Faciliter hors des chemins battus, à l’épreuve de la diversité et de l’inclusion
Publié le 20 Octobre 2023
La réunion européenne de l’association internationale des facilitateurs (IAF) vient de s’achever à Berlin, après quatre années d’absence dues à une crise Covid qui avait interdit puis menacé l’organisation d’un événement préparé plusieurs mois à l’avance. Quatre demi-journées d’échanges de pratiques et de travail collectif pour une centaine de « facilitateurs ». Quelques leçons tirées de ce séjour « à la plage »…
Se revendiquer « facilitateur », c’est accepter l’incertain et la surprise. Voire les souhaiter et même les provoquer. Car cette compétence (ce métier ?) est celle d’animer des dynamiques humaines complexes, par nature toujours différentes, et donc heureusement surprenantes.
L’espace comme facteur clé
Le lieu était donc inhabituel et aurait pu déstabiliser des invités moins rodés à des conditions toujours stimulantes.
Une centaine de canapés, poufs, sièges disposés en cercle, sur une plage de sable blanc… Au centre de l’Europe, à l’automne.
Ce format, typique de « l’open space », avait plusieurs conséquences, et notamment :
- Une attention portée au travail collectif et aux interactions, plutôt qu’à une prise de notes personnelle ;
- Une flexibilité de l’espace, pour s’approprier celui-ci, en fonction des modalités de travail du moment – parfois en déplacement, parfois en plus petits groupes ;
- Un courage personnel rendu possible par une bienveillance de fait, lors d’une prise de parole de sa place, sans angle mort, voire depuis le centre de l’espace, seul point de stabilité puisqu’occupé par un ilot fixe ;
- Les conséquences d’un déplacement sur le sable : plus lent quà l’ordinaire, et donc donnant et prenant le temps, moins assuré aussi et renforçant donc une vulnérabilité assumée – là encore condition de succès d’échanges sincères ;
- Et une dimension ludique, consciente ou non, qu’il ne faut pas négliger tant elle contribue à la créativité.
Un rappel très concret grâce à ces conditions très particulières que le choix et l’organisation d’un espace de réunion n’est jamais neutre, et ne doit donc pas être pris à la légère… tout en offrant de fructueuses opportunités, en fonction du résultat attendu.
Inclusion et diversité : une nouveauté ?
Organisée par l’équipe berlinoise du « chapitre » allemand de l’IAF, la réunion témoignait, pour une bonne partie du programme, de la sensibilité propre à beaucoup d’acteurs de cette ville-État très particulière. Fière de sa « diversité », innovante, créatrice… en tous cas dans une volonté partagée de s’afficher comme telle.
Beaucoup de consultants-facilitateurs, plus engagés dans l’accompagnement des entreprises que dans celui de dynamiques « sociales » voire « politiques », pouvaient donc se demander ce qu’ils trouveraient là, au-delà de la simple curiosité qui les anime et nourrit en toutes circonstances.
Car la diversité et l’inclusion sont au cœur de leur quotidien professionnel. Puisque chaque équipe, chaque individu, sont par nature divers de par leur histoire, leurs compétences, leur tempérament, et l’organisation dans laquelle ils évoluent. Et que la compétence attendue du facilitateur – avec le retour sur investissement qu’il promet à ses clients - est de garantir « l’inclusion » de tous dans le travail collectif, pour en permettre l’efficacité et la pérennité.
Quel bénéfice alors à dédier un temps, par nature précieux puisque non alloué à d’autres opportunités, à rencontrer des acteurs de terrain engagés dans l’animation de communautés multi-culturelles, la réalisation d’un centre religieux pluri-confessionnel, ou l’organisation d’événements promouvant la multiplicité identitaire ?
Il y a selon moi trois réponses (mais n’hésitez pas à en suggérer d’autres) :
- Une inspiration pour celles et ceux qui s’engagent dans ces dynamiques sociales/sociétales, dans leur quotidien, bien sûr – avec des succès et des points faibles, tous bienvenus ;
- Une meilleure connaissance de thématiques qui animent - de façon éphémère ou durable, qui sait ? – une part plus ou moins importante des équipes et des dirigeants des entreprises que nous accompagnons. Comme, dans un domaine purement managérial, le « lean » ou « l’agile », « modes » ou apports théoriques plus ou moins durables, qu’il convient quoiqu’il en soit de connaître voire de pratiquer, afin d’adopter au moins un langage commun avec nos interlocuteurs ;
- Et bien sûr des ponts à faire entre ces deux mondes, car l’animation de communautés professionnelles ou non se déroule toujours dans le continuum du « management des parties prenantes », du plus bureaucratique de grandes organisations jusqu’au plus chaotique et émergent de mouvements sociaux.
Trois leçons pour une mobilisation réussie
Et il y a trois leçons à retenir, au moins, de ces expérimentations observées :
- Des individus clés. Tout projet difficile ne peut se mettre en mouvement, et à plus forte raison réussir, que s’il existe des femmes et des hommes prêts à s’y engager. Non pas seulement pour gagner leur vie, ou mettre en œuvre leur contrat de travail. Mais aussi parce qu’ils y croient, que quelque chose d’autre que le seul contrat les meut et que, parce qu’ils partagent ce « quelque chose en plus », ils réussiront à avancer. Sur ce dernier point cependant : ce « quelque chose en plus » repose souvent sur des convictions, des émotions. Et ce « non-rationnel » est à la fois la condition du succès mais peut aussi être la source des dissensions. Il faudra donc identifier les sources de cette énergie, et construire un moteur commun ;
- Construire quelque chose ensemble. La réalisation commune est ce qui rassemble. Plus que la simple convergence d’idées à laquelle beaucoup s’arrêtent : le fameux « consensus » qui n’est souvent qu’un jeu intellectuel, peu engageant. Construire ensemble, c’est oser avancer, c’est aussi prendre des risques, rencontrer des difficultés, et surtout les dépasser ensemble, grâce et avec l’autre. C’est ce que j’appelle parfois, dans les projets d’entreprise, des « objets prétextes » : car peu importe la réalisation, ce qui soude le collectif pour de plus grands défis à venir, c’est d’avoir fait le chemin ensemble, de s’être découverts et d’avoir noué des relations sincères ;
- Enfin, plusieurs expérimentations témoignaient de ce qui peut apparaître comme un facteur négligeable de succès, voire comme une modalité presque vulgaire car annexe et non intellectuelle. Prendre un repas ensemble, ou mieux : le préparer ensemble. Car nourrir l’autre, c’est bénéficier de sa confiance, c’est nouer une relation intime avec lui (vous allez regarder différemment désormais votre restaurateur…). Cette modalité commune, c’est aussi une de celles qui fait le succès, plus près de chez nous, du PTCE « Vivre les Mureaux », avec son « repas des mamans ». Réfléchissez-y. Et pensez-y aussi, lorsque vous organiserez votre projet et ses modalités : en télétravail ou en se retrouvant ?
Faut-il du courage aux facilitateurs ?
Mais la diversité / inclusion n’était pas la seule thématique de ces journées, qui visaient à aborder une question plus large : « Entrer dans des espaces plus courageux : faciliter au-delà des sentiers battus »[1].
Et si la question sociale/politique posée par nos amis berlinois demandait en effet de pouvoir apporter des réponses en termes de posture et de technique de facilitation à des thèmes délicats et des participants parfois sensibles, d’autres points d’application faisaient l’objet d’autres temps de travail et de partage.
Comme à l’habitude dans ce type d’événement foisonnant, il fallait choisir entre des ateliers simultanés.
Le premier que je choisis était consacré aux « rebelles » : comment identifier et faciliter une réunion lorsqu’y participe des « rebelles » ?
Ce terme est lui aussi galvaudé dans de nombreux domaines, y compris celui du management des organisations et des équipes. Pourquoi ce succès ? Sans doute parce qu’il bénéficie d’un a-priori positif, lié à la créativité, l’innovation, la liberté…
Mais dans le cas présent, il était plus abordé comme une difficulté que comme une chance. Car pour un animateur « classique » de réunions, la présence d’un ou plusieurs « rebelles » peut être un facteur d’inquiétude, de perturbation voire de « disruption » d’un programme bien établi. Y compris, cas extrême, lorsque le client est lui-même perçu par l’animateur comme un « rebelle »…
Et l’exercice visait à identifier ce qui fait un « rebelle » et peut être aussi de mieux le comprendre : par ses comportements, et ce qui peut les susciter.
Inclure les « rebelles », aussi
Quand il a affaire à des rebelles, et à plus forte raison si c’est le client, la vocation d’un facilitateur est de pouvoir les inclure dans la dynamique collective.
Pas facile en effet lorsque le « rebelle » répond aux caractéristiques qu’en donne Ernst Jünger dans son « Traité du rebelle »[2]… Car dans ce cas, le mot est une traduction de « Waldgänger », le coureur des bois… Proscrit, bandit, maquisard, il refuse l’autorité qu’il tient pour illégitime et choisit la solitude, voire le conflit.
Pourtant, ce comportement de retrait est fréquent dans les situations professionnelles que nous rencontrons : un participant qui ne voit aucun intérêt à une journée collective qu’il ne perçoit que comme une perte de temps, ou un dirigeant qui se prête à un exercice obligé que parce qu’il s’agit d’un « rite » de son organisation…
L’identification et la compréhension de ce qui anime ces « rebelles » est alors un préalable obligé, en effet. Car ses éléments constitueront les ingrédients d’une « recette » sur mesure : la conception d’un moment ad hoc, plutôt qu’à partir d’un modèle donné, figé. Connu, réglé et confortable. Mais rarement fécond. Répondant plus à un objectif de moyens (organiser une réunion) qu’à un objectif de résultats (avancer ensemble).
Et quand un « animateur » classique n’aura pas d’autres leviers que le recours à l’autorité ou au déni poli, qui excluent dans les deux cas la « rébellion », le facilitateur aguerri pourra tirer profit de cette énergie souvent précieuse, car motrice.
Cependant, cela ne signifie pas qu’il soit nécessaire de se plier aux caprices ou aux enjeux cachés de chacun, car certains ne sont pas seulement dans une attitude de critique constructive mais d’opposition radicale.
En la matière, la maîtrise de la sociodynamique pourra aider à séparer ceux qui, même avec une virulence qu’un facilitateur expérimenté pourra canaliser, sont prêts à jouer collectif, à des conditions acceptables et souvent bienvenues, de ceux qui ne jouent que leur partie personnelle.
Nul courage à cela alors. Seulement la plus-value réelle du métier de consultant-facilitateur.
« Be brave like Ukraine »
Un autre atelier était animé par trois facilitatrices ukrainiennes, exilées à Berlin en raison du conflit actuel.
Mais le point d’application n’était pas celui de la guerre, ou de la libération de leur pays. Peut-être par pudeur. Ou tout simplement parce qu’aucun des participants n’avait, a priori, la possibilité d’agir avec elles. Et pourtant…
Je reviens avec deux leçons de cet atelier intéressant.
La première est issue d’une première réflexion à partir du continuum entre sécurité et courage, entre confort et prise de risque.
En facilitation, une animation très attendue est rassurante – à la fois pour le facilitateur et le client. Mais dans la plupart des cas, elle est peu productive, et en tous cas peu innovante. A l’inverse, une « facilitation » laissant totalement le champ à l’improvisation se révèlera rarement productive, et parfois contre-productive car ouvrant le champ à l’expression de conflits seulement destructeurs car non canalisés.
Comme souvent, l’art est dans l’équilibre dynamique. Celui par exemple qu’offrent les « Liberating Structures » formalisées et promues par Henri Lipmanowicz, qui offrent un cadre rassurant (le fameux « safe space ») tout en permettant, grâce à cette « sécurité psychologique », une grande créativité individuelle et collective.
Par ailleurs, et plus surement qu’en cherchant le point idéal pour une séquence donnée, l’équilibre peut être atteint globalement, en alternant les moments plus « risqués », qui permettent d’innover, comme ceux plus « sûrs » qui offrent un peu de répit et, aussi, une possibilité d’analyse, de modération après coup, de formalisation. La fameuse association créative du « cerveau du lièvre » associé à « l’esprit de la tortue »[3].
La deuxième est celle du pouvoir des métaphores.
On cherche parfois, pour trouver un accord, à vouloir trouver le terme adéquat, précis. C’est parfois possible. Parfois mais rarement, et sans doute jamais lorsqu’il s’agit de situations complexes humainement.
Parce qu’elles sont des formes dont la compréhension est floue, les métaphores sont des « objets-frontières » puissants. Car c’est dans cet espace de flou que s’opère la conversation, avec soi-même et avec l’autre. Cette conversation qui crée le lien. Le préalable indispensable à la résolution partagée de situations difficiles.
Les Sécessions, entre diversité et inclusion
Enfin, parce que ces temps de développement professionnel peuvent aussi permettre de découvrir, au hasard des circonstances, le cadre de vie de nos partenaires et d’autres opportunités, j’ai eu la chance de visiter l’exposition «Secessionen, Klimt, Stuck, Liebermann»[4] à la Alte Nationalgalerie.
Et ce fut une opportunité non programmée de poursuivre ces réflexions autour de la diversité et de l’inclusion.
Les « Sécessions », c’est l’émergence, sur une même période de temps et dans les trois métropoles de Berlin (en 1899), Munich (en 1892) et Vienne (en 1897), de mouvements artistiques en rupture avec les écoles « classiques »… des rebelles, donc, qui créent des évènements communs.
A posteriori, et parce que sans doute il est plus facile de trouver des stars, on identifie à Vienne Klimt et son Jugendstill, le symbolisme de Von Stuck à Munich et l’impressionnisme allemand avec Max Liebermann à Berlin.
Mais ils faisaient tous partie, comme d’autres, et comme leurs invités européens à ces événements, d’un même mouvement artistique fécond[5], placé sous l’égide de Pallas Athena, déesse protectrice des arts. Mais aussi, dans la mythologie européenne, déesse de la sagesse, de la stratégie militaire, des artisans et des maîtres d’école…
Tout un symbole aujourd’hui de ce qui rassemble l’Europe, dans sa diversité.
[1] “Entering braver spaces. Facilitating beyond beaten tracks”
[2] Ernst Jünger, « Traité du rebelle ou le recours aux forêts ». Seuil, 1986
[3] Guy Claxton, « Hare brain, tortoise mind ». Ecco, 1999
[4] L’exposition en 30 secondes : https://youtu.be/Jv2JQPpFQ8E. L’exposition se tiendra aussi à Vienne de mai à octobre 2024.
[5] Ralph Gleis, « Foreword to the exhibition », dans le catalogue de l’exposition, Hirmer Publishing