Publié le 7 Février 2025

Une fois qu’on sait…, comment on fait ? 4 façons de mettre en œuvre, avec plus ou moins de succès, une décision.

Dans deux de mes domaines d’intérêt – la vie des entreprises, des organisations, et de leurs équipes, et les questions de relations internationales et de défense - , mais avec le même regard, j’observe différentes modalités de mise en œuvre des décisions prises, une fois le constat passé.

J’en recommande et en accompagne certaines. J’en déconseille et en évite d’autres.

 

Alors, on pourra en préalable s’offusquer du parallèle fait entre les deux univers… Car les succès et les erreurs dans l’un se mesurent en bénéfices financiers, et aussi en emplois (ce qui peut être vital, ne le négligeons pas) ; dans l’autre en conséquences heureuses ou fâcheuses pour des millions d’individus, touchant parfois à leur existence même, et à celle de leurs nations.

Pourtant, dans l’un comme dans l’autre, des femmes et des hommes sont à la manœuvre, et leur « rationalité » n’est pas la seule dimension de leurs prises de décision. Même si, lors d’une table ronde consacrée à ces sujets, lors de la dernière Cité de la Réussite, un des intervenants, en entendant d’autres parler de « géopolitique des émotions » et autres dimensions similaires, s’étonnait d’entendre des propos relevant du « développement personnel » - avec toute la charge de jugement que cela pouvait représenter pour un tel expert « sérieux »…

Et puis, lorsqu’on observe nombre de partisans et pratiquants de la « diplomatie du coup de menton », on peut assez aisément deviner que, dans leur « management de leurs parties prenantes », ils sont tout aussi directifs…  On a le droit d’apprécier ce « style »… Mais il y a bien d’autres façons de faire - et pour de multiples raisons autres qu’une éventuelle « faiblesse de caractère » - et qui sont, je le constate, bien plus efficaces.

 

Un deuxième préalable touche au titre de cet article, et au développement fait ici. Car « savoir » n’est pas « décider », et d’aucuns pourraient considérer qu’une étape manque ici, entre le « savoir » et la « mise en œuvre »… Eh bien, on  répondra à cette objection plus loin, car il est possible de considérer que certains paramètres de la prise de décision peuvent intégrer, en plus des éléments du « savoir » initial, d’autres facteurs, prenant en compte les modalités de la mise en œuvre.

Ou pourquoi ne pas séparer systématiquement le « quoi » du « comment »…

 

Troisième préalable : c’est un sujet assez ancien, que l’on retrouvera, par exemple, dans le petit ouvrage de Max Weber consacré au « Savant », et au « Politique » - car il s’agit bien de deux textes séparés, même si l’ouvrage est présenté sous le titre « Le savant et le politique »… le lien étant fait, en tous cas dans la vieille édition de ma bibliothèque[1], par une magistrale introduction de Raymond Aron, dans laquelle je puise la formule éclairante : « l’un préfère l’affirmation intransigeante de ses convictions au succès et (que) l’autre sacrifie ses convictions aux nécessités de la réussite ».

Alors, êtes-vous plutôt « savant », ou plutôt « politique » ? Dans l’entreprise ou dans les relations internationales ?

L’imposition : quand les « décideurs » se veulent aussi « sachants »

C’est la modalité que l’on prête à « l’homme fort » (et aussi s’il est une femme). Prendre une décision au regard des éléments recueillis, au fil d’une éducation, d’une instruction, de convictions, qui forgent la capacité de raisonnement et les compétences, et d’une connaissance des « dossiers » ad hoc.

Des « dossiers » aussi nourris par des conseillers, des collaborateurs, des experts… Dont on attend qu’ils soient des « savants » impartiaux.

Dès lors, « l’imposition » se veut traduire la justesse du jugement, l’intelligence fulgurante ou réfléchie, voire le courage. Car, dit-on, « le chef est toujours seul »… (même si on peut contester cette formule).

Dans de nombreux cas, et parce que la société le veut, les plus directifs doivent céder, de plus ou moins bon gré, avec plus ou moins de sincérité et d’efficacité, à la « mode » de la « communication », pour porter des messages, « emballer » la décision. Au besoin ils achètent aussi la « paix sociale » qui accompagnera leur décision avec des compensations individuelles ou collectives, immédiate ou ultérieures.

Dans l’entreprise, on accompagne souvent, aussi, ces décisions imposées par des actions de formation. Autant que possible ou nécessaire, en itération par « boucle simple » : jusqu’à ce que la technicité soit acquise, et au besoin en recommençant…

Puisque l’échec éventuel de la mise en œuvre de la décision, forcément appropriée, ne pourra venir que de ce que le public concerné n’a pas bien compris. Et non que les difficultés rencontrées viendraient d’autres facteurs[2].

Dans l’entreprise, c’est ce qu’on appelle le « management par la terreur »… Une terreur parfois enrobée d’un sourire cajoleur ou d’un paternalisme/maternalisme avide de contrôle, mais qui s’appuie sur les mêmes leviers – et produit in fine les mêmes effets.

Dans les contextes multilatéraux, comme les alliances multinationales, il ne suffit pas « former » ses interlocuteurs aux fonctionnements attendus et il arrive aussi de pratiquer cette modalité « managériale » autoritaire. C’est la diplomatie dite « du coup de menton » (on parlait aussi avant de « diplomatie de la canonnière »)… Mais encore faut-il avoir, en plus du menton, un « gros bâton » (ou un « gros canon »).

 

C’est ce que l’actualité très récente illustre, pour la plus grande joie des partisans, dans l’entreprise comme sur la scène internationale, par des pratiques agressives, dites « viriles ». Qui semblent donner quelques résultats impressionnants, à première vue du moins.

Mais ceux qui s’en réjouissent oublient que l’action agressive sur un tiers pourra, naturellement aussi, s’appliquer à eux-mêmes. Et que si l’antagonisme peut être payant à court terme, il se paye toujours par la rupture de liens profonds, qui manqueront inévitablement, à plus long terme.

Car l’imposition peut provoquer, lorsqu’on a le pouvoir, l’obéissance voire la soumission.

Et c’est sans doute cherché par cette typologie de décideurs qui, aux « partisans », préfèrent les « courtisans ».

Mais le corollaire de ce type de comportements est, toujours, la déresponsabilisation. Les suiveurs suivront… jusqu’au moment où un autre bâton se fera plus menaçant.

Et dans tous les cas ils ne feront que le strict nécessaire… celui qui leur permettra d’avoir accès aux contreparties, pas plus.

Quant à la confiance, qui garantit l’engagement de l’autre, y compris dans des circonstances critiques, et donc dans l’urgence, elle sera rompue. Ou nécessitera beaucoup de travail, et de temps, pour retrouver une situation équilibrée.

Si l’on reprend la typologie de Max Weber, ce type de « leader » (avec toutes les réserves sur la qualité que ce terme évoque) cherche à se doter, à la fois, de l’autorité du « politique » et de celle du « savant ».

Car, pour lui (ou pour elle), le « pouvoir » ne se partage pas. Son « pouvoir » est celui de la domination (le « pouvoir sur », selon Max Weber), et non celui de l’action collective (le « pouvoir en commun », selon Hanna Arendt).

 

La voix de son maître

Une variante, plus manipulatoire ou moins « courageuse » (mais faut-il vraiment du courage pour refuser la contradiction ?), est le recours à une « expertise » obéissante… Dans ce cas, le « politique » achète l’autorité des « savants ». Une variante, donc, de la modalité précédente puisqu’il s’agit, là encore, de se doter des deux leviers de l’autorité wébérienne.

 

J’ai entendu récemment un tiers affirmer que les entreprises payaient souvent des consultants pour porter des décisions et des messages déjà adoptés par le management. Et qu’ils se « payaient » là – et d’ailleurs, le fait de payer était censé témoigner de leur bonne volonté – le recours à une autorité qu’ils n’avaient pas… ou pas totalement.

Après 25 ans de conseil, je peux en témoigner. Oui, certains clients essaient… y compris en « tordant » les constats et recommandations que le tiers peut leur faire, et en tentant de les faire porter par le consultant placé dans une situation de double contrainte terrible – sommé de porter des propos auxquels il ne souscrit pas du tout…

Dans le domaine des relations internationales, dans lequel les enjeux – y compris financiers – peuvent être bien plus considérables que dans les entreprises, on ne peut honnêtement écarter l’hypothèse que certains « experts », sans tomber dans la « désinformation active », peuvent accepter, par conviction ou par intérêt, de présenter certaines formes de « réalité ».

Mais la « connaissance scientifique » se monnaye-t-elle ? L’épistémologie est un champ passionnant… et la question du relativisme de la science un sujet fondamental[3]. Car la réponse peut être sujette à controverse.

Car le propos ici n’est pas de donner « raison » aux « savants » contre les politiques. Mais, on le verra dans les autres catégories, de pouvoir associer les forces et les contraintes, des uns et des autres. Y compris en prenant une décision contraire à « l’état de la science », au nom des contraintes du politique. Mais en l’assumant, pas en la travestissant.

 

Alors, me direz-vous, « il faut bien manger »… et puis, « finalement, c’est son problème »… Mais il faut aussi pouvoir se regarder dans une glace… Renoncer à croire que l’on peut les aider. Et comme le salarié terrorisé, se positionner en supplétif qui n’en donne strictement que pour son contrat de travail. Sans plus.

 

En tous cas, il s’agit bien d’une variante de la typologie de « décideur » précédente : le micro-manager compulsif, ou le « leader » (avec tout le poids des guillemets) autoritaire…

Qui, aux « partenaires », préfère, les « mercenaires ». Des mercenaires qui pourront, en fonction de la solde proposée ou des bénéfices promis, changer d’allégeance…

 

La recherche de coupables : tellement facile

Dans les deux cas précédents, on souvent aussi affaire à des « décideurs » et des organisations soumises à des objectifs de moyens et non à des objectifs de résultats.

Parce qu’il sera selon eux souvent aisé, dans des situations complexes, de trouver des « raisons » à l’échec, et toujours possible de trouver des « coupables » - ce qui permettra au « décideur » de tenter de sortir indemne de « ce qui n’a pas marché ».

Comme souvent dans ces réflexions, je recommande le détour par les sciences de la sécurité industrielle, et en particulier celles qui, depuis les années 80, travaillent à démontrer que la désignation du « facteur humain » comme coupable, toujours coupable, est non seulement malhonnête mais surtout contre-productif. Et qu’au contraire, c’est en s’affranchissant de ce réflexe malheureux que les organisations accroissent la sécurité de leurs installations, de leurs parties prenantes et de leurs pratiques.

 

Enfin, et dans ces cas du recours systématique à l’imposition (car dans certains cas d’urgence absolue, et aussi momentanément que possible, elle peut être justifiée car seule efficace), au besoin appuyée par une « science » complaisante, on observe rarement une remise en question du « leader » autoritaire.

Et la recherche de « coupables », implicite ou explicite, est toujours facilitée par le fait que de nombreuses parties prenantes sont susceptibles d’être désignées… Les intéressés qui n’ont « pas compris », les « agendas cachés » (voire les « complots »), et bien entendu les « savants » dont on se débarrasse prestement… Car supplétifs et mercenaires sont facilement considérés comme des « consommables »… Et d’ailleurs, c’est le meilleur moyen pour qu’ils ne changent pas, après coup, de « maître ».

Alors, sans remise en cause, comment ces « leaders » pourront-ils changer, et s’adapter aux difficultés de demain ?

Le leader autoritaire est donc bien, in fine, inefficace…

 

A l’autre extrémité du spectre des modalités de la mise en œuvre, on trouve deux modalités radicalement différentes.

 

La co-construction : une autre vision de l’autre

La « co-construction » est une approche qui a été popularisée au fil des dernières années. « Co-construire », c’est favoriser l’appropriation par les parties prenantes impliquées du résultat final.

Mais le nom et la pratique ont été galvaudées, dévoyées, naturellement. Volontairement ou non d’ailleurs, car quoi, à partir de quand et jusqu’où « co-construire » ? La réponse n’est pas évidente.

Co-construit-on la mise en œuvre, la décision, voire les éléments de la connaissance « scientifique » ? Où commencent la décision et la mise en œuvre, et où s’arrêtent-elles ?

Ce qui est certain, c’est que le choix de la « co-construction » repose fondamentalement sur une vision de l’autre radicalement différente de celles qui conduisent aux pratiques de l’imposition : l’autre est-il destiné seulement à « faire » (avec une référence implicite à une division du travail et une hiérarchie entre « ceux qui savent » et « ceux qui font »).

Ou l’autre a-t-il une compétence utile, qui peut éclairer, enrichir, la décision ? Est-il un exécutant ou un partenaire ?

Et pour répondre à la question, « co-construire, mais avec qui ? », on peut utilement s’appuyer sur les organisations existantes.

Pour la décision, et contrairement à ce qu’on affirme sans doute, le « chef » n’est jamais seul. En tous cas, pas s’il le souhaite. Au moment de la prendre, en fonction des circonstances, il lui faudra peut-être trancher. Mais tout au long de la réflexion qui précède – sauf urgence vitale -  la décision, il aura pu s’appuyer sur d’autres compétences, d’autres avis - son équipe de direction notamment, pour « co-construire » la décision.

Et impliquer d’autres acteurs dans la « co-construction » de la mise en œuvre.

 

Et puis la co-construction, c’est aussi – et surtout ? - le témoignage d’une humilité assumée devant la complexité des situations, voire devant le « brouillard de la guerre ».

 

Le commandement propre au monde militaire est souvent pris en exemple par des partisans de l’imposition – qui n’en ont d’ailleurs qu’une connaissance caricaturale et/ou s’en font un argument d’autorité qui ne résiste jamais longtemps à la réalité des faits.

Car si l’ordre ne se conteste pas (et encore, il peut l’être, en particulier pour des raisons éthiques et/ou légales, si le « chef » s’en est affranchi), la mise en œuvre fait, toujours, l’objet d’une démarche de « co-construction »[4]. Plus ou moins longue bien entendu, selon les circonstances, mais fondamentale non seulement dans cette mise en œuvre, mais dès la décision.

Et donc, contrairement à une vision linéaire, voire verticale, de la « connaissance » à la « décision » à la « mise en œuvre », le chef militaire s’appuie sur les connaissances et compétences de ses subordonnés et autres « parties prenantes » pour adopter une démarche itérative qui permettra au collectif de mieux faire face au « brouillard de la guerre » en garantissant notamment la plus grande appropriation possible de la décision.

Car dans ce domaine, on ne peut se satisfaire d’objectifs de moyens… on vise le résultat.

Pour cela, et pas seulement pour les raisons éthiques d’un éventuel sacrifice volontairement consenti, on ne peut se priver de toutes les contributions.

Et cette « boucle » d’élaboration de la décision est assurément une modalité de « co-construction »

Commander par l’intention

Contrairement à ce que certains imaginent (et souvent pour eux-mêmes), le chef n’est jamais omniscient, ni omnipotent. Et c’est d’ailleurs dans la perspective de temps rudes que le chef d’état-major de l’armée de terre, le général Pierre Schill, rappelle le principe fondamental du « management par l’intention », ou plutôt du « commandement par l’intention »[5] (puisque le terme de « management » n’est pas toujours bien perçu du monde militaire, en dépit de son acception réelle).

Sa conviction est que cette approche est utile dans tous les univers, civils comme militaires : « Tous cherchent à faire sauter les verrous, à restaurer une culture du résultat et de la prise de risque, et à ‘libérer les énergies’ dans un contexte national et international qui pousse à la remise en question autant qu'à l'action ».

 

Le principe du commandement par l’intention est un de ceux qui sous-tendent la Medot – la subsidiarité : dans le brouillard de la guerre, le chef n’est jamais certain d’être en lien permanent avec l’opérateur sur le terrain. Et puis, surtout, il ne peut juger de la totalité de la situation à sa place… La fameuse « situational awareness » qui garantit la résilience d’un système socio-technique, et d’une efficacité de la prise de situation en contexte de « haute intensité » cognitive.

Dès lors, il est indispensable que, tout au long de la chaine de commandement, chacun ait parfaitement compris « l’intention du chef », afin de pouvoir continuer à agir, voire à adapter son action en fonction de la situation, pour poursuivre et atteindre « l’état final recherché ». L’objectif de résultats plutôt que l’objectif de moyens…

 

Il est d’ailleurs intéressant de se souvenir (mais seuls les plus anciens d’entre nous le peuvent) que la tentation du contrôle de l’opérateur de terrain par le plus haut de la pyramide, renforcée par la technologisation accrue de nos sociétés qui peut donner à certains le sentiment d’une « connaissance totale » et donc (à tort) d’une « toute-puissance », avait émergé à l’occasion de la RMA (Révolution dans les affaires militaires), dans les années 90, et en particulier aux Etats-Unis. Et on se souvient de la traque de Ben Laden suivie en direct dans la « war room » de la Maison Blanche par le président américain et son équipe… (même si visualiser n’est pas nécessairement commander).

Mais en France, peut-être faute de moyens technologiques similaires, ou peut-être par philosophie profonde, on avait conservé ce principe de subsidiarité…

 

Manager par l’intention

Le « commandement par l’intention » peut être transposé dans le monde civil. Et c’était d’ailleurs l’objet des premières « Rencontres du Commandement » organisées le 30 janvier dernier à l’Ecole Militaire par le chef d’état-major de l’Armée de Terre, le Général Pierre Schill[6].

A cette occasion, Cécile Beliot-Zind, dirigeante du Groupe BEL décrivait l’entreprise comme « un ensemble de conversations ». Alors, des conversations individuelles, des conversations collectives… sans nul doute, et c’est ce que j’avais partagé dans un petit papier ici : « Conversations à double sens »[7]. Les conversations comme leviers de changement et comme technique de mobilisation, y compris dans des situations très difficiles.

Et la conversation est un des moyens de la co-construction, car chacun y apporte ainsi ses idées, ses propositions, en étant vraiment à l’écoute de l’autre, en la prenant en compte autant que possible. Car comme le disait l’oratrice, « il faut leur démontrer que leur parole compte ».

 

Alors, dans l’entreprise, ce n’est pas du « commandement », mais du « management ».

Ne serait-ce que, du fait de l’équilibre des pouvoirs voulu et des organisations répondant à la complexité socio-technique d’entreprises multi-métiers, multi-régionales voire multi-nationales, on n’est jamais le « chef » de tout le monde, mais plutôt le pivot d’un ensemble de parties prenantes.

Une situation qui conduit à des organisations dites « matricielles », que le général Schill écartait d’ailleurs rapidement en ouverture de la session… Et pourtant, les organisations matricielles sont-elles si inadaptées au monde militaire ? Si vous en avez le goût, vous pourrez aussi lire ici le long développement que j’y ai consacré il y a quelques mois[8].

 

La co-construction est donc à la fois une intention et un regard porté sur les autres. Mais c’est aussi un processus et un ensemble de pratiques. Cela ne s’improvise pas. On l’apprend, on le pratique.

Et on l’organise aussi, car les organisations se doivent d’être la formalisation des fonctionnements réels. Alors qu’elles sont souvent imaginées au regard de critères autres, et qu’on constate inévitablement des fonctionnements « réels » qui s’en affranchissent. Permettant au système global de fonctionner, mais au prix d’efforts et de prises de risques inutiles.

 

L’organisation idéale n’existe pas. Mais il existe des résonances entre les organisations et les modes de management. Plus mécaniste pour un fonctionnement plus directif ; plus homogène pour une attention portée à la cohésion ; plus compétitive pour une priorité donnée à la créativité et l’innovation ; et « holomorphe », pour permettre à chacun d’y trouver l’espace nécessaire à la fois à l’exigence et à la bienveillance…

 

Alors, si l’on reprend la typologie weberienne, le choix de la co-construction n’est ni celui du savant, ni celui du politique. Mais bien plutôt l’alliance des deux.

Et c’est pourquoi, à la vision du pouvoir wébérien « sur les autres », les partisans et praticiens de la « co-construction » s’inspirent plus de la conception d’Hanna Arendt d’un « pouvoir » :  celui de faire avec les autres, pour les autres…

 

Dans le domaine international, puisque c’était l’autre point d’application de ce papier, ce fonctionnement est normalement celui des alliances. A commencer, dans le contexte actuel, par celui de l’Alliance Atlantique…

Même si, comme l’exprimait Olivier Schmitt dans un très récent épisode du podcast « Le Collimateur », ceci est peut-être en train de changer, avec une transformation de nature d’une Alliance en « pacte de domination » (lui fait l’analogie avec le Pacte de Varsovie mais l’idée est là)[9].

 

La latéralisation, une variante pour les projets difficiles

Alors, et pour finir… Comme l’imposition dispose de la variante « la voix de son maître », la co-construction dispose aussi d’une variante : celle de la « latéralisation ».

Car, dans notre monde qui se veut « bienveillant », la co-construction – quelque soit le terme utilisé - est mise en avant par de nombreux dirigeants souhaitant mettre en avant leur capacité à l’écoute, et/ou à la prise en compte des talents de chacun.

C’est souvent sincèrement d’ailleurs, au-delà de ceux qui utilisent « la voix de son maître ».

 

Dans de nombreux projets, la co-construction est plus qu’un levier de communication, c’est un accélérateur d’appropriation et donc de performance, lorsqu’il s’agit de passer de la décision à la mise en œuvre.

Mais parfois, la pratique collaborative voulue par les dirigeants ne « ruisselle » pas tout au long de l’organisation.

Pour beaucoup de raisons. Parce que certains décideurs locaux préfèrent conserver une pratique plus autoritaire. Mais aussi, tout simplement, parce que le diable se niche toujours dans les détails… Des « détails » très pratiques qui échappent aux strates supérieures de l’organisation mais auxquels sont confrontées les strates de management intermédiaire.

De l’intention à l’action, il y a le réel…

Et c’est pourquoi, lorsque les dirigeants affirment, de bonne foi, qu’ils ont décidé d’une mise en œuvre très participative (ou co-constructive), il est important d’aller poser ses pieds au plus près des réalisations. Là où se confrontent d’autres niveaux de « conversations ».

 

Et dans certains cas, tout co-construit qu’il est, un projet sensible échoue dans sa mise en œuvre. Car cette « co-construction » ne doit pas seulement s’appliquer à la mise en œuvre, mais aussi au contenu de la décision. En associant véritablement les savants, les politiques et les utilisateurs. Car la décision initiale, même « idéale », est impossible à mettre en œuvre.

Alors vaut-il mieux un projet idéal laissé dans les tiroirs, après moults coûts et délais supplémentaires, ou un projet « latéralisé », mais réussi ?

Cette « stratégie du projet latéral » avait été formalisée par les regrettés Olivier d’Herbemont et Bruno César, disparus bien trop tôt tous les deux. Leur livre était paru en 1996 et a accompagné mes premiers apprentissages dans le monde du conseil en transformation des organisations par la mobilisation d’acteurs. Épuisé depuis longtemps, il a été réédité en janvier 2023[10].

Alors, lisez-le et/ou parlons-en !

[1] Max Weber, « Le savant et le politique », Librairie Plon, 1959

[2] On pourra se référer aux ouvrages de Argyris et Schön, sur l’approche de l’apprentissage en « simple » ou « double boucle ». Cette dernière proposant, lorsque la « simple boucle » ne suffit pas, d’interroger d’autres « leviers » (les convictions, les valeurs…).

[3] Sur ce sujet, je recommande la lecture du fondamental « Le relativisme est-il résistible », de Raymond Boudon et Maurice Clavelin, PUF, 1994

[4] On ne saurait trop recommander la participation aux ateliers « Medot » (méthode d’élaboration de la décision opérationnelle tactique) organisés par l’armée de terre, à destination de publics de plus en plus divers.

[5] « Armées : pour gagner, risquer l’initiative », Pierre Schill, Les Echos 28 janvier 2025

[6] On peut revisionner ces rencontres sur : https://www.youtube.com/live/pxVbdcjfyWc

[7] « Conversation à double-sens », octobre 2020 https://www.kaqi-leblog.com/2020/10/conversations-a-double-sens.html

[8] « Les matrices, des organisations inaptes au combat ? », mars 2024 https://www.kaqi-leblog.com/2024/03/les-matrices-des-organisations-inaptes-au-combat.html

[9] « Trump, la folie et le rapport de force » https://lerubicon.org/collimateur-04-02-25/

[10] Olivier d’Herbemont, Bruno César, « La stratégie du projet latéral », Dunod 2023.

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Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management, #CIMIC, #Sociodynamique - Stratégie des Alliés

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