Publié le 11 Avril 2022

En finir avec le poutinisme d’entreprise

D’aucuns affirmeront, à raison, que la conduite des affaires politiques ne relève pas des mêmes pratiques que la vie d’entreprise, et en particulier pour les missions régaliennes. Mais si on distingue souvent philosophie morale et philosophie politique, il existe néanmoins un continuum entre les deux mondes, qui est le regard que l’on porte sur l’autre, et qui se vit au quotidien, dans le monde professionnel.

 

Depuis l’invasion de l’Ukraine, j’essaie de comprendre pourquoi beaucoup soutiennent, ou au moins trouvent des « raisons », à mots couverts plus souvent qu’ouvertement, aux décisions de Vladimir Poutine, et aux exactions qui en découlent depuis le premier jour.

Alors il y a bien sûr les raisons politiques. S’inscrivant en continuité des affrontements du XXe siècle, certains soutiennent le maître du Kremlin en raison de leur « anti-américanisme » historique, vécu ou intellectualisé. Pour un conflit qui ravage les terres d’Europe sans intervention directe – à ce jour – des États-Unis, cela reste mystérieux… Mais il y a bien sûr l’Alliance Atlantique, à laquelle appartiennent la plupart de ces pays, et aussi les États-Unis. Voilà donc leur « logique ».

Ils ont sans doute oublié que les adhésions des pays d’Europe centrale et orientale ont été volontaires, et concomitantes pour la plupart à celles à l’Union Européenne, alors que l’effondrement de l’Union Soviétique ouvrait une porte de liberté à ceux qui avaient connu les chars et les geôles de l’armée rouge…

 

Fonctionner en coalition

Mais ce qui les rapproche de Poutine est qu’ils ignorent fondamentalement le fonctionnement en coalition, ou l’écartent souvent plus par incompétence que par choix. Car il est pour eux beaucoup plus difficile d’agir collectivement que de décider seul. De susciter l’adhésion faute d’avoir, et ils le regrettent, dans nos entreprises et sociétés démocratiques, tous les leviers de la soumission.

Leur regard sur nos démocraties libérales est celui de « l’inefficacité » des régimes parlementaires et de l’équilibre des pouvoirs sur lequel ils reposent encore.

Dans les entreprises, ils rejettent les dynamiques informelles, les organisations matricielles ou celles, plus subtiles encores, les synergies d’entités autonomes – ce que la sociodynamique appelle des « organisations holomorphes ».

La Russie de Vladimir Poutine est une autocratie. Tout dépend de Moscou, de lui, de la bureaucratie du pouvoir. C’est d’ailleurs un modèle organisationnel similaire à celui de la Chine, dans laquelle tout revient traditionnellement au centre de l’Empire – un Empire dont a hérité le Parti Unique. Un fonctionnement totalement différent d’autres modèles parfois dit « impériaux » (en fait, des coalitions), dans lesquels l’autorité centrale supposée doit en fait composer avec de nombreux contre-pouvoirs locaux.

Pour les poutinistes d’entreprise, seules comptent l’autorité du « chef », les organisations pyramidales et les procédures qui visent à rationaliser et homogénéiser les fonctionnements. C’est le « pouvoir » vu par Max Weber, au XIXe siècle… Le monde de la révolution industrielle d’alors, celui d’un monde mécanique, linéaire. Un monde dépassé, radicalement différent du poly-centrisme contemporain, des flux logistiques et informationnels en réseaux, de l’autonomie donnée à l’acteur le plus éloigné du centre – le fameux « caporal stratégique », avec ses bons et mauvais côtés.

 

Animer l’agilité des acteurs synergiques

Il y a aussi ceux qui ne conçoivent l’action que menée par les structures publiques, État ou collectivités, et leurs dépendances. Des organisations qui tentent naturellement d’accroître, comme toute bureaucratie, leur emprise. Que ce soit directement, par leurs moyens dédiés, ou indirectement, par leurs participations financières. Et qui compensent parfois leur inefficacité par le monopole de la force, légale ou affirmée comme telle.

On dit parfois – peut-être pour amoindrir sa responsabilité - que la Russie de Vladimir Poutine est une oligarchie, puisque les richesses naturelles qui permettent la pérennité du régime sont exploitées par des entreprises confiées à des « proches ». Mais la réalité démontre que, plus que des « proches », ce sont plutôt des auxiliaires dont la richesse, voire la vie, dépendent directement du bon vouloir de l’autocrate et de leur docilité. Et que le « nettoyage » qu’il aurait fait précisément d’une oligarchie ancienne n’a été que le placement de ses obligés.

Les agents de ces systèmes centralisés, et donc bureaucratiques, ne sont naturellement pas disposés à l’initiative. Et cela leur convient bien – sinon ils seraient entrepreneurs et confrontés aux risques et à l’incertitude. Ils sont entraînés à « produire », non à « interagir ». A fonctionner en silo plus qu’en réseau. A obéir et faire obéir, plus qu’à animer.

Ils suivent les instructions du « chef » et sont, par conséquent, soumis aux lenteurs de la prise de décision et, en cas de rupture des lignes de communication, livrés à eux-mêmes. En attendant que, peut-être, le « chef » se rende jusqu’à eux, sur le front des opérations – en affrontant les risques liés (perte de recul, absence de coordination, fatigue et donc aveuglement, voire menaces directes), ainsi que leur passivité intrinsèque.

Face à eux, ils pourront trouver des adversaires ou des concurrents, selon le contexte, agiles, organisés en petites entités mobiles, créatives. Animées non pas seulement par un chef unique, mais par un objectif partagé, infiniment plus mobilisateur.

Dans les domaines non régaliens, ceux qui travaillent dans les dynamiques territoriales peuvent trop souvent constater la posture « hiérarchique » d’agents publics qui ne savent travailler seulement que par injonction, y compris avec des acteurs privés auprès desquels lesquels ils n’ont ni pouvoir ni légitimité, et alors que beaucoup de missions pourraient être menées en complémentarité.

Et on pourra regretter que, dans le domaine stratégique – y compris dans celui de la recherche et de la réflexion -, les plus brillants décideurs aient souvent en premier réflexe le recours aux institutions publiques, nationales ou non. Alors que de nombreux acteurs privés, indépendants et motivés par les mêmes enjeux collectifs, pourraient enrichir les productions communes. Il n’y a, dans ce cas, pas d’hostilité de leur part. Seulement des habitudes.

Et peut-être l’idée que quand l’État paye, c’est une garantie de fiabilité. Alors que l’omniprésence des structures étatiques – ou de leurs émanations dans le secteur privé - facilite la corruption. Car si les puissances étrangères savent fournir des moyens de subsistances à des « petites mains » exclues du monde du travail après l’exposition publique de leurs engagements politiques radicaux, ou des financements à des organisations mises au ban du système, elles privilégient surtout la compromission de celles et ceux qui, par leur carnet d’adresse, les aideront à « naviguer » dans l’entre-soi de la décision publique.

Là encore, la diversité et la pluralité des acteurs pourrait être un gage, non seulement de créativité, mais aussi de résilience – on pourra sur ce point se référer aux nouvelles approches de la sécurité industrielle et organisationnelle.

Mais cela nécessite la volonté de s’ouvrir aux autres, d’accepter et de respecter la diversité de leurs fonctionnements. Car l’essentiel est que l’objectif soit partagé.

 

S’approprier l’intention du chef

Enfin, au croisement des partisans du « chef » et de ceux de la puissance publique, il y a ceux qui affirment s’inspirer, dans les affaires courantes, du monde militaire. Car ils le voient comme une organisation centralisée autour d’un « chef » – double illustration de leur modèle idéal.

C’est notamment le cas, ces jours-ci, certains généraux ayant vécu leur période d’activité dans un monde bipolaire, bloc contre bloc, qui a disparu, et qui se veulent sources d’inspiration pour le grand public. Ou de personnels ayant gravité dans ces univers sans y avoir trouvé la reconnaissance qu’ils cherchaient.

N’ayant pu avoir leur heure de gloire sur les théâtres d’opération – c’est pourtant un tout aussi grand mérite d’avoir travaillé à écarter la guerre -, ils la recherchent, dans notre société du spectacle, sur des plateaux de télévision. Et y laissent transparaître cette nostalgie du « chef », avec une admiration plus ou moins dissimulée pour celui qui, aujourd’hui, semble défier le monde occidental. Ils avaient d’ailleurs eu, tout au long des dernières décennies, l’occasion d’autres modèles d’admiration, plus au sud, et certains s’en étaient saisis. Mais ils étaient plus loin, moins menaçants sans doute que celui-ci. On jouait donc à faire peur, à peu de frais. Là, c’est du sérieux… Et Vladimir Poutine les fascine aussi, parce que seul, il « ose ».

Alors bien sûr il en est qui croient, y compris dans les armées, aux « vertus » de la planification à tous niveaux. Mon dernier chef militaire, général en activité de son état, s’était engagé aux côtés de Jean-Luc Mélenchon dans une association de promotion de la planification – c’était il y a moins de dix ans… On peut deviner que nous avions eu alors quelques divergences quant à l’animation des compétences et à la valeur de l’initiative.

Alors en la matière, si les « civils » ont l’excuse de l’ignorance des pratiques qu’ils fantasment souvent ou dans l’honneur desquelles ils se drapent par procuration, ceux-là ont donc oublié, ou toujours refusé d’accepter, que pour prendre une décision propre à être mise en œuvre, un « chef » doit, selon la méthode éprouvée de l’École de Guerre, s’appuyer sur son entourage.

S’il est en effet seul dans la décision finale et doit être, à ce titre, prêt à porter le poids des conséquences de celle-ci, le « chef » a, en amont, du s’assurer que chacun de ses collaborateurs s’était approprié son « intention », par une contribution directe à la déclinaison opérationnelle de la décision à venir. Afin de l’enrichir de multiples points de vue mais aussi afin d’en assurer l’exécution en toute autonomie, en cas de besoin.

Cela pose naturellement la question, dans ce monde complexe qu’est la guerre, de la place de l’initiative, entre opportunité et désobéissance[1].

Alors bien sûr, les stratèges de plateau n’ont cure de ces questions complexes. Car l’art opératif qui s’appuie sur cette démarche est celui de la mise en œuvre qu’ils n’ont jamais pu vraiment exercer, au regard du contexte de leur temps. Et puis aussi, probablement, parce que certains sont convaincus qu’il y a d’une part l’intelligence, la stratégie… et d’autre part les autres, les « bac-5 »… ceux qui feront que « l’intendance suivra »…

Le haut de la pyramide coupé de sa base : cette image doit être familière à certains, notamment dans de grandes entreprises en situation de quasi-monopole de fait sinon de droit – car les plus petites ne survivraient pas longtemps dans nos sociétés concurrentielles avec un tel modèle archaïque et déresponsabilisant.

 

Le courage de partager

Accepter de partager son « intention », c’est tout d’abord être à même de clarifier celle-ci. Ne pas être dans le cynisme et la manipulation – une des expertises de ceux qui ont grandi dans les rangs du KGB – mais dans le courage du partage, y compris en situation d’incertitude.

Ce courage, c’est celui qui caractérise les animateurs de collectifs de décideurs - Comex, Codir ou autres formes de travail collectif - confrontés à des choix stratégiques. « Animateurs », car même s’ils en sont les « chefs », ils savent bien que seuls, ils ne pourront rien. Parce qu’ils n’ont ni le temps, ni l’énergie, ni les compétences de ceux qu’ils ont recruté à cet effet et qui les entourent. Sinon, à quoi servent-ils ?

Et aussi parce que les organisations modernes s’appuient sur un équilibre subtil des pouvoirs, une mise en tension des moyens, et parfois une contradiction assumée entre objectifs. Car c’est de ces tensions que sortira un « compromis » acceptable par tous, et donc mis en œuvre par tous. Le seul capable de faire face efficacement au « brouillard de la guerre », quelque soit le champ de bataille. Et non de « l’intuition géniale » d’un « homme providentiel ». Car de l’intuition à l’action, il y a tout.

Le courage du décideur moderne - et son talent - n’est donc pas de chevaucher seul un ours. Mais de décider et savoir entraîner une coalition de volontaires. Ce n’est certes pas le même imaginaire. Mais le monde des entreprises modernes est plutôt celui-là. Tout comme celui des États.

 

[1] On pourra par exemple se référer à l’article suivant du Centre de doctrine et d’enseignement du commandement : https://www.penseemiliterre.fr/l-initiative-du-chef-au-combat-exploitation-d-une-opportunite-tactique-ou-acte-de-desobeissance-_424_1013077.html

 

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Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management, #CIMIC

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