Publié le 20 Octobre 2023

Faciliter hors des chemins battus, à l’épreuve de la diversité et de l’inclusion

La réunion européenne de l’association internationale des facilitateurs (IAF) vient de s’achever à Berlin, après quatre années d’absence dues à une crise Covid qui avait interdit puis menacé l’organisation d’un événement préparé plusieurs mois à l’avance. Quatre demi-journées d’échanges de pratiques et de travail collectif pour une centaine de « facilitateurs ». Quelques leçons tirées de ce séjour « à la plage »…

 

Se revendiquer « facilitateur », c’est accepter l’incertain et la surprise. Voire les souhaiter et même les provoquer. Car cette compétence (ce métier ?) est celle d’animer des dynamiques humaines complexes, par nature toujours différentes, et donc heureusement surprenantes.

 

L’espace comme facteur clé

Le lieu était donc inhabituel et aurait pu déstabiliser des invités moins rodés à des conditions toujours stimulantes.

Une centaine de canapés, poufs, sièges disposés en cercle, sur une plage de sable blanc… Au centre de l’Europe, à l’automne.

Ce format, typique de « l’open space », avait plusieurs conséquences, et notamment :

  • Une attention portée au travail collectif et aux interactions, plutôt qu’à une prise de notes personnelle ;
  • Une flexibilité de l’espace, pour s’approprier celui-ci, en fonction des modalités de travail du moment – parfois en déplacement, parfois en plus petits groupes ;
  • Un courage personnel rendu possible par une bienveillance de fait, lors d’une prise de parole de sa place, sans angle mort, voire depuis le centre de l’espace, seul point de stabilité puisqu’occupé par un ilot fixe ;
  • Les conséquences d’un déplacement sur le sable : plus lent quà l’ordinaire, et donc donnant et prenant le temps, moins assuré aussi et renforçant donc une vulnérabilité assumée – là encore condition de succès d’échanges sincères ;
  • Et une dimension ludique, consciente ou non, qu’il ne faut pas négliger tant elle contribue à la créativité.

Un rappel très concret grâce à ces conditions très particulières que le choix et l’organisation d’un espace de réunion n’est jamais neutre, et ne doit donc pas être pris à la légère… tout en offrant de fructueuses opportunités, en fonction du résultat attendu.

 

 

Inclusion et diversité : une nouveauté ?

Organisée par l’équipe berlinoise du « chapitre » allemand de l’IAF, la réunion témoignait, pour une bonne partie du programme, de la sensibilité propre à beaucoup d’acteurs de cette ville-État très particulière. Fière de sa « diversité », innovante, créatrice… en tous cas dans une volonté partagée de s’afficher comme telle.

Beaucoup de consultants-facilitateurs, plus engagés dans l’accompagnement des entreprises que dans celui de dynamiques « sociales » voire « politiques », pouvaient donc se demander ce qu’ils trouveraient là, au-delà de la simple curiosité qui les anime et nourrit en toutes circonstances.

Car la diversité et l’inclusion sont au cœur de leur quotidien professionnel. Puisque chaque équipe, chaque individu, sont par nature divers de par leur histoire, leurs compétences, leur tempérament, et l’organisation dans laquelle ils évoluent. Et que la compétence attendue du facilitateur – avec le retour sur investissement qu’il promet à ses clients - est de garantir « l’inclusion » de tous dans le travail collectif, pour en permettre l’efficacité et la pérennité.

 

Quel bénéfice alors à dédier un temps, par nature précieux puisque non alloué à d’autres opportunités, à rencontrer des acteurs de terrain engagés dans l’animation de communautés multi-culturelles, la réalisation d’un centre religieux pluri-confessionnel, ou l’organisation d’événements promouvant la multiplicité identitaire ?

Il y a selon moi trois réponses (mais n’hésitez pas à en suggérer d’autres) :

  • Une inspiration pour celles et ceux qui s’engagent dans ces dynamiques sociales/sociétales, dans leur quotidien, bien sûr – avec des succès et des points faibles, tous bienvenus ;
  • Une meilleure connaissance de thématiques qui animent - de façon éphémère ou durable, qui sait ? – une part plus ou moins importante des équipes et des dirigeants des entreprises que nous accompagnons. Comme, dans un domaine purement managérial, le « lean » ou « l’agile », « modes » ou apports théoriques plus ou moins durables, qu’il convient quoiqu’il en soit de connaître voire de pratiquer, afin d’adopter au moins un langage commun avec nos interlocuteurs ;
  • Et bien sûr des ponts à faire entre ces deux mondes, car l’animation de communautés professionnelles ou non se déroule toujours dans le continuum du « management des parties prenantes », du plus bureaucratique de grandes organisations jusqu’au plus chaotique et émergent de mouvements sociaux.

 

Trois leçons pour une mobilisation réussie

Et il y a trois leçons à retenir, au moins, de ces expérimentations observées :

  • Des individus clés. Tout projet difficile ne peut se mettre en mouvement, et à plus forte raison réussir, que s’il existe des femmes et des hommes prêts à s’y engager. Non pas seulement pour gagner leur vie, ou mettre en œuvre leur contrat de travail. Mais aussi parce qu’ils y croient, que quelque chose d’autre que le seul contrat les meut et que, parce qu’ils partagent ce « quelque chose en plus », ils réussiront à avancer. Sur ce dernier point cependant : ce « quelque chose en plus » repose souvent sur des convictions, des émotions. Et ce « non-rationnel » est à la fois la condition du succès mais peut aussi être la source des dissensions. Il faudra donc identifier les sources de cette énergie, et construire un moteur commun ;
  • Construire quelque chose ensemble. La réalisation commune est ce qui rassemble. Plus que la simple convergence d’idées à laquelle beaucoup s’arrêtent : le fameux « consensus » qui n’est souvent qu’un jeu intellectuel, peu engageant. Construire ensemble, c’est oser avancer, c’est aussi prendre des risques, rencontrer des difficultés, et surtout les dépasser ensemble, grâce et avec l’autre. C’est ce que j’appelle parfois, dans les projets d’entreprise, des « objets prétextes » : car peu importe la réalisation, ce qui soude le collectif pour de plus grands défis à venir, c’est d’avoir fait le chemin ensemble, de s’être découverts et d’avoir noué des relations sincères ;
  • Enfin, plusieurs expérimentations témoignaient de ce qui peut apparaître comme un facteur négligeable de succès, voire comme une modalité presque vulgaire car annexe et non intellectuelle. Prendre un repas ensemble, ou mieux : le préparer ensemble. Car nourrir l’autre, c’est bénéficier de sa confiance, c’est nouer une relation intime avec lui (vous allez regarder différemment désormais votre restaurateur…). Cette modalité commune, c’est aussi une de celles qui fait le succès, plus près de chez nous, du PTCE « Vivre les Mureaux », avec son « repas des mamans ». Réfléchissez-y. Et pensez-y aussi, lorsque vous organiserez votre projet et ses modalités : en télétravail ou en se retrouvant ?

 

 

Faut-il du courage aux facilitateurs ?

Mais la diversité / inclusion n’était pas la seule thématique de ces journées, qui visaient à aborder une question plus large : « Entrer dans des espaces plus courageux : faciliter au-delà des sentiers battus »[1].

Et si la question sociale/politique posée par nos amis berlinois demandait en effet de pouvoir apporter des réponses en termes de posture et de technique de facilitation à des thèmes délicats et des participants parfois sensibles, d’autres points d’application faisaient l’objet d’autres temps de travail et de partage.

Comme à l’habitude dans ce type d’événement foisonnant, il fallait choisir entre des ateliers simultanés.

 

Le premier que je choisis était consacré aux « rebelles » : comment identifier et faciliter une réunion lorsqu’y participe des « rebelles » ?

Ce terme est lui aussi galvaudé dans de nombreux domaines, y compris celui du management des organisations et des équipes. Pourquoi ce succès ? Sans doute parce qu’il bénéficie d’un a-priori positif, lié à la créativité, l’innovation, la liberté…

Mais dans le cas présent, il était plus abordé comme une difficulté que comme une chance. Car pour un animateur « classique » de réunions, la présence d’un ou plusieurs « rebelles » peut être un facteur d’inquiétude, de perturbation voire de « disruption » d’un programme bien établi. Y compris, cas extrême, lorsque le client est lui-même perçu par l’animateur comme un « rebelle »…

Et l’exercice visait à identifier ce qui fait un « rebelle » et peut être aussi de mieux le comprendre : par ses comportements, et ce qui peut les susciter.

 

Inclure les « rebelles », aussi

Quand il a affaire à des rebelles, et à plus forte raison si c’est le client, la vocation d’un facilitateur est de pouvoir les inclure dans la dynamique collective.

Pas facile en effet lorsque le « rebelle » répond aux caractéristiques qu’en donne Ernst Jünger dans son « Traité du rebelle »[2]… Car dans ce cas, le mot est une traduction de « Waldgänger », le coureur des bois… Proscrit, bandit, maquisard, il refuse l’autorité qu’il tient pour illégitime et choisit la solitude, voire le conflit.

Pourtant, ce comportement de retrait est fréquent dans les situations professionnelles que nous rencontrons : un participant qui ne voit aucun intérêt à une journée collective qu’il ne perçoit que comme une perte de temps, ou un dirigeant qui se prête à un exercice obligé que parce qu’il s’agit d’un « rite » de son organisation…

L’identification et la compréhension de ce qui anime ces « rebelles » est alors un préalable obligé, en effet. Car ses éléments constitueront les ingrédients d’une « recette » sur mesure : la conception d’un moment ad hoc, plutôt qu’à partir d’un modèle donné, figé. Connu, réglé et confortable. Mais rarement fécond. Répondant plus à un objectif de moyens (organiser une réunion) qu’à un objectif de résultats (avancer ensemble).

Et quand un « animateur » classique n’aura pas d’autres leviers que le recours à l’autorité ou au déni poli, qui excluent dans les deux cas la « rébellion », le facilitateur aguerri pourra tirer profit de cette énergie souvent précieuse, car motrice.

 

Cependant, cela ne signifie pas qu’il soit nécessaire de se plier aux caprices ou aux enjeux cachés de chacun, car certains ne sont pas seulement dans une attitude de critique constructive mais d’opposition radicale.

En la matière, la maîtrise de la sociodynamique pourra aider à séparer ceux qui, même avec une virulence qu’un facilitateur expérimenté pourra canaliser, sont prêts à jouer collectif, à des conditions acceptables et souvent bienvenues, de ceux qui ne jouent que leur partie personnelle.

Nul courage à cela alors. Seulement la plus-value réelle du métier de consultant-facilitateur.

 

 

« Be brave like Ukraine »

Un autre atelier était animé par trois facilitatrices ukrainiennes, exilées à Berlin en raison du conflit actuel.

Mais le point d’application n’était pas celui de la guerre, ou de la libération de leur pays. Peut-être par pudeur. Ou tout simplement parce qu’aucun des participants n’avait, a priori, la possibilité d’agir avec elles. Et pourtant…

Je reviens avec deux leçons de cet atelier intéressant.

 

La première est issue d’une première réflexion à partir du continuum entre sécurité et courage, entre confort et prise de risque.

En facilitation, une animation très attendue est rassurante – à la fois pour le facilitateur et le client. Mais dans la plupart des cas, elle est peu productive, et en tous cas peu innovante. A l’inverse, une « facilitation » laissant totalement le champ à l’improvisation se révèlera rarement productive, et parfois contre-productive car ouvrant le champ à l’expression de conflits seulement destructeurs car non canalisés.

Comme souvent, l’art est dans l’équilibre dynamique. Celui par exemple qu’offrent les « Liberating Structures » formalisées et promues par Henri Lipmanowicz, qui offrent un cadre rassurant (le fameux « safe space ») tout en permettant, grâce à cette « sécurité psychologique », une grande créativité individuelle et collective.

Par ailleurs, et plus surement qu’en cherchant le point idéal pour une séquence donnée, l’équilibre peut être atteint globalement, en alternant les moments plus « risqués », qui permettent d’innover, comme ceux plus « sûrs » qui offrent un peu de répit et, aussi, une possibilité d’analyse, de modération après coup, de formalisation. La fameuse association créative du « cerveau du lièvre » associé à « l’esprit de la tortue »[3].

 

La deuxième est celle du pouvoir des métaphores.

On cherche parfois, pour trouver un accord, à vouloir trouver le terme adéquat, précis. C’est parfois possible. Parfois mais rarement, et sans doute jamais lorsqu’il s’agit de situations complexes humainement.

Parce qu’elles sont des formes dont la compréhension est floue, les métaphores sont des « objets-frontières » puissants. Car c’est dans cet espace de flou que s’opère la conversation, avec soi-même et avec l’autre. Cette conversation qui crée le lien. Le préalable indispensable à la résolution partagée de situations difficiles.

 

Les Sécessions, entre diversité et inclusion

Enfin, parce que ces temps de développement professionnel peuvent aussi permettre de découvrir, au hasard des circonstances, le cadre de vie de nos partenaires et d’autres opportunités, j’ai eu la chance de visiter l’exposition «Secessionen, Klimt, Stuck, Liebermann»[4] à la Alte Nationalgalerie.

Et ce fut une opportunité non programmée de poursuivre ces réflexions autour de la diversité et de l’inclusion.

Les « Sécessions », c’est l’émergence, sur une même période de temps et dans les trois métropoles de Berlin (en 1899), Munich (en 1892) et Vienne (en 1897), de mouvements artistiques en rupture avec les écoles « classiques »… des rebelles, donc, qui créent des évènements communs.

A posteriori, et parce que sans doute il est plus facile de trouver des stars, on identifie à Vienne Klimt et son Jugendstill, le symbolisme de Von Stuck à Munich et l’impressionnisme allemand avec Max Liebermann à Berlin.

Mais ils faisaient tous partie, comme d’autres, et comme leurs invités européens à ces événements, d’un même mouvement artistique fécond[5], placé sous l’égide de Pallas Athena, déesse protectrice des arts. Mais aussi, dans la mythologie européenne, déesse de la sagesse, de la stratégie militaire, des artisans et des maîtres d’école…

Tout un symbole aujourd’hui de ce qui rassemble l’Europe, dans sa diversité.

 

 

[1] “Entering braver spaces. Facilitating beyond beaten tracks”

[2] Ernst Jünger, « Traité du rebelle ou le recours aux forêts ». Seuil, 1986

[3] Guy Claxton, « Hare brain, tortoise mind ». Ecco, 1999

[4] L’exposition en 30 secondes : https://youtu.be/Jv2JQPpFQ8E. L’exposition se tiendra aussi à Vienne de mai à octobre 2024.

[5] Ralph Gleis, « Foreword to the exhibition », dans le catalogue de l’exposition, Hirmer Publishing

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Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management, #Social change

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Publié le 3 Octobre 2023

Les temps du changement

Lorsqu’on accompagne une organisation, une équipe ou un individu, la question du temps revient souvent dans les conversations, les interrogations, les doutes...

Combien de temps faudra-t-il pour « changer » ? Y a-t-il urgence ? Ou au contraire, cela ne se fera-t-il jamais et faut-il l’accepter (l’éternité plus un jour, comme certains le disent d’une grande entreprise nationale…). Ou bien faudra-t-il se séparer de l’entité ou de la personne concernée, puisque le changement attendu ne se produira pas ?

 

Nos sociétés vivent de plus en plus dans l’instant. L’instant de la communication, ou plutôt celui de l’information. Car pour communiquer, il faut être au moins deux à consacrer de l’attention, à souhaiter une relation. On veut avoir de l’information, tout de suite. Et que celle que l’on envoie soit prise en compte, tout de suite aussi.

Pourtant, le temps n’est pas seulement celui de l’instantanéité.

 

Le temps est une ressource subjective

Cas extrêmes de l’activité humaine puisque touchant à la vie même des individus et des sociétés, les activités militaires vivent, comme beaucoup d’autres, la tension entre l’urgence du court terme et la nécessité de la durée. Une tension mais aussi une incompressibilité que le « Caïd » du 1er Régiment de Tirailleurs décrit avec talent (ceux qui ont lu ses ouvrages ont pu apprécier la qualité de sa plume) dans le dernier numéro de la revue Inflexions, éditée par l’Armée de terre.

Jean Michelin y décrit trois temps.

Il y a le temps de la manœuvre, dans lequel le temps est une ressource que l’on échange : « une manœuvre de freinage consiste à échanger du terrain contre du temps ; adapter la vitesse de progression des unités revient à troquer du temps contre de la sûreté ».

Il y a le temps de l’homme et de l’expérience, que l’on investit : « le temps est, là aussi, un objet incompressible que l’on accepte d’investir pour obtenir une ressource humaine correctement armée pour faire face aux défis de ses emplois à tous les niveaux ».

Et puis il y a le temps du capacitaire, celui qui rythme la conception et la production des nouveaux équipements, et qui fait l’objet de jugements : « ce sont (les subordonnés), désormais, qui sont les plus impatients de recevoir tel nouveau véhicule, tel nouveau fusil, qui s’agacent des lenteurs jugées bureaucratiques et donc irrecevables dont font preuve leurs chefs (…). Ces mêmes soldats qui fulminaient hier dans leur patrouille au milieu du désert contre les exigences de leurs supérieurs… ».

Trois dimensions donc : une ressource que l’on échange, contre des éléments physiques (le terrain) ou non (la sécurité), que l’on investit. Et qui possède une valeur subjective forte, propre à chacun.

 

Le temps est une ressource rare car incompressible, certes. Mais si dans les entreprises, on peut parler, à tout niveau, des contraintes budgétaires, on considère rarement la valeur ajoutée du temps, qui ne se mesure pas qu’à l’aune d’un chronomètre ou d’une « timesheet ». Trop souvent, c’est seulement une contrainte « matérielle » qui permet d’établir un planning le plus rationnel possible. Au risque de négliger la valeur de sa dimension subjective, propre à chacun. Celle du dirigeant comme celle de l’exécutant.

Car le temps est à la fois celui des organisations et celui des hommes, celui des projets et celui des perceptions. Et trop peu souvent, on réalise que « le seul maître du temps, c’est son premier usager, c’est-à-dire toujours le plus petit échelon. (…) Celui qui va peut-être prendre le temps – rien du tout, cinq secondes – d’observer une biche traverser la route (pour) savoir si ces cinq secondes lui permettront de déceler un mouvement qui annonce une embuscade ou si, finalement, c’était juste une biche qui passait »[i].

Et si le « plus petit échelon » est le maître sur la route, le décideur l’est au plan stratégique. Il se doit donc de pouvoir faire, lui aussi, le choix des « cinq secondes » (qui dureront certes plus longtemps…).

 

Le temps des managers

Dans les entreprises, d’aucuns sont tentés d’aligner le temps des hommes sur le temps des organisations, en commençant par le leur, au risque de s’épuiser. Et d’oublier leur plus-value.

Car qui ne connaît pas, dans son entreprise ou dans une autre, l’incapacité des décideurs qu’ils côtoient ou qu’ils sont, à dégager du temps ?

Pour prendre du recul, travailler à demain. Et plus souvent que deux fois dans l’année, lorsque la pression du quotidien s’allège, au début de l’été ou après la clôture du budget.

Et tout simplement au quotidien, en dépit d’un agenda qui structure la totalité de leur temps disponible, pour passer à la machine à café, s’arrêter à un pot de départ, ou répondre à une sollicitation dans les couloirs… Pour prendre le pouls, s’informer, changer de perspective, donner quelques signes de reconnaissance aussi. Ou bien faire face, sereinement, aux inévitables imprévus.

 

Ces managers privés de leur liberté d’affecter leur temps connaissent-ils, à l’instar de l’écrivain face à la page blanche, l’angoisse des heures libres ?

Se sentent-ils redevables, vis-à-vis de leur hiérarchie ou même de leurs équipes, d’une justification de leur plus-value qui ne pourrait s’exprimer que par une surcharge permanente ? Tout comme certains demandent à leurs équipes en télétravail de justifier de leur « production » en s’assurant de leur temps de connection ?

Ou ont-ils oublié qu’ils sont aussi, au moins en partie, des « créateurs » ? Et les animateurs de dynamiques collectives qui se nourrissent d’interactions, conditions indispensables des productions collectives.

Ces « décideurs » (car s’ils ne décident pas de l’affectation de leur temps, que décident-ils ?) devraient plus souvent considérer leur temps comme une ressource. Et donc un élément à même d’être source d’interactions. Quantitativement et qualitativement.

 

Le temps de la résistance au changement ?

Mes interlocuteurs me demandent souvent s’il est possible de changer quelqu’un, et donc la situation collective dont la personne est partie prenante. Ou le collectif lui-même, car la complexité des situations ne repose jamais sur un seul « coupable » (même si beaucoup cèdent à cette tentation et accompagnent la question d’une forme de résignation, donnant ainsi le sentiment qu’ils sont convaincus qu’« on ne change pas »).

 

Pour le consultant que je suis et ses clients, cette question du temps peut être aussi source d’ambiguïté voire d’inquiétude…

Pour le consultant, réussir vite, c’est à première vue se priver de ressources durables. Mais c’est aussi démontrer son efficacité. Faut-il alors privilégier le court ou le long terme ?

Et pour le client qui s’inquiète légitimement de ses budgets et donc recherche un résultat rapide, changer trop vite l’organisation, les pratiques, cela peut être aussi source de précipitation voire de rupture…

Il faut donc trouver l’équilibre. Et ceux que j’accompagne connaissent ma recommandation : obtenir des résultats rapides tout en s’inscrivant dans une relation durable.

 

Et en ce qui concerne la capacité de chacun à changer, le docteur Patrick Clervoy donne dans le même numéro d’Inflexions, en s’appuyant sur une étude de trois psychologues américains, des raisons d’être optimiste quant à la fameuse « résistance au changement ».

Sensibles à l’idée d’une « fin de l’histoire », nous penserions qu’il existe un moment où les choses n’évoluent plus : « la conclusion est que, d’une manière générale, chaque personne sous-estime sa capacité au fil des ans. Nous sommes incapables d’imaginer que nous serons dans le futur différents de ce que nous sommes aujourd’hui. Nous négligeons l’idée que nous nous serons transformés pour nous adapter »[ii]. Et bien entendu, si nous n’en sommes pas capables nous-mêmes, alors pourquoi les autres le seraient-ils ?

Et ce que précise cet article, c’est que cette difficulté à « résister au changement » n’est pas seulement liée aux changements d’habitude attendus, mais à un réflexe paradoxalement salutaire. Car se projeter dans l’inconnu est pour beaucoup anxiogène. Alors que la « stabilité » d’une situation qui ne change pas permet de se donner un point de référence. Ce scepticisme face au changement n’exprimerait donc pas un refus, mais le très classique inconfort face à l’incertitude.

 

C’est pourquoi le temps du changement ne peut être seulement celui d’une planification rigide, mais surtout celui d’une conversation régulière et sincère, pour piloter et naviguer entre les inévitables grains qui apparaitront sur le chemin.

 

Ne pas créer de sentiment d’urgence

C’est aussi pourquoi, en matière de conduite du changement et au regard de cette tension entre la précipitation et l’éternité, il est étonnant de continuer à voir professées sans beaucoup de réserves, dans les formations dédiées à cette thématique, les recommandations de John Kotter. Et en particulier la première, qui est d’« établir un sentiment d’urgence ».

On comprend l’intention, qui est de susciter un « besoin de changer ». Mais manage-t-on vraiment bien sous la contrainte, et en particulier en manipulant les peurs ? Celles de l’incertain voire de l’inconnu, mais aussi celles des conséquences des transformations attendues ou imaginées – car lorsqu’on ne sait pas, on image souvent le pire…

 

Parfois l’urgence existe. Quand un enfant traverse la route et qu’il va se faire renverser, nul temps pour tergiverser et tenter une action de pédagogie. Quand sous le feu, le danger est présent, bien sûr il faut agir de façon déterminée et coordonnée.

Mais lorsque la crise dure – et tout changement est une « crise », comme tout changement dans les organisations un processus qui demande au moins un peu de temps -, le management directif, autoritaire et isolé, n’a ni légitimité ni efficacité.

Il justifie peut-être le pouvoir d’un « homme providentiel » (le terme étant aussi déclinable au féminin), qu’il soit le dirigeant ou son conseil. Mais il ne conforte pas son autorité, et encore moins sa légitimité.

De plus, le management directif qui accompagne le recours à l’urgence crée toujours des fractures, dans les relations interpersonnelles comme dans le corps social. Des fractures qui demandent toujours, ensuite, d’investir du temps et de l’énergie pour retrouver de la concorde voire de la confiance – quand il n’est pas trop tard.

C’est pourquoi cet appel à l’urgence systématique n’est ni éthique ni efficace.

Et il est inadapté à un monde dans lequel les ressources, humaines comme matérielles, sont rares et donc précieuses. Des ressources qu’il ne faut pas les brûler mais dont il faut prendre soin.

Des ressources temporelles dont on peut parler, en transparence, au même titre que de celles des finances.

 

Le temps de la créativité

Cependant, refuser l’urgence systématique n’est pas pour autant faire un plaidoyer pour le « laisser aller, laisser faire ».

 

Faisons un court détour par le dialogue entre le musicien Karol Beffa et le mathématicien Cédric Villani[iii].

Tous deux confrontés aux enjeux de la création, ils semblent converger à propos de la contrainte temporelle, en dépit des différences de leurs spécialités.

Le temps de la recherche peut justifier le temps long : « je conçois qu’il puisse y avoir, pour la collectivité, un intérêt à payer un chercheur scientifique pendant plusieurs années même s’il ne produit rien, car on estime que ce qu’il produira un jour pourra être d’une importance exceptionnelle ».

Mais la création artistique doit, elle, obéir à d’autres règles : « On voit mal quel intérêt collectif il y aurait à accorder une rente à un compositeur, ou plus généralement à un artiste, indépendamment de ses projets créatifs ».

Un point de vue qui s’oppose donc à celui de tenants de fonctions « créatives », ou affirmées comme telles, qui appellent parfois à une absence totale de contraintes. Dans l’idéal financières, même si ce monde ne le permet plus. Et au moins temporelles (ce qui souvent revient au même, quand les intéressés sont rémunérés).

 

Alors pourquoi ce détour ?

Un dirigeant d’entreprise n’est assurément pas un « chercheur » du temps long. Mais il doit être un « créateur », dans un ensemble de missions qui dépassent, temporellement, le pilotage du quotidien.

Une fonction créatrice que beaucoup négligent.

Parfois parce qu’une organisation impécunieuse ne leur demande que de l’exécution. « Impécunieuse », car pourquoi rémunérer quelqu’un qui ne ferait que consolider des tableaux de reporting et relayer des consignes précises, à l’heure de la communication instantanée et du « big data » ?

Mais aussi parce qu’ils peuvent l’avoir oublié eux-mêmes. Et donc ne plus y consacrer le temps adéquat.

Un temps compté, certes, mais particulier.

 

Le lièvre et la tortue

Vous connaissez sans doute John Cleese, un des piliers des Monty Python, cette troupe particulièrement créative (mais peut-être est-ce une référence oubliée car datée, ce qui serait dommage).

Dans son livre « Creativity »[iv], et dans plusieurs interventions destinées à des décideurs économiques[v], il affirme que le temps représente deux des quatre clés de la créativité : l’espace, le temps, le temps et l’humour.

Pourquoi deux fois ? Parce qu’il recommande, pour déployer sa créativité, l’alternance entre le cerveau du lièvre (« Hare brain ») et l’esprit de la tortue (« Tortoise mind »).

Celui du lièvre est analytique, celui de la tortue fonctionne par émergence, par images, par analogies… Et c’est l’association des deux qui permet à la fois de permettre la créativité productrice.

 

Se donner du temps, pour recourir à celui de la tortue, y compris en garantissant la sérénité du moment avec l’utilisation du premier levier : l’espace. Un bureau fermé, une plage, une forêt… Pour laisser l’esprit vagabonder.

Mais donner aussi des contraintes à ce temps créatif pour passer en « mode lièvre » et faire régulièrement appel à l’esprit analytique qui cherche des justifications, des données, teste la cohérence de l’ensemble…

Y compris, lorsque la complexité d’une situation vous tétanise, en acceptant, sous la pression du lièvre qui attend la production finale, la « panique » (« get your panic in early »). Pour se donner plus d’énergie. Mais à la différence de Kotter, pas pour les autres. Pour soi-même.

Et surtout en alternant les deux.

 

Le psychologue Mihaly Csikszentmihalyi fait l’éloge du « flow » (dans l’idée d’un temps moins maîtrisé). Et pour lui, la créativité fait appel à cinq temps (préparation, incubation, idée, évaluation, élaboration). Et à la différence du chercheur en psychologie, John Cleese connaît aussi les nécessités de la production en un temps contraint.

Mais tous deux s’accordent pour décrire le processus créatif comme « plus récursif que linéaire »[vi] - et cette caractéristique temporelle est la plus importante.

Car c’est bien la combinaison des deux temps, et des deux modalités, qui permet une créativité au service des autres. Pas l’affrontement entre les deux.

Et Cleese de rappeler les mots d’Einstein : « Les mots ou le langage, qu’ils soient écrits ou parlés, ne semblent jouer aucun rôle dans les mécanismes de la pensée. Les entités psychiques qui semblent servir d’éléments à la pensée sont certains signes et des images plus ou moins distinctes qui peuvent être reproduites et combinées « volontairement » … Cette combinatoire semble être une caractéristique essentielle dans la pensée productive – avant qu’il n’y ait un lien avec une construction logique à travers des mots ou d’autres sortes de signes qui peuvent être communiqués aux autres »[vii].

 

La vraie créativité, ou en tous cas celle qui répond à des enjeux forts, ne peut donc que rarement être exprimée « à chaud », dans l’instant, lorsqu’il faut en communiquer aux autres les résultats immédiatement. Il faut le temps de l’élaboration. Puis celui de la formalisation. Et souvent celui de nouveaux développements, avant de revenir à l’esprit analytique.

 

Cette créativité entretenue doit donc être pratiquée sur le court terme, en alternant des heures « tortue » et des heures « lièvres ». Mais aussi, pourquoi pas, sur le temps d’une vie professionnelle.

C’est en tous cas, en creux, une des recommandations de Karol Beffa et Cédric Villani qui avancent que l’apprentissage gagne à être réalisé sous contraintes de temps. Et en particulier lorsqu’ils promeuvent les avantages des classes préparatoires, dans les domaines scientifique comme littéraire, pour « se frotter à quantité de domaines sans avoir à se spécialiser trop tôt » … Une période dense qui permet de créer des bases solides pour être prêt à prendre des risques : car « c’est avec l’arbre, symbole de stabilité, que l’on construit la pirogue, symbole d’évasion »[viii].

Et c’est sans doute, pour revenir au fait militaire, un des intérêts de l’alternance entre « temps opérationnel » et « temps d’état-major », (ou de formation). Quand, dans l’entreprise, le temps des opérations est souvent celui des premières années quand celui qui suit peut demeurer, pour toujours, dans le pilotage.

Un « pilotage » dans lequel la plus-value des cinq secondes prises sur le chemin, pour s’interroger sur l’importance d’un signal faible, est souvent oubliée.

 

Le temps de la conversation

Pour trouver le bon équilibre de l’allocation du temps dans l’entreprise et pour soi-même, il ne faut donc pas rechercher la négociation ou l’arbitrage, qui se traduisent trop souvent par la domination d’un temps sur l’autre. Et souvent celui de l’organisation sur celui des hommes. Mais une cohabitation, en alternance et par complémentarité.

 

Le premier pas pour y parvenir est sans doute de passer par l’exercice de la « chronostructure ». Prendre conscience du temps qui passe et que l’on affecte, ou dont on est dessaisi. Volontairement ou non. Afin de réaliser la plus-value de chaque assignation de cette ressource.

Le deuxième est pouvoir librement parler du temps que l’on échange, que l’on investit, que l’on consacre à la production créative… Un temps qui a une valeur économique certes, mais aussi une valeur subjective voire affective. Et dont la maîtrise, ou son absence, pourra conduire à la frustration, ou au contraire à l’engagement volontaire.

 

Une conversation plutôt qu’une négociation, que l’on perçoit trop souvent comme la victoire de l’un sur l’autre.

Une conversation avec soi-même, y compris avec un sparring partner. Mais aussi avec les autres, lors de temps dédiés, à l’occasion de moments forts, ou tout au long de l’année. Spécifiquement ou « par hasard ».

 

Et si nous prenions le temps d’en parler ?

 


[i] Jean Michelin, « L’incompressibilité du temps ». Inflexions n°54, « Le temps », 2023

[ii] Patrick Clervoy, « La difficulté à envisager l’avenir ». Inflexions n°54, « Le temps », 2023

[iii] Karol Beffa et Cédric Villani, « Les coulisses de la création », Flammarion, 2015

[iv] John Cleese, « Creativity. A short and cheerful guide », Hutchinson, 2020

[v] La plus célèbre, et discutée, est : « John Cleese on creativity in management”, 1991, https://youtu.be/Pb5oIIPO62g?feature=shared

[vi] Mihaly Csikszentmihalyi, « La créativité. Psychologie de la découverte et de l’invention ». Robert Laffont, 2006. Edition originale « Creativity », Harper Collins, 1996.

[vii] John Cleese, « Creativity », op cit.

[viii] Karol Beffa et Cédric Villani, op. cit.

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Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management, #Lectures, #CIMIC

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