élastique, ou d’un parachute. Et l’entrée dans l’eau devra être fluide, comme l’accueil du choc de l’ouverture devra être souple – il faudra s’adapter alors à l’environnement. Dans les deux cas, toute rigidité sera pénalisée, et ceci d’autant plus sévèrement que la position était haute.

En matière de stratégie d’acteurs, le « saut de l’ange » est une décision sociodynamique audacieuse, voire courageuse. En effet, il s’agit de faire le choix de s’ouvrir aux « opposants » (réels ou supposés). 

Dans le cadre d’une stratégie des alliés classique, ce choix serait une erreur. Car en leur accordant plus d’attention que nécessaire, on prend le risque de les légitimer au yeux des hésitants, qui basculeront alors de leur côté. Et de déstabiliser vos alliés, frustrés de constater que pour bénéficier de vos attentions (et notamment de votre temps), il est tout aussi voire plus efficace de manifester de l’antagonisme que de la synergie.

Cette ouverture n’est pas une tentative d’aller les « convaincre » au nom d’une raison supérieure ou d’éléments de langage nouveaux. Et encore moins de les faire « obéir » en renforçant les injonctions.

Car si le mode directif peut se justifier dans certains cas (urgence vitale notamment), cette pratique génère de nombreux inconvénients, et en particulier :

  • Il déresponsabilise vos alliés ;
  • Il renforce les antagonismes, en leur donnant « raison » (vous êtes un dictateur puisque moins on vous suit, plus vous accroissez la pression), jusqu’à justifier des stratégies contraires jusqu’auboutistes (face à une « répression » accrue, il n’y a plus rien à perdre) ;
  • Il rompt le peu de confiance, ou de volonté de dialogue, que peuvent avoir les « hésitants » (qui attendent avant tout une négociation).

Ce mode qui privilégie l’imposition donc être limité dans le temps et les moyens, et être suivi d’actions d’explication et de réparation de la confiance perdue. Et c’est parfois vain, car s’il est facile de rompre la confiance, la bâtir prend du temps. L’urgence et les enjeux en valaient-ils alors la peine ?

 

Faire le choix du crédit d’intention

 

Le « saut de l’ange » est une forme de crédit d’intention fait à l’autre, fut-il hostile : c’est le pari fait qu’à l’aveu de sa propre fragilité, voire de ses échecs, ne répondra pas une réaction de vengeance, mais de compassion, au regard d’enjeux supérieurs partagés. 

Pourtant, la posture « naturelle » face aux opposants est plutôt au procès d’intention, à la défiance. Oser le saut de l’ange, c’est donc renoncer à toute forme d’orgueil, ou de supériorité. C’est sans doute se mettre en danger – mais lorsque l’échec est là, ou le coût trop élevé, pourquoi ne pas changer de stratégie ? C’est aussi, souvent, admettre que si les décisions ont suscité une opposition – ou une absence d’adhésion -, c’est qu’elles sont sans doute inadaptées, car ne contribuant pas efficacement à un objectif dont on est convaincu qu’il peut être partagé aussi par ceux qui, jusqu’à aujourd’hui, étaient des « opposants ». Un objectif a minima reformulé, explicité pour mobiliser de nouvelles parties prenantes. Et traduit en actions de mise en œuvre acceptées car définies en commun, négociées.

Faire le pari du saut de l’ange, enfin, c’est choisir de faire appel à l’intelligence de l’autre – qui devra être saisi, intimement, par cette action profondément humaine qu’est la mise en danger volontaire, dès lors que c’est pour un bien commun.

 

En matière de conduite du changement, le saut de l’ange est typiquement un « changement de type 2 ». 

Face aux difficultés croissantes, la stratégie classique, au moins dans la tradition post-taylorienne, est de durcir la mise en œuvre des décisions prises, de s’enfermer dans ses certitudes. On ajoute des procédures aux procédures, on durcit les règles de « compliance », on punit les coupables, toujours plus durement… Toujours plus de la même chose… Ce n’est pas de la résilience, c’est de la résistance… jusqu’à la rupture (ou l’épuisement, et donc la mort).

Adopter une stratégie de type 2, c’est « changer de damier » quand cela est possible : trouver d’autres alliés, ouvrir d’autres fronts… Mais quand cela n’est plus possible, il convient alors d’agir radicalement différemment… Faire le saut de l’ange, c’est faire ce choix. Celui de la confiance plutôt que celui de la défiance.

 

Le saut de l’ange au service de la résilience collective

 

Dans un contexte de crise majeure – et bien sûr aussi dans celui, plus traditionnel, des projets d’entreprise, la puissance du corpus sociodynamique est frappante. Et quand on l’applique aux crises majeures, on peut le rapprocher utilement d’une tradition qui a émergé au cours de la même période (depuis la fin des années 70), pour se poursuivre jusqu’à présent, dans les théories et pratiques de la sécurité et des facteurs humains.

L’approche traditionnelle de la sécurité est celle des couches successives : face aux risques, aux dangers, aux menaces, on renforce les murs physiques ou organisationnels, les procédures, on chasse les coupables, les « maillons faibles » - au premier rang desquels les hommes…

Et dans un monde de plus en plus complexe, technologiquement et humainement, le constat des « accidents » qui émergent, dans tous les domaines, conduit cette tradition à recommander des mesures toujours plus rigoureuses, voire brutales. A se reposer sur le savoir des « experts », sur des procédures toujours plus détaillées, à écarter autant que possible le « maillon faible » : les hommes, avec leurs émotions, leurs doutes, leurs initiatives. Toujours plus de la même chose… Sans résultat, car l’hyper-sécurité n’existe pas.

Avec les « High Reliability Organizations » et la « Resilience Engineering », des professionnels reconnus dans les domaines les plus sensibles (nucléaire,transports, exploitation pétrolière, santé, opérations militaires…) ont fait le choix de la rupture épistémologique, véritable « saut de l’ange » puisque leurs recommandations, appliquées dans des contextes mettant en jeu la vie et la mort, pourraient aisément, en cas d’échec, leur être reprochées. Et pourtant, ils l’ont fait.

Ce « saut de l’ange », c’est encore et toujours faire le choix des hommes, plutôt que celui des machines ou des procédures qui ne sont que des outils, et non des fins en soi. C’est faire confiance, susciter le débat, remettre en cause, y compris systématiquement, les certitudes acquises ou les faux consensus, nés des dynamiques humaines. C’est rechercher la créativité, l’intelligence collective, la subsidiarité et l’engagement de tous. C’est accepter le risque et la fragilité des organisations. C’est investir sans cesse dans le temps des hommes… Le temps des hommes, celui de la sociodynamique.

 

Cet article a été rédigé pour l'Institut de la Sociodynamique.

https://www.institutdelasociodynamique.com

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