La sociodynamique est une science, une pratique et une philosophie des relations inter-individuelles, intra et inter-organisationnelles. Communément mise en œuvre dans les entreprises, elle peut très utilement servir plus largement à guider l’action collective dans des contextes variés. Il y a plusieurs mois, j’avais appliqué cette lecture à la première année de la lutte des Ukrainiens contre l’invasion russe[1]… Cette fois, c’est en observant les dynamiques politiques en cours en Europe, et de l’autre côté de l’Atlantique…
Depuis plusieurs mois, et encore il y a quelques jours en constatant les résultats en Pologne, les commentateurs ont témoigné de craintes, de surprises, d’effroi devant les vainqueurs des élections dans nos pays européens – sans oublier celles de l’autre côté de l’Atlantique…
En cause : les « conservateurs », « populistes », « nationalistes », « libéraux » ou « démocrates illibéraux »…, en version simple ou en version « ultra », qui frappent aux portes du pouvoir politique quand ils ne le prennent pas…
Dans tous ces qualificatifs (à l’exception peut-être du dernier, plus descriptif), on entend – ou on devine au moins - une même condamnation « morale ». Et je me dis alors qu’une seule année de philosophie est bien insuffisante dans la formation du plus grand nombre, puisqu’un des piliers de cette discipline s’intitule « philosophie morale et politique », marquant ainsi les relations complexes entre ces deux sujets…
Un projet n’échoue pas en raison d’un trop grand nombre d’opposants, mais d’un manque cruel d’alliés
Précisons tout d’abord que je n’apporte ici aucun jugement quant à la pertinence ou non de ces émotions, car une émotion doit toujours être considérée sérieusement. Puisqu’elle conduit à des décisions… des décisions qui engagent qui plus est, lorsqu’il s’agit de décideurs privés ou publics, économiques ou politiques, l’avenir d’un grand nombre. Quant à mes opinions et choix de vie, ils ne regardent que moi…
Face à ce qui est perçu par un grand nombre comme une menace ou un danger – à tort ou à raison, là n’est pas ma question - , les réactions sont toujours les mêmes : de l’indignation, de la condamnation, de l’appel à la mobilisation… voire quelques mesures autoritaires visant à élever la « digue » contre une vague qui, à chaque fois, revient plus menaçante. Rien d’étonnant à cela car les mêmes causes produisant les mêmes effets, on continue la plupart du temps à faire « toujours plus de la même chose »… Économie de réflexion (les fréquentations de Chat GPT témoignent de ce biais terrible), difficultés à se remettre en cause, à innover… Des classiques de la « conduite du changement et des transformations »…
C’est pourtant un réflexe inefficace face aux crises complexes qui ne se traitent pas comme des problèmes dits « de type 1 »… ces problèmes simples techniquement ou humainement, auxquels on peut apporter une « solution » parfois élaborée mais aux effets plutôt linéaires.
Et dans cette situation, deux grands principes de la sociodynamique et des contributions essentielles de son fondateur, Jean-Christian Fauvet, permettent de s’interroger utilement sur d’autres chemins.
« Un projet ne meurt pas d’un trop grand nombre d’opposants, mais d’un manque cruel d’alliés ».
Lorsqu’on mène un projet de mobilisation, de redynamisation ou de transformation, il est toujours plus facile de trouver des « coupables » que de se remettre soi-même en cause.
Dès lors, face aux difficultés, on accuse vite ses opposants, qui sont toujours trop nombreux, manipulateurs, déloyaux…
S’interroger sur sa propre capacité à formuler un projet commun, mobilisateur, est évidemment plus difficile. Et pourtant…
Proposer un objectif commun, accepter les discussions, les conditions d’adhésion, recueillir et animer les contributions… voilà qui demande d’autres talents que la seule capacité d’accusation…
« L’antagonisme génère l’antagonisme ».
L’antagonisme est un mode relationnel qui vise à s’opposer, ou à exclure l’autre (dans les deux cas, on ne construit rien ensemble).
On ne peut certes consacrer du temps et de l’énergie à tous. Et certaines parties prenantes ne donnent vraiment pas envie d’une conversation. Mais une chose est certaine : lorsque vous excluez quelqu’un du cercle des interlocuteurs possibles, il est fort peu probable que cette personne continue à vous tendre la main… et attendez-vous à ce qu’elle-même, un jour, fasse preuve des mêmes pratiques.
Les « conservatismes », nouveaux habits du « fâchisme » ?
Encore une fois, je ne porte pas de jugement sur les préférences des dits « conservateurs » ni de leurs adversaires politiques. Mais ce qui me frappe et ne cesse de susciter ma réflexion – et c’est là un des rares avantages des années qui passent que d’avoir des « points de référence » vécus -, c’est que certains de ces « conservateurs » semblent revendiquer leur proximité voire leur soutien à Vladimir Poutine, et/ou désormais à Donald Trump. En dépit des menaces et agressions directes que fait peser la Russie du KGBiste Vladimir Poutine sur notre continent européen, et des tensions fortes qui naissent des turbulences de l’« administration » Trump – y compris dans les affaires de ces « conservateurs ».
Il y a 40 ans (et même avant) ces mêmes dits « conservateurs » étaient sur la première ligne de confrontation avec les soviétiques et leurs relais d’opinion et de « désinformation » (on disait « subversion » à l’époque) dans nos pays européens[2].
Et dans les pays qui allaient se libérer au tout début des années 90 des occupants de l’Armée rouge et de leurs supplétifs, en Pologne, en Roumanie, en Tchécoslovaquie, ils (ou leurs parents, pour les plus jeunes) étaient de ceux qui animaient les réseaux de Solidarnosc, de Charte 77 et autres… qui les animaient et subissaient directement dans leurs vies la répression implacable des régimes communistes – au mieux au fond des geôles de l’occupant et de ses sbires locaux.
Que s’est-il passé pour qu’ils aient envie (nous dit-on) de retrouver le régime et les inévitables pratiques de celui qui était en charge, dès ses jeunes années, d’organiser la répression ? Et qui, depuis, met en coupe réglée son pays et ceux qu’il occupe ou domine indirectement, en s’appuyant sur la violence, des pratiques mafieuses et des oligarques aux fortunes outrageuses et à la soumission sans faille – au risque, sinon, d’avaler un thé frelaté ou de connaître une chute malencontreuse….
Pour essayer de comprendre ces comportements, là-bas comme ici, j’ai utilisé la typologie MICE, qui donne quelques clés de motivation et d’action dans le monde du renseignement.
Money money money…
Alors, pour la Russie comme pour d’autres pays étrangers, l’appât du gain est assez courant. Et quelques spécificités du personnel politique français (et autres car heureusement, ou malheureusement) témoignent de la vulnérabilité de nos pays en la matière.
Car – et il suffit d’observer la pérennité de nombre de « décideurs politiques » dont la présence dépasse parfois la moitié d’un siècle -, beaucoup sont des « professionnels de la politique ». Nombre sont issus de la fonction publique et bénéficient donc d’une relative sécurité économique pendant les inévitables « traversées du désert » que provoque l’alternance démocratique. Mais pour les autres, ces périodes sont toujours sources d’angoisse. Et puis, lorsqu’on est habitués aux ors de la République, il peut être difficile de retourner à une vie de cadre moyen – dans le meilleur des cas et des compétences de beaucoup.
Alors, quelques revenus (toujours légaux bien sûr !) sont toujours les bienvenus, au titre d’honoraires de « conseil » qui ne sont le plus souvent que de la mise en relation permise par un carnet d’adresses nourri par un État et des organisations publiques omniprésents… Ou désormais, à l’heure des réseaux sociaux, par des prises de parole revendiquant une forme « d’autorité » (ah, nos experts de plateaux…), qui contribueront utilement à la guerre des perceptions.
Sans oublier que, lorsque le système de financement des partis politiques oblige à une bienvenue transparence, mais que le soutien assumé à un parti « controversé » est rendu difficile par un système de dénonciation et d’exclusion sociale et/ou professionnelle, on peut imaginer que, dans la difficulté des campagnes électorales et de la vie quotidienne, les tentations sont fortes d’accepter des « sponsors » venus d’ailleurs…
La compromission, toujours possible ?
Un autre levier classique est la compromission, le fameux « Kompromat » soviétique, que Poutine et son régime maîtrisent parfaitement. Une compromission qui peut être liée au levier précédent – car des décideurs politiques ne peuvent a priori que pâtir de la mise en lumière de leur dépendance financière envers des puissances étrangères… (même si la pérennité de certaines personnalités connues pour leurs liens financiers avec des puissances étrangères fait s’interroger sur cette dimension morale en perte de vitesse).
Mais une compromission peut aussi prendre en compte la menace de révélation des aspects « sociétaux » d’un individu, que ses choix réels ou supposés soient condamnés par les lois, ou tout simplement par la « morale » de certains, et en particulier de ceux de son environnement.
Et en l’occurrence, on peut se demander pourquoi et comment ceux que certains appellent des « conservateurs » peuvent nouer des relations de proximité voire de soumission avec certains des décideurs russes ou américains, dont les choix de vie personnelle sont, en réalité, à l’opposé de ceux qui les soutiennent (ou en tous cas des choix qu’ils revendiquent même si ce n’est que communication).
Quant aux libertés réelles qu’ils conserveraient s’ils arrivaient au pouvoir dans des « oblast » ou des provinces européennes, on ne peut qu’être surpris par l’imaginaire de ces dits « conservateurs » qui, pourtant, se mettent ainsi en danger. A moins qu’ils n’imaginent que, ayant fait allégeance, ils échapperont à la règle autoritaire voire totalitaire qui frappera le commun…
Cette tentation de la « datcha », une habitude en effet de tous les régimes autoritaires, jusqu’à cependant que, inévitablement, « tout pur trouve toujours un plus pur qui l’épure… ».
L’idéologie, vraiment ?
Au temps du mur de Berlin (et avant), les alliés du régime soviétique étaient plutôt à gauche, au nom de l’utopie internationaliste communiste, et de ses variantes.
On en trouve encore en France, avec des partisans des régimes humanistes à la Chavez…
Et bien sûr, il devait bien y avoir quelques « rouges bruns » - les spécialistes évoquent l’existence de « nationaux-bolcheviques »… Mais cette catégorie ne représentait sans doute qu’une poignée d’individus, sans doute plus motivés par la transgression que cette dénomination évoquait, que par l’appropriation d’une synthèse politique éventuellement aboutie.
La transgression, d’ailleurs, et la provocation, le plaisir d’effrayer le « bourgeois », surtout s’il est « bohème » : des moteurs assez fréquents dans ces mouvances, et qui dépassent souvent de vraies convictions… le goût de l’action pour l’action étant souvent plus moteur qu’un vrai projet politique.
Aujourd’hui et au-delà d’une adhésion à un projet politique explicitement formulé, le levier « idéologique » tient sans doute à la croyance, ou non, en un « homme providentiel » (l’homme pouvant être aussi une femme).
Car face aux crises et aux incertitudes, beaucoup (trop) se réfugient dans l’espérance d’un sauveur omniscient, omnipotent. Ce qui fait bien l’affaire de ceux qui se battent pour être au sommet d’une pyramide. Et celle de leurs courtisans qui en tireront les bénéfices induits – le « ruissellement » limité -, en attendant de s’entretuer, inévitablement pour accéder au siège suprême. Car croire en un « homme providentiel » est incompatible avec l’adhésion à un projet véritablement collectig.
Dans nos entreprises, on le remarque évidemment. Il y a ceux qui tiennent à l’autorité bureaucratiques, aux normes, aux règles et aux statuts. Qui confondent pouvoir, autorité, leadership… et autres termes polysémiques.
Et puis il y a ceux qui jouent des dynamiques collectives, de l’influence, de la conviction…
Mais est-ce une « idéologie », et donc un projet commun ? On le voit, le goût pour le pouvoir personnel n’est pas suffisant pour réunir Poutine et Trump – sans oublier les autres acteurs, d’un rang équivalent ou inférieur.
Reste les dimensions d’un projet « sociétal »… Mais des sociétés aussi différentes que la Corée du Nord, les Etats-Unis, la Russie, ou les démocraties centre et est-européennes peuvent-elles partager un même projet, une même « vision du monde », et en particulier de « leur » monde ?
Les égos, les égos, les égos…
Reste donc un levier qui entre en parfaire résonance avec la dimension « idéologique » des MICE : l’égo.
L’égo est un levier très puissant : celui qui permet d’habiller, par exemple, en un « c’est notre projet » une démarche de prise de pouvoir très ego-centrée.
Alors bien sûr, en France, nous avons « l’excuse » de la tradition monarchique, bonapartiste… Celle aussi d’une culture de forte imprégnation cartésienne (« Descartes, inutile et incertain », écrivait pourtant Jean-François Revel), qui laisse entendre que le plus « intelligent » a toujours raison.
Mais a-t-on « raison » tout seul ?
Alors, on oppose souvent le fait que, en situation de « crise », seule l’autorité verticale se justifie. Et d’ailleurs, on peut même faire appel à l’autorité auto-revendiquée de quelques galonnés qui se drapent dans la gloire des forces armées pour appuyer leur propre parole. Une parole qui se nourrit rarement d’une expérience réelle que, du fait du contexte géopolitique des trente dernières années, peu ont eue (et ce ne sont pas ceux-ci qui s’expriment).
Car ils négligent (ou ignorent) que, au combat, ce sont l’autonomie des forces garantie par la cohésion, la libre soumission aux règles communes et la compréhension pleine de « l’intention du chef » qui permettent de continuer la mission jusqu’au bout, y compris au plus profond du brouillard de la guerre. Et non l’omniprésence éventuelle – et par ailleurs impossible et inefficace - d’un « chef de guerre » contrôlant les faits et les gestes du « caporal stratégique ».
Et que si les situations d’urgence peuvent justifier un commandement très directif, et parfois solitaire, celles des crises (que l’on confond trop souvent) nécessite a contrario des dynamiques collectives, pour être plus efficaces et durer.
Alors, quand, dans un domaine politique (et pas seulement en France) qui encourage les phénomènes de cour, la domination égotique rejoint la dimension économique, et s’appuie sur l’idéologie de la verticalité voire de l’autoritarisme – car la verticalité peut être seulement symbolique, mais d’aucuns l’élargissent souvent à leurs interactions et prises de décisions bien réelles – on voit que les égos sont un levier particulièrement puissant.
Mais dont les amateurs devraient se méfier dans des dynamiques autocratiques, que maîtrisent parfaitement les héritiers de régimes dictatoriaux, et dans lesquels les contre-pouvoirs disparaissent… Car les premières « victimes » de toute révolution sont toujours les révolutionnaires eux-mêmes… « Tout pur… ».
Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur de ce monde
Alors, si les clés du modèle MICE peuvent expliquer certains engagements sincères (sans que ceci de préjuge de ma part d’un quelconque jugement moral), peut-être peut-on « expliquer » ce que certains décrivent comme une prise de pouvoir « conservatrice » (ou d’autres des termes évoqués en introduction) autrement.
En commençant par le fait que ces caractérisations très partisanes sont avant tout des tentatives d’exclusion d’une partie des acteurs politiques, et partant en démocratie, des citoyens, du débat public.
Il paraît que la phrase attribuée par certains à Joseph Staline « Traitez vos adversaires de fascistes, pendant qu’ils se justifieront, vous pourrez faire autre chose » - ou quelque chose du même ordre – émane en réalité de la « fachosphère »… et n’est donc pas recevable.
Quelque soit son origine, la formule est néanmoins intéressante car elle illustre assez bien ce qu’est devenu une partie du débat politique – y compris dans les enceintes officielles. Dans lesquelles on se lance des anathèmes (les noms d’oiseaux eux, étaient déjà employés de longue date, mais avec plus talent).
On ne débat plus, on s’invective.
Et pour ce qui est des « conservateurs », les commentateurs n’ont pas assez, à mon avis, recours aux spécialistes des sciences politiques (mais ceux-ci le veulent-ils ?) pour décrire avec plus de précision et de neutralité ce qui rapproche ou distingue, et caractérise, les « conservateurs », les « populistes », les « libéraux »…
Je me souviens par exemple de mes jeunes années, lorsque Margaret Tatcher était aux affaires de la Grande-Bretagne : le qualificatif de « libéral » était devenu une insulte qui voulait faire l’économie de débats réels entre les partisans de l’économie de marché et ceux de l’économie administrée.
Depuis, et parce que les « libéraux » sont aussi dans d’autres pays les adversaires politiques des « conservateurs », il a bien fallu changer le fusil d’épaule… Est donc arrivé le préfixe d’« ultra » à libéral. Ce qui permet d’exclure les accusés du « cercle de la raison »…
Car certains ont découvert que le libéralisme « économique » - condamné par les uns, et assumé plus que discrètement par les autres - n’allait pas toujours de pair avec le libéralisme « sociétal ». Un « libéralisme » lui bienvenu, « naturellement ». Car au titre d’un certain sens « émancipateur » de l’histoire, ce paradigme ne peut que se dérouler inéluctablement.
Mais comme le dit Olivier Dard, « le conservateur n'est pas le réactionnaire, en ce sens que le réactionnaire va espérer avec peut-être toujours une part de nostalgie, revenir à un ordre ancien. Le conservateur admet, même si ça ne lui convient pas nécessairement que la situation évolue, il essaye de s'adapter à son temps à ceci près qu'il ne considère pas que le progrès est nécessairement la meilleure chose qui soit et que toute évolution soit nécessairement approuvable »[3].
Et c’est peut-être là qu’on peut expliquer ces alliances ou ces rapprochements « contre-nature », entre ceux qui ont combattu pour se libérer du joug de ceux à qui ils sembleraient vouloir se soumettre aujourd’hui.
L’antagonisme génère l’antagonisme, et l’exclusion peut transformer l’autre en « cible » utile pour des adversaires habiles.
Les conséquences d’une transformation imposée, et donc manquée
Revenons-en donc à la puissance d’analyse – et le cas échéant d’action – de la sociodynamique… avec une de ses variantes les plus connues : « la stratégie des alliés ». Mais aussi d’autres ignorées de certains cuistres superficiels, et qui témoignent pourtant de toute la subtilité de la pensée du regretté Jean-Christian Fauvet et de ses expériences très opérationnelles, dans des contextes très divers.
Il n’y a pas de transformation « inéluctable ». Une organisation – et une entreprise comme une société sont des organisations – vit, évolue… Elle est sujette à des influences exogènes et endogènes. On peut se réjouir des transformations, s’en attrister. On peut les susciter, les encourager, y contribuer. Ou s’y opposer. Chacun à son niveau. Mais il n’y a pas de « sens de l’histoire ».
Nos sociétés occidentales sont en pleine transformation – mais les autres aussi, sauf peut-être certains isolats (mais même l’Albanie a fini par s’ouvrir, un peu… alors la Corée du Nord, on ne sait jamais…)
Des transformations suscitées par les évolutions sociales d’autres pays, par les influences culturelles voulues ou non, par les changements climatiques, par les innovations technologiques, par les mouvements de population…
En France, et depuis les années 80 et un certain Michel Noir qui avait formalisé cette transformation dans un livre intéressant, certains acteurs politiques raisonnent en termes de « parts de marché ». Plus que de « convictions ».
Et parce qu’il est plus facile de faire des promesses de lendemains qui chantent, plutôt que de faire œuvre de pédagogie et de mesure, beaucoup ont choisi le champ « sociétal » pour structurer leur projet « politique ». Car c’est un domaine qui permet des promesses qui ne coûtent pas nécessairement « un pognon de dingue ».
A contrario, le champ de la défense et des relations internationales est terriblement absent de toutes les campagnes électorales depuis des décennies – y compris des campagnes pour l’élection présidentielle, en dépit du « domaine réservé » et de la spécificité de la dissuasion nucléaire française.
Ailleurs en Europe, et en particulier plus à l’est, ces sujets sont plus présents – mais nos commentateurs français n’en ont ni la curiosité ni peut-être la compréhension.
Le champ « sociétal » a donc été placé au cœur de nos affaires politiques.
Une dimension a cependant été négligée : celle de la temporalité. Force des convictions ou bien, tout simplement, nécessité d’en proposer « toujours plus » à chaque échéance électorale ?
Et pourtant, les dimensions « sociétales » demandent du temps. Car elles interrogent et remettent le cas échéant en cause des croyances et des habitudes personnelles, qui s’inscrivent elles-mêmes dans des habitudes familiales, voire religieuses ou « civilisationnelles ».
En menant à marche forcée, et surtout en évitant les débats de fond qui prennent naturellement du temps, et « excluant » les adversaires et même les « hésitants », les promoteurs des changements sociétaux ont mis notre cohésion sociale et, désormais, notre sécurité, en grand danger.
Une nécessaire modération, au risque en retour d’un coup de bâton
Ces changements « sociétaux » ont été menés dans le champ institutionnel, avec des lois structurantes sur les « droits », ou les limites de la liberté d’expression.
Mais aussi dans les entreprises. Ceux des lecteurs qui travaillent dans des entreprises multinationales mais contrôlées par des sociétés américaines ont certainement vécu les conséquences de la mise en œuvre des politiques DEI, y compris en France. Et nombre d’entreprises ou organisations publiques ont également participé à ce mouvement – parfois pédagogique et sur base du volontariat, mais parfois plus directif, au titre d’une nécessaire « ré-éducation ».
Proposées, ces démarches étaient vertueuses.
Imposées, elles ont conduit à des résultats désastreux. Une adhésion de façade et surtout, une rancune qui désormais s’exprime de l’autre côté de l’Atlantique, en attendant d’arriver chez nous.
« L’antagonisme génère l’antagonisme » - et la « polarisation » que nous constatons malheureusement n’est pas arrivée par hasard.
Alors, faut-il avoir raison tout seul ? Et imposer sa « vérité » ?
La démocratie est le régime dans lequel il est possible de s’opposer, y compris avec fermeté, à des avis contraires. C’est inconfortable. Mais nécessaire. Et la pensée de Raymond Aron, notamment, nous manque cruellement – heureusement il y a ses livres.
Car la rancune, voire la vengeance, s’expriment toujours, y compris dans les régimes les plus totalitaires.
Mais surtout, quand les promoteurs des « transformations » modifient les règles de la vie démocratique au nom de la construction de « digues », ils livrent potentiellement à ceux que l’alternance mettra au pouvoir les clés d’un régime autoritaire. A moins qu’ils n’aillent eux-même jusqu'au bout du raisonnement, en imposant « le camp du bien ».
Déjà Montesquieu recommandait lui-même de ne toucher aux lois qu’avec « une main tremblante »… L’avons-nous oublié au nom d’une « omniscience » acquise au fil du temps et grâce aux technologies de l’information – qui ne sont pas celles du savoir ? Personnellement, je le crains…
Formuler un projet commun, pour faire face aux menaces et agressions
Revenons à notre analyse socio-dynamique.
En faisant du champ « sociétal » le centre des attentions et en excluant ceux qui avaient des doutes ou s’opposaient aux évolutions suscitées – que l’on peut appeler des « conservateurs » en l’occurrence, même si le plus grand nombre se pose plus de questions légitimes qu’ils n’ont de convictions arrêtées -, les dirigeants politiques ont accru les fractures du corps social.
Ils ont fragilisé nos sociétés, en faisant d’une partie des populations des « cibles » pour des ennemis de nos démocraties libérales qui, habilement, dénoncent précisément des fonctionnements peu démocratiques que eux, on n’en doute pas une seconde, rendront encore moins ouverts – il suffit de constater ce qu’ils font dans leur propre pays.
Alors ne tombons pas dans le travers dénoncé plus haut : la désignation de coupables. Car l’essentiel est de renforcer la résilience et la capacité de mobilisation de nos sociétés.
Toute transformation profonde, dans une société démocratique, ne peut se nourrir que du dialogue.
Car même dans les entreprises qui ne sont pas, elles, des démocraties, l’autoritarisme se paye toujours chèrement : par un désengagement, des démissions, la fuite des talents et des clients…
Au risque de décevoir ceux qui considèrent que « ça ne va pas assez vite », il faut assumer le temps des transformations sociétales, qui sont celles du temps long.
Et rassurons-les en leur rappelant que d’autres transformations sont, elles, beaucoup plus rapides – mais pas nécessairement plus faciles.
Les réformes économiques ne touchent pas à l’identité de leurs parties prenantes, mais aux flux et aux organisations. Ce sont des transformations que l’on peut mener plus rapidement.
Et la remontée en puissance de nos politiques de sécurité collective est, elle aussi, un levier de mobilisation collective aux échéances plus immédiates – car vitales.
Face aux totalitarismes qui menacent nos libertés, il faut donc faire appel à deux stratégies complémentaires issues de la sociodynamique.
Une stratégie des alliés, naturellement. En identifiant les « alliés » - ceux qui font quelque chose pour le projet commun. Et en prenant en compte les incompréhensions et les conditions d’adhésion des « hésitants ».
Et puis aussi cette stratégie originale mais indispensable dans ce contexte : celle du « saut de l’ange ». En tendant la main à ceux qui apparaissent aujourd’hui comme des « opposants » - ne serait-ce que parce que, pour certains, c’est notre propre antagonisme qui les a conduit à cette posture hostile.
Alors évidemment, une stratégie de mobilisation nécessite un préalable : formuler les bases d’un projet commun. Les bases, mais pas tout. Car il faut naturellement laisser des degrés de liberté, de négociation, de contributions. Des compromis qui permettront d’embarquer le plus grand nombre.
Pas parce qu’on a « raison ». Mais parce que nous serons plus nombreux, et donc plus forts… « Un projet ne meurt pas d’un grand nombre d’opposants, mais du manque cruel d’alliés ».
Et en matière de sécurité collective, je suis convaincu que nombre de « conservateurs » (sur les questions sociétales peut-être, et encore), sauront affirmer leur attachement à ce qui est essentiel : nos libertés individuelles et collectives.
Car, en dépit des cris d’effroi et condamnations « morales » - justifiées ou non – il serait tout de même terrible (et surprenant) que ceux dont les parents ont lutté pour se libérer et retrouver leurs libertés, retrouvent volontairement le joug de leur ancien oppresseur.
Reste à y travailler… ensemble.
[1] https://www.kaqi-leblog.com/2023/03/l-ukraine-magnifique-acteur-sociodynamique.html
[2] On attend avec impatience – mi-juin - la sortie du livre « L’anticommunisme en France et en Europe, 1917-1991 »
[3] Dans le podcast « Le conservatisme : une critique de la démocratie ? » dans « Les chemins de la philosophie », France Culture. 26 décembre 2018