Les matrices, des organisations inaptes au combat ?

Publié le 6 Mars 2024

Les matrices, des organisations inaptes au combat ?

La Cour des Comptes a rendu public en novembre 2023 un rapport (plus précisément, des « Observations définitives ») dédié au Service du Commissariat des Armées[1]. Au cœur de ce document, l’organisation de ce service – et plus précisément son « organisation matricielle ». Un modèle d’organisation que partagent beaucoup de grandes organisations du monde civil. Est-il fondamentalement inadapté aux forces armées et, plus largement, aux contextes à hauts enjeux ? Ou est-ce seulement, et comme bien souvent, une question cruciale de « mise en œuvre » ?

 

Les organisations « matricielles » sont arrivées formellement au Ministère alors « de la Défense » en 2008, avec le « Livre Blanc » et les réformes qui en ont découlé. Bien sûr, la « fonctionnalisation » existait déjà, mais c’est à partir de ce moment-là que le terme a commencé à être employé et à vraiment « émouvoir » les forces armées.

On notera par exemple la critique précise et, comme toujours étayée, de Michel Goya, qui s’appuyait sur l’expérience de la guerre entre Israël et le Hezbollah : « L’affrontement de 2006 venait de démontrer que cette organisation n’était pas faite pour la guerre »[2]. Car pour lui, le système matriciel, « désastreux pour faire la guerre », fonctionne nécessairement de façon conflictuelle, puisque chacune des parties prenantes a des objectifs différents. Et au combat, on n’a bien sûr ni le temps ni les ressources pour mener en même temps une lutte interne… Et ceci d’autant que la réponse est inévitablement la « re-bureaucratisation », avec toute la charge négative que cela suscite, en tous cas pour des esprits libres et des organisations agiles.

Cette objection est la plus « rationnelle » de toutes. Mais il en existe d’autres.

Et Michel Goya en exposait aussi certains termes : « L’organisation matricielle ne fonctionne correctement que s’il y a convergence des chaines par une forte culture commune, une adhésion à un projet mobilisateur et une circulation libre de l’information ». Et, pour des raisons plus profondes (il évoque la « Logique de l’honneur » de Philippe d’Iribarne), la France ne serait pas adaptée aux organisations matricielles… Et on entend en effet ces arguments dans beaucoup d’organisations « civiles » confrontées avec ce mode d’organisation.

Culture commune, adhésion à un projet mobilisateur, circulation de l’information, bureaucratisation : les principaux ingrédients étaient donc déjà énoncés dans cet article.

Alors, le monde militaire a-t-il changé depuis lors, ou présente-t-il toujours les mêmes incompatibilités avec l’organisation matricielle ?

Faisons un petit détour par cette période particulière, et à mon avis structurante.

 

La matrice, une pilule amère

Il est en effet important d’avoir en tête que la mise en place des organisations matricielles au ministère des Armées a été concomitante à l’institutionnalisation de la réduction du format des forces (même si l’engagement avait été alors pris d’une « sanctuarisation » des moyens), et à  mouvement intense de dissolution d’unités, effectué sans la moindre protestation au sein des Armées – alors que les « plans sociaux » effectués dans les organisations civiles suscitaient alors mobilisations massives et attention accrue des décideurs publics et des médias.

Pourtant, avec la dissolution des unités, on ne touchait pas seulement aux effectifs et à l’accroissement considérable des mobilités individuelles[3] (la fameuse « manœuvre RH ») – des « changements » significatifs - mais aussi à des symboles forts :

  • L’histoire d’unités glorieuses, dont les traditions seraient parfois transmises, mais souvent « muséifiées » avec le dépôt du drapeau au service historique des armées ;
  • Et, par conséquent, la réduction drastique des postes de « chefs de corps »[4], qui enlevait à beaucoup d’officiers la perspective de cette responsabilité unique, point d’orgue attendu par beaucoup de leur engagement[5]. Sans négliger la dimension « affective » de cette fonction, tant il peut être perçu comme un « chef de famille », et dans un monde dans lequel on revendique fortement à tous niveaux la cohésion sociale, la proximité et l’empathie. Et donc les bouleversements pour tous que signifiait la disparition, ou en tous cas la dilution, de cette référence structurante.

Néanmoins, pas de protestations. Mais sans doute déjà des blessures profondes.

 

Cette période fut donc aussi celle l’accroissement de l’interarmisation accrue, et celle de l’arrivée des fameuses « bases de défense », symboles structurants de ces « matrices » : « les structures de commandement opérationnel et de soutien ont été rationalisées, soit à un niveau ministériel pour le soutien général, soit à un niveau interarmées pour les fonctions opérationnelles pures et les soutiens spécialisés. L’organisation ancienne a donc laissé la place à une organisation fusionnée avec des structures désormais interarmées, resserrées et donc moins nombreuses »[6].

Avec autant de changements humains, organisationnels, symboliques.

Et en particulier parce que la mise en place des structures de soutien et la création des bases de défense rendaient plus délicat l’exercice du commandement, dans ce contexte si particulier de la dissolution des unités, et donc de l’accompagnement de personnels qui, demain, ne seraient plus sous les ordres d’un « chef de corps » lui aussi en disparition, et qui, parfois, ne l’étaient plus déjà « totalement ».

 

Souvenons-nous :

  • « La notion d’intégralité des prérogatives du commandement laisse la place à des répartitions de responsabilités complexes »[7]
  • « Bouleversant le quotidien de tous les agents du ministère, l’irruption d’une organisation matricielle dans un univers hiérarchique, combinée à la réorganisation concomitante des chaînes « métiers » du ministère, a créé une impression de désorganisation généralisée »[8]
  • « Aux réorganisations structurelles connues, à savoir sept dissolutions et quatre transferts majeurs, viendra s’ajouter la réorganisation fonctionnelle de l’administration générale et des soutiens courants en bases de défense. Or, toucher aux processus bien ancrés dans les mœurs est plus anxiogène que modifier ou déplacer les structures »[9]
  • « En quittant mon poste à l’Otan, je ne pensais pas qu’il me faudrait encore être diplomate, en tant que commandant de base de défense ! »[10]

 

Les « bases de défense » auront donc été le symbole perçu, mais aussi assumé, de ces bouleversements:

  • « les bases de défense seront la pierre angulaire de la réforme des armées »[11]
  • « (les bases de défense sont le) chantier le plus emblématique de la transformation »[12].

La matrice apparaissait donc pour beaucoup comme une pilule bien amère à avaler…

 

Le Commissariat, doublement coupable ?

Alors pourquoi ce détour dans notre histoire récente ?

Tout d’abord parce que beaucoup de personnels qui connaissent les difficultés signalées par la Cour des Comptes ont vécu cette période – et parce que les organisations ont de la mémoire, en particulier pour les événements traumatiques.

Mais aussi parce que, au sein des Bases de Défense (BDD), le soutien des forces a été confié au Service du Commissariat des Armées (SCA), qui a fait l’objet du rapport au départ de cette note…

Car en 2014, les « groupements de soutien des bases de défense » (GSBDD) créés en même temps que le SCA, ont été rattachés à ce tout nouveau service[13].

D’un soutien mutualisé au sein des Bases de Défense (ce qui était déjà un changement), cette mission a donc été totalement transférée à ce « service support », pour reprendre un terme classique dans les organisations.

Nouveau choc donc, même si l’intention était bonne. Car il s’agissait alors de renforcer, dans les GSBDD, les structures de proximité, entre un échelon totalement centralisé (le SCA) et des fonctions internalisées, dans les unités (l’organisation antérieure). Tout comme le « coup d’après » serait de mettre en place, plus localement encore, les espaces « Atlas » (accès en tout temps, en tout lieu, au soutien), dans une logique de « guichet unique ».

Mais on sait que l’enfer est pavé de bonnes intentions… Et cette évolution fut vécue comme une nouvelle rupture.

 

Reprenons donc, comme nouveaux points de départ, quelques extraits du document de la Cour des Comptes qui témoigne, lui aussi, et plus de dix ans après, des dimensions « irrationnelles » des changements vécus – et donc toujours présents.

 

A propos de cette « architecture matricielle complexe et instable » : « La première source de complexité a tenu à la réforme elle-même et au modèle du soutien retenu, avec le passage d’une chaîne hiérarchisée de commandement à un dispositif de relations quasi contractuelles entre soutenants et soutenus, fondé sur une logique fonctionnelle. Rompant de la sorte avec les habitudes de fonctionnement des armées, ce changement a représenté, pour les soutenants comme pour les soutenus, une véritable révolution culturelle ».

« Révolution culturelle » sans doute car, plus que des relations « quasi-contractuelles », sont apparues de nouvelles pratiques véritablement « contractuelles », et donc fortement porteuses d’une charge symbolique pour un univers dédié au service public, avec la mise en place de « contrats de milieux » et de « contrats locaux de service ». Des « contrats »… avec tout ce que cela suggère pour un monde pétri de service public, d’engagement au service d’une cause supérieure…

Alors, au-delà des changements sur les organisations et les processus, cette « révolution » a donc eu des conséquences sur les « perceptions » - deux termes bien éloignés des approches d’analyse des organisations, souvent très « rationnelles » : « malgré les efforts entrepris pour y remédier, les armées ont eu tendance à percevoir comme une rupture génératrice d’un éloignement aussi préjudiciable qu’irréductible l’intégration des soutiens dans un dispositif spécifique se substituant à leur incorporation antérieure au sein même des forces ».

Et le rapport de rappeler que des ajustements ont alors eu lieu : « la crise de confiance qui a affecté la relation entre soutenants et soutenus dans la première période de la réforme des soutiens s’est traduite par un nouveau mouvement de transformations du service et de son activité, lancé en 2017 sous l’égide du plan « SCA 2022 ».

Mais apparemment, les résultats attendus ne sont pas encore là…

Car ainsi que l’exprime la Cour des Comptes dans ses constats, mais aussi ses recommandations :

  • « L’hypothèse d’engagement majeur met le SCA en tension sur ses capacités à répondre aux besoins des armées »
  • « Si la taille critique des GSBdD demeure une problématique réelle, c’est davantage la préoccupation de réponses qualitatives et de proximité aux besoins des soutenus qui a conduit à les rénover dans le cadre de SCA 2022 ».
  • « En outre, bien qu’enrichie de strates supplémentaires, la structuration organique encore très uniforme de la nouvelle architecture ne garantit pas son ajustement optimal aux réalités du terrain. »
  • « (Les espaces ATLAS) connaissent des risques de débordement, obligeant les GSBdD à des régulations locales en lien avec la réalité des moyens disponibles »
  • « (Le) service interarmées du soutien qui ne dispose pas de l’intégralité des leviers pour l’exercice de ses missions »

 

Le Commissariat est-il donc doublement coupable, pour avoir « pris le pouvoir » sans apporter le « service » attendu ?

 

Alors, puisqu’il s’agit d’une « révolution culturelle », actons que ces transformations-là prennent toujours beaucoup de temps… 20 ans, 30 ans, une génération bien souvent. Car même si les individus passent, la mémoire des organisations est souvent plus forte, et transmet aux nouveaux arrivants la perception d’événements qu’ils n’ont pourtant pas connus.

A titre d’exemple, le terme de « chef de corps » cité plus haut… Remplacé formellement dans les textes par « commandant de formation administrative »[14], il existe toujours dans les faits…

Mais le temps seul ne suffira sans doute pas à une mise en œuvre apaisée et réussie de cette organisation et des pratiques liées, au regard des difficultés évoquées par la Cour des Comptes – et décodées au regard d’une longue pratique des organisations matricielles…

 

Partons pour cela de quelques termes clés des difficultés recensées dans le document : engagement majeur, qualité et proximité, contrat, éloignement, confiance, strates supplémentaires, régulations locales, intégralité des leviers…

 

Le problème de l’« engagement majeur »

L’ « engagement majeur » ou la « haute intensité » qui sont (ré)apparus avec l’invasion russe en Ukraine et la perception d’une menace directe sur les intérêts et valeurs de notre pays ont été une opportunité, et en particulier pour les décideurs de l’armée de terre, de réactualiser la charge décrite dans l’article de Michel Goya sur les « matrices » :

  • « Dans un monde où les organisations sont dominées par une approche matricielle, les forces terrestres constituent une exception notable : marqué par un besoin de verticalité, leur système de commandement se caractérise par la cascade des effets majeurs des différents échelons, gage à la fois de cohérence et de subsidiarité, aussi bien dans la planification que dans la conduite de l’action. »[15]
  • « L’organisation des soutiens paraît à beaucoup d’observateurs comme inefficace dans la perspective d’un conflit de haute intensité. « Le chef d’état-major des armées (CEMA) a été clair sur les capacités qui garantissent [la] capacité opérationnelle. Il faut que les militaires aient confiance dans leur outil militaire. L’organisation actuelle, matricielle, est plus fondée sur l’efficience que sur la résilience », a pointé le sous-chef des opérations aéroterrestres. »[16].

 

Toujours et encore, « la confiance »… Une qualité et une modalité qui ne s’établit ni par la règle ni l’organisation, ou en tous cas pas seulement.

 

Et ces objections rejoignent certains des arguments avancés par Olivier Schmitt dans sa somme magistrale consacrée aux changements dans les organisations militaires[17].

Pour lui, et alors que ces transformations « matricielles » ont été transposées du monde « civil » (même s’il n’évoque pas spécifiquement ces changements-là), « les forces armées requièrent une approche spécifique afin de bien saisir leurs dynamiques de changement, pour trois raisons cumulatives » :

  • « elles sont dépositaires des moyens d’emploi de la force, sans en définir les conditions d’emploi (…) un emploi de la violence collective dans un but politique »
  • « le changement des forces armées n’est pas lié à un seul objectif fondamental, mais à une multiplicité d’injonctions parfois contradictoires »
  • « la rareté et l’importance de l’événement auquel elles se préparent : la guerre majeure »

 

Alors bien sûr, le premier argument est irréfutable. C’est bien une mission et des moyens qui rendent les forces armées incomparables aux autres organisations.

Néanmoins, les transformations « matricielles » qui touchent l’activité des forces armées ont été engagées dans le cadre plus large du ministère de la Défense (ou des Armées, pour en reprendre la dénomination actuelle). Ce qui permet de se rappeler que les militaires sont, pour la plupart, à la fois guerriers - exerçant donc cette mission très spécifique -, mais aussi fonctionnaires – et donc membres d’une organisation administrative, qui s’apparente pour beaucoup à d’autres organisations similaires.

Et c’est aussi l’occasion de se souvenir que la réforme engagée en 2008 portait un enjeu annoncé de « civilianisation » du Ministère, en particulier pour les fonctions « support » ; une dimension que certains observateurs avaient jugée très insuffisante, avec notamment la prise en charge de fonctions « civiles » par des militaires fraîchement sortis de leur statut « guerrier »… Là encore, une dimension symbolique porteuse de sens pour beaucoup, d’un point de vue ou de l’autre. Et potentiellement de fractures latentes, conscientes et inconscientes.

Alors, aurait-il été possible d’envisager une transformation du Ministère tout en préservant les spécificités de la partie « forces armées » ? Difficile sans doute d’en tracer les contours, alors que toutes les entités sont interdépendantes.

 

Le deuxième argument peut, quant à lui, faire sourire les dirigeants et praticiens de nombreuses organisations, et en particulier les grandes (mais pas seulement) : car si leur objectif était unique et unanimement partagé (générer du profit, par exemple, ou bien apporter un service permanent et de qualité…), leur quotidien serait grandement simplifié – et mon métier n’existerait pas…

 

Alors, l’origine « civile » des organisations matricielles a sans aucun doute été une des raisons de la méfiance qu’elles ont suscitées : « l’organisation matricielle issue de la LOLF et la mutualisation en voie d’aboutissement des soutiens ne doivent pas conduire à déresponsabiliser le commandement, dans un ministère qui a inventé la formule « un chef, une mission, des moyens », et dans lequel l’efficacité opérationnelle exige une confiance absolue dans le chef. »[18]

Mais elle ne peut être totalement retenue, en tous cas pour ce qui concerne les arguments « rationnels »… mais il y a bien sûr aussi, le « moins rationnel », qui a toute son importance tout en étant trop souvent négligé.

 

Quant au troisième argument, il y a d’autres organisations et professionnels qui partagent cette spécificité : ceux qui ont affaire à des questions de vie ou de mort, d’accidents majeurs, de sécurité industrielle et de facteurs humains : dans les industries de l’énergie par exemple, mais aussi l’aviation, la médecine, le spatial… Car beaucoup d’entre eux s’entraînent et travaillent au quotidien pour des circonstances qui, chacun le souhaite, ne se présenteront pas. Sans mesure bien entendu les conséquences potentielles de « conflits majeurs », mais pourtant avec des dimensions structurantes pour leur engagement professionnel et, souvent, personnel.

Et c’est pourquoi on trouve aussi dans ce domaine de la sécurité et des facteurs humains des éléments d’inspiration pour éclairer notre problématique.

 

Du côté de la sécurité et des facteurs humains…

On pourra objecter qu’il y a « sécurité » (« safety ») et « sécurité » (« security ») – que certains tentent de distinguer par « sureté » et « sécurité » sans que les non-experts n’identifient bien laquelle est laquelle... Il y a certes des différences, mais aussi des recouvrements et, pourquoi pas, des synergies. Car dans les deux univers, il faut se préparer à « être surpris »[19].

Alors, et puisque Michel Goya évoquait la bureaucratisation inévitable qui accompagne la mise en place des matrices, parlons aussi de la « procéduralisation » qui gagne les mondes de la « sécurité » (dans les deux acceptions). Car ainsi que l’exprimait déjà Max Weber dès la fin du 19e siècle, procéduralisation et bureaucratisation vont de pair[20]. Une tendance que nous connaissons tous…

Et cette procéduralisation, qui part pourtant d’une bonne intention et a beaucoup d’avantages (apporter du confort, réduire l’anxiété face au changement et à l’incertitude, protéger contre les ordres arbitraires, les mauvaises pratiques…), peut conduire à l’inefficacité du système si on ne sait pas dépasser les règles pour atteindre les objectifs et accomplir la mission[21].

Et nous connaissons tous – et y compris dans des environnements a priori très normés, et à forts enjeux de sécurité/sûreté - , ces petits ajustements locaux, ces engagements mutuels, qui permettent de réaliser la mission…

Car « même dans une structure apparemment très disciplinée, il existe de nombreuses manières de ne pas vraiment appliquer les ordres »[22].

Comme l’exprime alors Michel Goya, il semble indispensable pour éviter une « défaite intellectuelle » - qui prépare la défaite stratégique – de se prémunir de l’excès d’exploitation sur l’exploration, du « légalisme » sur l’« entrepreunariat », de l’observation du sentier sur l’observation de l’environnement…

 

On peut alors se demander si les lourdeurs voire les blocages vécus ou redoutés du système militaire confronté à des enjeux majeurs viendraient de dysfonctionnements intrinsèques aux organisations matricielles, ou d’une évolution « bureaucratique » et « procédurale », liée ou non… Car la procédurisation peut conduire à des réflexes défensifs du type « No rule, no use »[23] : si ce n’est pas écrit, je ne le fais pas… Et dans ce cas, tout le système se bloque. Avec des arguments variables, allant de « protéger l’institution » à « se couvrir »…

 

Prenons donc l’exemple d’un autre service de soutien, qui apparemment fait la satisfaction de tous : le Service de Santé des Armées.

 

Le SSA et le SCA, dans le même bateau ?

Le Service de Santé des Armées est, depuis 1964, un service interarmées – mutualisé donc. Écoles et personnels dépendent de lui, à l’exception du corps administratif des commissaires dédiés à ce service, rattachés comme d’autres au service du commissariat (notre fameux SCA).

Sa mission est le soutien médical des forces : « Le plus important, c’est de répondre présent quand il y a un problème médical ».[24]

Et comme le rappelle le Médecin chef des services Luc Aigle, directeur des études des Écoles militaires de santé de Lyon-Bron, cette mission se réalise bien sûr en opérations, mais aussi dans le cadre d’un soutien médical permanent. Avec un volet qui concerne les éventuelles décisions d’inaptitude, quand « tant pour la personne que pour l’institution, il est temps de savoir dire non ».

Le parallèle avec le SCA est là intéressant.

Car on imagine que, dans le soutien direct à un conflit armé, le soutien du SSA est unanimement apprécié.

Mais lorsqu’on déclare inapte un individu, hors opérations, la décision peut être plus difficile à prendre, et surtout à mettre en oeuvre :

  • pour la personne, qui ne peut plus exercer une activité qui, souvent, donne un sens à son engagement professionnel voire personnel ;
  • mais aussi à son unité d’emploi, qui ne peut plus compter dessus. Dans le contexte d’une raréfaction des ressources humaines qui plus est.

On arrive donc là à une situation typique des organisations « matricielles », dans laquelle un service « de soutien » peut entrer en conflit avec un service « opérationnel ».  Pour la personne ? Ou pour l’institution ? On en arrive là à la définition de « l’intérêt général » ou des conditions de succès en fonctionnement matriciel qu’énonçait Michel Goya : « une forte culture commune, une adhésion à un projet mobilisateur et une circulation libre de l’information ».

 

L’intendance suivra-t-elle ?

Dans une entité dans laquelle il n’y a « qu’un seul chef », on imagine que celui-ci trancherait entre les intérêts ou points de vue contradictoires de ses subordonnés. Mais dans ces organisations dans lesquelles la tension s’exprime institutionnellement, qui l’emporte ?

Au travers de la formulation précédente, on devine que « l’intérêt général » - et donc celui qui l’emporte légitimement - est porté par le service médical. Le « soutien », donc, contre l’« opérationnel ».

De quoi faire rêver peut-être les « soutiens de l’homme » qui arment les services et fonctions du Commissariat (la solde, les achats courants, le transport routier, le soutien juridique, le logement, l’habillement, la nourriture…).

Car sans soutien médical, pas d’opérations : l’autorité implicite du corps de soutien, même dans une organisation matricielle, est reconnue.

Mais sans nourriture, habillement, sans solde[25], peut-on également mener des opérations ?

Il est probable que, en la matière et à la différence du Service de Santé, le Service du Commissariat bénéficie de l’adage traditionnel selon laquelle « l’intendance suivra »…

 

Et ceci d’autant que le rapport de la Cour des Comptes évoque aussi, pour le SCA, les difficultés qu’il rencontre avec cette même mission de contrôle des aptitudes, et notamment médicales : « L’aptitude des personnels militaires à la projection est une vraie problématique de gestion pour le SCA. Il doit prendre en compte trois facteurs : les personnels inaptes médicaux qu’ils soient temporaires ou permanents, les personnels non à jour de leurs qualifications et les personnels inaptes pour raisons familiales ou professionnelles »[26].

Et en ce qui concerne ces aptitudes médicales, la question qui transparait est l’emploi des personnels – une question posée bien au-delà du seul SCA :

  • pour une mission donnée, qui peut justifier des critères particuliers, moins spécifiques à l’emploi militaire général (pensons par exemple au « geek » dont la caricature physique et comportementale peut être éloignée du monde des armées, mais dont les compétences peuvent être essentielles aux missions de cybersécurité) ;
  • ou pour servir « en tous temps et en tous lieux », et donc avec une aptitude commune à tous (hors emplois très spécifiques qui eux, sont encore plus restrictifs en matière d’aptitude).

A qui de décider, in fine ?

 

Et d’ailleurs le SCA, avec le Cour des Comptes, de proposer une évolution des critères d’aptitudes, au moins pour les personnels réservistes. Qui eux, sont par nature employés pour un emploi donné, sans nécessairement la perspective de pouvoir être employés ailleurs, plus tard…

Au-delà d’une question « catégorielle » (les réservistes, « bestiaire » bien particulier), on distingue à travers cet exemple une hiérarchie implicite entre les différents corps de soutien. L’un l’emportant sur l’autre, et même sur les fonctions d’emploi.

Parmi les « soutiens » donc aussi, une « hiérarchie » implicite.

 

Car, pour ce qui concerne la « haute intensité », le soutien du commissariat semble avoir été adapté à ces contextes particuliers. Avec la création de Directions spécifiques (directions du commissariat en opérations extérieures et directions mixtes du commissariat) et de GSBDD propres, « relevant directement de la direction centrale et placés pour emploi auprès d'un commandement »[27] - c’est-à-dire relevant directement de l’autorité des commandements engagés dans ces situations.

Une organisation matricielle, donc, qui n’empêche pas l’adaptation aux circonstances particulières. Tout comme l’est, par exemple, le Centre de Planification et de Contrôle des Opérations (CPCO), au cœur des opérations, qui a lui aussi adopté cette organisation : « L’organisation matricielle du centre par zones géographiques et par bureaux métiers permet de monter à la demande des cellules dédiées selon des besoins circonstanciels »[28]

 

Et c’est bien là un signe que le refus de l’organisation matricielle témoigne de difficultés et de conflits qui dépassent l’inadéquation du modèle organisationnel aux forces armées.

 

La matrice comme révélateur des conflits de « pouvoir »

Cette hostilité plutôt généralisée s’exprime souvent par l’impossibilité d’avoir « tous les leviers ». Pour les forces, on l’a vu. Mais aussi pour le Commissariat, qui évoque aussi – dans le rapport du Cour des Comptes – la même difficulté dans la gestion de ses ressources humaines, puisque la plupart de ses personnels ne lui sont affectés que pour un temps, et dépendant donc des Armées : « Les pilotes de viviers du SCA n’ont donc ni la légitimité ni les leviers pour conduire des actions au profit des personnels dont ils ne sont ni employeurs ni gestionnaires ».

Avec la revendication mutuelle d’avoir « tous les leviers », on a là tous les ingrédients d’une « escalade » de la tension entre deux organisations, synonyme de blocages inévitables, et de « vengeances » programmées…

 

On touche au cœur de la spécificité des organisations matricielles. Car derrière les « leviers », on entend le partage du pouvoir.

Et ce que Michel Goya décrit comme un « conflit » inévitable peut être perçu, d’un autre point de vue, comme une « coopération » indispensable. Car tout dépend comment l’on conçoit le « pouvoir » :

  • Le « pouvoir sur », selon la description de Max Weber et avec les formes historiques de « leadership » ;
  • Ou bien le « pouvoir avec », dont les travaux de Hannah Arendt éclairent la compréhension.

 

Les organisations matricielles sont certes issues d’une autre culture organisationnelle, qui reconnaît les bénéfices d’un « équilibre des pouvoirs » que certains, en France notamment, jugent inefficace (par exemple, les fameux « shutdowns » aux Etats-Unis qui paralysent les institutions fédérales le temps de trouver un compromis…).

Et c’est peut-être cette différence qui est à l’origine de la dimension « culturelle » de cette transformation (même si la « culture » des organisations, ou encore plus des ensembles géo-stratégiques est une notion complexe, qu’il convient de ne pas simplifier).

 

La mise en place d’une répartition distribuée du « pouvoir » au Ministère des Armées avait en effet précédé la mise en place des GSBDD, et la montée en puissance du SCA : « Alors que le Chef d’état-major des armées (Cema) était traditionnellement considéré selon la formule alors en vigueur comme le « primus inter pares », et disposait essentiellement de compétences en matière d’emploi des forces, le décret n° 2005-520 du 21 mai 2005 a marqué une véritable rupture (…) Avec près de dix ans de recul, il est aujourd’hui possible de mesurer à quel point cette réforme a totalement bouleversé les équilibres internes du ministère, ne laissant plus de fait aux trois chefs d’état-major d’armée, qui disposaient d’une compétence générale hors domaine opérationnel, que des compétences d’attribution »[29]

Avec les GSBDD et le SCA, on était alors dans la « mise en œuvre » d’une transformation profonde - sans doute insuffisamment explicitée, au-delà de ses dimensions purement organisationnelles. Un classique…

De la flexibilité, pour la décroissance mais aussi pour la croissance

Pourtant, l’organisation matricielle, en facilitant l’expression d’intêrêts perçus comme parfois divergents, mais toujours au service de l’intérêt général et partagé, permet l’innovation, la créativité.

Alors bien sûr, ce n’est pas simple, on le voit – et souvent encore, dans les organisations civiles aussi.

Olivier Schmitt l’évoque pour la « compétition » entre armées, mais on peut s’en doute appliquer son énoncé à celle entre une entité « opérationnelle » et une entité « support » toute aussi essentielle : « le rôle du niveau interarmées est compliqué car il doit calibrer entre une saine concurrence entre les armées qui facteur d’innovation, et le risque de fragmentation au détriment de l’unité d’effort opérationnel »[30].

Mais ainsi que le formule l’argument décrivant l’organisation matricielle du CPCO, cette organisation permet aussi la flexibilité :

  • Une flexibilité à la décroissance, ainsi que les armées ont connu l’arrivée de cette nouvelle organisation, et à laquelle ils l’identifient toujours, consciemment ou non.
  • Mais aussi une flexibilité dans la montée en puissance, pour réaliser de nouvelles missions, sans créer une entité complète.

Ce qui est conforme aux principes d’organisations interarmées et interalliées, pour servir de « nation cadre » intégrant d’autres forces issues de « réservoirs de forces », ou contribuer à ce qui avait alors été nommé, dès les années 90, des « GFIM » (Groupes de Forces Interarmées Multinationales). Une approche déjà éprouvée, donc…

 

Et c’est bien la raison pour laquelle les organisations civiles ont adopté ce mode d’organisation : pour permettre de rassembler des moyens de soutien et des expertises au service d’entités « opérationnelles » dont le volume et la diversité seront adaptées aux enjeux extérieurs (des pays que l’on prospecte ou que l’on abandonne, des produits que l’on développe et d’autres que l’on arrête de fournir, des entités que l’on acquiert et d’autres dont on se sépare…).

Avec un effet de masse – et donc une économie d’échelle – pour des fonctions support dont la croissance ou la décroissance n’est alors pas rigoureusement proportionnelle à l’activité des forces soutenues – pour une qualité de service maintenue.

Ainsi, et par exemple, Naval Group, qui a adopté fin 2022 une nouvelle organisation avec cinq directions produits et services, trois directions opérationnelles et cinq directions fonctionnelles… Une matrice à trois dimensions, donc[31].

 

Et cette flexibilité est un atout, pas seulement en termes d’économie, mais aussi de capacité à absorber les variations. Car comme le rappelle Olivier Schmitt : « le degré de flexibilité de l’organisation militaire, est une variable importante permettant de comprendre la capacité de résilience des forces ».

Alors, la meilleure résilience, est-ce celle du pilier, vertical et monolithique, ou bien celle du réseau ?

 

Comment réussir soi-même à faire son propre malheur

C’est pourquoi certaines solutions d’ajustement identifiées dans le rapport de la Cour des Comptes risquent non seulement de ne pas être efficaces, mais peuvent même s’avérer contre-productives. Car elles répondent au réflexe du « toujours plus de la même chose »… alors que, face aux difficultés rencontrées de façon récurrente, il convient de faire « autrement »[32].

 

L’alternance ?

On pourrait être tenté de proposer, pour les organisations militaires, une « alternance » entre un fonctionnement « classique », et donc rassurant, et ce nouveau fonctionnement, pour des situations très localisées : « l’organisation du ministère de la Défense impose dorénavant aux décideurs de savoir passer alternativement d’un système hiérarchique (un chef, une mission, des moyens) à un système matriciel qui privilégie une approche transverse pour répondre à des besoins spécifiques (un responsable, un contrat, une performance) »[33]

En l’occurrence, faire semblant de changer, pour ne pas changer… Toujours de la même chose. Et surtout, une façon de placer les personnes concernées dans une situation schizophrénique peu compatible avec une charge de travail plus que dense, et des enjeux vitaux.

 

Le retour en arrière ?

Le rapport de la Cour des Comptes évoque également des « expérimentations » visant, sans remettre en question les prérogatives du SCA, à « relocaliser » certaines fonctions RH dans des unités.

Et cette « relocalisation » pourrait a priori signifier un simple déménagement. Mais ce serait sans doute aussi le signe donné d’une autorité retrouvée pour l’unité soutenue…

On pourrait alors être surpris de la proposition de ce « retour en arrière », dès lors que la mutualisation de ces fonctions signifiait d’avoir des équipes mixtes à toutes les armées, intégrées… Et qu’il faudrait à nouveau séparer, réorganiser…

Mais, allez savoir pourquoi – l’informatique, les spécificités des statuts, les hiérarchies implicites… - il pouvait arriver que cette « mutualisation » n’ait été que le transfert dans un même lieu – et donc loin des unités soutenues – de fonctions qui conserveraient leurs personnels, leurs pratiques, voire leurs bureaux séparés… Dès lors, il n’y avait aucun gain d’échelle, d’expertise ou de synergies, mais seulement une perte de proximité avec les unités soutenues…

Perdant – perdant…, et donc un argument pour préserver le statu quo, au « bénéfice » perçu par l’un, et au détriment de l’autre : toujours de la même chose, là encore…

 

Plus de bureaucratie ?

Enfin, lorsqu’il s’agit d’imposer sa volonté à l’autre dans une organisation, le réflexe bureaucratique classique est d’accroître ses moyens humains, et les procédures que l’on contrôle – mais qui ne peuvent s’exercer que dans des environnements « normés ».

Ces deux pistes émergent aussi du rapport de la Cour des Comptes :

  • Renforcer les moyens humains du SCA. Et donc renoncer aux enjeux d’optimisation des moyens disponibles qui justifient la mise en place des nouvelles organisations en obtenant une inflation des effectifs ? Ou bien les obtenir au détriment des autres, dans un conflit de « pouvoirs » ? ;
  • Et rechercher l’uniformisation des organisations gérées : « en dépit de la volonté initiale affichée, les caractéristiques des différents GSBdD sont en effet très disparates, qu’il s’agisse de leur périmètre géographique et fonctionnel d’intervention »[34]. Car, en effet, les procédures ne s’appliquent vraiment que dans des systèmes « idéaux », normalisés – ce que ne sont jamais les organisations humaines complexes.

 

La nécessité collaborative

Heureusement, pour ces deux pistes dessinées, la tentation « autoritaire » semble contrebalancée, soit par le réel, soit par la compréhension des nécessaires postures et pratiques collaboratives indispensables au fonctionnement efficace des organisations matricielles.

En ce qui concerne les ressources RH pour lesquelles le SCA, faute d’avoir du pouvoir sur les armées qui fournissent les personnels, est encouragé à développer son influence, à travers des pratiques plus collaboratives : « Plus généralement, un dialogue plus coopératif doit être instauré avec les gestionnaires sur le volume de recrutements, le plan de mutation et les qualifications requises »[35]

Mais pour la tentation procédurale, rien n’est formellement exprimé, si ce n’est par l’obligation d’un dialogue permanent (« un dialogue infra-annuel entre les parties prenantes ») – ce qui marque le retour souhaité à plus de collaboration et d’adaptation plutôt qu’à une vaine « normalisation ». Mais est-ce volontairement, ou « faute de mieux » ?

 

Faire « autrement » que dans une organisation verticale est donc une nécessité pour le fonctionnement dans une organisation matricielle. Et notamment parce que l’organisation matricielle elle-même ne s’inscrit pas en rupture avec l’organisation, mais comme un enrichissement, avec un continuum « plus ou moins » collaboratif, « plus ou moins » directif, permettant l’adaptation aux circonstances.

Et qui privilégie l’initiative et la responsabilité – des qualités recherchées dans les forces armées - plutôt que la norme bureaucratique.

L’équilibre des pouvoirs ne va pas d’une partie prenante à l’autre, en faveur de l’un et au détriment de l’autre. Il est partagé entre les uns et les autres, dans une proportion variable selon les circonstances, et la capacité de coopération entre les parties prenantes.

De la même façon que nos « styles relationnels » s’adaptent aux circonstances : un parent particulièrement « participatif » et soucieux d’échanges avec son enfant, saura faire preuve d’une autorité claire et immédiate lorsque celui-ci traversera la rue au feu vert, alors qu’une voiture arrive à grande vitesse…

C’est cette adaptation aux circonstances que l’on trouvera notamment dans les approches « sociodynamiques », adaptées aux styles de management (participatif, négociateur, directif) comme aux modes d’organisation (mécaniste, tribale, mercenaire).

Une adaptation qui permet un équilibre instable, propre aux organisations en mouvement : « Toute organisation est confrontée à la dialectique de la stabilité et du changement : comment s’adapter à un contexte changeant tout en maintenant un fonctionnement régulier et stable, gage de prévisibilité ? (…) Dès lors, la capacité des armées à articuler la tendance à l’inertie organisationnelle et les impératifs du changement détermine la puissance militaire d’un État »[36].

 

La flexibilité et le dialogue sont aussi indispensables au fonctionnement dans les organisations matricielles parce que si la capacité d’innovation et d’adaptation tient plutôt aux « réseaux horizontaux », la diffusion dans une grande structure tient aussi à l’impulsion et l’animation de ces atouts par une structure centrale. Ce que Lindsay, cité par Olivier Schmitt dans son ouvrage, appelle la « gestion adaptative ». Et que les organisations matricielles pratiquent avec les structures fonctionnelles qui n’ont pas uniquement un rôle de centralisation de l’expertise (et encore moins d’autorité en la matière), mais aussi (et surtout), d’animation de ces compétences et pratiques dans toute l’organisation (ce que l’on oublie parfois, en réduisant le rôle de celles-ci à une seule pratique « autoritaire »).

 

Enfin, et parce qu’elles sont par nature « agiles » et donc imparfaites, et réglées par les interactions humaines plus que par des normes figées[37], les organisations matricielles rappellent qu’il n’existe pas d’organisation idéale. Mais seulement des pratiques de référence qu’il est nécessaire de faire évoluer, dans les environnements socio-techniques complexes inaccessibles à une modélisation unique que sont nos organisations humaines.

Alors on peut se dire que, sous la pression d’événements tragiques, les armées démontreront leurs capacités à être des « organisations apprenantes de combat »[38] . Mais faut-il vraiment souhaiter d’être « au pied du mur » afin de « s’adapter pour vaincre »[39] ?

 

Alors, ce constat et ces propositions émanent d’un civil, par nature mal informé des affaires militaires… Sont-elles donc légitimes, et pertinentes ?

Au-delà de l’application au cas du SCA, et donc au ministère des Armées, elles se veulent pouvoir être appliquées à toutes les organisations confrontées à des difficultés à faire vivre ces terribles « organisations matricielles ».

Et puis, pour ce qui est de l’application aux organisations militaires, je reprendrai pour conclure la belle formule d’Olivier Schmitt qui souhaite, pour favoriser les « évolutions positives » des armées que : « cela suppose des civils qui s’intéressent aux questions militaires et ne se défaussent pas sur les militaires eux‐mêmes de leurs responsabilités sur le sujet (…) même s’il est inévitable que cela suscite chez certains militaires des inquiétudes, en particulier dans les pays où la profession militaire est associée à un statut (social ou professionnel) spécifique ».

C’était donc ici une tentative de contribution.


[1] Observations définitives (Article R. 143-11 du code des juridictions financières). Le Service du Commissariat des Armées (SCA). Cour des Comptes, Octobre 2023. https://www.ccomptes.fr/fr/publications/le-service-du-commissariat-des-armees-sca

[2] Michel Goya, « Dans la matrice », 2012, https://lavoiedelepee.blogspot.com/2012/

[3] En 2008, les changements de résidence étaient de 27 pour les officiers, 589 pour les sous-officiers et 206. En 2009, ces volumes étaient respectivement de 1072, 4336 et 3334.

[4] Rien qu’entre 2008 et 2012, le nombre des régiments de l’armée de terre passe de 98 à 81 et l’armée de l’air supprime 12 bases aériennes

[5] « Pour les grades de colonels, capitaine de vaisseau et équivalents dans les services, il y a 3 468 emplois en 2011 pour un nombre de commandements dans les forces limité à environ 150 postes (les 87 régiments et corps principaux de l’armée de terre, les 32 bâtiments de premier rang de la marine et les 24 bases aériennes) » Cour des comptes « Le bilan à mi-parcours de la loi de programmation militaire » – juillet 2012

[6] Amiral Édouard Guillaud, chef d’état–major des armées. Audition sur le projet de loi de finances pour 2011. Compte-rendu de la commission de la défense nationale et des forces armées. Assemblée Nationale. 6 octobre 2010

[7] Jean-René Bachelet (général d’armée 2S), « Editorial » dans « L’armée dans l’espace public », Inflexions n°20, La Documentation Française, 2012.

[8] Rapport d’information fait au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées sur la mise en place de la réforme des bases de défense. Gilbert Roger et André Dulait, sénateurs. Sénat. 11 juillet 2012

[9] Audition du Général Elrick Irastorza, Assemblée Nationale, 20 octobre 2010

[10] Rapport d’information fait au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées sur la mise en place de la réforme des bases de défense. Gilbert Roger et André Dulait, sénateurs. Sénat. 11 juillet 2012

[11] Hervé Morin, ministre de la défense, lors de la conférence de presse sur le lancement des 11 bases de défense expérimentale. Cité dans la Lettre de la modernisation n°9, décembre 2008

[12] Amiral Guillaud, CEMA, lors de ses vœux à la communauté militaire en 2011.

[13] « Pourquoi la réforme du Service du Commissariat des Armées va-t-elle réussir ? », Antoine De Coster. Revue Défense Nationale 2017/3 (N° 798)

[14] « La transformation du ministère de la Défense, entre cohérence et vigilance », Jean-Robert Rebmeister, Revue de Défense Nationale  2015/3 (n°778)

[15] Concept d’emploi des forces terrestres (CEFT) 2020 - 2035, RFT 3.2.0, CDEC-DDO, Ministère des Armées, https://www.c-dec.terre.defense.gouv.fr/images/documents/documents-doctrine/20210929_NP_CDEC_DDO_RFT_3-2-0-CEFT.pdf

[16] Rapport d’information déposé par la Commission de la Défense Nationale et des forces armées en conclusion des travaux d’une mission d’information sur la préparation à la haute intensité, présenté par Mme Patricia Mirallès et M. Jean-Louis Thiériot,députés. Assemblée Nationale. 17 février 2022

[17] Olivier Schmitt, « Préparer la guerre. Stratégie, innovation et puissance militaire à l’époque contemporaine », PUF 2024

[18] « La transformation du ministère de la Défense, entre cohérence et vigilance », Jean-Robert Rebmeister, Revue de Défense Nationale  2015/3 (n°778)

[19] On pourra notamment lire avec intérêt l’ouvrage édité par Corinne Bieder et Kenneth Peterson Gould “The Coupling of Safety and Security - Exploring Interrelations in Theory and Practice”, Foncsi - SpringerOpen, 2020

[20] Mathilde Bourrier et Corinne Bieder, « Trapping safety into rules : an introduction” in “Trapping safety into rules. How desirable or avoidable is proceduralization », edited by Corinne Bieder and Mathilde Bourrier, Ashgate 2013

[21] idem

[22] Michel Goya, « S’adapter pour vaincre. Comment les armées évoluent », Perrin, 2019

[23] Isabelle Fucks et Yves Dien, « No rule, no use ? The effects of over-proceduralization”, in “Trapping safety into rules. How desirable or avoidable is proceduralization », edited by Corinne Bieder and Mathilde Bourrier, Ashgate 2013

[24] Médecin en chef des services Luc Aigle, dans le podcast « Defcast » sur Podcastics et les plate-forme d’écoute,  Saison 1, épisode 14, 15 février 2024

[25] Même si les armées ont « survécu » aux dix ans du logiciel Louvois…

[26] Observations définitives de la Cour des Comptes, op. cit.

[27] Arrêté du 28 février 2019 portant organisation du service du commissariat des armées

[28] « Le commandement : dans les coulisses du CPCO », https://www.cheminsdememoire.gouv.fr/fr/le-commandement-dans-les-coulisses-du-cpco

[29] « La transformation du ministère de la Défense, entre cohérence et vigilance », Jean-Robert Rebmeister, Revue de Défense Nationale  2015/3 (n°778)

[30] Olivier Schmitt, op. cit.

[31] « Naval Group fait évoluer son organisation pour accompagner son ambition de croissance », Communiqué de presse du 15 décembre 2022.

[32] Ce qu’on appelle les « changements de type 1 », qui conviennent aux « adaptations », et les « changements de type 2 », qui sont nécessaires pour de telles transformations

[33] Jacques Roudière, DRH-MD à l’occasion du vingtième anniversaire du Centre de formation au management de la Défense (CFMD) dans « Le journal de l’année 2011 », SGA

[34] Observations définitives de la Cour des Comptes, op. cit.

[35] idem

[36] Olivier Schmitt, op.cit.

[37] Notons, alors que beaucoup d’organisations souhaitent devenir plus « agiles », que les quatre principes clés du « Manifeste Agile » de 2001, certes formulé par des spécialistes du développement informatique mais sans doute aucun inspirant pour beaucoup, sont : « Les individus et leurs interactions, de préférence aux processus et aux outils ; des solutions opérationnelles, de préférence à une documentation exhaustive ; la collaboration avec les clients, de préférence aux négociations contractuelles ; la réponse au changement, de préférence au respect d’un plan. Précisément, même si les éléments à droite ont de la valeur, nous reconnaissons davantage de valeur dans les éléments à gauche ». Leurs principes d’action sont-ils conformes à ces quatre principes ?

[38] Olivier Schmitt, « La victoire en changeant ? Faire des armées des «organisations apprenantes de combat» Défense et Sécurité Internationale. Hors Série n°92. Octobre-novembre 2023

[39] On ne peut évidemment que recommander aussi, sur ces questions d’évolution des organisations militaires, le remarquable ouvrage de Michel Goya, « S’adapter pour vaincre. Comment les armées évoluent », Perrin, 2019

Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management, #CIMIC

Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article