Publié le 10 Décembre 2020
Hasard du calendrier, sont parus tout dernièrement les livres de deux acteurs de la vie politique des trente dernières années : Régis Debray et Jean-Pierre Jouyet.
Le premier a été activiste politique, militant ou terroriste selon le point de vue, avant d’être « penseur » pour certains, écrivain dans les faits, et surtout « médiologue ». Le second est un haut fonctionnaire, avec une trajectoire désormais connue, entre postes d’administration et responsabilités gouvernementales.
Leurs points de vue décapants éclairent l’action politique actuelle, et peuvent inspirer les hommes et femmes d’entreprise.
A priori, les deux auteurs n’ont rien à voir. Et pourtant…
Le livre de Jean-Pierre Jouyet a tout d’une friandise pour « complotistes » car tout y est (ou presque) : l’entre-soi parisien des « élites », et en particulier de l’inspection des finances, les « grandes familles », les amitiés et haines interpersonnelles qui prévalent sur l’intérêt collectif, les luttes d’influences entre réseaux plus ou moins habituels – franc-maçons, catholiques, énarques ou ingénieurs des grands corps, Clubs… -, les négociations sur les actions de l’État subordonnées au ménagement des égos...
Tyrannie administrative
On y lit aussi, en creux ou en plein, l’absence voire le mépris, de la part d’une haute administration, des parlementaires ou des corps intermédiaires dans la décision publique, tout au long des anecdotes des dernières décennies, et jusqu’à l’aboutissement actuel : « grâce à Macron, l’administration française a réalisé son rêve, gouverner elle-même le pays… Les hauts fonctionnaires sont livrés à eux-mêmes ». L’auteur consacre d’ailleurs un plein chapitre, à plume affutée, à ce qu’il nomme une « tyrannie administrative ».
On y trouve aussi la dénonciation de la gestion de la crise actuelle, et du « quoiqu’il en coûte » présenté par le gouvernement comme une politique d’aide aux plus fragiles alors que « rien ne protège mieux les privilèges et leurs titulaires que l’emprunt, la dette et la liquidité monétaire »… De la part d’un grand inspecteur des Finances, ancien directeur du Trésor, de l’Autorité des marchés financiers, de la BPI, l’analyse est terrible car experte.
Ne manquent que les acteurs supposés ou assumés d’un « Grand Reset » davosien pour que le panorama soit complet…
Et puisque le « complot », tout comme notre société du spectacle, aime les noms, « L’envers du décor » est aussi un portrait féroce de petites et grandes faiblesses, de fidélités et de trahisons, avec plus de 200 personnalités citées… Portrait d’une grande amitié aussi, celle de l’auteur avec François Hollande.
Immobilisme agité
On apprendra aussi, à la lecture facile de ce livre, la genèse de la funeste loi sur les 35 heures, dont personne au gouvernement ne voulait, pas même la ministre qui y accolera son nom ! Alors pourquoi et comment fut-elle annoncée et votée ? Par purs calculs électoraux, par concurrence et animosités inter-personnelles. Un « marqueur électoral ». Effrayant… Et ceci d’autant qu’est alors prévue, dès ce moment, la faillite de la fonction publique hospitalière dont nous payons aujourd’hui tout le prix.
On y découvrira enfin, pour les gourmands, quelques jalons de l’itinéraire d’un enfant chéri puis détesté, « Emmanuel »… jusqu’à la Présidence de la République, qualifiée d’« immobilisme agité ». De la part de l’ancien Secrétaire général de la Présidence, dont Emmanuel Macron a été l’adjoint, c’est aussi cruel…
Alors, quel intérêt de ce livre, autre qu’une curiosité « citoyenne » ou malsaine, selon le point de vue ?
Tout dépend s’il est un aveu honnête d’impuissance devant le désastre, de la part pourtant de celui qui a été « le DRH de la République » ; un testament de l’action publique, alors que les vagues qui s’annoncent seront probablement plus sociales et politiques que sanitaires ; ou bien seulement un pavé dans la mare, dévastateur.
Parmi les remerciements finaux, on pourra aussi relever ceux, sobres mais choisis, au « regretté Henri Weber ». Qui laissent songeur, quand on se rappelle que l’intéressé, décédé en 2020, était un pilier activiste des mouvements communistes révolutionnaires des années 70. Mais peut-être n’est-ce qu’une solidarité entre Normands, et/ou entre « pièces rapportées » de « grandes familles » puisque l’un et l’autre ont partagé leur vie avec des héritières prestigieuses.
Garder le pouls des territoires
En tous cas, ce livre suscite des interrogations quant à la sagacité de l’auteur, pourtant un des plus brillants esprits de notre haute fonction publique. Et donc de celle de nombreux autres décideurs publics, moins brillants.
Comment peut-il s’interroger en effet de n’avoir vu émerger les mouvements des « Gilets Jaunes », faute d’avoir « gardé le pouls des territoires », quand, tout au long des pages, il décrit la mise à l’écart des grandes décisions publiques (comme le Pacte de Stabilité), sans doute plus par habitude que par volonté, des élus, parlementaires ou autres – pourtant a priori les plus à même d’être en phase avec le « terrain » ?
Et pourquoi et comment regretter la « tyrannie administrative » actuelle quand il justifie, à plusieurs occasions, l’opposition des fonctionnaires à la mise en œuvre des décisions des élus ?
Interrogations et regrets sincères, ou découverte tardive de « l’archipelisation » de notre pays ?
C’est sans doute, une magnifique leçon d’humilité, au-delà de la sphère publique, pour tous les dirigeants désireux de piloter leur entreprise en se synchronisant avec l’évolution de leur environnement, de leurs marchés. Car tout ne se fait pas depuis un « entre-soi » rassurant. Mais bien en phase avec toute la diversité de l’entreprise, dans ses métiers et ses territoires.
Le livre de Régis Debray est d’un tout autre ordre. Par nature et sans doute par caractère. Car lorsqu’Alain Finkelkraut l’avait invité, avec Henri Weber (le même que précédemment), dans son émission « Répliques » en 2018, pour témoigner des « années 68 », il exprimait déjà d’une forme de désespoir, ou au moins de désengagement pessimiste, à l’occasion de son précédent ouvrage. Alors que son comparse des années rouges portait encore un projet politique.
Car Régis Debray regrette le « tropisme tyrannique » des intellectuels, et de nos sociétés.
Et c’est sans doute pourquoi son livre est (aussi) un éloge de l’action.
Le primat de la relation
La « médiologie » qu’il a fondée n’est pas la science des « médias », au sens où on l’entend couramment. Mais, plus largement, de ces intermédiaires qui font que l’idée se transforme en action. « Quand le sage montre la lune, l’idiot regarde le doigt. Le médiologue est un idiot professionnel. Il observe non le quoi mais le comment ». Une approche féconde, qui permet de prendre en compte les contextes, les modalités pratiques. Et tout ce qui, dans l’art de la facilitation du travail collectif, a une importance : l’espace, les sons, les lumières, les odeurs, le toucher même…
Pour lui, l’action politique, mais aussi l’action en général, n’est pas celle du verbe : « vouloir agir sur les esprits par des mots n’est pas un projet sensé ». C’est celle de la relation : « notre parti pris : le primat de la relation sur l’entité ».
On trouvera là une similarité certaine avec les approches sociodynamiques que nous pratiquons, et qui prennent en compte ce que, au-delà des mots, les acteurs font, concrètement. Et ce qu’ils font ensemble.
C’est là aussi un formidable contre-pied à l’approche technocratique, bureaucratique, qui incarne et affirme le primat de l’entité, de l’organisation, de l’immobilité, sur les diversités humaines, sur leurs émotions, leurs énergies vitales.
Le plaidoyer de Régis Debray porte aussi sur décloisonnement entre les disciplines, entre sciences humaines et technologies puisque « le dehors formate notre dedans et nos outils matériels (le virtuel en fait partie), notre outillage mental ». Alors que le pilotage technocratique s’appuie sur des experts, en silos, qui privilégient un domaine (le leur) sur tous les autres. Une approche étriquée, cruellement inefficace dans des systèmes vivants, complexes. Et qui se veut « scientifique », quand l’action politique relève, selon Debray, d’un tout autre ordre : « Si par science on entend ‘l’ensemble des recettes et des procédés qui réussissent toujours’, Sciences Po doit être poursuivi au pénal pour usurpation de titres. C’est une École d’arts appliqués. (…) L’avenir ne se met pas en fiches »…
L’action est donc avant tout collective.
Pourtant, les convictions que partage Régis Debray vont à l’encontre des approches non-hiérarchiques (même s’il semble le regretter) : « c’est la verticale des anges et des militaires. L’horizontal, c’est du fugace. Une mosaïque de communes auto-gérées, un méli-mélo de mini-républiques ne peut qu’éclater en morceaux lors d’une montée aux extrêmes. Quelle cohérence stratégique ? Quelle unité de commandement ? Quelle discipline ? ». Et c’est d’ailleurs au nom de cette verticalité qu’il justifie le « mensonge », comme une modalité inévitable de l’action politique…
Pourtant, si en cas de guerre, d’urgence, l’autorité verticale peut se justifier, la gestion du temps long, y compris en situation de crise, non seulement s’accommode mais aussi nécessite une gouvernance plus collective, plus souple. Les organisations « holomorphiques » et les « systèmes adaptatifs complexes » en témoignent. Ne serait-ce que parce que la relation à l’autre ne s’impose pas, mais s’entretient.
Ce serait sans doute un sujet d’échanges passionnants avec l’auteur. Et ceci d’autant que la crise de confiance générale tient aussi à ce qui nous relie aux autres, à la fragilisation de la transmission, de la culture. « Mieux nous sommes connectés dans l’espace, plus nous sommes déconnectés du temps. Et impatients de l’être ».
Rêver ensemble, aussi…
Pour Régis Debray enfin, l’action est enracinée. Dans un territoire, dans une culture. Constat terriblement humble de la part de celui qui a cru pouvoir porter ses idéaux de jeunesse révolutionnaire au-delà des mers…
Et elle se nourrit aussi d’une transcendance, de croyances, d’idéaux partagés. Autre joli pied de nez à ceux pour qui l’action n’est que « gestion », ou l’adhésion collective l’acceptation muette de principes établis.
Humilité ici encore du penseur engagé, comme sur un sujet aussi actuel que celui de la laïcité, trop souvent traité comme un acquis imposé : « Il est arrivé assez souvent aux Français de mourir pour la France et quelquefois pour la République (…) On ne sache pas qu’on ait jamais donné sa vie pour la laïcité. Elle rassure et nous protège du pire mais ne fait rêver personne, tout en suggérant, c’est son mérite, la force tranquille d’une transcendance sans dogme et d’une conviction sans catéchisme. Il en faudrait un peu plus pour susciter un sentiment d’appartenance ».
Qu’est-ce qui nous rassemble donc dans l’action collective ? Que ce soit dans le champ politique comme dans celui de nos entreprises, qui ne sont faites que de femmes et d’hommes, avec leurs émotions, leurs envies. Leurs relations enfin. Pas celles seulement d’individus choisis dans un « entre-soi » confortable. Mais celle d’une diversité créée par les hasards et les nécessités. Et qu’il faut bien animer, et pas seulement gérer.
C’est assurément une question qui reste ouverte, au regard de la spécificité des collectifs rassemblés, et des circonstances. Une page à écrire ensemble, chaque jour. La vie, enfin.
Jean-Pierre Jouyet « L’envers du décor », Albin Michel 2020
Régis Debray « D’un siècle l’autre », Gallimard 2020