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Publié le 3 Octobre 2023

Les temps du changement

Lorsqu’on accompagne une organisation, une équipe ou un individu, la question du temps revient souvent dans les conversations, les interrogations, les doutes...

Combien de temps faudra-t-il pour « changer » ? Y a-t-il urgence ? Ou au contraire, cela ne se fera-t-il jamais et faut-il l’accepter (l’éternité plus un jour, comme certains le disent d’une grande entreprise nationale…). Ou bien faudra-t-il se séparer de l’entité ou de la personne concernée, puisque le changement attendu ne se produira pas ?

 

Nos sociétés vivent de plus en plus dans l’instant. L’instant de la communication, ou plutôt celui de l’information. Car pour communiquer, il faut être au moins deux à consacrer de l’attention, à souhaiter une relation. On veut avoir de l’information, tout de suite. Et que celle que l’on envoie soit prise en compte, tout de suite aussi.

Pourtant, le temps n’est pas seulement celui de l’instantanéité.

 

Le temps est une ressource subjective

Cas extrêmes de l’activité humaine puisque touchant à la vie même des individus et des sociétés, les activités militaires vivent, comme beaucoup d’autres, la tension entre l’urgence du court terme et la nécessité de la durée. Une tension mais aussi une incompressibilité que le « Caïd » du 1er Régiment de Tirailleurs décrit avec talent (ceux qui ont lu ses ouvrages ont pu apprécier la qualité de sa plume) dans le dernier numéro de la revue Inflexions, éditée par l’Armée de terre.

Jean Michelin y décrit trois temps.

Il y a le temps de la manœuvre, dans lequel le temps est une ressource que l’on échange : « une manœuvre de freinage consiste à échanger du terrain contre du temps ; adapter la vitesse de progression des unités revient à troquer du temps contre de la sûreté ».

Il y a le temps de l’homme et de l’expérience, que l’on investit : « le temps est, là aussi, un objet incompressible que l’on accepte d’investir pour obtenir une ressource humaine correctement armée pour faire face aux défis de ses emplois à tous les niveaux ».

Et puis il y a le temps du capacitaire, celui qui rythme la conception et la production des nouveaux équipements, et qui fait l’objet de jugements : « ce sont (les subordonnés), désormais, qui sont les plus impatients de recevoir tel nouveau véhicule, tel nouveau fusil, qui s’agacent des lenteurs jugées bureaucratiques et donc irrecevables dont font preuve leurs chefs (…). Ces mêmes soldats qui fulminaient hier dans leur patrouille au milieu du désert contre les exigences de leurs supérieurs… ».

Trois dimensions donc : une ressource que l’on échange, contre des éléments physiques (le terrain) ou non (la sécurité), que l’on investit. Et qui possède une valeur subjective forte, propre à chacun.

 

Le temps est une ressource rare car incompressible, certes. Mais si dans les entreprises, on peut parler, à tout niveau, des contraintes budgétaires, on considère rarement la valeur ajoutée du temps, qui ne se mesure pas qu’à l’aune d’un chronomètre ou d’une « timesheet ». Trop souvent, c’est seulement une contrainte « matérielle » qui permet d’établir un planning le plus rationnel possible. Au risque de négliger la valeur de sa dimension subjective, propre à chacun. Celle du dirigeant comme celle de l’exécutant.

Car le temps est à la fois celui des organisations et celui des hommes, celui des projets et celui des perceptions. Et trop peu souvent, on réalise que « le seul maître du temps, c’est son premier usager, c’est-à-dire toujours le plus petit échelon. (…) Celui qui va peut-être prendre le temps – rien du tout, cinq secondes – d’observer une biche traverser la route (pour) savoir si ces cinq secondes lui permettront de déceler un mouvement qui annonce une embuscade ou si, finalement, c’était juste une biche qui passait »[i].

Et si le « plus petit échelon » est le maître sur la route, le décideur l’est au plan stratégique. Il se doit donc de pouvoir faire, lui aussi, le choix des « cinq secondes » (qui dureront certes plus longtemps…).

 

Le temps des managers

Dans les entreprises, d’aucuns sont tentés d’aligner le temps des hommes sur le temps des organisations, en commençant par le leur, au risque de s’épuiser. Et d’oublier leur plus-value.

Car qui ne connaît pas, dans son entreprise ou dans une autre, l’incapacité des décideurs qu’ils côtoient ou qu’ils sont, à dégager du temps ?

Pour prendre du recul, travailler à demain. Et plus souvent que deux fois dans l’année, lorsque la pression du quotidien s’allège, au début de l’été ou après la clôture du budget.

Et tout simplement au quotidien, en dépit d’un agenda qui structure la totalité de leur temps disponible, pour passer à la machine à café, s’arrêter à un pot de départ, ou répondre à une sollicitation dans les couloirs… Pour prendre le pouls, s’informer, changer de perspective, donner quelques signes de reconnaissance aussi. Ou bien faire face, sereinement, aux inévitables imprévus.

 

Ces managers privés de leur liberté d’affecter leur temps connaissent-ils, à l’instar de l’écrivain face à la page blanche, l’angoisse des heures libres ?

Se sentent-ils redevables, vis-à-vis de leur hiérarchie ou même de leurs équipes, d’une justification de leur plus-value qui ne pourrait s’exprimer que par une surcharge permanente ? Tout comme certains demandent à leurs équipes en télétravail de justifier de leur « production » en s’assurant de leur temps de connection ?

Ou ont-ils oublié qu’ils sont aussi, au moins en partie, des « créateurs » ? Et les animateurs de dynamiques collectives qui se nourrissent d’interactions, conditions indispensables des productions collectives.

Ces « décideurs » (car s’ils ne décident pas de l’affectation de leur temps, que décident-ils ?) devraient plus souvent considérer leur temps comme une ressource. Et donc un élément à même d’être source d’interactions. Quantitativement et qualitativement.

 

Le temps de la résistance au changement ?

Mes interlocuteurs me demandent souvent s’il est possible de changer quelqu’un, et donc la situation collective dont la personne est partie prenante. Ou le collectif lui-même, car la complexité des situations ne repose jamais sur un seul « coupable » (même si beaucoup cèdent à cette tentation et accompagnent la question d’une forme de résignation, donnant ainsi le sentiment qu’ils sont convaincus qu’« on ne change pas »).

 

Pour le consultant que je suis et ses clients, cette question du temps peut être aussi source d’ambiguïté voire d’inquiétude…

Pour le consultant, réussir vite, c’est à première vue se priver de ressources durables. Mais c’est aussi démontrer son efficacité. Faut-il alors privilégier le court ou le long terme ?

Et pour le client qui s’inquiète légitimement de ses budgets et donc recherche un résultat rapide, changer trop vite l’organisation, les pratiques, cela peut être aussi source de précipitation voire de rupture…

Il faut donc trouver l’équilibre. Et ceux que j’accompagne connaissent ma recommandation : obtenir des résultats rapides tout en s’inscrivant dans une relation durable.

 

Et en ce qui concerne la capacité de chacun à changer, le docteur Patrick Clervoy donne dans le même numéro d’Inflexions, en s’appuyant sur une étude de trois psychologues américains, des raisons d’être optimiste quant à la fameuse « résistance au changement ».

Sensibles à l’idée d’une « fin de l’histoire », nous penserions qu’il existe un moment où les choses n’évoluent plus : « la conclusion est que, d’une manière générale, chaque personne sous-estime sa capacité au fil des ans. Nous sommes incapables d’imaginer que nous serons dans le futur différents de ce que nous sommes aujourd’hui. Nous négligeons l’idée que nous nous serons transformés pour nous adapter »[ii]. Et bien entendu, si nous n’en sommes pas capables nous-mêmes, alors pourquoi les autres le seraient-ils ?

Et ce que précise cet article, c’est que cette difficulté à « résister au changement » n’est pas seulement liée aux changements d’habitude attendus, mais à un réflexe paradoxalement salutaire. Car se projeter dans l’inconnu est pour beaucoup anxiogène. Alors que la « stabilité » d’une situation qui ne change pas permet de se donner un point de référence. Ce scepticisme face au changement n’exprimerait donc pas un refus, mais le très classique inconfort face à l’incertitude.

 

C’est pourquoi le temps du changement ne peut être seulement celui d’une planification rigide, mais surtout celui d’une conversation régulière et sincère, pour piloter et naviguer entre les inévitables grains qui apparaitront sur le chemin.

 

Ne pas créer de sentiment d’urgence

C’est aussi pourquoi, en matière de conduite du changement et au regard de cette tension entre la précipitation et l’éternité, il est étonnant de continuer à voir professées sans beaucoup de réserves, dans les formations dédiées à cette thématique, les recommandations de John Kotter. Et en particulier la première, qui est d’« établir un sentiment d’urgence ».

On comprend l’intention, qui est de susciter un « besoin de changer ». Mais manage-t-on vraiment bien sous la contrainte, et en particulier en manipulant les peurs ? Celles de l’incertain voire de l’inconnu, mais aussi celles des conséquences des transformations attendues ou imaginées – car lorsqu’on ne sait pas, on image souvent le pire…

 

Parfois l’urgence existe. Quand un enfant traverse la route et qu’il va se faire renverser, nul temps pour tergiverser et tenter une action de pédagogie. Quand sous le feu, le danger est présent, bien sûr il faut agir de façon déterminée et coordonnée.

Mais lorsque la crise dure – et tout changement est une « crise », comme tout changement dans les organisations un processus qui demande au moins un peu de temps -, le management directif, autoritaire et isolé, n’a ni légitimité ni efficacité.

Il justifie peut-être le pouvoir d’un « homme providentiel » (le terme étant aussi déclinable au féminin), qu’il soit le dirigeant ou son conseil. Mais il ne conforte pas son autorité, et encore moins sa légitimité.

De plus, le management directif qui accompagne le recours à l’urgence crée toujours des fractures, dans les relations interpersonnelles comme dans le corps social. Des fractures qui demandent toujours, ensuite, d’investir du temps et de l’énergie pour retrouver de la concorde voire de la confiance – quand il n’est pas trop tard.

C’est pourquoi cet appel à l’urgence systématique n’est ni éthique ni efficace.

Et il est inadapté à un monde dans lequel les ressources, humaines comme matérielles, sont rares et donc précieuses. Des ressources qu’il ne faut pas les brûler mais dont il faut prendre soin.

Des ressources temporelles dont on peut parler, en transparence, au même titre que de celles des finances.

 

Le temps de la créativité

Cependant, refuser l’urgence systématique n’est pas pour autant faire un plaidoyer pour le « laisser aller, laisser faire ».

 

Faisons un court détour par le dialogue entre le musicien Karol Beffa et le mathématicien Cédric Villani[iii].

Tous deux confrontés aux enjeux de la création, ils semblent converger à propos de la contrainte temporelle, en dépit des différences de leurs spécialités.

Le temps de la recherche peut justifier le temps long : « je conçois qu’il puisse y avoir, pour la collectivité, un intérêt à payer un chercheur scientifique pendant plusieurs années même s’il ne produit rien, car on estime que ce qu’il produira un jour pourra être d’une importance exceptionnelle ».

Mais la création artistique doit, elle, obéir à d’autres règles : « On voit mal quel intérêt collectif il y aurait à accorder une rente à un compositeur, ou plus généralement à un artiste, indépendamment de ses projets créatifs ».

Un point de vue qui s’oppose donc à celui de tenants de fonctions « créatives », ou affirmées comme telles, qui appellent parfois à une absence totale de contraintes. Dans l’idéal financières, même si ce monde ne le permet plus. Et au moins temporelles (ce qui souvent revient au même, quand les intéressés sont rémunérés).

 

Alors pourquoi ce détour ?

Un dirigeant d’entreprise n’est assurément pas un « chercheur » du temps long. Mais il doit être un « créateur », dans un ensemble de missions qui dépassent, temporellement, le pilotage du quotidien.

Une fonction créatrice que beaucoup négligent.

Parfois parce qu’une organisation impécunieuse ne leur demande que de l’exécution. « Impécunieuse », car pourquoi rémunérer quelqu’un qui ne ferait que consolider des tableaux de reporting et relayer des consignes précises, à l’heure de la communication instantanée et du « big data » ?

Mais aussi parce qu’ils peuvent l’avoir oublié eux-mêmes. Et donc ne plus y consacrer le temps adéquat.

Un temps compté, certes, mais particulier.

 

Le lièvre et la tortue

Vous connaissez sans doute John Cleese, un des piliers des Monty Python, cette troupe particulièrement créative (mais peut-être est-ce une référence oubliée car datée, ce qui serait dommage).

Dans son livre « Creativity »[iv], et dans plusieurs interventions destinées à des décideurs économiques[v], il affirme que le temps représente deux des quatre clés de la créativité : l’espace, le temps, le temps et l’humour.

Pourquoi deux fois ? Parce qu’il recommande, pour déployer sa créativité, l’alternance entre le cerveau du lièvre (« Hare brain ») et l’esprit de la tortue (« Tortoise mind »).

Celui du lièvre est analytique, celui de la tortue fonctionne par émergence, par images, par analogies… Et c’est l’association des deux qui permet à la fois de permettre la créativité productrice.

 

Se donner du temps, pour recourir à celui de la tortue, y compris en garantissant la sérénité du moment avec l’utilisation du premier levier : l’espace. Un bureau fermé, une plage, une forêt… Pour laisser l’esprit vagabonder.

Mais donner aussi des contraintes à ce temps créatif pour passer en « mode lièvre » et faire régulièrement appel à l’esprit analytique qui cherche des justifications, des données, teste la cohérence de l’ensemble…

Y compris, lorsque la complexité d’une situation vous tétanise, en acceptant, sous la pression du lièvre qui attend la production finale, la « panique » (« get your panic in early »). Pour se donner plus d’énergie. Mais à la différence de Kotter, pas pour les autres. Pour soi-même.

Et surtout en alternant les deux.

 

Le psychologue Mihaly Csikszentmihalyi fait l’éloge du « flow » (dans l’idée d’un temps moins maîtrisé). Et pour lui, la créativité fait appel à cinq temps (préparation, incubation, idée, évaluation, élaboration). Et à la différence du chercheur en psychologie, John Cleese connaît aussi les nécessités de la production en un temps contraint.

Mais tous deux s’accordent pour décrire le processus créatif comme « plus récursif que linéaire »[vi] - et cette caractéristique temporelle est la plus importante.

Car c’est bien la combinaison des deux temps, et des deux modalités, qui permet une créativité au service des autres. Pas l’affrontement entre les deux.

Et Cleese de rappeler les mots d’Einstein : « Les mots ou le langage, qu’ils soient écrits ou parlés, ne semblent jouer aucun rôle dans les mécanismes de la pensée. Les entités psychiques qui semblent servir d’éléments à la pensée sont certains signes et des images plus ou moins distinctes qui peuvent être reproduites et combinées « volontairement » … Cette combinatoire semble être une caractéristique essentielle dans la pensée productive – avant qu’il n’y ait un lien avec une construction logique à travers des mots ou d’autres sortes de signes qui peuvent être communiqués aux autres »[vii].

 

La vraie créativité, ou en tous cas celle qui répond à des enjeux forts, ne peut donc que rarement être exprimée « à chaud », dans l’instant, lorsqu’il faut en communiquer aux autres les résultats immédiatement. Il faut le temps de l’élaboration. Puis celui de la formalisation. Et souvent celui de nouveaux développements, avant de revenir à l’esprit analytique.

 

Cette créativité entretenue doit donc être pratiquée sur le court terme, en alternant des heures « tortue » et des heures « lièvres ». Mais aussi, pourquoi pas, sur le temps d’une vie professionnelle.

C’est en tous cas, en creux, une des recommandations de Karol Beffa et Cédric Villani qui avancent que l’apprentissage gagne à être réalisé sous contraintes de temps. Et en particulier lorsqu’ils promeuvent les avantages des classes préparatoires, dans les domaines scientifique comme littéraire, pour « se frotter à quantité de domaines sans avoir à se spécialiser trop tôt » … Une période dense qui permet de créer des bases solides pour être prêt à prendre des risques : car « c’est avec l’arbre, symbole de stabilité, que l’on construit la pirogue, symbole d’évasion »[viii].

Et c’est sans doute, pour revenir au fait militaire, un des intérêts de l’alternance entre « temps opérationnel » et « temps d’état-major », (ou de formation). Quand, dans l’entreprise, le temps des opérations est souvent celui des premières années quand celui qui suit peut demeurer, pour toujours, dans le pilotage.

Un « pilotage » dans lequel la plus-value des cinq secondes prises sur le chemin, pour s’interroger sur l’importance d’un signal faible, est souvent oubliée.

 

Le temps de la conversation

Pour trouver le bon équilibre de l’allocation du temps dans l’entreprise et pour soi-même, il ne faut donc pas rechercher la négociation ou l’arbitrage, qui se traduisent trop souvent par la domination d’un temps sur l’autre. Et souvent celui de l’organisation sur celui des hommes. Mais une cohabitation, en alternance et par complémentarité.

 

Le premier pas pour y parvenir est sans doute de passer par l’exercice de la « chronostructure ». Prendre conscience du temps qui passe et que l’on affecte, ou dont on est dessaisi. Volontairement ou non. Afin de réaliser la plus-value de chaque assignation de cette ressource.

Le deuxième est pouvoir librement parler du temps que l’on échange, que l’on investit, que l’on consacre à la production créative… Un temps qui a une valeur économique certes, mais aussi une valeur subjective voire affective. Et dont la maîtrise, ou son absence, pourra conduire à la frustration, ou au contraire à l’engagement volontaire.

 

Une conversation plutôt qu’une négociation, que l’on perçoit trop souvent comme la victoire de l’un sur l’autre.

Une conversation avec soi-même, y compris avec un sparring partner. Mais aussi avec les autres, lors de temps dédiés, à l’occasion de moments forts, ou tout au long de l’année. Spécifiquement ou « par hasard ».

 

Et si nous prenions le temps d’en parler ?

 


[i] Jean Michelin, « L’incompressibilité du temps ». Inflexions n°54, « Le temps », 2023

[ii] Patrick Clervoy, « La difficulté à envisager l’avenir ». Inflexions n°54, « Le temps », 2023

[iii] Karol Beffa et Cédric Villani, « Les coulisses de la création », Flammarion, 2015

[iv] John Cleese, « Creativity. A short and cheerful guide », Hutchinson, 2020

[v] La plus célèbre, et discutée, est : « John Cleese on creativity in management”, 1991, https://youtu.be/Pb5oIIPO62g?feature=shared

[vi] Mihaly Csikszentmihalyi, « La créativité. Psychologie de la découverte et de l’invention ». Robert Laffont, 2006. Edition originale « Creativity », Harper Collins, 1996.

[vii] John Cleese, « Creativity », op cit.

[viii] Karol Beffa et Cédric Villani, op. cit.

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Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management, #Lectures, #CIMIC

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Publié le 4 Mai 2023

(c)unfauxgraphiste / penseuretoile

(c)unfauxgraphiste / penseuretoile

Il y a un peu moins d’un an, la revue de réflexion de l’Armée de Terre, Inflexions, intitulait son numéro 50 « Entre virtuel et réel » [1].

Après une année de cette guerre en Ukraine, qui se déroule avant tout dans le réel des territoires et des peuples européens, mais aussi dans les imaginaires, au travers des médias et des réseaux sociaux, c’est toujours évidemment d’actualité. Et, publiée après le salon Vivatech 2022, qui mettait en avant (mais pas seulement) les espaces de « réalité virtuelle » et autres « verses », cette approche croisée de civils et de militaires apportait un éclairage intéressant à ces problématiques au cœur de nos entreprises, et de nos sociétés.

Depuis, la question du rapport à la réalité a été reposée avec la diffusion au grand public d’outils comme ChatGPT, Dall-E, ou MidJourney ; ou les souhaits d’arrêt des recherches sur l’intelligence artificielle.

 

Un appel à la vigilance

J’avais été frappé, dans plusieurs articles de ce numéro d’Inflexions, par les réticences et les appels à la précaution que plusieurs exprimaient.

Non pas que ces professionnels de la guerre – qu’ils la pratiquent ou qu’ils la pensent – soient hostiles aux nouvelles technologies. Car les principaux freins à l’adoption d’innovations par les armées sont financiers et industriels, plutôt que dus à un manque d’appétence et d’usages.

Mais parce que, au cœur d’engagements paroxystiques de la condition humaine et confrontés aux dimensions psychologiques et cognitives des conflits, ils connaissent les risques et les fragilités de ce qu’on décrit comme « virtuel ».

Des facteurs que les entreprises connaissent aussi – toutes proportions gardées - dans leur quotidien, et en particulier depuis qu’il faut « faire avec » les nouvelles habitudes ancrées à l’occasion de la crise Covid.

Des habitudes qui touchent plus à la « mise à distance » qu’au « virtuel », certes. Mais n’est-ce pas, dans les deux cas, une mise à distance du réel, et un refus d’une pleine relation ?

 

Le virtuel : une crise du sens, et une passion triste

Un premier message fort du numéro d’Inflexions était une mise en garde contre la fuite devant le réel. Ce que Patrick Clervoy appelle « l’effet fauvette » : « il existe chez l’homme une tendance à préférer un virtuel bien ficelé aux évidences de la réalité ».

Et pour Arnaud Chevreul, c’est parce que « l’aversion pour l’incertitude ainsi que la volonté de maîtrise et de contrôle ont toujours joué un rôle majeur dans le recours à l’irréel…(…) (la réalité virtuelle) permet d’aider à décider et diminuer le risque, mais aussi de légitimer une action et d’avoir le sentiment d’être à l’abri dans sa décision ».

Quand Eric Letonturier écrit que, « la déréalisation qu’apporte le virtuel est à lire comme un soulagement à notre indisposition à accepter, à affronter et à surmonter le réel et la vie tels qu’ils sont.(…) C’est donc une crise du sens que dévoile cette passion triste de nos contemporains pour le virtuel. »

Dans le cas du virtuel, c’est une « irréalité ». Mais la « relation » à distance, c’est aussi une façon de se mettre « à l’abri ».

La fascination pour les nouvelles technologies numériques n’est pas nouvelle. Et elle peut être justifiée, tant elles transforment nos vies, profondément. Mais elle ressemble trop souvent à des fantasmes – dont il paraît qu’il ne faut pas les réaliser.

Alors cela fait bien sûr le bonheur de marchands de rêves, ou plutôt d’outils magiques.

Il y a dix ans, c’était la mode des « réseaux sociaux d’entreprise », terme qui rebondissait sur le terme émergent de la « RSE » (responsabilité sociale d’entreprise) et sur le développement à grande vitesse des réseaux sociaux grand public. La promesse de ces plateformes numériques d’alors : tisser des liens entre les collaborateurs des entreprises…

Aujourd’hui, on met en avant des outils créateurs de contenus à partir d’une IA (à laquelle on doit néanmoins donner des instructions très précises).

Faute d’avoir réussi à « virtualiser » la relation entre humains, propose-t-on une relation des hommes aux machines ? C’est sans doute plus simple car plus réducteur. Et côté concepteurs, c’est du pain béni.

Car le modèle économique des outils numériques est celui de rendements à forte croissance. A la différence de la production industrielle où la fourniture de produits aux clients nécessite des coûts de fabrication et de distribution, celle des produits numériques devient marginale. Plus encore que dans l’économie physique, le gain d’une clientèle supplémentaire est à même de garantir le jackpot… d’où la course que l’on a connu aux start-ups « technologiques », dont on pouvait se demander la plus-value sociale, et aux « bulles » de cette économie. Surtout pendant une période à taux d’intérêts négatifs, pendant laquelle il était plus intéressant de se « débarrasser » d’un capital que de le conserver…

Mais du côté des utilisateurs ?

Utilise-t-on un outil ou un autre (mail, sms, WA, Teams…) pour le seul plaisir de l’usage, ou bien par défaut, lorsque le temps manque ou en raison de l’éloignement, mais qu’on préférerait directement échanger avec son interlocuteur ?

Un outil a-t-il jamais donné du sens, et donc nourri l’envie d’une relation ?

 

Des interactions à distance et du sens au travail

C’était d’ailleurs une des thématiques issues de l’étude que nous avions réalisée en 2020, à la veille du 50ejour de confinement, seuil dont les sous-mariniers nous disent qu’il est crucial, psychologiquement. Une période qui avait conduit à une généralisation rapide des pratiques « d’interactions virtuelles » et du « travail à distance ».

Quatre leçons s’en dégageaient :

  • Plutôt une surprise de s’être plutôt bien adaptés à ce moment inédit – même s’il apparaît désormais que des fractures inconscientes ou niées, et non prises en compte, ont encore des conséquences importantes, individuelles et relationnelles ;
  • Mais avec la conviction que l’homme étant avant tout un animal social, émergeait l’envie forte de se revoir « en vrai » - et le retour depuis à des rencontres « réelles » en témoigne. Même s’il est intéressant d’observer les circonstances ou les « cultures » de certaines entreprises, ou de certains acteurs, qui conduisent à poursuivre les réunions en visio-conférences quand d’autres privilégient, autant que possible, les rencontres physiques ;
  • L’envie forte de changer quelque chose dans sa vie, en particulier dans l’équilibre vie personnelle – vie professionnelle. Et on peut, dans le quotidien de nos équipes, constater que cette détermination ne s’est pas affaiblie, pour beaucoup en tous cas ;
  • Et que, et ceci était sans doute lié au point précédent, les entreprises étaient très attendues sur leur capacité à donner du sens au travail de chacun.

Alors, si la seule interposition d’écrans remettait en question le sens au travail – voire le sens de l’existence -, qu’en sera-t-il de la déshumanisation des interactions, avec l’usage des nouveaux outils s’appuyant sur « l’intelligence artificielle », qui suscite aujourd’hui beaucoup de curiosité, et sans doute autant de fantasmes que de craintes ?

Sera-ce un appui pour la création ?

En sous-traitant à une machine apprivoisée (car il faut en apprendre la maîtrise) les parties les plus répétitives, ou les plus attendues, pour consacrer son temps à une valeur ajoutée recentrée ou déplacée ?

Ou bien une accélération de la fuite du réel ? En apportant des réponses toutes faites à des sollicitations académiques ou professionnelles auxquelles on ne trouve pas de sens… ou en se réfugiant dans une satire permanente du quotidien, auquel on se résout plutôt que de s’engager, pour éventuellement le changer, ou au moins tenter de l’infléchir ?

Pour les amateurs de musique, nous recommandons, sur ce thème de la création, l’écoute du podcast réalisé par le SNEP que préside Bertrand Burgalat, Radio Nova et Les Inrockuptibles, « Aux studios – Les dessous de la musique », à l’occasion des 100 ans de la musique enregistrée[2]. Quand les évolutions technologiques peuvent être « apprivoisées » par ceux qui veulent conserver le mystère de la créativité, et laissent toute la place à l’humain… quand ceux qui ne recherchent que la répétition, le volume et la rentabilité, laissent la main aux machines, aux automatismes…

 

L’esprit contemple, le corps interagit

Car une deuxième idée développée dans le numéro d’Inflexions était celle de la relative mais intrinsèque inefficacité des systèmes virtuels.

Alors bien sûr, ils sont utiles, en particulier à l’entraînement. Pour faire et refaire, à moindre coût et moins d’impacts sur les corps et l’environnement physique, des gestes à acquérir.

Mais ils n’égalent pas la « réalité » du monde physique.

Pas plus que, dans le monde de nos entreprises, les sessions de formation « en ligne » n’apportent la même qualité d’apprentissage que les sessions affreusement dénommées « en présentiel ».

Antoine Bourguilleau est un spécialiste des « wargames ». Au-delà des produits ludiques que l’on peut trouver sur le marché, ce sont, et ceci depuis deux siècles, des dispositifs extrêmement utiles pour former les chefs militaires. Et il affirme qu’il est indispensable de dépasser la tentation d’abandonner les « jeux » physiques pour leurs avatars numériques car « son informatisation (de la guerre) aurait pour effet de faire disparaître sous un vernis technologique toutes ses approximations en donnant aux utilisateurs une fausse impression de « réalisme », quand nous souhaitons précisément que ces approximations soient visibles et critiquables ». Quand la « friction » de la guerre s’avère ne pouvoir être totalement numérisée…

Et, pour illustrer cette situation, on pourra retenir la très jolie formule de Laurie Bonin et Julie Corver selon lesquelles « tandis que l’esprit contemple l’œuvre, le corps interagit avec celle-ci, provoquant une déferlante de sensations et d’émotions ».

Chacun d’entre-nous a eu l’occasion, avant la crise Covid pour certains, et depuis pour un très grand nombre, de participer à des sessions de « visio-conférence », dont certaines pouvaient faire usage d’outils dits de « facilitation » - transpositions dématérialisées d’outils très physiques.

Et les personnels de grandes entreprises avaient sans doute fait l’expérience, avant la pandémie et depuis des années, de « téléconférences », à l’occasion desquelles les « grands chefs » partageaient un certain nombre d’informations… et pendant lesquelles il était possible de démontrer des talents « multi-tâches »…

Avec la visio-conférence démultipliée par les nouveaux outils et les nouvelles pratiques, béquilles de la mise à distance imposée, l’image a pu donner l’impression d’une proximité retrouvée… jusqu’à ce que le nombre de participants rende patente l’impossible interaction à distance, et que d’ailleurs les caméras s’éteignent, permettant à nouveau cette merveilleuse ubiquité…

 

Le management à distance, une quête impossible ?

Notre deuxième enquête de la période pandémique avait porté sur le télétravail, à la rentrée de septembre 2020.

Et si on voyait déjà apparaître le souhait de pérenniser les deux jours de travail qui seraient formalisées lors des négociations qui suivraient, dans les entreprises et les organisations, les réponses exprimaient que ce travail à distance devait absolument être accompagné d’une évolution des pratiques managériales, car chacun pouvait, intuitivement ou par la pratique, mesurer les limites de la relation à distance.

Pas nécessairement pour ceux qui estimaient que leur travail, plutôt fait de production individuelle, « en silo », pouvait se passer (et pour certains, devait, en tous cas de leur point de vue) du regard et de l’intervention des autres.

Mais pour tous ceux dont la « production » (et le sens du travail) tient aussi aux interactions, dans la conception comme dans la mise en œuvre.

Et c’est l’échec de la prise en compte de cette « condition d’adhésion » qui apparaissait de nouveau, et majoritairement, dans notre troisième et dernière étude de cette période de pandémie, après les « couvre-feux » et à la veille du confinement de fin d’année : la claire affirmation d’un désengagement professionnel et d’une fragmentation des dynamiques collectives. En tous cas pour ceux qui accordaient de l’importance aux interactions, soit par affinité personnelle, soit au regard de la nature de leur « production » professionnelle, qui nécessite pour des échanges et de l’intelligence collective.

Car le télétravail est une véritable « mise à distance » de l’autre.

Sur ce sujet, Anne Muxel[3], directrice de recherches au CNRS (Cevipof/Sciences Po), cite une étude d’Alain et Dominique Schnapper qui distinguent les « activités d’exploitation » et « les activités d’exploration » : « le caractère inséparable des savoirs et des relations interpersonnelles qui caractérisent l’entreprise impose des modalités de collaboration entre les collaborateurs dont la forme peut évoluer, mais qui ne peuvent être entièrement assurés par l’intermédiaire des écrans ».

Tout comme Hannah Arendt, citée par Anne-Sophie Moreau à laquelle Anne Muxel fait référence, qui écrivait dans la Condition Humaine, à propos des activités humaines, que « l’action n’est jamais possible dans l’isolement. Être isolé, c’est être privé de la capacité d’agir ».

Alors, si la mise en distance est un isolement, qu’en est-il de l’abandon dans des mondes virtuels ?

Presque trois ans après, on peut sans doute remarquer que le « management à distance » ne s’est installé dans les habitudes qu’en s’organisant au moment des temps de présence au bureau.

Était-il possible de se « former » au management à distance ? Certains cabinets de formation avanceront sans doute que oui. Pour notre part, nous n’y croyons pas, pour avoir observé, avant la pandémie, les pratiques de grandes entreprises internationales multisites qui disposaient pourtant des moyens technologiques adaptés aux rencontres par écran interposés et des moyens de développement professionnel conséquents, mais continuaient à privilégier, à fréquence régulière, les rencontres « réelles ». Et les observations sociologiques et philosophiques précédentes confortent ce sentiment purement expérientiel.

Le « management » n’est pas seulement la gestion de ressources. Car ainsi que le rappelle André Torre, cité par Anne Muxel, « une partie importante des interactions entre êtres humains passent (…) par les attitudes, les expressions faciales, les phéromones, la convivialité autour d’un verre ou d’un repas et ne peuvent se reproduire qu’imparfaitement à distance ». Il s’agit donc de créer du lien, de susciter et d’animer des interactions.

Alors, depuis la fin de l’alerte sanitaire (voire dès après la première période de « tétanie »), nous constatons aussi que le choix des modalités des interactions peut être considéré comme un indicateur d’engagement.

Pour échanger rapidement, on peut s’appeler – ainsi qu’on le faisait avant (et pourquoi activer la visioconférence, qui empêche la déambulation et consomme une énergie inutile ?).

Mais pour interagir vraiment, et si on a le choix, il faut se revoir, et pas seulement par écran interposé… Car il est aussi possible qu’une pleine interaction ne soit pas vraiment souhaitée (l’écran reprenant alors sa signification initiale de cloison). Et dans ce cas la modalité de la « rencontre » devient alors un « dévoilement » de la qualité perçue et attendue de la relation, ou de l’absence de celle-ci.

 

La quête des sens, aussi…

Car la communication n’est pas seulement affaire de regard – et ceci d’autant que, avec les nouvelles technologies ayant recours à l’IA, le « regard » peut être « recadré » artificiellement, pour donner l’impression d’un contact direct, et non décentré par rapport à la caméra. Mais puisque tout le monde saura que ça existe, on peut prédire que, paradoxalement, l’authenticité de l’interaction en patira directement. Sans négliger la possibilité, au-delà du regard, que la totalité de « l’individu » à l’écran soit artificielle…

Pourtant, l’image a été beaucoup mise en avant par les producteurs d’outils numériques pour promouvoir des usages garantissant un équivalent de la rencontre physique… Et cela tient sans doute aussi, en plus de l’opportunité économique de l’échelle de rentabilité, à la prédominance historique du regard, parmi les cinq sens.

Il y a sept ans déjà, le numéro 74 de la revue Hermès, dédiée à la cognition, la communication et la politique, était intitulée « La voie des sens »[4]. Avec pour objectif, selon les mots de Dominique Wolton, de « dépasser l’apparente victoire, aujourd’hui, de la vue et de l’ouïe, renforcés par la domination des écrans. Revaloriser le toucher, le goût et l’odorat dans toutes leurs dimensions ».

Pour Eric Letonturier et Brigitte Munier, « la hiérarchie sensorielle occidentale est un choix civilisationnel ». Et même si Aristote en avait conçu un sixième, le « sens commun », « voué à opérer la synthèse des autres organes sensoriels », des penseurs plus récents, comme Kant ou Simmel, constateraient le primat donné à la vue, puis à l’ouïe.

Et Bernard Valade de rappeler que « l’ordre de succession ne connaît guère de variation ». Car selon Richard de Fournival dans un ouvrage du XIIIe siècle, « l’homme possède cinq sens : la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût et le toucher ».

Pourtant, pour la chercheuse en neurologie Helena Wasling, citée par Anne Muxel[5], « le toucher est une forme de ‘ciment social’ qui induit la possibilité d’un sentiment de confiance réciproque entre les personnes qui se sont touchées ». Et si la neurologie expliquait cette habitude « culturelle » que beaucoup d’entreprises connaissent, dans lesquelles il a toujours été impensable de commencer une journée dans l’atelier, ou une réunion, sans serrer la main de chacun, au risque d’émettre un véritable signal de défiance ?

Mais c’est une très ancienne hiérarchie, qui fait aussi appel, comme le rappelle Bernard Valade, au dualisme cartésien et aux « controverses sur les relations qu’entretiennent la matière et l’esprit ». Ou entre « sensation » et « cognition » (Benoit Le Blanc et Bernard Claverie). Et qui explique sans doute que certains rejettent cet « appel aux sens ».

Alors, posons-nous la question des sensations accessibles devant un écran ? Et surtout des sensations partagées, qui font la qualité (positive ou négative) des interactions ?

En la matière, la pratique professionnelle de la « facilitation » rappelle en permanence l’importance de prendre en compte, dans l’organisation de l’espace mais aussi par de multiples autres leviers, l’importance des cinq sens (sans oublier le sixième d’Aristote, bien sûr).

 

Prenons donc trois exemples. Le premier du monde de la musique, et les deux autres issus du monde militaire.

Les amateurs de spectacles de musique rock ou pop auront sans doute remarqué, depuis plusieurs années, l’apparition des claviers rouges « Nord ». La clé de leur succès ? Le retour de « boutons », potentiomètres ou autres… quand leurs concurrents s’étaient laissés emporter par les écrans et menus déroulants… Aujourd’hui, Yamaha se relance à la conquête de ces claviers de scène avec les mêmes configurations…

Passons au monde militaire…

Dans un article (en ligne), un pilote de chasse raconte son passage aux appareils dotés d’un « cockpit moderne » (dans lequel les « boutons » ont laissé la place à des écrans, y compris dans le casque du pilote) en le concluant par : « la seule chose qui manque par rapport au cockpit ‘entier’ est le manque de sensations »[6].

Et même s’il se réjouit de la « situational awareness » (la capacité à appréhender pleinement les éléments du contexte) éprouvée dans ce nouveau cockpit, sa réticence à prendre en compte, en vol, les messages vocaux illustre avec acuité la saturation cognitive que connait tout décideur en situation extrême. Car s’il ne peut prendre en compte l’ouïe, c’est sans doute parce que la multitude des messages visuels accapare pleinement son attention.

Probablement peut-on trouver dans cette même saturation visuelle les décisions de la marine américaine qui avaient conduit à réinstaller sur les consoles de pilotage des « manettes physiques » sur leurs destroyers les plus modernes[7].

En matière de sécurité en contexte de crise, la « situational awareness » est clé. Alors, pourquoi se priver de tous les sens ?

 

Le facteur humain, facteur de sécurité et de résilience

C’est donc aussi une question de sécurité. Quelque chose qui passe aussi par la sincérité perçue de l’information reçue.

C’est pourquoi, nous avons la conviction que la diffusion des productions des outils de génération automatique de contenu conduira sans doute – presque paradoxalement dans un contexte d’accélération technologique – à un retour aux interactions réelles.

Car la course aux « fakes » est la transposition, dans le champ cognitif, de celle entre le glaive et la cuirasse.

Dans le champ académique, la suspicion de plagiat facilité par l’accès aux sources en ligne avait conduit les enseignants à se doter d’outils de contrôle statistique… Et certains étudiants avaient pu espérer duper le système de comparaison (et surtout la capacité de lecture des enseignants) en utilisant des traductions (automatiques bien sûr) de textes écrits dans d’autres langues… Jusqu’à ce que, sans doute, les outils de prévention intègrent aussi ce pluri-linguisme.

Pour la génération de contenus de textes ou d’image, on voit déjà apparaître les outils d’analyse… Remise à l’ordre du jour de la course entre « blacks hats » et « white hats »…

Et si, pour distinguer le vrai du faux, la réponse n’était-elle pas dans l’interaction humaine ? Et dans le champ académique, par le retour du traditionnel « grand oral » permettant de s’appuyer sur le professionnalisme des enseignants ? Avec leurs faiblesses, certes, mais aussi leur esprit critique, et leur éthique.

 

Une inspiration, une éthique et une histoire partagées

Car l’éthique, individuelle et collective, était une troisième piste du dossier d’Inflexions pour répondre aux risques et menaces évoqués.

Et les pilotes Romain Desjars de Keranrouë et Xavier Rival affirment que « (l’équipage) doit développer une éthique exigeante », en citant Gustave Thibon selon lequel « toute facilité extérieure qui ne crée pas une exigence intérieure dégrade l’homme ».

Une éthique qui demande du temps : « la relation virtuelle est suspendue à la connexion et le temps mesuré à l’étalon du contact de l’instant. L’absence de durée privilégie l’événement aux annales, l’actuel au souvenir, et exclut donc l’éclosion d’une histoire partagée, la décision d’un engagement ou la naissance d’une vocation. » (Eric Letonturier)

L’éthique, c’est aussi ce qui est porté dans la profondeur de l’organisation. Une éthique propre à chaque entreprise humaine, du fait de son histoire, de ses dirigeants, de ses métiers… Une éthique qui doit être digérée, métabolisée, appropriée par chacun. Et non faire l’objet d’un « contrôle social » que les technologies garantiraient.

C’est là encore la question du « sens au travail », quand certains se satisfont de la mise à distance de « producteurs » qu’ils n’auraient pas à « manager » mais seulement à « gérer ».

« Les temps qui viennent imposent de faire évoluer le commandement militaire d’une force de conviction vers une force d’inspiration… Car la pression de l’environnement technico-opérationnel obligera de plus en plus à penser l’action dans un registre indirect, seul à même de stimuler la créativité et la subsidiarité que les échelons subordonnés vont nécessairement devoir assumer… Dans les armées comme dans la vie, l’inspiration me semble être un levier suffisamment puissant pour transgresser sans les affaiblir les limites de l’ordre hiérarchique et faire valoir en toutes circonstances et de manière transparente la maîtrise du comment par le pourquoi. » (Thierry Marchand, dans Inflexions)

Le sens au travail, comme le sens de la mission. Et donc à rebours de la tentation de considérer l’autre comme un simple « exploitant » qui exécute l’instruction limitée, la nécessité de s’appuyer sur lui comme un « explorateur », qui s’adapte et ouvre le champ des possibles.

 
 

La « gestionnarisation » : des quasi-objets aux quasi-humains ?

Car la « gestionnarisation » de la société est un risque – et une tentation pour certains – sur lequel l’article de Pascal Robert et Agnieszka Tona dans le numéro d’Hermès appelle l’attention.

Pour eux, la multiplication des « quasi-objets documentaires » - les objets et documents du monde numérique – peut conduire, de par la richesse des données qu’ils contiennent et qui évoluent au fil du temps, et à leur intrication, à « produire de l’incommunication ».

Avec les outils numériques, la richesse des échanges est réduite. Ainsi, par exemple, l’utilisation souvent vaine d’« emojis » pour tenter de réduire les malentendus dans l’envoi d’un SMS… Ou bien la médiocrité du sens et les facteurs de malentendus des contenus générés par les outils s’appuyant une « intelligence » artificielle.

Pour les auteurs, le risque est de contraindre la communication humaine à accepter cette dégradation de la communication en se pliant aux limites des outils : ce qu’ils appellent la « gestionnarisation ».

C’est sans doute ce qui explique que le télétravail a été vite adopté par les organisations bureaucratiques, dans lesquelles on attend que des « agents » réalisent une tâche donnée, de plus en plus automatisable car faisant peu appel à l’initiative. Et qu’on ne souhaite surtout pas « manager », c’est à dire « animer ». Mais au mieux « gérer ».

Cette tentation de cette « gestionnarisation » des choses et des hommes se retrouve dans de nombreux autres domaines.

Prenons par exemple le développement du BIM (building information management) dans le milieu de la construction. Souvent réduite à la « maquette numérique » (un quasi-objet documentaire), cette nouvelle technologie devait permettre de nouvelles pratiques collaboratives, avec une intervention simultanée, ou au moins coordonnée, des différentes expertises. C’était l’opportunité de déployer les « méthodes Agile », ou en tous cas leur esprit, à cet environnement professionnel.

Aujourd’hui, trop d’intervenants ont oublié ce potentiel décloisonnement, en s’attachant à la seule dimension technique de l’outil. Dès lors, on ne fait que remplacer le plan papier par un plan numérique, la maquette physique par une maquette numérique… tout en conservant le fonctionnement en silo. Avec, par conséquent, des enjeux purement techniques de compatibilité de données, de normalisation accrue des productions, et d’enjeux de « pouvoirs » entre métiers et hiérarchies implicites.

C’est là encore, une opportunité potentiellement ratée d’utiliser les outils pour accroître les interactions, et la tentation saisie de tenter à nouveau de « gérer » la relation à l’autre de la façon la plus appauvrie possible – avec notamment la « norme ».

Et selon ce même axe, le livre d’Anne Muxel évoque aussi la « numérisation de l’intime ». Avec des conséquences inattendues comme celle de la fabrique de la mémoire. Car existe « la nécessité pour qu’une mémoire advienne et reste vivante du vécu lui-même, dans sa dimension charnelle et sensible ». Il apparaitrait en effet que les images des visio-conférences ne sont pas mémorisées… Et puisqu’il n’y a pas d’autres sens stimulés…

Alors, s’il n’y a plus de souvenirs mais seulement des données, quel est le sens d’une humanité numérisée ?

 

Explorer le virtuel, une vraie aventure ?

Alors, pour clore cet article par un nouveau rapprochement entre monde civil et militaire, comme celui qui l’ouvrait en référence au numéro d’Inflexions, mais sur un mode plus léger, on évoquera aussi Tom Clancy, dont les ouvrages imaginaient, mais aussi anticipaient certains conflits. Et dont le « Tempête rouge », rangé aux oubliettes par certains après la fin de l’Union Soviétique, est ressorti des rayonnages, à la lumière de l’invasion russe en Ukraine, marche européenne et État souverain.

A la fin des années 90, il avait écrit une série « Net Force », mettant en scène la fragilité de nos sociétés connectées, et imaginant des scénarios heureusement toujours maîtrisés, in fine. Et aussi, pour un public plus jeune, celle des « Net Force Explorers » (non publiée en français). Un monde dans lequel des adolescents faisaient face, dans un univers virtuel, à des menaces bien réelles, au péril de leur vie dans ce monde réel – en se connectant, à l’instar des personnages de Matrix, par un insert neural bien physique… Ils avaient 15 ou 17 ans en 2000. Ils en ont donc entre 35 et 40 aujourd’hui et sont, pour certains, bien engagés dans les conflits de notre monde. Sous les armes de la France, mais aussi dans les entreprises, qui ont tout leur rôle à jouer.

Ont-ils conscience des limites et faiblesses d’une industrie qui déploie, à coups de milliards d’investissements, des outils qui auront, comme tout dispositif technique, un impact sur nos sociétés humaines ?

Ou sont-ils entraînés par le fantasme d’un enrichissement rapide ou d’une fuite du monde réel ?

 

Comme le démontrent les « reconversions » de certains travailleurs du tertiaire de cette tranche d’âge, mais aussi le succès du film « Sur les chemins noirs », tiré du livre de Sylvain Tesson, et joué magistralement par Jean Dujardin : et si finalement, la vraie aventure était celle de l’exploration du réel ? Celle du monde qui nous porte et de notre humanité ?

[2] https://www.nova.fr/podcasts/aux-studios-les-dessous-de-la-musique/

[3] Anne Muxel, « L’Autre à distance. Quand une pandémie touche à l’intime », Odile Jacob, octobre 2021.

[4] « La voie des sens ». Hermès La Revue. Numéro 74. CNRS Éditions, 2016, Paris

[5] Anne Muxel, ouvrage cité.

[6]About the only thing missing from the whole cockpit is the lack of ‘feel’”. https://hushkit.net/2021/01/21/what-is-good-and-bad-about-the-f-35-cockpit-a-panthers-pilots-guide-to-modern-cockpits/

[7] https://news.usni.org/2019/08/09/navy-reverting-ddgs-back-to-physical-throttles-after-fleet-rejects-touchscreen-controls

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Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management, #Lectures, #Social change, #Transformation 3.0

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Publié le 7 Mars 2021

Du courage managérial ?

Il est des mots que l’on galvaude, dans notre quotidien du monde de l’entreprise. Le mot « courage » apparaît en être un. Surtout après avoir lu « Éloge du courage » du général Jean-Claude Gallet.

 

Le recours aux images militaires est un classique de la littérature managériale. Surtout lorsqu’on parle de combats, de chefs… enfin, surtout en s’inspirant d’une mythologie, d’un imaginaire sublimé plutôt que d’une pratique, d’ailleurs.

Le livre du général Gallet est une claque. Une claque au pessimisme. Une claque à l’orgueil. Une claque courte et puissante (140 pages seulement), mais sonore, de par l’écho qu’elle génère au plus profond de soi. Une claque qui peut faire monter les larmes aux yeux, aussi.

 

On connaît l’auteur parce qu’il a commandé l’engagement de la brigade des Sapeurs-Pompiers de Paris lors de l’incendie de Notre-Dame. Peut-être aussi parce que son livre, paru fin 2020, a reçu un bel accueil.

Alors, si c’est assurément le livre d’un militaire, cet ouvrage frappe aussi parce qu’il décrit le « courage » par touches successives et complémentaires.

Des portraits et des hommages à des soldats, certes. Des « soldats du feu » qui, contrairement à leurs frères d’autres armes, ont la caractéristique de pouvoir donner leur vie, sans être confrontés à la nécessité de la prendre à d’autres. Car c’est une des spécificités de l’engagement militaire que cette relation à la mort donnée et reçue, et une vraie question que celle d’une réciprocité possible[1].

Des guerriers aussi, plus habituels à l’imaginaire collectif du « combattant ». Car l’auteur est avant tout un saint-cyrien qui a commandé au feu, et pas seulement face à celui du « dragon ».

Et puis aussi, et c’est sans doute le plus inattendu pour ceux qui attendent de ce livre des récits de combattants par choix, des hommages à des héros civils qui, confrontés à la mort et sans y être préparés, témoignent aussi de ce qu’est le courage. Des résistants pendant la guerre, bien sûr, mais aussi d’autres qui ont affronté le danger pour sauver une vie, au péril de la leur, même quand ce n’était pas leur « métier ».

Et puis, enfin, le courage du collectif, de ceux qui tiennent bon, qui ne démissionnent pas. « Il y a cette magie. Un chef seul n’est rien. Derrière Churchill (…), il y a aussi, surtout, et au-dessus de lui, le peuple anglais. (…) Churchill a du courage. Mais son peuple, plus encore ».

D’autres, encore, qui ont tenu la main des victimes des attentats, dans leurs derniers moments. Pour ne pas abandonner notre humanité commune. Et parce que les sauveteurs devaient s’occuper des autres, de ceux qu’ils pouvaient encore sauver. Du courage, aussi.

 

Le chef n’est pas seul

Alors, quand j’entends parler de « courage managérial » ou de regret de « l’absence de chefs » dans l’entreprise, je ne peux m’empêcher d’entendre souvent aussi, entre les lignes, un terrible et archaïque attachement à un « leadership charismatique ». Celui qui s’enivre d’hommes providentiels ; celui qui croit qu’un homme (ou une femme) peut posséder toutes les vertus pour faire face à toutes les situations, mêmes les plus graves, les plus complexes. Celui qui réduit le « courage » à la seule prise de décision. Puisque le chef est nécessairement seul, n’est-ce pas ? Las…

Alors oui, le chef décide : « Il faut prendre seul les décisions. Assumer seul. Mais toujours écouter ses hommes ». Mais ceci n’est pas, la plupart du temps, un témoignage de courage ; c’est son rôle, sa responsabilité.

Le courage, c’est autre chose que la solitude de la décision. Pour le général Gallet, « être courageux, c’est avoir des frères d’armes avec soi »

 

Le courage dans l’entreprise, pas plus qu’au combat, ce n’est donc pas souhaiter s’exposer seul à la tête de ses « troupes ». En se référant, consciemment ou non, à un certain « sens du sacrifice ».

Car que ce « sacrifice » soit celui de la vie familiale, de la santé ou du confort de la carrière, ce n’est que le signe d’un romantisme dévoyé, d’une envie de mort toute symbolique. Puisque l’engagement dans l’entreprise n’est pas voué à la destruction de l’autre, mais à la création, et donc à la vie. Genevoix plus que Jünger. Le jeu de go plutôt que le jeu d’échecs.

 

Et cette dimension collective, c’est aussi ce qui fait la différence entre courage et témérité. Se mettre en danger – relativement parlant au regard des circonstances –, peut-être. Mais pour quoi ? Pour le goût du risque, ou pour les autres ? Car si l’auteur regrette l’extension du principe de précaution qui « peut donner une justification à toutes les lâchetés », il considère que les risques ne peuvent être pris qu’au bénéfice des autres. Pas contre les autres. Et surtout pas pour flatter les egos de ceux qui se seraient « sacrifiés ».

 

Car le courage, celui du chef militaire, du passant anonyme comme celui du manager, c’est ce qui donne la force de se tourner vers les autres – et pas seulement de s’y « sacrifier ». « Tu sais, petit, ce n’est pas pour jouer au grand frère que je t’ai tout donné. Ce que je t’ai transmis, c’est pour nos hommes, tes hommes, ceux que tu emmènes au feu. N’oublie jamais que tu en as la charge ». Dans ce témoignage d’un lieutenant mourant apparaît toute la noblesse de la charge de ceux qui animent un collectif, ou tout simplement qui y contribuent, à leur mesure : la responsabilité de transmettre, et de faire grandir.

Penser « courage » en ne pensant qu’à soi – comme leader « héroïque » -, c’est oublier un des termes clés de l’équation.

 

La confiance, ingrédient secret du courage

Le courage managérial, ce n’est donc pas seulement guider les autres, mais avancer avec eux. « La confiance, c’est un des ingrédients secrets du courage ».

Contrairement à l’adage, le chef n’est jamais seul. Ou alors il n’est chef que de lui-même. Accepter les avis discordants, les critiques comme les bonnes idées. Faire confiance à ses chefs, à ses équipes, à ses partenaires. N’est-ce pas là la plus grande prise de risque ?

Dans le monde guerrier, contre l’ennemi ou contre le feu, la question ne se pose pas. Le chef prend une décision qui peut engager la vie des autres, en connaissance de cause. Les équipiers s’engagent au combat, avec leurs compétences, leurs forces et leurs faiblesses. Parce que la mission ne pourra être accomplie qu’avec la contribution de chacun, et en parfaite synergie. Parce que le chef ordonne et parce que le subordonné obéit.

Mais dans l’entreprise ? N’est-il pas plus « simple » de se défier des autres, des faiblesses des « facteurs humains », et de les considérer comme des machines exécutantes ? Donner des « ordres », en appeler aux procédures, chercher des coupables en cas d’échec…

Et si le courage, c’était donc de faire confiance ?

 

Enfin, quand on parle de courage, on évoque souvent des « héros ». Ne serait-ce que parce que « la nation se fabrique des héros pour servir une cause ».

Alors bien sûr, Jean-Claude Gallet reconnaît la nécessité de figures héroïques. Pas celles qui pourraient « tout, tout suite », dont il se méfie quand elles s’exercent au détriment de la fraternité. Mais celles de « héros qui ont bercé l’adolescence de tant de générations ». L’adolescence, l’âge auquel on croit encore que tout est possible, pendant lequel l’imaginaire est encore important. Mais un imaginaire avec lequel l’adulte saura prendre ses distances, avec une nostalgie bienveillante. Car la figure du héros omnipotent et solitaire n’est pas celui de notre monde complexe - à moins que nos sociétés ne soient devenues celles d’adolescents attardés…

 

Dans nos contextes apaisés – car même en cas de crise comme celle que nous vivons, les vies sont rarement immédiatement menacées -, qu’est-ce que le « courage », et qu’est-ce qu’un « héros » ? Le courage, c’est sans doute celui d’avoir continué la mission – toutes proportions gardées quand on pense à ceux qui, militaires ou civils, ont risqué ou donné leur vie pour celle des autres, ou pour un symbole fédérateur, comme celui d’une cathédrale.

Et puisque chacun est à même de se choisir ses héros dans l’histoire lointaine ou récente, en fonction des circonstances, de son environnement, des hasards de la vie, avons-nous, à notre disposition, une galerie de portraits de femmes et d’hommes d’entreprise, quand l’entrepreneur est trop souvent décrié ?

A chacun de faire ses choix : qui un inventeur de génie, qui un capitaine d’industrie. Ou bien un chef d’équipe tenace, un technicien hors pair qui a su transmettre les gestes précieux, pourquoi pas ; un enseignant attaché à la grandeur de sa charge aussi…

 

Le courage est à la portée de chacun

Car le courage est à la portée de chacun : « trop facile d’accuser l’État ‘nounou’, qui aurait déresponsabilisé les individus ou de pointer du doigt l’individualisme. Après tout, c’est justement parce que chacun, individuellement, (…) parvient à se prendre en main que le collectif peut fonctionner ».

On ne trouvera sans doute pas là la trace d’un désaccord avec Mathieu Laine, en dépit de cette pointe taquine dirigée vers l’argument de ses derniers ouvrages. Car l’amoureux de la liberté s’accordera évidemment avec cette affirmation.

Mais, au-delà du slogan choc, c’est un rappel indispensable à la dimension collective du courage, même lorsqu’il s’exerce à titre individuel. Et en particulier si l’on veut évoquer un « courage managérial », qui ne s’exerce que dans un collectif.

Car quand le général Gallet évoque la crise en cours, et le courage que certains ont manifesté, il parle surtout des combattants de la « première ligne ». Ceux qui n’ont pas démissionné, en dépit du manque de moyens de protection. Dans les hôpitaux certes, mais aussi, plus simplement, dans les supermarchés, dans les rues. Car « il est peu probable que les responsables d’équipe de supermarché – les ‘managers de terrain’ comme on dit - aient su donner du sens à leurs missions ».

Et, également, au cœur de ce qui devrait être le réacteur de la gestion de crise, quand il arrive au ministère de la Santé, rappelé pour servir quelques semaines après avoir quitté l’uniforme, dans des étages désertés, des bureaux vides. « Notre pays affronte un ouragan comme il n’en a pas connu depuis plusieurs décennies (…) mais je ne retrouve pas l’atmosphère d’une ruche bourdonnante qu’une telle situation commande ». « Le centre de crise et l’étage du ministre sont à la manœuvre. Mais où sont les cadres derrière ? Où sont ceux qui doivent conduire la stratégie ?... »

 

Le courage, c’est de mettre en œuvre

Là encore, l’ouvrage du général Gallet illustre à merveille l’abus du terme de « courage » dans le monde de l’entreprise et des organisations publiques.

Le courage, ce serait de « prendre des décisions » ? Non, le courage, c’est de les conduire, de les mettre en œuvre. Au premier plan, et pas de loin, derrière son écran. Car pas plus que la guerre ne se mène à distance, le courage managérial ne peut s’exercer par voie de harangue, du haut d’une tribune ou derrière un écran.

Il ne faut pas regretter « l’âge des Titans », et encore moins s’en revendiquer.

Le courage, c’est de prendre notre place, dans notre quotidien ordinaire, ou extraordinaire lorsque la nature de l’engagement ou les circonstances nous y conduisent.

Et pour ceux qui ont la charge d’une équipe, quelque soit sa taille, par temps calme ou par coup de vent, le « courage managérial », c’est d’encourager les initiatives, d’animer les collectifs, de savoir donner du sens. D’oser agir ensemble. Ce n’est déjà pas si mal, non ?

 

 

Général Jean-Claude Gallet et Romain Gubert. "Eloge du courage". Grasset, novembre 2020

 


[1] On pourra notamment écouter quelques épisodes du toujours excellent podcast « Le collimateur » de l’IRSEM et Alexandre Jubelin, pour explorer cette question.

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Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #CIMIC, #Lectures, #Management

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Publié le 25 Janvier 2021

Êtes-vous prêts à la liberté ?

Le livre de Mathieu Laine « Infantilisation – cet État-nounou qui vous veut du bien » est à la fois un succès de librairie et l’objet de nombreux reprises médiatiques, comme de messages positifs sur les réseaux sociaux. Brillant, provocateur peut-être, il interroge les politiques et les citoyens. Mais aussi les entrepreneurs de la « société civile ».

 

Mathieu Laine est un penseur brillant, puissant. Libéral engagé depuis ses plus jeunes années, il a créé une société de conseil originale qui confronte les dirigeants d’entreprise à la pensée d’universitaires provenant de tous les horizons. Du très haut vol.

Et son essai, concis, percutant, est agréable à lire. Rapide aussi, au moins en première approche. Pour y revenir plus tard, directement ou après exploration des pistes de réflexion ouvertes. Après lecture aussi, découvertes ou redécouvertes des grands classiques de la pensée libérale française et européenne (Montesquieu, Tocqueville, Bastiat, Hayek, Molinari…) – dont certains sont d’ailleurs accessibles sur le site de l’Institut Coppet qu’il préside. Et de nombreux articles récents, issus de la recherche internationale, sur lesquels il appuie son argumentation. Sans oublier le recours à des œuvres littéraires tout aussi inspirantes.

Car c’est là la force de son érudition et de son travail : apporter de multiples ouvertures pour aider les décideurs dans leurs choix. Un conseil stratégique, donc.

 

Reprenant à la lumière de notre actualité une thématique ouverte dans un ouvrage précédent (« La grande nurserie »), il n’a eu, pour ce livre, que l’embarras du choix tant les exemples de l’absurdité bureaucratique et les atteintes aux libertés publiques et individuelles ont été nombreux dans la gestion de la crise sanitaire, en particulier en France mais pas seulement. Et vous aurez sans doute lu dans la presse et sur les réseaux sociaux, ou entendu lors des interviews réalisées, ses nombreuses formules choc, élégamment ciselées, sur les inconvénients et dangers de « Big Nanny ». Mais ce livre ne se résume pas à elles, et on ne peut que vous recommander de le lire intégralement.

 

Et maintenant, concrètement ?

Demeure cependant, après la lecture inspirante de cet essai, une interrogation clé. Comment faire ? Car si on sait donc « quoi », maintenant, « comment » ? Et c’est souvent la limite de la stratégie : satisfaire l’intelligence, bousculer les idées, aider à la décision, certes… mais concrètement, comment fait-on ?

C’est sans doute la limite de l’exercice d’un ouvrage ramassé comme celui-ci, édité dans une collection précisément destinée à « recréer un espace où puisse se tenir la rencontre sereine et exigeante des idées ». Des idées, pas encore des actions…

Pour cette raison matérielle donc, mais aussi parce que le « comment » ne s’écrit pas à l’avance. Il se pratique, dans la confrontation à la complexité des systèmes techniques, organisationnels et humains.

On peut alors formuler, d’ores et déjà, quelques obstacles prévisibles à l’indispensable mise en œuvre de la « désinfantilisation » recommandée. Pour réfléchir au « coup d’après ». Celui qui fera que ce livre n’aura pas seulement été celui d’un constat et d’une ouverture de perspectives, mais une contribution opérationnelle à une nécessaire libération des esprits et des énergies.

 

Enchaîner le Léviathan ?

Sur le plan de l’action publique, Mathieu Laine, loin de céder à la caricature d’une pensée libérale que certains voudraient sans doute trouver sous sa plume, rappelle que, selon les classiques – et certains contemporains -, l’État a toute sa place dans l’organisation de la société. L’enjeu est de lui garder cette place. Toute cette place mais rien que cette place. Et que l’enjeu, pour les décideurs publics, est de résister à la tentation de garder le pouvoir acquis à l’occasion de cette crise, et de réussir à « enchaîner le Léviathan ».

Concrètement, pour un décideur public – puisque, on le rappelle dans les interviews, il écouté jusqu’au plus haut sommet de l’État -, il s’agira donc s’enchaîner soi-même. Tel Ulysse pour résister au chant des sirènes. Et ce sera aussi enchaîner les autres, qui ont usé et parfois abusé de la complexité bureaucratique pour acquérir, volontairement ou non, un pouvoir peut-être légal (et encore), mais en tous cas illégitime.

Car tous ceux qui ont eu affaire aux fonctionnements de services de l’État, de collectivités, ou d’agences publiques, savent bien que les acteurs de ceux-ci ne sont pas toujours mus par le seul souci de l’intérêt public, de l’économie de moyens, de l’efficacité. Ou en tous cas, si l’intention peut être vertueuse, les résultats ne répondent pas toujours à ces enjeux.

Les exemples des biais et des fragilités humaines qu’on y trouve, comme partout ailleurs, sont multiples – et chacun en a sans doute une ou plusieurs illustrations.

Faute de pouvoir agir sur un service, on en crée un, concurrent ; soucieux de l’avenir de sa dotation, on s’oppose au succès d’un organisme engagé sur une mission analogue ; jaloux d’un camarade de promotion ou d’un cadre d’une autre filière, on fait en sorte de contribuer à son échec, qui maintiendra la possibilité d’une évolution professionnelle pour soi, ou pour un des « siens »…

Ces abus sont parfois le fait de bureaucrates frustrés de traitements de misère et de fonctionnements déresponsabilisants, qui ne reconnaissent pas les années d’études passées et les compétences promises. A qui la faute, donc ? Pas seulement à ceux qui, bourreaux, sont aussi victimes.

Ou d’aberrations administratives, à l’image par exemple que celle que nous avions explorée en novembre dernier : celle des « autorisations de sortie » délivrées aux élus nationaux et locaux dans le cadre des confinements et autres « couvre-feu ». Qui par un autre élu, qui par un fonctionnaire (pourtant normalement subordonné aux décideurs élus), qui par personne – en faisant pari de l’autorité imposée à l’agent qui s’aviserait à contrôler la carte d’élu… Mais qui ouvraient, pour tous et donc aussi pour ces élus, un grand champ d’incertitudes quant au comportement des agents de terrain, détenteurs de la force publique, que l’on pourrait rencontrer… Une incertitude juridique contraire à l’État de droit.

 

Changer radicalement de posture

Enchaîner le Léviathan, ce sera donc imposer à des milliers de cadres et agents publics, fonctionnaires ou non, un radical changement de posture, et de pratiques. Passer de celle du représentant de « l’autorité publique » (un terme affreux qui n’a aucun sens ni légitimité puisque l’autorité est individuelle, quand le pouvoir est organisationnel) à celle d’un « civil servant » (ou plutôt d’une traduction en français à formuler).

Un terme qui en horrifiera sans doute beaucoup puisque notre pays est, dans le monde des services privés comme publics, frappé du « syndrome du serviteur » (un des effets de la « logique de l’honneur » selon Philippe d’Iribarne, qui a toujours cours malgré les trois décennies passées depuis la parution de cet ouvrage indispensable).

Ce ne sera bien sûr pas le cas de tous les acteurs du monde public et de ses excroissances. Mais ce ne sera malgré tout pas une petite minorité qu’il faudra convaincre, entraîner, faire changer.

Car le monde public, celui de l’État mais également celui des collectivités, par imitation ou concurrence, vit aussi trop souvent, pour des raisons individuelles et donc, par agrégation, culturelles, dans le mythe de « l’État stratège » : une image « intellectuelle » plus valorisante que celle des « producteurs », dans une société qui a aussi trop longtemps mis à l’écart des perspectives professionnelles et des représentations sociales le monde de l’artisanat et de l’industrie, et donc des services à l’autre. Une image qui permet une valorisation à peu de frais, quand les conditions matérielles et d’épanouissement professionnel ne le font pas.

Un monde public, aussi, peu habitué aux interactions avec le privé, et trop souvent imprégné de défiance. Deux caractéristiques qui expliquent par exemple, lors de la « première vague » de 2020, la mise à l’écart de la gestion de crise des organismes de santé privés, alors que leurs lits étaient vides et que certains étaient contraints, du fait des déprogrammations contraintes et de l’absence de transferts depuis les hôpitaux privés, d’envisager des mesures de chômage partiel…

Une complémentarité pourtant nécessaire que Mathieu Laine appelle dans son livre de ses vœux, pour « recentrer l’État sur ses missions essentielles ».

 

A chacun d’entre nous de changer

Changer, ce sera aussi, et l’auteur l’écrit clairement, faire en sorte que chacun d’entre nous refuse le confort déresponsabilisant de l’État nounou. Parce que cette infantilisation est indigne de notre humanité. Parce qu’elle est immorale, en tous cas pour celles et ceux qui chérissent la liberté. Et parce qu’elle est inefficace – la prospérité et la créativité de nos sociétés étant née de l’autonomie, de l’initiative, de l’acceptation du risque. Certains d’entre nous l’accepteront, engageront peut-être une difficile cure de désintoxication. D’autres, plus malades, plus dépendants, y seront réticents voire hostiles. Il faudra les y aider, prendre en compte leurs difficultés, leurs peurs, leurs résistances, les accompagner.

 

Alors, au-delà de la sphère publique à laquelle nous n’avons, pour la plupart, pas accès si ce n’est par nos votes, comment traduire concrètement, dans nos vies, ce plaidoyer pour la liberté ?

Pour cela, nos activités professionnelles sont un espace de mise en œuvre possible, à l’humble portée de chacun, et qui peuvent traduire efficacement dans les faits les réflexions fécondes de ce livre.

 

L’autonomie

Le transfert d’une grande partie des activités professionnelles loin du bureau (le « télétravail ») a mis en évidence les difficultés et les conditions de succès de ces modalités nouvelles pour certains, mais déjà mises en œuvre, ou moins pour le travail « à distance » si ce n’est « à la maison », dans de nombreux groupes internationaux.

Le besoin d’interactions sociales a été, et est toujours, une des limites infranchissables à la distanciation sociale que certains appellent de leurs vœux, préconisent ou imposent. Mais que ceux-ci pourraient écarter en le qualifiant de « non essentiel ». Même si, quoiqu’ils en pensent, nos vies ne se réduisent pas aux deux dimensions d’un écran.

L’autonomie est une condition de succès, et c’est une compétence professionnelle complexe. Car elle dépend à la fois de la nature de l’activité (solitaire ou collective, productive ou interactive…) et de l’ensemble des parties prenantes. De l’acteur concerné, de ses collègues, et de ses multiples interfaces, managériales ou non, dans les systèmes complexes que sont nos organisations modernes, matricielles ou multipolaires.

Il ne s’agit donc pas seulement d’une qualité personnelle, qui permettrait de disqualifier facilement ceux qui se plaindraient de ne pouvoir être pleinement efficaces dans l’isolement. Il s’agit d’une compétence collective, qui repose sans doute sur les tempéraments et les attentes de chacun, mais aussi sur la répartition des rôles, l’explicitation des contributions attendues, l’animation des fonctionnements collectifs.

Être libre, c’est être autonome. Mais dans une organisation, une entreprise, une société humaine, ce n’est pas être isolé. L’autonomie, consubstantielle à la liberté, se prépare donc. Elle s’organise et se pratique, avec des essais, des succès, des erreurs. Elle s’apprend.

 

Résister à la tentation des procédures

La sphère publique n’est pas la seule à être envahie par l’inflation bureaucratique, réglementaire, législative. Qui déresponsabilise les acteurs, les égare, et les laisse à la merci d’abus volontaires ou involontaires.

Nos entreprises doivent aussi y faire face. Elles doivent en effet intégrer toutes les traductions des dispositifs publics. Mais elles peuvent aussi être tentées d’y ajouter leurs propres règles, spécifiques au métier, à l’organisation, à la tradition managériale.

Alors bien sûr, bureaucratie et procédures ont des raisons d’être, des avantages parfois. Celles notamment de pouvoir donner des cadres clairs d’action, pour des situations répétitives, prédictives. Elles sont rassurantes, puisqu’elles suggèrent que tout est « sous contrôle », quand l’incertitude est pour beaucoup un facteur d’angoisse extrême.

Mais lorsque le monde change brusquement – et celui de nos entreprises en est un exemple, avec la concurrence qui évolue, le cadre légal mouvant de certains pays, les « facteurs humains », les accidents, les opportunités… -, les procédures ne sont souvent pas adaptées. Et lorsqu’on tente de les imposer, « quoiqu’il en coûte », l’issue est souvent catastrophique puisque le « mode d’emploi » ne peut s’appliquer à une situation radicalement différente de celle dans laquelle il a été écrit.

Dans les entreprises, et c’est un avantage, c’est qu’il est souvent possible de reprendre la main sur ces procédures, de matérialiser les risques immédiats de leur obsolescence, ou de leur nuisance. Parce que le « marché » tranche, à la fin. Et que les décideurs sont identifiés.

Alors, avant de s’essayer à libérer le monde de la décision publique, sommes-nous certains d’être prêts, techniquement et moralement, à l’exercice de cette liberté dans nos entreprises ?

 

Retrouver le courage managérial

Car vient alors la question du courage.

Les décideurs publics doivent, et en particulier face aux décisions difficiles, prendre en compte la prochaine échéance électorale. Battus si leur décision est impopulaire, et même si elle est efficace à long terme, ils ne pourront en suivre la mise en œuvre, le pilotage. Et surtout, ils devront affronter le sentiment de l’échec, parfois du rejet. Une perspective particulièrement douloureuse pour ceux l’hubris est le moteur. Et aussi, pour ceux qui ne sont pas issus de la fonction publique, le risque d’un difficile retour à la vie civile – même si la République est souvent bonne fille, avec ses multiples opportunités de commissions ou organisations para-publiques, susceptibles d’accueillir les talents froissés.

Dans les entreprises, le risque est différent. Il existe, certes. Mais les conséquences des décisions sont souvent plus mesurables, au moins en partie (car une entreprise vit toujours dans un contexte, lui aussi soumis à la contingence). Et aussi à plus court terme. Le prise de risque est donc sans doute plus à la portée de chacun. En tous cas de ceux qui se veulent « décideurs ».

Être libre, et permettre la liberté des autres, c’est donc faire preuve de courage. Car on ne peut promouvoir la liberté pour soi que lorsque l’on accepte pour les autres. C’est un enjeu d’exemplarité. Et aussi d’efficacité. Et si les procédures réduisent les marges d’initiative et nourrissent le mythe d’un « long fleuve tranquille », les entreprises « libérées » sont celles de la prise de risque, de la tension de la concurrence assumée, de l’autonomie et de la responsabilité. Ces vertus sont à la main des décideurs, des managers, à tous les niveaux de la hiérarchie, qui ne peut être, pour être libératrice, que la plus réduite possible.

 

Appeler de nos vœux la libération de notre société, après cette expansion incontrôlée de l’interventionnisme, des atteintes aux libertés, de l’infantilisation, ne sera donc crédible que si, dans le contexte de nos activités professionnelles (et bien sûr, dans notre sphère privée, mais c’est là encore une autre histoire), nous aurons démontré que, à notre mesure, nous y sommes prêts.

Comme l’écrit Mathieu Laine, « le piège de l’infantilisation de nos vies est devant nous. S’il se referme, nous perdons tout ». Alors, n’acceptons pas d’infantiliser nos collaborateurs, nos partenaires, nos clients. Libérons-nous, libérons-les.

Alors, et aussi dans le monde de l’action publique qui tente de s’imposer à nos vies au-delà de sa fonction et de ses compétences, nous pourrons bousculer les habitudes prises et témoigner, succès en mains, qu’à la route de la servitude, nous choisissons en toute conscience, et en toute responsabilité, celle de la liberté.

 

Mathieu Laine. "Infantilisation. Cet Etat nounou qui vous veut du bien"

Les Presses de la Cité. 2021

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Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Lectures, #Management, #Social change

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Publié le 11 Janvier 2021

Innover en plein chaos

Paru en 2020 sous la plume de Jean-Baptiste Colas, officier de l’armée de terre affecté à l’Agence de l’Innovation de Défense, « Innover en plein chaos » est un petit livre dense mais bien conçu, et une belle illustration des nécessaires échanges entre les mondes militaire et civil.

 

L’innovation est une qualité et une pratique indispensable au monde militaire, lancé dans l’éternelle course entre le glaive et la cuirasse… Et le chaos, tel qu’il est habituellement perçu, est une caractéristique paroxysmique des conflits. Quel assemblage prometteur donc, que le titre de ce livre agréable à lire (et plein de gourmandises pour les « fanas mili »), puisque structuré en chapitres courts, illustrés de « cas pratiques » militaires, des plus anciens (Ramses II) aux plus récents (les attentats de 2015).

Les propos qui l’encadrent sont aussi flatteurs puisque la préface est de Cédric Villani, le fameux mathématicien, et la postface d’Emmanuel Chiva, directeur de l’agence d’innovation de la Défense.

Alors, si les curieux des affaires militaires y trouveront leur compte (mon attention ayant été appelée sur ce livre dans le podcast « Le Collimateur » de l’IRSEM), pourquoi le recommander aussi aux lecteurs plus « civils » ?

Tout d’abord parce qu’il exprime, sous une forme originale, des concepts que les praticiens du changement et de l’innovation reconnaitront, même s’ils en sont familiers sous d’autres termes. Et aussi parce qu’il témoigne de la fécondité des échanges entre mondes militaire et civil, en particulier lorsque les crises s’étendent à tous les domaines de la société…

 

Attracteurs étranges

Ce livre fait réfléchir. Il fait sourire aussi.

Par exemple quand Cédric Villani cite le grand mathématicien Henri Poincaré, pour illustrer la fulgurance de la pensée innovante. Car Henri Poincaré est aussi à l’origine de la « théorie des trois corps »qui posait, au tout début du 20e siècle,  les bases de l’imprédictibilité des systèmes physiques et, par là, de ce qui allait devenir la « théorie du chaos »[1] : une dynamique inspirante, à la fin des années 80, autour de ce terme parfois fourre-tout, de la complexité, de l’imprédictibilité, des fractales…

De même quand Emmanuel Chiva affirme « le chaos, c’est la sensibilité à la rupture ». S’il fait sans doute référence, à travers cette formule, aux « bifurcations » des systèmes complexes, dont certaines peuvent conduire au chaos loin de l’équilibre, le chaos, c’est aussi la « sensibilité aux conditions initiales ». Le battement de l’aile du papillon, ou le clou défectueux du fer du cheval qui fera l’échec de la manœuvre militaire …

Peut-être ce livre aurait-il aussi mérité quelques références aux approches scientifiques du « chaos », au-delà de l’acception courante. Qui auraient notamment permis d’appuyer la réflexion sur la prise en compte, dans le chaos, des « attracteurs étranges » : des champs des possibles dans lesquels la prédictibilité précise est impossible, mais qui sont des espaces d’équilibre féconds, aux frontières du chaos. Des espaces de désordre libérateur, créatif, mais sûr. Et tellement harmonieux, d’ailleurs, qu’on ne peut être que frappé par l’esthétique des représentations numériques aisément consultables. Des formes que l’on retrouvera, aussi, dans le monde du vivant en observant le ballet auto-organisé des vols d’étourneaux ou de poissons. Sans doute ce que Jean-Baptiste Colas souhaite appeler des « blocs d’opportunité ».

A l’opposé de ces attracteurs étranges dans lequel domine les équilibres instables – caractéristique de la vie -, règne le chaos anarchique auquel les approches purement linéaires, têtues et orgueilleuses, conduisent lorsqu’elles sont confrontées aux contextes complexes, faute d’y être adaptées. Perseverare diabolicum, on le verra…

 

Un chaos créateur ?
Dans le langage courant, le chaos est souvent assimilé au désordre. Mais l’auteur distingue heureusement deux types de chaos : le chaos destructeur, certes, que les guerriers rencontrent parfois, mais aussi le chaos créateur, qui peut être à la source de la créativité et de l’innovation, pour peu qu’on veuille bien l’accueillir.

Cette acceptation positive d’un terme a priori honni d’organisations rigoristes, programmatiques, est une des affirmations centrales du Commandant Colas, dont on devine peut-être les premières frustrations du jeune officier enthousiaste, déjà confronté à la lourdeur des procédures d’une institution parfois bureaucratique, et qui aimerait parfois un peu plus de désordre créatif…

Mais le chaos est-il « créateur », ou seulement une réalité qui oblige à « faire avec » ?

Pour y réfléchir, on trouve dans ce livre de nombreuses propositions qui vont dans le sens de la liberté d’action, de l’acceptation du désordre, de l’imprévu.

Comme « ne pas épuiser ses ressources dans une volonté de contrôle absolu », oser l’antagonisme, privilégier le sens pratique… mais aussi « arrêter de croire que l’innovation porte en elle-même l’énergie du changement », et donc accompagner aussi les facteurs humains. Autant de principes d’action évoqués que l’on retrouve, dans les entreprises innovantes, dans les nouvelles pratiques de conduite de projet, en rupture avec le « lean » de la production post-taylorienne.

Car s’il manque un petit quelque chose dans cet ouvrage, ce sont les parallèles que l’on pourrait faire avec ces nouvelles méthodes nées dans le monde numérique, et qui sont désormais porteuses d’innovation radicale dans d’autres domaines, y compris dans le monde industriel et des projets complexes.

Citons par exemple le « minimum viable product ». Pour Jean-Baptiste Colas, « se libérer de l’impossible, c’est faire le premier pas, même imparfait ». Et en effet, à force de chercher la solution « parfaite », et faute de prendre des risques, on risque l’immobilisme. Innover, c’est se lancer, même avec une solution imparfaite, à améliorer. Comme ce fut le cas de Roland Garros, et de sa mitrailleuse pour avion.

Cette approche en rupture avec celle des projets classiques est celle de nombreux

outils informatiques, d’applications parfois sortis imparfaites mais dont les mises à jour rapides permettent la régulation des défauts, au fur et à mesure de leur identification, souvent par les utilisateurs eux-mêmes. Et qui permettent d’arriver sur le marché à temps – de répondre à ce que les militaires appellent une « time valuable target ».

 

S’affranchir des procédures ?

Innover, c’est même aussi s’affranchir des règles, des procédures (qui souvent explicitent une solution « idéale », sans faiblesse).

Alors bien sûr, on ne le fera pas facilement avec une installation vitale. Mais quand cette installation est sous une menace mortelle imminente, n’est-il pas justifié de prendre un risque, d’adopter une solution, même imparfaite, voire non conforme aux « procédures » ?

Comme on le lit, l’histoire est pleine de ces exemples de ces « désobéissances » qui ont permis de sauver la situation, alors que le respect des « procédures » auraient conduit à l’échec. Et l’ouvrage donne quelques exemples, comme la charge de Murat à Aboukir. Que l’on peut comparer, dans le monde civil, à l’initiative de « Sully » au-dessus de l’Hudson.

Dans cet ordre d’idées, l’auteur rappelle aussi l’audace de Leclerc à Koufra, de sa vision, de son courage, de son « leadership », au service des armes de la France…

Mais dans l’organisation d’alors, il était plutôt libre (on pourrait même pu dire « isolé »), à la tête de ses troupes. Et son courage, sa témérité, avaient pu s’exercer sans réel obstacle, si ce n’est évidemment celui de l’ennemi. Aurait-il pu mettre en œuvre ce même « leadership », cette capacité d’initiative, dans un contexte plus structuré, plus bureaucratique, plus normé ?

J’avais noté, il y a quelques années, qu’Airbus avait installé son organisation la plus innovante, Acubed, chargée d’imaginer l’aviation du futur, en Californie… Certains pouvaient penser qu’il s’agissait d’un effet de mode, dans la Silicon Valley… Mais en 2015, ce n’était plus une « mode ». Était-ce en raison de contraintes réglementaires moins rigides, qui permettaient d’expérimenter plus librement drones et propulsion humaine ? Peut-être. Mais on ne peut écarter aussi que, loin des états-majors et des règles « corporate », certains considéraient qu’il serait plus facile de « sortir du cadre », et donc d’innover vraiment, en prenant des risques…

 

L’anti-consensus

Cette question du « leadership » est évidemment centrale dans l’ouvrage du jeune officier supérieur. C’est la question du « chef ».

« Innover relève au départ de l’anti-consensus ». Là encore se trouve la question de la décision dans une organisation complexe, hiérarchisée, normée. Qui commande ? Qui prend le risque ? Qui endosse la responsabilité ?

L’éthique du soldat apporte des réponses claires à ces questions. Mais le militaire est à la fois soldat et fonctionnaire, et le « chef de guerre » doit aussi évoluer dans une organisation normée, bureaucratique.

On pourra évidemment en la matière, puisqu’il s’agit d’innovation, se référer à l’épistémologie, et notamment à la « structure des révolutions scientifiques » de Thomas Kuhn (que l’on complètera nécessairement par « Beyond structure », qui tord le cou aux utilisations idéologiques de son premier ouvrage).  Est-il possible d’innover vraiment, de réussir une « innovation profonde » lorsque ses présupposés sont minoritaires ?

Les exemples d’opérations militaires du livre, comme les thèses de Kuhn, et bien sûr tant d’exemples de succès dans les entreprises, le démontrent : il est possible d’innover dans une grande organisation lorsqu’il existe suffisamment de degrés de libertés. Ou que l’on est suffisamment longtemps « sous les radars » pour ne pas provoquer ni de jalousie, ni d’intérêt des « bureaucrates », jusqu’au moment où l’innovation est incontournable : le moment de la « révolution scientifique » kuhnienne.

Innover, c’est aussi, pour Jean-Baptiste Colas, combattre la persistance dans l’erreur, résister à l’aversion à la perte. C’est donc accepter de « tout recommencer » pour sortir de son cadre habituel. C’est donc, pourrait-on dire, « changer de paradigme ».

On pourra faire là le parallèle avec les approches de la résilience organisationnelle, mises en œuvre dans des contextes complexes, à enjeux vitaux, comme les opérations militaires…

Selon ces théories et pratiques, et à l’opposé de celles qui, face à des menaces simples, linéaires, l’objectif est moins d’empêcher, en vain, les dégâts que d’assurer la pérennité de l’organisation. Accepter de prendre des coups, mais continuer le combat. Perdre des batailles, peut-être, mais vaincre in fine - et pas à la Pyrrhus – pour assurer la mission et la pérennité de la nation. Des approches qui s’inscrivent dans le paradigme de l’acceptation de la complexité, plutôt que dans celui d’un vain contrôle.

 

La nécessité du travail collaboratif

Enfin, cette confrontation à la complexité, et au chaos, c’est aussi la nécessité du travail en équipe, des pratiques collaboratives, à l’opposé de la tentation verticale.

S’inspirant de Machiavel, l’auteur rappelle qu’il ne faut « surtout pas chercher à s’enfermer à l’approche du danger. Encore moins vis-à-vis du ‘peuple’ qui représente en innovation l’usager de la nouveauté »… Le point de vue de l’usager, l’approche utilisateur, là encore un point clé des nouvelles conduites de projets agiles (pas la mode de l’agilité dévoyée, les vrais principes du manifeste agile). Et le travail en équipe, évidemment, comme le rappelle Jean-Baptiste Colas qui attribue à Thomas Edison la création du premier FabLab : « une culture du travail en équipe qui permet de créer plus efficacement grâce à la complémentarité des talents ». Y compris en acceptant la confrontation, la friction comme « source d’opportunités et donc de nouveautés ».

Avec ces deux points de l’ouverture et du travail en équipe, toute référence à une gestion de crise récente ne serait sans doute qu’accidentelle…

Pour évoquer une autre source d’inspiration, le fondateur de la sociodynamique, Jean-Christian Fauvet, avait décrit une typologie d’organisations propres à cette capacité d’initiative, et donc d’innovation, dans un ensemble plus vaste, plus solide : les organisations « holomorphes ». Une idée qu’exprime avec ses mots l’auteur, en faisant référence à l’organisation des forces spéciales. Pour prévenir la défiance entre équipes et conserver la cohésion d’ensemble : un « choix d’équipes, indépendantes mais en réseau ». Un modèle d’organisation éprouvé, donc, par les guerriers comme par les entrepreneurs.

Tous les principes évoqués ne sont que des exemples de ceux exprimés dans cet ouvrage à découvrir donc, pour tous les types de lecteurs.

Car en s’appuyant sur des exemples militaires confrontés, au-delà du « brouillard de la guerre », à des situations « chaotiques » pour promouvoir les atouts des approches fluides, complexes, Jean-Baptiste Colas formule un plaidoyer efficace pour des pratiques innovantes en direction d’un univers culturel pas toujours prêt à accepter le « lâcher prise ».

Une caractéristique que d’autres environnements, dans le monde civil, partagent pleinement.

Bienvenue dans le monde du chaos !

 

 

Jean-Baptiste Colas

« Innover en plein chaos », Nuvis Editions.

 


[1] Aux curieux, je propose de considérer la fonction logistique : X(n+1) = a.Xn(1-Xn) qui décrit l’évolution d’une population au cours du temps et qui, en dépit de sa forme particulièrement simple, peut adopter, en fonction des valeurs de a, un comportement chaotique…

 

 

 

 

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Rédigé par Kaqi

Publié dans #CIMIC, #Lectures, #Transformation 3.0, #Management

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Publié le 10 Décembre 2020

L’action collective : une page à écrire chaque jour

Hasard du calendrier, sont parus tout dernièrement les livres de deux acteurs de la vie politique des trente dernières années : Régis Debray et Jean-Pierre Jouyet.

Le premier a été activiste politique, militant ou terroriste selon le point de vue, avant d’être «  penseur » pour certains, écrivain dans les faits, et surtout « médiologue ». Le second est un haut fonctionnaire, avec une trajectoire désormais connue, entre postes d’administration et responsabilités gouvernementales.

Leurs points de vue décapants éclairent l’action politique actuelle, et peuvent inspirer les hommes et femmes d’entreprise.

 

A priori, les deux auteurs n’ont rien à voir. Et pourtant…

Le livre de Jean-Pierre Jouyet a tout d’une friandise pour « complotistes » car tout y est (ou presque) : l’entre-soi parisien des « élites », et en particulier de l’inspection des finances, les « grandes familles », les amitiés et haines interpersonnelles qui prévalent sur l’intérêt collectif, les luttes d’influences entre réseaux plus ou moins habituels – franc-maçons, catholiques, énarques ou ingénieurs des grands corps, Clubs… -, les négociations sur les actions de l’État subordonnées au ménagement des égos...

 

Tyrannie administrative

On y lit aussi, en creux ou en plein, l’absence voire le mépris, de la part d’une haute administration, des parlementaires ou des corps intermédiaires dans la décision publique, tout au long des anecdotes des dernières décennies, et jusqu’à l’aboutissement actuel :  « grâce à Macron, l’administration française a réalisé son rêve, gouverner elle-même le pays… Les hauts fonctionnaires sont livrés à eux-mêmes ». L’auteur consacre d’ailleurs un plein chapitre, à plume affutée, à ce qu’il nomme une « tyrannie administrative ».

On y trouve aussi la dénonciation de la gestion de la crise actuelle, et du « quoiqu’il en coûte » présenté par le gouvernement comme une politique d’aide aux plus fragiles alors que « rien ne protège mieux les privilèges et leurs titulaires que l’emprunt, la dette et la liquidité monétaire »… De la part d’un grand inspecteur des Finances, ancien directeur du Trésor, de l’Autorité des marchés financiers, de la BPI, l’analyse est terrible car experte.

Ne manquent que les acteurs supposés ou assumés d’un « Grand Reset » davosien pour que le panorama soit complet…

Et puisque le « complot », tout comme notre société du spectacle, aime les noms, « L’envers du décor » est aussi un portrait féroce de petites et grandes faiblesses, de fidélités et de trahisons, avec plus de 200 personnalités citées… Portrait d’une grande amitié aussi, celle de l’auteur avec François Hollande.

 

Immobilisme agité

On apprendra aussi, à la lecture facile de ce livre, la genèse de la funeste loi sur les 35 heures, dont personne au gouvernement ne voulait, pas même la ministre qui y accolera son nom ! Alors pourquoi et comment fut-elle annoncée et votée ? Par purs calculs électoraux, par concurrence et animosités inter-personnelles. Un « marqueur électoral ». Effrayant… Et ceci d’autant qu’est alors prévue, dès ce moment, la faillite de la fonction publique hospitalière dont nous payons aujourd’hui tout le prix.

On y découvrira enfin, pour les gourmands, quelques jalons de l’itinéraire d’un enfant chéri puis détesté, « Emmanuel »… jusqu’à la Présidence de la République, qualifiée d’« immobilisme agité ». De la part de l’ancien Secrétaire général de la Présidence, dont Emmanuel Macron a été l’adjoint, c’est aussi cruel…

Alors, quel intérêt de ce livre, autre qu’une curiosité « citoyenne » ou malsaine, selon le point de vue ?

Tout dépend s’il est un aveu honnête d’impuissance devant le désastre, de la part pourtant de celui qui a été « le DRH de la République » ; un testament de l’action publique, alors que les vagues qui s’annoncent seront probablement plus sociales et politiques que sanitaires ; ou bien seulement un pavé dans la mare, dévastateur.

Parmi les remerciements finaux, on pourra aussi relever ceux, sobres mais choisis, au « regretté Henri Weber ». Qui laissent songeur, quand on se rappelle que l’intéressé, décédé en 2020, était un pilier activiste des mouvements communistes révolutionnaires des années 70. Mais peut-être n’est-ce qu’une solidarité entre Normands, et/ou entre « pièces rapportées » de « grandes familles » puisque l’un et l’autre ont partagé leur vie avec des héritières prestigieuses.

 

Garder le pouls des territoires

En tous cas, ce livre suscite des interrogations quant à la sagacité de l’auteur, pourtant un des plus brillants esprits de notre haute fonction publique. Et donc de celle de nombreux autres décideurs publics, moins brillants.

Comment peut-il s’interroger en effet de n’avoir vu émerger les mouvements des « Gilets Jaunes », faute d’avoir « gardé le pouls des territoires », quand, tout au long des pages, il décrit la mise à l’écart des grandes décisions publiques (comme le Pacte de Stabilité), sans doute plus par habitude que par volonté,  des élus, parlementaires ou autres – pourtant a priori les plus à même d’être en phase avec le « terrain » ?

Et pourquoi et comment regretter la « tyrannie administrative » actuelle quand il justifie, à plusieurs occasions, l’opposition des fonctionnaires à la mise en œuvre des décisions des élus ?

Interrogations et regrets sincères, ou découverte tardive de « l’archipelisation » de notre pays ?

C’est sans doute, une magnifique leçon d’humilité, au-delà de la sphère publique, pour tous les dirigeants désireux de piloter leur entreprise en se synchronisant avec l’évolution de leur environnement, de leurs marchés. Car tout ne se fait pas depuis un « entre-soi » rassurant. Mais bien en phase avec toute la diversité de l’entreprise, dans ses métiers et ses territoires.

 

Le livre de Régis Debray est d’un tout autre ordre. Par nature et sans doute par caractère. Car lorsqu’Alain Finkelkraut l’avait invité, avec Henri Weber (le même que précédemment), dans son émission « Répliques » en 2018, pour témoigner des « années 68 », il exprimait déjà d’une forme de désespoir, ou au moins de désengagement pessimiste, à l’occasion de son précédent ouvrage. Alors que son comparse des années rouges portait encore un projet politique.

Car Régis Debray regrette le « tropisme tyrannique » des intellectuels, et de nos sociétés.

Et c’est sans doute pourquoi son livre est (aussi) un éloge de l’action.

 

Le primat de la relation

La « médiologie » qu’il a fondée n’est pas la science des « médias », au sens où on l’entend couramment. Mais, plus largement, de ces intermédiaires qui font que l’idée se transforme en action. « Quand le sage montre la lune, l’idiot regarde le doigt. Le médiologue est un idiot professionnel. Il observe non le quoi mais le comment ». Une approche féconde, qui permet de prendre en compte les contextes, les modalités pratiques. Et tout ce qui, dans l’art de la facilitation du travail collectif, a une importance : l’espace, les sons, les lumières, les odeurs, le toucher même…

Pour lui, l’action politique, mais aussi l’action en général, n’est pas celle du verbe : « vouloir agir sur les esprits par des mots n’est pas un projet sensé ». C’est celle de la relation : « notre parti pris : le primat de la relation sur l’entité ».

On trouvera là une similarité certaine avec les approches sociodynamiques que nous pratiquons, et qui prennent en compte ce que, au-delà des mots, les acteurs font, concrètement. Et ce qu’ils font ensemble.

C’est là aussi un formidable contre-pied à l’approche technocratique, bureaucratique, qui incarne et affirme le primat de l’entité, de l’organisation, de l’immobilité, sur les diversités humaines, sur leurs émotions, leurs énergies vitales.

Le plaidoyer de Régis Debray porte aussi sur décloisonnement entre les disciplines, entre sciences humaines et technologies puisque « le dehors formate notre dedans et nos outils matériels (le virtuel en fait partie), notre outillage mental ». Alors que le pilotage technocratique s’appuie sur des experts, en silos, qui privilégient un domaine (le leur) sur tous les autres. Une approche étriquée, cruellement inefficace dans des systèmes vivants, complexes. Et qui se veut « scientifique », quand l’action politique relève, selon Debray, d’un tout autre ordre : « Si par science on entend ‘l’ensemble des recettes et des procédés qui réussissent toujours’, Sciences Po doit être poursuivi au pénal pour usurpation de titres. C’est une École d’arts appliqués. (…) L’avenir ne se met pas en fiches »…

 

L’action est donc avant tout collective.

Pourtant, les convictions que partage Régis Debray vont à l’encontre des approches non-hiérarchiques (même s’il semble le regretter) : « c’est la verticale des anges et des militaires. L’horizontal, c’est du fugace. Une mosaïque de communes auto-gérées, un méli-mélo de mini-républiques ne peut qu’éclater en morceaux lors d’une montée aux extrêmes. Quelle cohérence stratégique ? Quelle unité de commandement ? Quelle discipline ? ». Et c’est d’ailleurs au nom de cette verticalité qu’il justifie le « mensonge », comme une modalité inévitable de l’action politique…

Pourtant, si en cas de guerre, d’urgence, l’autorité verticale peut se justifier, la gestion du temps long, y compris en situation de crise, non seulement s’accommode mais aussi nécessite une gouvernance plus collective, plus souple. Les organisations « holomorphiques » et les « systèmes adaptatifs complexes » en témoignent. Ne serait-ce que parce que la relation à l’autre ne s’impose pas, mais s’entretient.

Ce serait sans doute un sujet d’échanges passionnants avec l’auteur. Et ceci d’autant que la crise de confiance générale tient aussi à ce qui nous relie aux autres, à la fragilisation de la transmission, de la culture. « Mieux nous sommes connectés dans l’espace, plus nous sommes déconnectés du temps. Et impatients de l’être ».

 

Rêver ensemble, aussi…

Pour Régis Debray enfin, l’action est enracinée. Dans un territoire, dans une culture. Constat terriblement humble de la part de celui qui a cru pouvoir porter ses idéaux de jeunesse révolutionnaire au-delà des mers…

Et elle se nourrit aussi d’une transcendance, de croyances, d’idéaux partagés. Autre joli pied de nez à ceux pour qui l’action n’est que « gestion », ou l’adhésion collective l’acceptation muette de principes établis.

Humilité ici encore du penseur engagé, comme sur un sujet aussi actuel que celui de la laïcité, trop souvent traité comme un acquis imposé : « Il est arrivé assez souvent aux Français de mourir pour la France et quelquefois pour la République (…) On ne sache pas qu’on ait jamais donné sa vie pour la laïcité. Elle rassure et nous protège du pire mais ne fait rêver personne, tout en suggérant, c’est son mérite, la force tranquille d’une transcendance sans dogme et d’une conviction sans catéchisme. Il en faudrait un peu plus pour susciter un sentiment d’appartenance ».

 

Qu’est-ce qui nous rassemble donc dans l’action collective ? Que ce soit dans le champ politique comme dans celui de nos entreprises, qui ne sont faites que de femmes et d’hommes, avec leurs émotions, leurs envies. Leurs relations enfin. Pas celles seulement d’individus choisis dans un « entre-soi » confortable. Mais celle d’une diversité créée par les hasards et les nécessités. Et qu’il faut bien animer, et pas seulement gérer.

C’est assurément une question qui reste ouverte, au regard de la spécificité des collectifs rassemblés, et des circonstances. Une page à écrire ensemble, chaque jour. La vie, enfin.

 

 

 

Jean-Pierre Jouyet « L’envers du décor », Albin Michel 2020

Régis Debray « D’un siècle l’autre », Gallimard 2020

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Rédigé par Kaqi

Publié dans #Management, #Lectures

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Publié le 15 Novembre 2020

Sous la pression...

Il existe de nombreux livres consacrés au « nouveau paradigme » de la sécurité, la « Safety II »… (trop peu sont disponibles en langue française). Celui de Gareth Lock a le grand mérite d’être riche en récits inspirants et haletants, qui illustrent très concrètement les principes de ces nouvelles approches. Des récits du monde de la plongée qui passionneront, bien sûr, les praticiens amateurs ou spécialistes, mais aussi tous ceux qui, en ces jours d’un automne si particulier, se sentent eux aussi parfois comme au cœur des profondeurs, dans l’obscurité…

 

Face aux accidents, et dans la prévention de ceux-ci, il existe une multitude d’approches, de pratiques. Mais au-delà des méthodes qui peuvent donner lieu à des débats rudes entre spécialistes, et en particulier entre acteurs du monde académique, on peut résolument considérer qu’il existe en la matière deux « paradigmes », deux visions du monde et des rapports humains.

Le premier est l’approche classique : celle qui pense pouvoir atteindre le « zéro accident », le « zéro risque ». C’est le paradigme de la rationalisation absolue du monde, de la maîtrise de l’homme sur le monde qui l’entoure.

Cette vision s’appuie sur des procédures toujours plus nombreuses, plus détaillées, et sur leur mise en œuvre toujours plus rigoureuse. Sur la recherche de « coupables », aussi. Car les accidents seraient toujours causés par une « erreur humaine ». On contraint donc les hommes. On les exclut aussi, autant que possible (en oubliant au passage que les systèmes, même « auto-apprenants » sont toujours créés, à un moment donné, par des hommes, avec leurs biais, leurs faiblesses, leurs erreurs »…). Dans ce référentiel, le « facteur humain » est une menace…

Alors, bien sûr, cette recherche permanente de l’exigence et de la sécurité, et ses résultats dans de nombreux domaines d’activité, témoigne de la puissance de nos cultures d’ingénieurs. Ces savoirs et cette rigueur ont permis le développement de nos sociétés industrielles, il ne faut pas l’oublier. Mais en matière de sécurité, et lorsqu’il s’agit d’appréhender les systèmes ultra-complexes de notre modernité socio-technique, cette approche rencontre des limites, qu’il faut accepter. C’est une affaire de modestie, quand l’hubris demeure le moteur important de nombreux décideurs.

 

Safety I / Safety II

L’autre paradigme s’est développé, dans le monde de la sécurité et depuis la fin des années 80, avec les HRO (High reliability organizations) et la Resilience Engineering. On pourra se référer, pour en découvrir quelques illustrations, aux livres de Christian Morel sur les « erreurs absurdes ».

La faiblesse perçue de ces approches, en particulier face aux approches rigoureuses des ingénieurs et de notre société du « risque zéro » et de la procédure pénale appliquée aux accidents, est de s’appuyer sur des approches jugées « sociologiques »… Des sciences « molles » contre les habituelles science « dures ». Quand il s’agit de générer des changements radicaux dans des univers industriels ou réglementaires, c’est partir avec un sacré handicap…

Et en effet, elles peuvent être ainsi qualifiées, puisqu’elles intègrent le facteur humain, avec ses biais, ses émotions…Mais pour prendre en compte, au regard d’accidents majeurs, les enjeux de nos systèmes socio-techniques complexes.

On remarquera que ces années sont aussi celles de l’émergence, dans de nombreux des théories du « chaos » et de la « complexité »… Une convergence des approches, ou au moins des centres d’intérêt.

Et si les HRO étaient des approches modestes, mettant notamment en avant la nécessité de mieux communiquer, de mieux travailler ensemble, de se doter de moyens redondants aussi plutôt que de rechercher des organisations « maigres » (« lean »), la Resilience Engineering a proposé des approches d’ingénieurs, a priori plus rassurantes pour des contextes d’actions habitués à plus de rationalité.

Et cette nouvelle approche, la « Safety-II », a convaincu des professionnels dans des domaines dans lesquels la sécurité n’est pas seulement affaire de performances, mais de vie et de mort : la sécurité nucléaire, les pompiers, les plateformes pétrolières, les opérations militaires sous-marines…

Et c’est un attrait de ce livre que d’être écrit par un praticien des risques réels. Ancien militaire, plongeur professionnel… Ce ne sont donc pas seulement des théories académiques, même appuyées d’exemples que certains pourraient juger biaisés, devant la difficulté d’accepter le changement de paradigme proposé. Là, ce sont des histoires vécues, racontées minute par minute, avec un vrai talent de « storytelling ».

Il contribue donc, en présentant nombre de concepts clés, à convaincre par l’exemple de tout l’intérêt du nouveau paradigme de la sécurité – et donc de la gestion des risques.

Les plongeurs amateurs ou professionnels se délecteront. Les autres frissonneront à la lecture des nombreux cas d’étude dans lesquels on se prend à être en compagnie des plongeurs, dans les profondeurs obscures. Obscurités réelles, mais bien sûr transposables aux obscurités plus cognitives auxquelles l’arrivée de l’hiver – mais pas seulement…- nous confronte.

 

Sully, ou la limite de toute procédure en situation périlleuse

Le livre commence par rappeler l’épisode de « Sully » : la gestion de la défaillance des deux moteurs d’un Airbus juste après son décollage de NewYork, en 2009…

Si vous n’avez pas vu le film avec Tom Hanks, n’attendez pas, c’est une formidable illustration de « l’enfer des procédures », de l’importance du facteur humain.

Comme le rappelle Gareth Lock, « le problème des checklists (et des procédures), c’est qu’elles ne correspondent pas aux situations auxquelles les équipages et les opérateurs doivent faire face »…

Car pour faire face à la situation, Sully fit appel bien sûr à ses compétences techniques, celles d’un pilote très expérimenté, mais aussi – et surtout – à ses compétences « non techniques » : évaluation de la situation, prise de décision, communication avec tous, assurance mais aussi reconnaissance des faiblesses de chacun, sous le stress des événements.

Des compétences « non techniques » (ou soft skills) que l’on retrouvera tout au long du livre, et qui manque naturellement aux approches « techniciennes » (ou « bureaucratiques »).

Et ce film est aussi une illustration des questions posées par la « Just Culture » (un des thèmes de la Safety II) car, malgré l’issue heureuse de l’accident (aucun mort, quelques blessés légers), Sully dut faire face à une procédure judiciaire – car ses décisions avaient conduit à la perte de l’avion…

 

Le biais retrospectif

Le « Hindsight bias » est un des concepts clés à retenir dans ces nouvelles approches.

Beaucoup d’accidents (et, plus largement, d’événements passés) sont analysés à la lumière des connaissances actuelles. « Ils auraient du savoir »…

C’est un biais psychologique très répandu, ne croyez-vous pas ? Auquel nous cédons sans doute souvent, par réflexe. Mais que nous pouvons réprimer, avec plus ou moins de facilité. C’est aussi un biais organisationnel… car pour des raisons diverses, autant de responsabilité financière autant que d’autorité et de stabilité institutionnelle, il est plus simple de chercher une responsabilité et mieux, une culpabilité, que d’admettre que le système n’était pas infaillible. Ou mieux, que s’il n’était pas infaillible, c’est que ses concepteurs doivent être considérés comme coupables…

Quand la Safety I considère qu’on ne doit pas échouer, la Safety II accepte l’échec et l’accident, mais recherche les moyens « d’échouer en sécurité » - « to fail safely ».

Et on est là, évidemment, au cœur du concept de « résilience », un mot tant évoqué depuis des mois…

Car la Safety I recherche la « résistance ». Elle monte des murs, toujours plus hauts, toujours plus résistants… Mais se retrouve naturellement débordée lorsque la « vague » est plus haute, plus puissante, ou qu’elle s’infiltre dans les branches, ou contourne les lignes Maginot…

Tandis que la Safety II recherche à préserver la pérennité du système, y compris lorsqu’il est submergé ; la vie après l’accident ; la résilience.

 

Le pilier ou le réseau ?

Dans le paradigme de la « nouvelle sécurité », l’enjeu est donc moins de résister au danger – en considérant qu’il existera toujours un danger plus « fort » que les défenses – que de concevoir des systèmes permettant de s’adapter après le choc (adaptive capacity building).

Et les cas recueillis par Gareth Lock illustrent ces approches.

Dans le monde de la plongée – qui confronte les pratiquants à un univers hostile, puisque sans oxygène - , tous les éléments « rationnels » sont rassemblés pour garantir la sécurité de tous. Des procédures de qualification professionnelle des acteurs, des règles d’organisation hiérarchiques, des checklists permettant de s’assurer du bon fonctionnement des matériels, une redondance de ces matériels… Et pourtant, vous frémirez à la lecture de ces histoires qui pourraient mériter, pour plus de pédagogie, une reconstitution plus visuelle…

Car malgré ces constituants d’un pilier de sécurité solide, les accidents arrivent… Et dès lors, on voit que les réponses relèvent plus du « toujours plus de la même chose », de l’obstination bureaucratique, que d’une pratique agile, se reposant sur les autres, sur une approche globale.

Et sur une confiance renouvelée en l’homme : car « l’erreur humaine » (quel affreux terme, chargé d’un jugement de valeur a priori), est considérée, dans la Safety-II, non pas comme la cause de la défaillance du système, mais comme le symptôme de dysfonctionnements plus globaux, organisationnels, culturels… Un vrai changement de paradigme, n’est-ce pas ?

Alors, bien sûr, une des réticences à rechercher la cohésion et l’apprentissage des erreurs (des fondamentaux de la « Just Culture ») est la « nécessaire » punition des fautes. C’est une question clé de ces approches, et dont le pivot est la question de l’erreur « délibérée ». Un sujet complexe évidemment pour les organisations…

Mais « l’erreur humaine » est-elle la cause de la défaillance organisationnelle ou le symptôme ? Qui condamner ? L’opérateur ou l’organisation ? Et s’il ne fallait condamner personne, mais seulement travailler à ce que le système devienne plus résilient, demain ?

 

Développer sa vision périphérique

Un terme traditionnellement employé par la « Safety II » est la « situational awareness »… ou la conscience des situations… En lisant ces mots, le rationaliste classique peut, on le sent bien, avoir un haut le cœur…

Voilà encore des approches particulièrement molles… la conscience élargie, la conscience globale… Tout ça a du être inventé dans les années 80-90 par des anciens des années 70… hippies au cerveau abimé par des expériences chimiques… Ou en tous cas par des « psychologues », pas par des ingénieurs (ce qui est vrai, en tous cas pour l’origine du concept chez les psychologues).

Alors, proposons une alternative. Et par exemple, l’adoption d’une des recommandations des soldats au combat : développer sa vision périphérique à la fois pour identifier des menaces inattendues, et ne pas susciter l’attention de l’ennemi, et donc accroître le danger… C’est mieux ?

Quelque soit le terme retenu, il s’agit en tous cas de ne pas se focaliser sur le danger immédiat mais d’élargir, « en même temps », ses perceptions, de considérer les autres conséquences de décisions prises dans l’urgence, dans le silo. De reconnaître que, sous stress, on réagit selon des biais connus, avec des faiblesses. Et de se contraindre, malgré la menace qui obsède, gérer la crise globalement : pas comme une urgence, qui ne dure que quelques minutes ou quelques jours, mais comme une crise, qui s’établit dans la durée.

Gérer une urgence peut en effet justifier un management directif, ponctuel, qui détruit inévitablement la cohésion et la confiance. Gérer une crise nécessite un travail collectif, une cohésion sociale pérenne, fondé sur la confiance. Entre les deux, il faut choisir, et l’échelle du temps est un paramètre clé dans cette décision complexe.

 

Accepter l’incertitude

Pour prendre des décisions en situation de danger immédiat, plusieurs pistes sont proposées par les approches de la Safety II et le livre de Gareth Lock.

L’une d’entre elles est l’acceptation des incertitudes. Le risque ne doit pas toujours être pris comme un calcul, même compliqué. Car on ne mesure que ce que l’on connaît. Ce qui n’est pas le cas, par définition, des situations complexes, et de l’émergence de situations imprévisibles, par nature ou par combinaison de facteurs agrégés (un plus un fait parfois autre chose que deux…)

Face au risque, on peut prendre des décisions « logiques » basées sur les statistiques. Face à l’incertain, dans lequel certains risques sont inconnus, on ne peut se fier qu’à son intuition – un concept qui repose aussi sur l’expérience personnelle et l’apprentissage – des compétences « molles ».

Alors, ce qui est terrible, mais humain, c’est qu’on cherche toujours à se rassurer avec les chiffres… qui nous donnent des « certitudes », y compris lorsque la situation est complexe, et donc incertaine.

C’est le paradoxe de la dinde de Noël… A chaque jour qui passe, la probabilité que le fermier la nourrisse s’accroit, puisqu’il le fait tous les jours… Et c’est lorsque la probabilité est la plus élevée de la série statistique considérée (elle a été nourrie 99 jours sur 100) que le soir de Noël arrive…

 

Recourir à l’intuition ?

La perception du risque n’est donc pas qu’affaire de chiffres, c’est aussi une affaire d’expérience, d’environnement, d’émotions…

Dès lors, le recours aux travaux de Gary Klein, et à sa « prise de décision naturelle », est bienvenue dans le livre. Et ceci d’autant que, jusqu’à ce jour, cette approche n’était pas encore prise formellement en compte dans les travaux de la Resilience Engineering. Jusqu’à ce jour, puisque l’association qui fait vivre la Safety II a consacré un « webinar » en ce début novembre à ces approches croisées…

Le recours à l’intuition est plus complexe qu’il n’y paraît.

Car l’intuition est nourrie de l’expérience – et on le sait aussi dans le « drill » militaire -, qui permet de s’orienter « automatiquement » entre plusieurs scénarios dont on connaît, si ce n’est l’issue, au moins les quelques « coups » suivants.

Mais au-delà de l’intuition, lorsqu’on est dans l’imprévisible d’une situation complexe, il faut savoir aussi s’inspirer du « système 2 » de Daniel Kahneman, en prenant notamment le temps de développer un esprit critique collectif. La force du collectif, de l’esprit d’équipe plutôt que le « leadership » autoritaire, ou l’action bureaucratique… L’esprit d’équipe et la confiance plutôt que cette culture de l’imposition et de la défiance systématique qui, dit-on, caractérise le monde de « l’Absurdistan »…

Accepter d’avoir recours à cette « intuition », c’est aussi reconnaître toutes ses limites en situation de stress majeur ou tout simplement, et s’y préparer.

Un exemple ? Répondez vite à la question : « si une balle et une batte valent 11 euros, et que la batte vaut 10 euros de plus que la balle, quel est le prix de la balle ? » Puis vérifiez… il est fort probable que vos réflexes mentaux aient pris le dessus…

Et sous stress, Daniel Kahneman rappelle que « ce que vous voyez est tout ce qui importe » (« What you see is all there is »).

Alors, en situation d’incident de plongée comme au cœur des événements critiques que nous connaissons, de nombreux biais s’imposent à notre pensée « rationnelle », et notamment : une vision limitée de l’environnement, le danger possible imminent, une complexité due à des facteurs techniques et des facteurs humains… la peur…

Si on vous posait la même question sous une menace immédiate, que répondriez-vous ?

 

La sécurité psychologique aussi

Face à ces contraintes, les « rationalistes » de la Safety I et les partisans de la bureaucratie infaillible recommandent de « retrouver ses esprits »… c’est parfois possible.

Quand les praticiens de la Safety II recommandent de faire appel au collectif, à l’esprit d’équipe.

Car nous sommes tous soumis – et y compris les « meilleurs d’entre nous » - aux émotions, parfois refoulées mais toujours influentes. Dès lors, la seule régulation possible est celle du collectif. A condition que ce « collectif » puisse prendre la parole librement. C’est ce qui se trouve au cœur des approches de la sécurité psychologique (« psychological safety »).

La sécurité psychologique, c’est la possibilité de parler librement. C’est donc aussi le sentiment de faire vraiment partie d’une équipe, dont on attend plus de solidarité et d’écoute que de menaces ou de contraintes. Car la peur nuit à la capacité d’analyse des situations, de perception et de prise de décision. Elle empêche aussi la prise de parole, dès lors qu’elle constitue une prise de risque, au moins morale.

L’enjeu de créer de la sécurité psychologique dans une équipe est donc crucial pour affronter des situations de crise.

Comment imaginer alors l’efficacité de la gestion d’une crise brutale par une équipe dans laquelle la confiance n’existe pas, et dont les membres sont mus soit par la compétition, soit par le contrôle, la peur, la verticalité ? Dans un contexte de concurrence (électorale par exemple) et sous la menace de poursuites judiciaires, ou au moins d’orgueil écorné médiatiquement par exemple, la question de la confiance collective peut se poser.

Mais quand il s’agit de vie et de mort en opérations, pour soi et pour les autres, c’est une condition de succès indispensable, qui dépasse les égos.

 

Un des bénéfices de la sécurité psychologique est la qualité de la communication, des échanges. On parle, et on écoute. Interviennent là d’autres facteurs. Le verbal, bien sûr, avec la nécessaire explicitation de l’intention, des ressentis, au-delà des barrières de langage, de culture. Le non-verbal également – et les contraintes du « travail à distance » mettent cette question au cœur de l’actualité.

Le passé aussi. Si les relations sont mauvaises ou la confiance a été rompue, la qualité de la communication, y compris bien sûr en situation de crise, ne sera pas de bonne qualité. Si vous avez le temps de reconstruire la confiance, c’est un préalable. Mais en situation d’urgence, vous pouvez ne pas être, pour ces raisons, le bon messager – et il faut alors considérer la nécessité de « passer la main ».

Proche de la « sécurité psychologique », le livre évoque aussi les effets des gradients d’autorité… et là encore de l’importance de pouvoir parler. On retrouve ici  les inconvénients du pouvoir « sur » (l’approche bureaucratique wébérienne), alors qu’il faut penser « pouvoir avec » (l’approche d’Hanna Arendt). Il y a donc évidemment un chapitre dédié au « leadership », mais associé à un « followership » très original – même si la référence à Arendt manque ici, car ses réflexions sur le pouvoir, les « leaders » et les « suiveurs » est fondatrice. Sachant que le « followership » se traduit aussi par la capacité à prendre la parole, pour améliorer la performance et la sécurité collectives.

En tous cas, Lock propose une très belle formule sur le leadership : « le leadership, ce n’est pas d’être ‘en charge de’… C’est de prendre soin de ceux qui sont ‘en charge de’, de les développer et de les motiver d’une façon qui réponde aux besoins des membres de l’équipe, pour leur permettre d’atteindre les objectifs de l’équipe ».

 

S’appuyer sur ce qui fonctionne, et sur ceux qui y contribuent

Au cœur de la Resilience engineering, il y a le « débriefing », le « retour sur expérience », REX ou RETEX des opérations militaires. Mais ce débriefing n’est pas la recherche exclusive de ce qui n’a pas fonctionné comme prévu…

Là encore, nous avons des biais…

L’évolution humaine nous a poussé, depuis des millénaires, à nous concentrer sur ce qui ne fonctionnait pas, pour prévenir d’autres accidents. Au quotidien, d’ailleurs, ne répondez-vous jamais « je n’ai rien à dire » quand on vous demande ce que vous avez pensé de l’exécution parfaite d’un exercice, ou d’un morceau de piano, d’un mouvement de danse, d’un de vos enfants ? Et évidemment aussi dans le monde professionnel.

Alors que vous pourriez répondre (et peut-être le faites-vous) « c’était parfait ! », ou même « ce moment-là était très bien réalisé ».

Car en recherchant uniquement les défaillances, on n’apprend pas de ce qui a bien fonctionné – et qui pourtant est essentiel dans une démarche de « résilience » -. Et on place l’autre dans une situation d’accusation, de défiance et de peur… qui ne contribue pas non plus à la résilience collective.

Et ceci d’autant que, dans le paradigme de la Safety I – l’application des règles plutôt que la résilience, on privilégie toujours la contention, l’imposition – toujours plus de la même chose – plutôt que l’extension, apprendre aussi ce qui marche, et s’appuyer sur celles et ceux qui contribuent à l’objectif partagé.

Enfin, la mobilisation du collectif – et son adhésion à un projet commun - ne peut jamais se faire au moyen d’une procédure trop détaillée, mais seulement autour d’un objectif partagé (de sécurité, dans ce cas précis). Plus on détaille, plus les « détails » sont susceptibles d’être remis en cause, parce qu’inadaptés, ou infantilisants et donc irrespectueux… C’est ce qu’on appelle, dans les méthodes de conduite de changements complexes, les « minspecs », les spécifications minimales… Toute ressemblance avec une situation actuelle serait bien entendu totalement fortuite.

 

 

Au moment de conclure, une mise en garde enfin : lorsque vous aurez gouté à ces nouvelles approches, vous ne pourrez peut-être plus vous en passer… et votre regard sur la gestion des crises s’en trouvera, selon votre point de départ initial, soit conforté, soit radicalement changé. Vous aurez basculé dans le « nouveau paradigme »…

Vous trouverez dans l’ouvrage de Gareth Lock, et à chaque chapitre, les références de nombreux livres qui font autorité dans le domaine, dans un style académique ou plus narratif, et qui permettront à ceux qui le souhaitent de prolonger leur « plongée » dans ces nouvelles approches…

Et puis il y a une autre façon de prolonger cette lecture : en parler ensemble ! N’hésitez pas…

 

 

Gareth Lock, « Under pressure »

The Human Diver, 2019

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Rédigé par Kaqi

Publié dans #Lectures, #Management

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Publié le 1 Octobre 2020

Le goût des secrets

Un livre de plus sur les forces spéciales ? Qui plus est écrit non pas par un historien ou un journaliste, mais par un de ses chefs, il y a encore peu ? Rajoutez-y le sel de la controverse médiatisée sur les services secrets, et cela en fait un ouvrage que l’on lit avec impatience, voire gourmandise… Mais au-delà de l’exercice de style et de l’objectif propre du livre, c’est aussi une source utile pour les entrepreneurs civils…

 

Le livre du Général Gomart a agité le petit monde des « fanas milis » en cette fin de mois de septembre, et aussi celui des curieux et gourmands en quête de sensations fortes… Mise en avant à l’occasion de sa sortie, on a surtout parlé de la proposition faite par le général, trois ans après sa prise du « chapeau mou » (son passage dans le monde civil) de regrouper les équipes du service action de la DGSE avec celles du commandement des opérations spéciales (COS). Service action, opérations spéciales, on est donc en plein, pour les non-spécialistes, en plein dans le « bureau des légendes »… Ca plait à beaucoup, ça en agace d’autres… Trois ans après sa sortie, pourquoi ce livre co-écrit, il faut le souligner, avec Jean Guisnel, un des trop rares journalistes de défense, spécialiste et auteurs de nombreux ouvrages très documentés sur les services secrets ? On ne répondra pas ici à la question, dont les spécialistes doivent peut-être connaître au moins une partie de la réponse… coup de billard à trois bandes ?

 

Ce qui fait le principal intérêt d’une telle production, pour le monde des entrepreneurs, en dehors d’une culture militaire générale toujours utile à développer, est la confirmation que, sans les relations interpersonnelles, aucune organisation ne peut efficacement se déployer. Y compris dans un domaine aussi réservé, aussi normé a priori que celui-là (même si les opérations spéciales, c’est faire « autrement », cet « autrement » est très documenté), les procédures ne l’emportent jamais sur les dynamiques humaines !

 

Plus que tout, des relations individuelles

Dans son livre, le général Gomart témoigne de certaines opérations auxquelles il a participé ou dont il a été en charge… la Yougoslavie, l’Afghanistan, la Lybie, le Mali… Pour chacune d’entre elles, de nombreux ouvrages existent déjà. Écrits par des journalistes, ou des militaires, ils sont évidemment plus complets que les évocations brèves de ce livre de mémoires et de propositions, qui les complète, les illustre, les incarne aussi.

Car ce qui frappe dans ce livre, c’est le « naming »… Et l’on s’interroge, parfois, pour savoir si l’évocation de tous ces protagonistes est le produit de la mémoire du Général, ou de la connaissance fine et très documentée de Jean Guisnel. Peu importe en fait. On trouve des noms, beaucoup de noms.

Et cela révèle que, y compris dans des situations qui opposent et associent des États, ou des organisations para-étatiques, on ne peut efficacement avancer si l’on se repose uniquement sur les approches organisationnelles, sur des procédures. A tout moment, il faut débloquer le système, convaincre, expliquer, faire passer l’opération sur le « dessus de la pile ». Y compris, et surtout, parce que des vies sont en jeu, parce que la réactivité fera le succès ou l’échec de l’action menée. Et pour cela, il faut prendre en compte, voire organiser, les relations inter-personnelles… camarades de promotion, collègues d’opération, rencontres antérieures… Des relations qui peuvent faciliter les choses, ou les bloquer quand le passé est conflictuel.

La plupart des entrepreneurs civils le savent… mais certains, en particulier dans les grandes organisations, demeurent convaincus que, avec de la procédure et de l’autorité, on obtiendra des résultats… On leur recommandera donc cette lecture.

 

Changer les organisations, ou animer les hommes ?

Et pourtant, en dépit de ces descriptions de multiples interactions individuelles, le Général recommande un changement organisationnel et symbolique fort : le regroupement des équipes du service action de la DGSE avec celles du commandement des opérations spéciales.

Pour faire simple, ce qui distingue aujourd’hui les premières est l’action clandestine, non revendiquée, quand les secondes interviennent toujours au nom de la France. L’intervention en tenue civile ou militaire est, paraît-il, secondaire. Quant à l’anonymat, à l’heure des réseaux sociaux et de la reconnaissance faciale, le Général affirme qu’il est de l’histoire ancienne.

Ce qui motiverait ce regroupement, c’est le besoin de synergies entre des frères d’armes qui se côtoient plus qu’ils n’agissent de concert, et aussi d’entrainements et de moyens partagés.

Au-delà des questions techniques propres à cet univers, ces problématiques sont sans doute familières au lecteur civil, habitué aux évolutions organisationnelles des entreprises.

Faut-il conserver des entités indépendantes, similaires mais différentes, animer leurs synergies, réguler les conflits entre décideurs, décider de l’affectation de moyens ? Ou fondre l’ensemble dans un grand tout, avec des moyens rationnalisés et une « gouvernance » claire ? Un grand tout qui sera aussi, inévitablement, plus lourd, plus bureaucratique.

Tout en tenant compte, bien sûr, des interactions réelles et symboliques avec l’éco-système et des relations au « Chef ». Puisque dans le cas d’espèce, les deux entités ne réfèrent pas au même niveau hiérarchique, dans l’organisation civilo-militaire concernée.

Lorsqu’il convient de décider entre ces options, on ne peut écarter, ni dans le monde militaire (qui est aussi une administration, rappelons-le), ni dans le monde civil, les questions de pouvoir, réel ou symbolique. Car en dehors de toute question d’analyse « rationnelle », l’expression de cette proposition par un ancien chef du 13e RDP, unité d’élite mythique et pilier du COS, fils d’un ancien chef de la même unité, n’est pas un élément anodin. Tout comme le sont sans doute les avis sur le sujet du journaliste spécialiste des opérations héroïques comme des « coups tordus » des soldats de la République…

Pour le décideur civil, il est donc impératif, lorsqu’il est confronté à des décisions organisationnelles clés, de prendre aussi en compte l’état des lieux moral des « forces en présence », et d’identifier, autant que possible, quels sont les moteurs de l’action, et des propositions des uns et des autres. On n’est pas seulement un titre et une fonction. On est aussi un homme ou une femme, avec son histoire, son contexte, ses convictions…

 

Le goût des secrets, ou la soif d’interactions ?

Lorsque la vie des soldats et les intérêts stratégiques de la France sont en jeu, le livre l’illustre à de multiples reprises, il est impératif de savoir qui sont les parties prenantes, de connaître au mieux leurs motivations, leurs intentions. Y compris lorsque, s’ils les expriment ou les laissent transparaitre, ceux-ci prennent des risques considérables. Pour eux et pour leur cause. Mais c’est la condition de la confiance, préalable à l’action commune.

Alors, lorsqu’il s’agit « seulement » d’enjeux commerciaux et industriels, pourquoi certains mettent-ils tant de précautions à dissimuler leur jeu ?

Sans doute parce que, même si les enjeux ne sont pas ceux de la vie et de la mort, chacun donne un sens à son engagement professionnel, à son existence sociale, au confort matériel lié à son activité.

Et puis sans doute aussi, parce que beaucoup cultivent le « goût des secrets ». Parfois par prudence. Parfois peut-être aussi, parce que les efforts que vous devrez déployer pour les découvrir vous feront vous intéresser à eux… Une vraie question en particulier dans les grandes organisations, dans lesquelles certains peuvent avoir le sentiment d’être considérés comme des « pions » ou des « rouages ». Mais pas seulement.

 

Général Christophe Gomart, avec Jean Guisnel, « Soldat de l’ombre. Au cœur des forces spéciales » Tallandier, septembre 2020

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Rédigé par Kaqi

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Publié le 1 Octobre 2020

Conversations à double sens

J’ai rencontré Théodore Zeldin à l’occasion d’un séminaire annuel des « Change Leaders », les anciens du master spécialisé « Consulting and Coaching for Change », à Oxford. Son nom m’était connu, sans m’être familier… Je l’ai donc écouté sans parti pris, ou plutôt, j’ai découvert la « conversation » que la talentueuse organisatrice avait suscitée… Etait-elle plus qu’un « FishBowl » des Liberating Structures, l’un des exercices de facilitation dont je suis gourmand ?

Ma première impression a été celle d’une aimable conversation de salon, celle d’un homme érudit, dont la vie avait été faite de découvertes, et qui n’avait pas souvent été confronté au monde du travail que nous connaissons, nous, consultants dans les entreprises. Il déclarait d’ailleurs n’avoir jamais eu le sentiment d’avoir travaillé… Tout en nous décochant quelques flèches aigres-douces, à nous qui intervenons pour aider les équipes à mieux travailler (ensemble, pour ce qui me concerne).

Alors, s’il assumait tant sa distance avec le monde du travail, pourquoi avait-il été associé à la « commission Attali » (dite « pour la libération de la croissance française »), à l’occasion de laquelle certains disent qu’il a établi une vraie relation de proximité avec Emmanuel Macron ?

Et c’est en lisant l’autre livre de cet article, que j’ai eu envie de redécouvrir les « conversations », après avoir musardé dans les pages d’un autre de ses ouvrages, « Les plaisirs cachés de la vie ».

 

Le pouvoir de la conversation

La lecture de son petit ouvrage « Conversation – How talk can change our lives » (indisponible en français, si ce n’est d’occasion), qui retranscrit des émissions de la BBC, conforte le sentiment d’une rencontre avec un « honnête homme »… Quelqu’un dont la conversation est aimable, charmante, cultivée ; qui apprécie le temps qui passe au fil des rencontres diverses ; qui croit en l’homme (qu’on ne vienne pas chercher de parti pris sur l’égalité homme/femme, le terme est ici générique). Dont l’attention se porte avant tout sur les relations globales, entre peuples, entre cultures, entre sexes aussi. Qui porte la conviction que la « conversation » permet de faire grandir, et que ce développement personnel –interpersonnel en fait-  conduira à une meilleure entente de tous, y compris dans le monde du travail (qu’il n’évoque pas beaucoup). Et cette conversation ne peut avoir lieu – il l’avait clairement expliqué à Oxford – qu’entre deux personnes. Un postulat qui stimulera l’esprit critique des facilitateurs, spécialistes des « conversations de groupe ».

Lorsqu’on s’intéresse aux « changements » organisationnels et collectifs, comment considérer alors le pouvoir de la « conversation », et son usage pratique ? Envisager une multitude de conversations individuelles (des milliers, des millions) ? Ou bien plutôt, considérer qu’il existe des acteurs clés d’influence et que ceux-ci, parce qu’ils grandiront grâce au pouvoir de la conversation, entraineront des changements collectifs ?

De la « conversation » qu’il avait eue devant nous, il semble que Théodore Zeldin privilégie la seconde voie – tout en encourageant chacun, dans sa vie privée, à la suivre également.

Peut-être aussi parce que, selon Zeldin, plus on monte dans la hiérarchie professionnelle (ou sociale), plus on parle… et avec d’autres « décideurs ». Même s’il met en garde le lecteur contre la rhétorique, comme obstacle aux échanges et donc au progrès individuel… la rhétorique, une technique appréciée des « décideurs », en particulier publics.

Nulle question, donc, de foules.

Pourquoi évoquer alors, dans cet article à usage professionnel, le livre de Zeldin ?

Parce que, au-delà de ses convictions philosophiques sur la « conversation », Zeldin propose aussi son approche comme un outil de transformation, à travers notamment de « conversation dinners », dont il choisit les menus. Dans ces exercices, vous avez un « menu » pour vous guider : des thèmes à évoquer avec votre interlocuteur. Enfin une approche directement opérationnelle ? Pas vraiment directement, quand on se réfère à ces « menus » dont les plats sont, par exemple : « Avez-vous changé de priorités au fil des ans ? », « Quand vous sentez-vous isolé ou esseulé, et quelles sont vos remèdes ? », « Quelles sont les limites de votre compassion ? »…

Des questions très personnelles, profondes, qui permettent sans doute de se parler « en vérité », de découvrir l’autre, et de « grandir »… changer aussi ?

C’est sans doute le préjugé humaniste de Théodore Zeldin. Mais comme il l’exprime lui-même : « il est vrai que la plupart des gens aiment à haïr. La haine donne aux gens l’impression qu’ils ont des principes et des opinions ».

Alors, une conversation peut-elle aider à changer, voire à aimer, ou tout du moins à respecter ?

C’est en tous cas la conviction de Peter Boghossian et James Lindsay. Qui eux, proposent un livre très opérationnel puisque leur livre est présenté comme un manuel pratique (non traduit en français).

Si ces noms vous sont familiers, c’est sans doute parce qu’ils ont défrayé la chronique médiatique il y a quelques mois – vous savez, avant l’ère Covid… -, en piégeant des revues « scientifiques » avec des articles que les rédacteurs espiègles et talentueux du Groupe d’Intervention Culturelle Jalons n’auraient pas désavoués. Un « Lancet-gate » avant la lettre, les conséquences sur la santé publique et la crédibilité gouvernementale en moins…

C’est mon goût de l’épistémologie et mon esprit taquin qui avaient appelé mon attention sur eux. Car le spectacle de cuistres tournés en ridicule est un plaisir que j’assume – et seuls des experts de haut niveau, comme ils le sont, peuvent s’attaquer à ce qui se passe dans les universités américaines, et qui arrive dans les nôtres, sans doute.

Universitaires reconnus, ils font partie de ceux qui, aux États-Unis, combattent l’obscurantisme qui vient, portés par de nouvelles « idéologies ». Le dénigrement, l’exclusion, le refus du débat, du désaccord, de la controverse : c’est sans doute cela qui leur a donné l’idée de produire ce « guide pratique » pour avoir des « conversations impossibles ».

 

Alors, pourquoi en parler ici ? Parce que ces pistes pratiques sont de belles leçons pour permettre d’apaiser des conflits dans les entreprises, dans les équipes, entre décideurs barricadés dans leurs positions, leurs objectifs, leurs tranchées…

 

La conversation comme levier de changement

La structure du livre est originale car elle propose une « montée en compétences » progressive, du niveau « débutant », du novice en conversations, à celui de « maître », prêt à tenter des conversations avec des « idéologues » - une catégorie pourtant plus sujette aux affirmations qu’à l’échange.

Car, et c’est un des points passionnants de leur propos, la « conversation » est un puissant levier de changement. Pas au sens de Zeldin, pour qui elle est plutôt un facteur de « murissement » pour ceux qui y participent, et toujours vers le haut. Mais au sens d’une transformation mutuelle possible, vers le point de vue de l’autre. Car l’idée n’est pas de « grandir », mais de faire changer l’autre, tout en acceptant, et c’est un postulat important, que la conversation vous fasse aussi changer vous-même.

C’est d’ailleurs pourquoi, dans les cas extrêmes – la conversation avec des « idéologues » -, le seul objectif proposé est de les amener à accepter les points de vue des autres. Et qu’il faut envisager, s’ils s’y refusent, de fuir… Puisque l’objectif est la conversation, qu’ils refusent alors, et non la conversion, qu’ils recherchent.

La conversation est, dans cette approche très pratique, le vecteur d’une véritable relation. On peut ne pas être d’accord, certes. Mais on accepte l’échange. Et on le suscite.

Écouter, certes, mais interroger aussi. Car l’écoute n’est pas seulement polie, voire distraite. Ce qu’on peut imaginer dans les conversations organisées par Théodore Zeldin. Elle est réelle, « active » disent certains.

Respecter l’autre, en ne le mettant pas en situation inconfortable. Prendre le temps de la relation, accepter les limites de l’autre, son rythme. Faire des crédits d’intention aussi.

En quoi ces recommandations de bon sens sont-elles originales, et donc utiles au monde de l’entreprise ?

En ce qu’elles s’appliquent, à travers leurs déclinaisons, aux conversations réputées « impossibles » : « des conversations qui semblent inutiles tant elles révèlent un abime apparemment infranchissable de désaccords sur les idées, les croyances, la morale, la politique ou les visions du monde ».

Impossible parce que les protagonistes ne veulent pas se parler ?

Pas vraiment. Car « la difficulté dans ces cas n’est pas de trouver quelqu’un avec qui parler : c’est l’échange (« give-and-take ») qui semblent sans espoir car la personne en face de vous échoue à parler avec vous et, à la place, vous parle. Vous êtes dans ce cas un réceptacle pour ses idées, ou un adversaire à vaincre ».

Ces propos doivent résonner à l’esprit des lecteurs qui, dans leurs projets ou leur quotidien, doivent souvent « convaincre », ou connaissent des « décideurs » qui doivent le faire.

Désireux d’assumer leur « leadership », ils font alors appel, quand ils en sont dotés, à leur talent oratoire, à leur rhétorique… Ils brillent, ils « convainquent » - en tous cas le croient-ils. C’est parfois le cas, sur le champ, sous l’effet du spectacle bien mené. Ils ont remporté « l’épreuve de la rampe ». Mais ils n’ont pas entraîné l’adhésion, sincère et pérenne.

 

La conversation comme technique de mobilisation

La conversation est donc une technique de mobilisation. Que l’on apprend, et que l’on met en pratique. Mais encore une fois, elle n’est pas manipulation, car l’effet est à double-sens, et la mobilisation mutuelle.

Nous vous laisserons donc le plaisir de découvrir les compétences clés que proposent les auteurs, qui vous suggèrent de les appliquer avec patience, avant de passer d’un niveau à l’autre… De les remettre aussi en perspective, au regard de « conversations » ratées, voire d’échanges interrompus, ou inachevés.

Enfin, si beaucoup de livres – comme celui de Théodore Zeldin -, partagent des convictions, laissant au lecteur le soin d’en imaginer les applications pratiques, ce manuel permet, à l’inverse, d’identifier, au fur et à mesure de la lecture, les lignes directrices qui ont donné naissance à ces déclinaisons.

Il me semble que, pour Boghossian et Lindsay, la clé se trouve dans l’identification des « valeurs ».

En particulier dans les cas les plus difficiles, la conversation est, pour eux, un exercice archéologique. Car il convient de franchir, progressivement et en délicatesse, toutes les couches sédimentaires, qui dissimulent et protègent les fondations de la pensée exprimée : les « valeurs » (« underlying values »).

Leur conviction est que ce qui permet la conversation sont des « valeurs » partagées. Un concept assez vague, presque trop courant.

Ce qui rend possible l’identification de ces « valeurs communes », sauf dans les cas extrêmes des conversations qui se veulent des conversions, c’est la conviction, selon les auteurs, que plus que des convictions étayées, chacun se réfère à des « valeurs » pour tracer la limite entre les « bonnes personnes » et les « mauvaises personnes » - et en souhaitant, dans la grande majorité des cas, se trouver dans le camp des « bons ».

Dès lors, l’expression d’une valeur simple comme « le respect des convictions de l’autre » permet de bâtir les bases d’une conversation sincère. Et à partir de ce socle commun, qui n’est qu’un point de départ, il devient possible, en remontant le raisonnement, d’identifier là où les désaccords se font, de les mesurer, voire de les relativiser pour les dépasser. En changeant de compréhension, de conviction, l’un ou l’autre, l’un et l’autre.

 

Les bases d’une conversation sincère

Les « valeurs » sont donc au cœur des « conversations » selon Zeldin et Boghossian/Lindsay.

Plutôt que de s’affronter sur l’écume des jours, les interprétations vraies ou supposées, les exégèses de l’intention initiale, tous affirment qu’on ne peut progresser qu’en parlant du fond.

Pour Zeldin, ce sont ces conversations profondes qui permettront aux individus, et aux sociétés de changer, en se comprenant mieux. Mais on peut craindre que, menées hors de cercles de « bonne volonté » ou de gens « bien élevés », ces conversations ne deviennent que des exposés à sens unique, dont la portée dépend uniquement de la volonté d’écoute de l’autre. Et ne conduit à changer que celui qui a déjà pris ce chemin - sans doute parce que Zeldin considère également comme « conversation », les discussions avec soi-même, ou avec Dieu.

Pour Boghossian et Lindsay, les conversations sont un enjeu en soi. Car la qualité des relations qu’elles supposent, et qu’elles induisent, sont celles des sociétés humaines qui semblent, aujourd’hui, se désagréger. Les conversations sont donc des enjeux forts pour eux, dans leur environnement professionnel et social, et en particulier des universités américaines.

Pour nous, dans les entreprises, elles sont des vrais leviers d’action pour réconcilier les collectifs, ré-exprimer le sens commun de projets parfois dilués dans des organisations complexes, malmenées par un contexte particulièrement anxiogène, qui encourage plus les conduites rapides que les respirations partagées.

Alors, pour le succès de vos projets, à l’heure des tchats, des mails, des SMS et autres tweets, êtes-vous prêts à parler, pour de « vrai » ?

 

Theodore Zeldin « Conversation. How talk can change our lives » Harvill Press, 1998, HiddenSpringBooks. 2000. “De la conversation”, Fayard, 1999.
Peter Boghossian & James Lindsay “How to have impossible conversations. A very practical guide”. Lifelong Books, 2019

 

 

 

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Rédigé par Kaqi

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Publié le 29 Août 2020

La libre concurrence est-elle une guérilla ?

Que ce soit par ouverture à la concurrence de marchés monopolistiques, ou par l’irruption de « nouveaux entrants », pure players des services numériques, ou adossés à ces nouvelles briques de compétences et d’outils, beaucoup de grandes entreprises ont dû résister, ou s’adapter… ou en tous cas tenter de le faire. Pour cela, elles ont soit durci leurs positions existantes, soit tenté de jouer le jeu de ces nouveaux acteurs, beaucoup plus faibles mais beaucoup plus agiles. L’ouvrage de l’officier français David Galula, « Contre-insurrection », référence militaire aux États-Unis avant de l’être en France, offre quelques clés de lecture et de réflexion sur cette « guerre » économique.

 

 

David Galula est un officier français « atypique », que certains peuvent considérer comme un « franc-tireur ». Né en 1919, sa carrière le mène des combats en Afrique du Nord, en France, et en Allemagne, à la Chine en cours de maoïsation et plus globalement, à l’observation des guerres révolutionnaires en Extrême Orient, à la Grèce en guerre civile, puis à la guerre d’Algérie. A partir de 1962, mis en disponibilité à sa demande, il poursuivra sa carrière comme « visiting fellow » au Harvard Center for International Affairs et à la Rand Corporation, avant sa mort en 1968. En 2005, son ouvrage est recommandé en référence sur les guerres insurrectionnelles, alors que les armées américaines sont engagées en Irak et en Afghanistan.

 

Plus de cinquante ans après sa parution, ces réflexions et recommandations conservent toute leur utilité, et pas seulement pour les actions militaires.

Galula décrit les forces en présence comme « loyalistes » et « insurgés ». Pour mener le parallèle avec les dynamiques des entreprises civiles, proposons la position de « loyalistes » aux entreprises en position dominante, et celle d’« insurgés » aux « nouveaux entrants ». Car il s’agit, avant tout, d’acquérir la maitrise d’un territoire, d’un « marché » (ou de « parts de marchés »).

 

Ce qui caractérise les loyalistes, c’est le respect du droit, la bureaucratie, les procédures. C’est le maintien d’une position acquise, et des actions en réaction aux initiatives des insurgés. C’est avant tout une culture de « contrôle » qui s’appuie sur une structure politique, une bureaucratie administrative, une police, des forces armées. 

Proposons alors le parallèle avec les structures de « gouvernance » de l’entreprise, la bureaucratie et les normes qui règlent les fonctionnements et les pratiques, une certaine forme de management qui en assure la mise en œuvre, et les forces de commerce et d’influence qui font face aux menaces extérieures, directement ou indirectement.

 

Ce qui caractérise les insurgés, c’est la conquête des territoires, mais aussi celle des cœurs des populations qui les habitent. C’est l’initiative, la mobilité, la concentration de moyens par nature limités sur des objectifs donnés, stratégiques, symboliques. Ce sont aussi des forces qui tirent leurs moyens d’action du soutien des populations, ou de soutiens extérieurs. Ce qui les fédère est une « cause ».

Pour se distinguer des entreprises dominantes, les « nouveaux entrants » choisissent souvent des propositions de valeur en rupture avec l’existant : que ce soit pour leurs salariés, leurs « militants », ou pour leurs clients, populations à conquérir. Ces ruptures, ces innovations se retrouvent dans les discours (on ne vend pas des yaourts, on met du lien entre les consommateurs, on ne transporte pas des passagers, on leur donne de la liberté…) ; elles se retrouvent dans les outils – et tous les modes d’action numériques ont été à la base de l’action des « nouveaux entrants », dans tous les secteurs ; on les trouve aussi dans les pratiques managériales et relationnelles – horizontales, participatives, informelles-, en tous cas affichées et au moins réelles tant que la structure reste de taille modeste, sans bureaucratie.

 

Mais loyalistes et insurgés sont-ils si différents par nature ?

Pour Galula, la guerre contre-insurrectionnelle peut être menée en adoptant les pratiques des insurgés eux-mêmes, mais dans une certaine limite. Car il ne s’agit pas de conquérir des territoires, mais d’en conserver le contrôle.

Dès lors, si les tactiques peuvent s’inspirer de l’agilité des insurgés, il convient avant tout d’en détruire l’organisation naissante. Et, pour le plus long terme, de ne pas tenter de maintenir l’ancienne organisation ; mais d’installer une organisation politique qui fédère les populations synergiques. 

On pourrait parler de « gouvernance auto-portée » pour des parties prenantes considérées comme « partenaires » plus que comme des « clients »…

 

Et comme il le décrit aussi, les insurgés eux-mêmes sont contraints d’adopter les pratiques et les outils loyalistes, lorsqu’ils ont acquis la maîtrise d’un territoire. En en particulier une organisation bureaucratique et une police.

A la lecture de cet ouvrage, il apparaît donc, pour les entrepreneurs, que l’esprit « start-up » n’a qu’un temps… Et que les stratégies de rupture, agiles, sont l’apanage des contestataires, et non des acteurs de référence.

 

Les parallèles, et les inspirations à en tirer, pourraient être décrits très longuement. Évoquons-en seulement quelques-uns.

 

  • S’accorder sur une « cause » mobilisatrice : c’est ce qui fédère les énergies, donne un sens à l’action, permet aussi d’identifier les « partisans » ceux qui agissent pour cette cause ;
  • Choisir les territoires de conquête – et savoir aussi passer de l’un à l’autre si le combat est par trop inégal, pour y revenir plus tard ;
  • Conquérir les esprits et les cœurs plutôt que de chercher la domination et le contrôle. Aucune entreprise, aussi riche qu’elle soit, ne peut tenir durablement un territoire si les populations qui y vivent ne se sentent pas parties prenantes à leur avenir.  C’est donc rechercher plus des partenaires que des obligés et des soumis.
  • Ne pas céder à une bureaucratie « inéluctable ». Les normes et les règlements sont sans doute des éléments de langage commun, nécessaires, mais quand ils prennent le pas sur l’initiative et le facteur humain, ils déresponsabilisent et conduisent à l’échec, à l’accident.
  • Cette résistance au phénomène bureaucratique bien connu n’est pas incompatible avec le développement de l’organisation. Les structures « holomorphiques » sont des modèles d’inspiration, en favorisant à la fois l’initiative propre aux petites structures, et le partage d’objectifs partagés, y compris par un grand nombre d’acteurs.

 

Jean-Christian Fauvet, qui a fondé la sociodynamique, avait-il lu Galula ? En tous cas, il y a là tellement de parallèles que si ce n’est pas le cas, cela témoigne, une fois de plus, que le monde des idées révèle souvent de formidables synergies potentielles, qu’elles soient directement corrélées par des inspirations mutuelles, ou qu’elles soient tous simplement la révélation de « l’air du temps ».

 

 

David Galula, « Contre-insurrection. Théorie et pratique”, Economica, 2008

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Rédigé par Kaqi

Publié dans #Lectures, #CIMIC

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Publié le 27 Août 2020

La liberté du management

La liberté du management

 

La littérature militaire, ou au moins les écrits des chefs charismatiques, fascine parfois, suscite la curiosité souvent. Que ce soit par intérêt de la chose militaire, que l'on soit soldat de métier, ou bien encore dinosaure issu du service national et d'un parcours en réserve opérationnelle... Ou bien que l'on attende (imprudemment et vainement, c'est mon avis) le salut d'"hommes providentiels", militaires ou autres.
L'ouvrage de l'Amiral Finaz, jusqu'à l'été patron de l'École de Guerre, et aussi écrivain de marine, c'est à noter, n'a pas vocation à inspirer les foules ébahies. Son souhait : contribuer aux ponts entre les mondes civil et militaire, entre les entreprises et la grande Institution, entre managers et commandeurs...

 

Il y a évidemment dans la récente production de celui qui animait la formation des grands chefs militaires de demain (le passage par l’École de Guerre est le préalable indispensable pour un officier général) beaucoup de matière. Et beaucoup de plaisirs poétiques aussi, puisqu’il fait partie de cette talentueuse confrérie des « écrivains de marine » (la plume non directement militaire serait-elle réservée aux marins puisqu’il n’existe pas d’équivalent dans les autres armées ?).

 

Le sujet qui inspire souvent les parallèles entre les deux mondes est la distinction, ou les parallèles, entre management et commandement.

Et ceci d’autant que certains nostalgiques ou idéalistes d’un « chef idéal », qu’ils soient sociologues, managers ou même patrons d’écoles de « management », regrettent l’absence de « chefs », et fustigent les faiblesses du « management ». Déçus des « managers » publics ou privés, ils se disent donc prêts à se tourner vers des chefs militaires ayant quitté le service actif, en espérant qu’ils remettent le monde et les entreprises « en ordre ». 

 

La distinction entre management et commandement, faite en ouverture par l’Amiral Finaz, qui ne suggère en rien ces pistes, est beaucoup plus subtile. Et plus radicale à la fois. Car pour lui, ce qui distingue le « commandement » du « management » est le rapport à la mort, reçue ou donnée : « un militaire obéit à un ordre parce qu’il a confiance dans celui qui le lui a donné ». Et c’est ce qu’il appelle « l’esprit d’équipage », puisque l’engagement ultime se fait au moins autant par idéal choisi que par solidarité et esprit de corps – avec ses coéquipiers comme avec ses chefs.

 

La mort comme distinguo entre commandement et management ?

 

En effet, si la mort survient aussi dans le monde civil, elle n’est jamais au cœur de la mission quotidienne. On peut la recevoir, par accident, ou la côtoyer, dans les professions de santé. Mais on ne la donne pas par vocation. Et surtout, les managers n’envoient pas, d’un ordre, leurs équipes dans des situations où elle peut être reçue, et donnée. C’est en effet une distinction clé, factuelle, entre les deux mondes.

 

Pourtant, au fil des pages, cette distinction entre management et commandement s’estompe, et les parallèles entre chefs militaires et chefs d’entreprise se multiplient. Témoignage d’une maturation de la réflexion au fil des contacts avec les auditeurs civils de l’École, par exemple ? Ou perspective du passage de l’autre côté du miroir, après le « dernier accostage » militaire, et début de transition ?

 

Le risque : un point commun entre management et commandement ?

 

Se pose alors la question du risque. Les risques pris par les militaires sont-ils comparables à ceux pris par les entrepreneurs ?

Bien sûr, les entrepreneurs prennent rarement un risque de mort immédiate… Et si les managers prennent des risques, ils n’engagent pas, sciemment, la vie de leurs équipes.

Mais puisque la perception du risque est pour beaucoup une affaire individuelle, on peut penser que certains engagements civils pèsent autant qu’une prise de risque physique : on peut évoquer par exemple l’avenir matériel de la famille, la qualité des relations interpersonnelles, l’existence sociale, la fierté perdue ou retrouvée, ou tout simplement, le sens de la vie…

Les guerriers encourent des risques physiques, au plus haut point. Mais faut-il, pour autant, pour tous, minorer l’importance des autres « risques » de la vie ?

« Comment prétendre un seul instant que ces histoires de risque, de sens et de mission ne seraient que l’apanage que des chefs militaires ? Elles sont le quotidien des vrais chefs d’entreprise ».

 

Au centre de tout, le sens de la vie

 

Et c’est précisément là, dans le sens de l’action, dans le sens que chacun peut tenter de donner à sa vie, qu’émergent les parallèles dans l’ouvrage de l’amiral Finaz : « même s’il est assurément constitutif de leur part d’héroïsme, les militaires parlent rarement du sens. Car il leur est offert. Il leur arrive de parler de la mission. Elle leur est donnée également, et ils la préparent sans cesse. Rien ne se justifie sans la mission, et tout est affaire de sens, aussi et surtout ».

 

Alors qu’en est-il des managers civils ?

Qu’ils soient soldats ou entrepreneurs, qu’ils soient engagés dans une mission périlleuse, vitale, pour les intérêts de la Nation ou pour leurs camarades de combat, ou dans une action pacifique mais à forts enjeux pour eux, pour leur engagement professionnel, pour leur avenir individuel et familial, pour celui de leurs salariés, pour leur réputation, tous les hommes ont besoin de donner un sens à leur action, au temps qu’ils donnent, alors que la vie passe, et qu’il faut faire tant de choix.

Survivre, vivre, s’épanouir selon des modalités qui n’appartiennent qu’à chacun…

 

Et cette question du sens se pose parfois avec cruauté, lorsqu’on songe aux « morts sociales » ressenties et vécues par certaines professions, certains individus. Burn outs, bore outs, désengagement… Qui peuvent conduire aux extrêmes. Comme les suicides chez France Telecom, alors que les métiers changeaient radicalement, pour donner naissance à Orange.

Ou comme ces agriculteurs qui se donnent la mort dans un dernier geste de désespoir, quand ils n’en peuvent plus, qu’ils ne trouvent plus de sens à leur vie. Et si ces derniers sontsouvent managers d’eux-mêmes, au sens juridique, ils se trouvent pourtant « managés » par un éco-système qui devrait réfléchir aux conséquences de ses interactions.

Alors, entre cette mort qui survient parce que la vie professionnelle n’avait plus de sens, ou celle reçue parce que le sens de cet engagement impliquait, peut-être, une fin brutale, n’y a-t-il pas un point commun entre les deux mondes : la nécessité de trouver un sens à sa vie ?

 

L’équilibre fragile du sens et de l’engagement

 

Les semaines passées en confinement ont été une occasion pour beaucoup de se poser cette question, ou d’en réaliser l’importance lorsqu’il a fallu continuer à travailler, malgré la peur, ou y revenir. Pourquoi travaille-t-on ? Pourquoi vit-on ?

 

Certains cherchent aujourd’hui les moyens de trouver un nouvel équilibre entre vie personnelle et engagement professionnel. Et le télétravail peut être, pour certains, une piste féconde, à condition d’organiser son temps et son espace, sa disponibilité intellectuelle aussi.

D’autres ont été impatients de retourner au travail, autant que possible. Pour retrouver des interactions sociales complémentaires de celles de leur vie privée, pour retrouver aussi le cadre de leur accomplissement, de leur engagement.

Évoquer ces différences, ce n’est pas relativiser la spécificité de l’action militaire, mais reconnaître que les leviers de l’engagement, les moteurs de la vie, sont tous différents, d’un individu à l’autre.

 

Et c’est pourquoi, à la différence des contempteurs du « management », nous aimons à valoriser, et aider, celles et ceux (vous voyez, on peut aussi écrire les deux) qui manient l’art de l’animation des talents, des compétences, des énergies individuelles et collectives, de la conduite des projets sensibles, quand ils allient complexité technique et diversité humaine.