transformation 3.0

Publié le 23 Septembre 2024

Pour une Responsabilité Sociale Numérique ?
Pensez-vous que les inventeurs de la valise dotée de roulettes avaient imaginé les conséquences de leur création ? La question se pose aussi pour ceux qui créent mais aussi achètent et mettent en œuvre tous les outils numériques qui transforment notre monde et nos usages…

Les valises « à roulettes » se sont répandues dans les couloirs des gares et des aéroports, et dans les rues des villes touristiques, depuis quelques décennies… Difficile de savoir exactement depuis combien de temps date ce succès, même si les premiers brevets remontent aux années 70 pour les 4 roues et à la fin des années 80 pour les deux roues et la poignée rétractable, puis à 1993, pour un dispositif similaire (sans que ces dates ne soient exhaustives).

Alors, certains ont affirmé que ces valises à roulettes auraient pu arriver plus tôt sur le marché, et que ce retard était un signe – encore un – du « patriarcat dominant », qui souhaitait préserver son pouvoir de porteur de valises[1].

Étant un représentant, bien malgré moi mais le vivant très bien, d’une engeance suspecte –un homme de plus de cinquante ans d’ascendance européenne; quant à mes goûts et mœurs, ils ne regardent que moi -, je ne peux évaluer la pertinence ou le sérieux de cette interprétation.

Mais mon goût pour les technologies et mes lectures diverses m’ont aussi fait penser que certaines évolutions techniques et industrielles comme l’apparition sur le marché, à des coûts plus accessibles, de matériaux plus légers et plus solides, que ce soit pour les coques des valises comme pour les roulettes elles-mêmes et les supports pivotants, qui désormais se décrochent de moins en moins de la coque, avaient pu aussi jouer un rôle dans l’émergence puis le déferlement de ces nouveaux accessoires de voyage…

Alors, il faut noter que ce grand progrès pour la libération des voyageuses et voyageurs n’a pas eu que des supporters… Car on a observé des premiers mouvements de « révolte » en 2014, à Berlin et sans doute d’autres villes européennes, en raison de la cacophonie des valises à roulettes sur les trottoirs (comme sur les pavés de Dubrovnik, qui les a « interdites » à l’été 2023 – en réalité, la mairie a publié des « recommandations »).

 

Attention à vos pieds !

En 2010, voyageant fréquemment pour mes activités de consultant, j’avais été frappé (dans tous les sens du terme) par le comportement de plus en plus agressif (ou désinvolte ?) de « tireurs de valises »[2], comme par un article dans Les Échos, rapportant le nouveau succès économique de Samsonite, un des leaders du marché, grâce à ces innovations[3]. Un indicateur temporel, parmi d’autres sans doute, de la période de forte croissance de ce marché.

J’avais en effet remarqué que, avec ces valises trainées derrière eux, beaucoup de voyageurs utilisaient plus d’espace de circulation dans les gares (sans mentionner ceux qui se faisaient bloquer les valises dans les portillons automatiques programmés pour laisser passer un individu). Ce qui pouvait provoquer des phénomènes d’engorgement à l’embarquement dans des espaces prévus pour un espace au sol occupé par un voyageur, et non par un équivalent de deux et demi… Ceci ne s’appliquant pas, naturellement, à celles et ceux qui, plus attentifs aux pieds de leurs concitoyens, profitaient des roulettes en déplaçant la valise à leur côté, comme une valise « classique » mais avec le poids en moins.

Et, depuis, avec sans doute le développement de nouveaux matériaux meilleur marché qui ont encore permis à des fabricants moins prestigieux et donc moins chers de proposer des produits accessibles au plus grand nombre, chacun aura pu observer des voyageurs chargés de valises toujours plus nombreuses et volumineuses, mais mobiles (mais peut-être là encore est-ce une nouvelle reculade du patriarcat qui aurait aussi « lâché » sur les très grosses valises dont chaque homme, on le sait, se réjouissait de pouvoir être le porteur exclusif…).

Jusqu’à, en cette rentrée, les nouveaux dispositifs de la SNCF qui limitent sur le TGV la volume et la quantité de bagages emportés par chaque voyageur, provoquant comme à l'habitude l'ire des réseaux sociaux et des journalistes, et la justification plus ou moins contrite des représentants de l'entreprise… Alors si certains ont évoqué les frigos emportés, je ne peux m’empêcher de penser que la croissance de la taille des bagages emportés, grâce à ces roulettes, n’y est pas totalement étrangère. Mais avancer cela serait peut-être signe d’un patriarcat sur le retour, alors d’autres plus prudents que moi s’en sont bien gardés…

Mais enfin, quel est le lien de ces valises avec cette « responsabilité sociale numérique » évoquée en titre ?

Dans les usages, vous l’avez sans doute deviné…

 

Les usages, toujours les usages

Plus encore que les valises, mais sous des formes bien plus diverses, les produits numériques, physiques et plus encore immatériels, se répandent dans nos vies, nos habitudes, nos pratiques…

Et puisque le logiciel prend désormais une part dominante dans la croissance de ces marchés, il est intéressant d’avoir à l’esprit la particularité du modèle économique de ce secteur… Qui se distingue de tous les produits « physiques » qui, sans que cela n’empêche de formidables réussites industrielles, doivent toujours intégrer dans leurs coûts les matériaux qui permettent leur fabrication, et la logistique associée. Avec un gain proportionnel voire mieux, mais rarement exponentiel - une courbe qui caractérise le succès des produits logiciels.

Car pour le logiciel, et ceci d’autant plus depuis l’émergence du « cloud », on ne doit prendre en compte, après les frais de conception, que les seuls coûts de maintenance et de stockage de données – des coûts que l’on fait par ailleurs payer au client, par abonnement…

On comprend donc l’attrait considérable de ce monde numérique qui semble promettre, depuis des années, à des programmeurs de génie, mais plus encore à des « marketeurs » encore plus talentueux, une fortune rapide. Car une fois le produit conçu, le bénéfice sur les ventes est net (pratiquement, nonobstant quelques réglages)…

Bien sûr, ce résumé est odieusement caricatural.

Et ce modèle de production numérique a eu en plus l'avantage de stimuler tous les secteurs de l’industrie en leur proposant d’adopter les modèles « Agile » (dont le manifeste est né du monde numérique), pour moderniser le déroulement mécaniciste et bureaucratique des projets. Mais si on peut « pivoter » en abandonnant quelques mois de développements numériques car le bénéfice attendu effacera cet investissement perdu, il n’est pas toujours possible de mettre au rebut des investissements industriels dont on réalise qu’ils ne produiront pas tous les bénéfices attendus…

Mais, en mettant l’accent sur l’appât du gain que suscitent ces marchés, je souhaite appeler l’attention sur l’importance de réfléchir, en concevant et/ou en achetant un produit numérique, aux usages que l’on en fera…

 

Quelle utilité sociale pour vos investissements ?

Les concepteurs de valises avaient-ils associé les transporteurs dans leurs travaux ou dans leurs politiques marketing ? Pour anticiper des usages, voire accompagner leurs produits de recommandations quant à leur utilisation, au-delà des seules précautions garantissant leur propre sécurité juridique (« attention, le contenu de votre tasse de café peut être chaud… », ou « ne mettez pas votre chat dans le micro-onde pour le sécher ») ? On peut en douter…

Alors, les concepteurs de logiciels appellent-ils l’attention de leurs clients sur les usages qu’ils en auront, directement ou indirectement, sur ceux qu’en auront les « utilisateurs » ? Faisons-leur un crédit d’intention mais, sincèrement, j’en doute parfois.

On a eu, il y a quelques années, la grande mode des « réseaux sociaux d’entreprise », dont la vocation était de « rapprocher » les collaborateurs…

Avec la crise sanitaire, l’explosion des vendeurs de multiples solutions de visio-conférences, de supports dématérialisés de travail collaboratif… Même si les usages ont évolué, combien d’applications avez-vous depuis supprimées de vos téléphones, de vos serveurs ? Car après « la bulle », il y a toujours le retour sur terre. Mais les budgets ont été dépensés. Avec quel bénéfice social pour l'entreprise, ou pour la communauté qui l'environne ?

Et puis aujourd’hui, naturellement, il y l’IA… Avec cependant quelques avertissements éthiques, et quelques pratiques "controversées", démasquées ou assumées comme les "turcs numériques", travailleurs précaires aux tâches ultra-parcellisées dans un modèle taylorien transposé au-delà des mers, alors que les promesses des vendeurs flattent les fantasmes de beaucoup.

Alors, heureusement, il existe des « garde-fous », comme les ressources humaines ou le juridique, pour modérer l’enthousiasme de dirigeants « emballés » par des commerciaux informatiques de talent… qui leur promettent plus d’efficacité et de rentabilité… A condition peut-être de former et de re-former (moyennant un avenant) des utilisateurs qui n’y mettent toujours que de la mauvaise volonté…

Même quand les réserves de ces « utilisateurs » quant à l’usage de nouveaux outils touchent souvent, en fait, à des questions plus fondamentales. Comme l’utilité sociale, par exemple.

Mais si les arguments juridiques portent, qu’en est-il de ces dimensions plus « immatérielles » encore, moins tangibles, plus sujettes à explication, négociation, interprétation ?

Personne ne jettera la pierre à un commercial de talent qui, après tout, fait son travail… Mais personne n’est obligé, au-delà de la reconnaissance de la performance de « l’artiste », d’accéder à sa proposition, sans réflexion.

 

Co-construire l’utilité sociale et sociétale

Il y a à mener la réflexion sur les conditions de travail – les usages… Et en cela, un travail associant les utilisateurs démontre toujours ses atouts. Alors bien entendu, les vendeurs de services numériques associeront souvent des « groupes tests », parfois pour « débugger » et souvent pour préparer le déploiement à plus grande échelle. Mais au-delà des dimensions techniques de prise en main de l’outil, prêteront-ils attention à l’utilité sociale d’un produit dont ils ont tout intérêt à la vente ? Ce n’est pas leur rôle…

Et puis il y a aussi un travail à avoir sur ce qu’il y a derrière les usages « techniques ».

Et ce travail en amont de l’achat ne peut être réalisé que par les clients eux-mêmes… (bon, s'ils ont besoin d'aide pour ce travail collaboratif, j'ai des noms à suggérer !)

Alors, cela peut prendre un peu de temps, certes. Mais ce travail de « co-construction » de l’utilité sociale d’un outil garantit à la fois la qualité et la rapidité de son adoption et de son utilisation – s’il est acquis -, car les résistances auront été levées en amont. Et il contribuera surtout au respect, voire à l’amélioration par l’entreprise de ses engagements sociaux et sociétaux.

Ce qui, paraît-il, génère un bénéfice encore supérieur à celui d’un produit logiciel.

 

 

[1] Maëlle Le Corre, « Le saviez-vous ? Sans le patriarcat, on aurait eu des valises à roulettes bien plus tôt », dans Madmoizelle, 25 août 2023 : https://www.madmoizelle.com/le-saviez-vous-sans-le-patriarcat-on-aurait-eu-des-valises-a-roulettes-bien-plus-tot-1229749

[2] « Usages », dans Kaqi-le blog. https://www.kaqi-leblog.com/article-59329853.html

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Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management, #Social change, #Transformation 3.0

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Publié le 29 Mai 2024

Guerre cognitive : la place des entreprises

On en parle de plus en plus depuis l’invasion russe en Ukraine, et la réaction de solidarité et de sécurité collective de notre pays face à cette agression : nous devons faire face à une véritable « guerre cognitive ». Une guerre qui vise, au-delà des armées, la « société civile » sans laquelle, dans nos sociétés démocratiques, rien de sérieux et durable ne peut être mené.

C’est un sujet important, en soi. Et on trouvera ici quelques pistes pour les lecteurs intéressés par les affaires stratégiques.

Mais les leçons qu’on peut (et doit ?) en tirer ont aussi leur prolongement dans nos entreprises, dans nos pratiques et responsabilités au quotidien. Car celles-ci peuvent susciter, dans des contextes a priori plus apaisés, une véritable « guerre involontaire ». Et parce qu’aussi, elles appartiennent au continuum de nos « forces vives » et à ce titre, contribuer à la résilience de notre société (et de la leur).

 

Commençons, pour circonscrire la réflexion du moment, par un point de vocabulaire.

Certains auteurs spécialisés utilisent, pour traduire en français[1] la « cognitive warfare », le terme de « guerre cognitique ».

Cette traduction a le grand mérite d’exprimer, dans ses sonorités, le double volet technologique et humain de ces actions : « La ‘guerre cognitique’, ou cognitive warfare, est donc une guerre non conventionnelle qui s’appuie notamment sur les outils cyber et dont le but est d’altérer les processus cognitifs d’ennemis, d’exploiter des biais ou des automatismes mentaux, de provoquer des distorsions des représentations, des altérations de décision ou des inhibitions de l’action, et entraîner des conséquences funestes, tant du point de vue des individus que du collectif »[2].

Mais puisque je considérerai essentiellement, dans cette contribution, les aspects organisationnels et humains, j’utiliserai celui de « guerre cognitive » : « Relevant d’une approche pluridisciplinaire combinant sciences sociales et nouvelles technologies, la guerre cognitive vise à altérer directement les mécanismes de compréhension du monde réel et de prise de décision pour déstabiliser ou paralyser un adversaire : en d’autres termes, elle vise à agir sur le cerveau de l’adversaire puisque c’est là que s’y gagnent les guerres, y compris « avant la guerre », en écho à la vision stratégique du chef d’état-major des armées françaises »[3].

 

Un domaine d’opérations centré sur l’humain

Dans le champ stratégique, cette guerre cognitive est menée par des puissances hostiles, étatiques ou non. On parle aujourd’hui de la Russie de Vladimir Poutine mais ce n’est pas le seul État à mener des actions offensives vers nos sociétés ouvertes (les actions de l’État chinois sont désormais explicitement décrites dans les études se référant à ce domaine, et il en existe d’autres[4]).

Alors bien sûr, la « guerre psychologique » n’est pas une nouveauté. Mais elle est amplifiée aujourd’hui par la place prise par « l’information » dans nos sociétés modernes, qui facilite pour les agresseurs l’accès jusqu’au « destinataire final ».

Et parce que la démultiplication des actions hostiles est plus aisée avec les moyens techniques contemporains – sans que ceux-ci ne doivent faire oublier les traditionnels moyens « humains ».

Le schéma suivant, reproduit dans plusieurs articles cités et notamment celui de D. Pappalardo (cité en référence), explicite clairement la complémentarité de ces actions :

 

 
Guerre cognitive : la place des entreprises

La « guerre cognitive » a donc des effets dans le domaine technique, mais aussi dans les domaines très humains : « La guerre cognitive donne aux adversaires la capacité de façonner la cognition humaine, la perception, la création de sens, la connaissance de la situation et la prise de décision à tous les niveaux. (…) (elle) vise également à perturber les relations, cible les vulnérabilités humaines, telles que la confiance et le biais cognitif, tant au niveau individuel que national. »[5]

 

Perception, création de sens, prise de décision, relations humaines, confiance… ce sont ici des termes bien familiers au monde managérial.

Et c’est la raison pour laquelle les pistes explorées par le monde guerrier peuvent utilement inspirer celui des entreprises – et réciproquement.

 

Notons enfin que les nouveaux développements technologiques conduisent d’ailleurs les spécialistes à considérer que cette « CogWar » est plus qu’une extension de la « guerre psychologique » (les « PsyOps ») puisqu’elle associe à ces « PsyOps », des « InfoOps », des « CyberOps », en y ajoutant les outils d’intelligence artificielle et de « machine learning »[6].

Des domaines, là encore, dans lesquels les entreprises s’engouffrent.

 

La « maison » sécuritaire

Pour faire face à ces menaces multiformes et parce que, contrairement à des affirmations hasardeuses, l’Alliance Atlantique était loin d’être en « mort cérébrale », un groupe de travail de l’OTAN a proposé un modèle (« The House Model »[7]) reposant notamment sur trois piliers :

  • Celui des neurosciences, avec des interventions au niveau individuel et collectif ;
  • Celui des sciences cognitives et comportementales, avec des interventions de type psychologique ;
  • Celui des sciences sociales (société et culture), avec des interventions relatives à la confiance et aux relations.

Ces trois piliers ont naturellement leurs applications dans l’entreprise.

Celui des neurosciences en est encore à ses balbutiements, et ceci malgré l’appétence que des affirmations scientifiques (ou pseudo-scientifiques) peuvent susciter tant chez des décideurs désireux de « décoder » le plus « scientifiquement » possible les comportements de leurs collaborateurs, que chez des prestataires de services plus ou moins sérieux. Car il s’agit, en l’occurrence, des connaissances physiologiques et biologiques relatives à la création de sens (« sense-making »), à la prise de décision et au fonctionnement du cerveau.

Les moyens techniques permettent d’observer, de plus en plus finement, les zones activées dans le cerveau par différents stimuli et la production de certaines hormones et autres molécules. Mais de l’observation à la compréhension, il convient de demeurer prudent. Car concomitance et causalité ne sont pas équivalentes.

 

Celui des sciences cognitives et comportementales est beaucoup plus exploré et connu puisqu’il relève des connaissances psychologiques relatives à la création de sens, là encore, aux interactions sociales, au comportement humain, aux émotions, à la persuasion, à la communication. Là encore, on observe – depuis plus longtemps que pour les neurosciences - ; et certains proposent des grilles d’analyse, prudentes ou plus affirmatives. On évoquera, par exemple, le fameux « nudge » popularisé par une agence gouvernementale à l’occasion de la crise Covid-19, mais dont les principes suscitent d’autres réalisations, dans nos vies quotidiennes.

 

Quant à celui des sciences sociales, des approches interdisciplinaires permettent de mieux comprendre les facteurs structurels et institutionnels dans le contexte social, culturel, économique et politique qui forgent, contraignent et/ou accroissent les comportements individuels et collectifs et peuvent conduire à des changements à grande échelle[8]. Là encore, on trouve largement, dans la littérature et dans de multiples cursus de formation, de quoi étancher sa soif d’explications plus ou moins satisfaisantes.

 

Enfin, en plus de ces trois piliers, le modèle propose des couches transverses, dont la dernière est celle des « situational awareness / sensemaking », déjà évoqués dans les trois piliers.

Ces termes font doublement écho dans le domaine entrepreneurial, puisque venant d’une approche à la fois déployée dans le monde de la sécurité industrielle, mais aussi dans celui des pratiques managériales collaboratives.

 

Les entreprises, absentes de la guerre cognitive ?

Notre pays semble hésiter, depuis quelques mois, à entrer ou non, partiellement au moins, en « économie de guerre »… Le débat est trop complexe pour l’aborder ici mais, pour le moment en tous cas, il apparaît que cette « économie de guerre » concerne avant tout les entreprises de la « BITD » (base industrielle et technologique de défense) : le monde de l’armement… A ceci près que, avec les technologies dites duales et dans les « guerres hybrides », la frontière est difficile à définir entre monde « militaire » et monde « civil ».

Pourtant, et parce qu’elles sont des employeurs et, dans les faits, des lieux de vie pour leurs salariés, les entreprises doivent être conscientes de leur rôle dans ces guerres cognitives, au moins à titre défensif :

  • sur des territoires sur lesquelles nos armées, dans le cadre de nos accords de défense, pourraient intervenir. Et sur lesquels il serait utile d’avoir un accueil au moins bienveillant et pourquoi pas synergique de la part des populations locales, à travers leurs salariés et leurs clients – on pense alors naturellement à toutes nos entreprises implantées sur ces territoires ;
  • et, pour le plus grand nombre, sur le territoire national, en assurant les revenus de leurs salariés, en réduisant les facteurs d’incertitude et d’inquiétude, et aussi de fragmentation sociale. Voire en contribuant à développer leur « résilience », y compris dans leur vie quotidienne.

 

Ce dernier point est crucial, car la confiance, comme on le sait, ne se décrète pas.

Et surtout, parce que la confiance n’est pas (seulement) l’affaire de l’État – qui par contre est en charge des affaires militaires.

« (La guerre cognitive) tente d’instiller le doute, d’introduire des messages contradictoires, de polariser l’opinion, de radicaliser certains groupes et d’inciter ces derniers à adopter des comportements susceptibles d’ébranler ou de diviser une société par ailleurs solidaire.» [9]

Alors bien sûr, l’appel à la cohésion sociale, voire à « l’unité nationale », est souvent utilisé par les décideurs politiques en cas de crise. Mais tel l’appel au loup et pour de multiples raisons, il est probable que celui-ci ait perdu de son efficacité.

C’est pourquoi les entreprises, bien plus que des subordonnés potentiels que l’on pourrait, le cas échéant, réquisitionner pour être en appui des forces armées et de sécurité, pourraient aussi être efficacement considérées comme des partenaires dans la guerre cognitive qui fait déjà rage.

Des partenaires conscients de leurs responsabilités, dans leurs politiques et leurs pratiques. Des partenaires considérés dans le cadre d’une « stratégie des alliés », et donc relevant d’autres modes relationnels que le seul mode directif. Un mode relationnel trop fréquemment utilisé dans la relation entre acteurs publics et privés, alors qu’on doit le réserver aux opposants, et surtout pas aux acteurs potentiellement synergiques, au risque de les perdre.

Guerre cognitive et climat social

« Le champ de bataille est partout »[10] : c’est un des principes non seulement de la guerre cognitive, mais aussi d’autres cultures stratégiques que les nôtres, en Occident.

Nous passons beaucoup de temps dans nos activités professionnelles, et les expériences que nous y vivons influencent nécessairement la vision et les pratiques que nous avons des interactions sociales, au sens large.

Des pratiques bureaucratiques, inopportunément directives ou éthiquement contestables, pourront par exemple conduire au désengagement, à la méfiance. Dans l’entreprise, mais peut-être plus largement, et en particulier si le ressentiment légitimement vécu est remis en perspective dans un narratif plus politique.

A l’inverse, des pratiques managériales et relationnelles respectueuses des engagements pris et la reconnaissance du travail réalisé, par exemple, pourront conduire les acteurs, et aussi en dehors de leur contexte de travail, à (re)trouver des habitudes fondées sur une plus grande confiance mutuelle. La confiance, facteur clé de la guerre cognitive…

Dans ce domaine des relations professionnelles, l’éloignement facilité par le « télétravail », qu’il soit souhaité par les salariés ou par certaines entreprises désireuses d’économies immobilières, ou par des encadrants peu férus de relations humaines, est un facteur de plus de fragilisation des relations sociales :

  • en réduisant l’activité professionnelle à sa dimension « productive », alors qu’elle gagne tant à être aussi interactionnelle, que ce soit pour des raisons de créativité ou de lutte contre les silos cognitifs ;
  • et en fragilisant psychologiquement et socialement des individus isolés, susceptibles de devenir des « cibles » économiques et/ou cognitives, loin de leurs « managers » - à condition cependant que ceux-ci soient sensibilisés à l’identification des « signaux faibles ».

Et on le voit dans les entreprises, le « management à distance » connaît ses limites, en dépit de multiples formations proposées après le choc de la mise à distance de la crise Covid-19. Parce qu’on tente, en vain, de prolonger des pratiques existantes, plutôt que de s’interroger sur le fond de la relation managériale, et de mettre en œuvre ces mêmes pratiques relationnelles.

 

Alors, en matière de maîtrise du climat social et, plus largement, de management des parties prenantes, on pourra par exemple recommander l’acquisition des approches et pratiques de la sociodynamique et de la « stratégie des alliés » qui en découle – et ceci d’autant qu’elle s’inspire du jeu de go plutôt que du jeu d’échec : un accent mis donc sur la relation plutôt que sur le résultat gagnant/perdant évoqué dans l’article cité ci-dessus[11].

Et aussi parce qu’on retrouvera dans les approches de la sociodynamique des pratiques organisationnelles qui font écho aux recommandations d’un « best-seller » de la pensée stratégique : les « teams of teams » recommandés par le Général Mc Christal[12], qui associent autonomie et cohérence, goût de l’initiative et sentiment d’appartenance et que la sociodynamique décrit comme des « organisations holomorphes ».

Une raison plus de s’y intéresser, n’est-ce pas ?

 

Guerre cognitive et désorientation

« A la différence des opérations psychologiques, la guerre cognitive met l’accent sur l’exploitation des vulnérabilités cognitives, et notamment la surcharge attentionnelle, le rétrécissement des perceptions (« le tunnel de la vision »), et les biais cognitifs et les erreurs de jugement qui influencent négativement la prise de décision (Figure 6-1) »[13].

Guerre cognitive : la place des entreprises

Ces effets délétères de désorientation sont bien connus des entreprises, et en particulier celles qui sont confrontées à des enjeux de sécurité : dans l’énergie, l’aérien, les mines, le transport maritime, la médecine… et qui ont décidé d’adopter les nouvelles approches de la sécurité – les « New Views on Safety »[14].

Car la désorientation, c’est la perte d’attention, la perte de sens… l’incapacité de porter l’attention nécessaire à un événement, ou au contraire, de manquer de vigilance face à une information qui, pourtant falsifiée, paraît crédible…

 

Et il est intéressant de retrouver dans les travaux de l’OTAN évoqués précédemment deux termes clés d’une de ces deux approches : celle des « High Reliability Organisations » (HRO). A savoir la « situational awareness », ou « conscience de situation »[15], et le « sense-making », la création de sens.

On regrettera cependant, dans ces études, l’absence de référence explicite à un des auteurs clés de ces nouvelles approches : Karl E. Weick[16].

Car la lecture de ses travaux permet d’identifier des réponses à une des difficultés mentionnées dans l’étude, à savoir les difficultés des organisations à obtenir une « conscience de situation » collective : « par exemple, en fournissant sciemment des informations contradictoires à des coéquipiers, ou à différents niveaux hiérarchiques, on peut conduire à la construction de représentations non cohérentes ou à des conflits de perception au sein d’une équipe. L’impact à long terme peut être une dégradation des confiances interpersonnelles, de la confiance en son propre jugement et de la cohésion de l’équipe. (…) Dès lors, l’enjeu de défense porte sur les méthodes et les outils permettant de renforcer la cohésion collective ainsi que sur la fiabilité et la sécurité des systèmes d’information »[17].

Un constat qui s’applique tant au quotidien des entreprises qu’aux enjeux de mobilisation collective, dans le contexte de la guerre cognitive.

Face à la désorientation, la « pleine conscience » ?

Karl Weick est en effet un des penseurs clés de la culture des organisations – une « culture » que l’on fait vivre dans des pratiques partagées, et qui permet le succès des organisations dans des contextes socio-techniques complexes – puisque les « HRO » sont nées de l’observation de systèmes comme des porte-avions, des plateformes pétrolières, de la navigation aérienne, des hôpitaux ou des pompiers confrontés à des feux de forêts de grande ampleur…

Alors Weick (et les HRO) ont contre eux « l’inconvénient » d’être plutôt des psychologues que des ingénieurs. Ce qui, pour des sujets « sérieux », peut être un handicap…

Et plus encore, car Weick dépasse la notion de « situational awareness » (SA) en proposant celle de « mindfulness » - un terme parfois mal perçu.

Là où la SA recommande une attention limitée au périmètre de son domaine – ce qui conduit à une attention en silos, et donc à des difficultés d’interfaces -, la « mindfulness » recommande une attention plus large, y compris aux domaines des autres – ce qui induit une nécessaire coopération.

Et là où la SA prête attention aux détails de la tâche en cours – une attention qui peut être perturbée par des distractions -, la « mindfulness » prête attention à l’émergence de l’imprévu – y compris lorsqu’il émerge des domaines d’un autre… Ainsi le passage régulier de tous les personnels sur le pont d’un porte-avions pour s’assurer qu’aucun objet inopportun ne s’y trouve, sans chercher un « coupable » qui aurait pu l’y laisser…

La « mindfulness » est donc, par nature, collective : « Nous préférons le concept d’expertise à celui d’expert car nous voulons préserver l’argument crucial selon lequel l’expertise est relationnelle »[18]

Mais ce terme suscite immédiatement une prise de recul pour beaucoup de décideurs « sérieux », qu’ils soient militaires ou civils. Car la « mindfulness », c’est la « pleine conscience »… et le terme fait immédiatement le lien avec des démarches que l’on peut qualifier de « développement personnel », peu bienvenues dans les sujets de résilience organisationnelles, et plus encore de défense collective.

Pourtant, la « mindfulness » est bien plus dédiée à la résilience des organisations qu’au seul bien-être personnel : “Les questions clés, pour les individus comme pour les systèmes sont : ‘Suis-je capable de me concentrer pour éviter les distractions, afin d’être attentif et calme’ et ‘Est-ce que je reviens rapidement à mon activité lorsque mon esprit vagabonde’ ? » [19]

C’est sans doute la raison pour laquelle, tout en assumant les liens faits par certains avec des traditions philosophiques et pratiques comme le bouddhisme et la méditation, les spécialistes des « techniques d’optimisation du potentiel humain », bien connus des personnels soumis à hauts niveaux de contraintes comme les pilotes d’avions de combat ou les soldats des forces spéciales, font appel à ce concept, malgré des réserves de principe possibles[20].

 

Face à la désorientation, la création de sens

Et cet oubli est d’autant plus dommage que Karl Weick est aussi à l’origine de travaux importants sur la « création de sens ».

Un « sense making » crucial pour les sujets de la guerre cognitive : « Pour atteindre ce niveau de compréhension d'événements évoluant de façon non linéaire, (…), il est nécessaire d'avoir une capacité de création de sens. La création de sens est une information et une condition préalable à la prise de décision. Contrairement à la SA, (…) la création de sens exige un effort et une motivation continus pour comprendre les liens entre les personnes, les lieux et les événements (le système des systèmes) afin d'anticiper leurs trajectoires et d'agir efficacement »[21].

Et pour Weick, la « création de sens » est, là encore, éminemment collective et organisationnelle : « Certaines organisations peuvent produire de l’ignorance, une vision en tunnel et de la normalisation, quand d’autres peuvent produire des idées nouvelles, des synthèses originales et des diagnostics inattendus »[22].

 

Les travaux de Weick, et les pratiques associées, peuvent donc être utiles à la guerre cognitive qui préoccupe les organisations de sécurité comme l’OTAN mais aussi, plus localement, à celles qui s’occupent des secteurs particulièrement sensibles évoqués (nucléaire, incendies, santé…).

Ils peuvent aussi, et on le devine à travers quelques mots-clés familiers au conseil en organisation et en facteurs humains, à des entreprises de secteurs moins critiques, mais pour lesquels l’efficacité collective est essentielle.

Car dans les entreprises, la « perte de sens » ne vient pas seulement de l’extérieur (sauf en cas de tentative d’escroquerie ou d’action malveillante). Elle peut provenir, plus prosaïquement, de l’interne. Et ceci pour des raisons le plus souvent involontaires.

Dysfonctionnements organisationnels, querelles d’egos, injonctions contradictoires… les sources organisationnelles et humaines de la « perte de sens » peuvent être multiples.  Mais les effets semblables à une guerre cognitive – menée cette fois involontairement car émergeant des pratiques managériales.

Et c’est pourquoi ces questions de « désorientation » - et les réponses qui peuvent leur être apportées – sont là aussi des champs communs entre les mondes militaire et civil. Et donc de synergies.

 

Guerre cognitive et automatisation

Enfin, la guerre cognitive comporte un important aspect technique.

« La cognition n’est plus qu’une affaire de cerveau ; elle est, tout au moins depuis cette dernière décennie, en relation avec la technologie numérique et la connaissance partagée. Cette double relation est donc bilatérale et duale. Elle est bilatérale puisque le numérique est une production de la cognition et celle-là nécessite aujourd’hui l’aide numérique. Elle est duale car ces relations concernent à la fois l’individu et les collectivités »[23]

 

Les « New Views » déjà évoquées s’appuient globalement sur deux grandes approches : l’un plus humain, plus psychologique, l’autre plus technologique, ingénierial.[24]

Et on retrouve dans les travaux de l’OTAN les mêmes convergences avec le monde de ces « New views on safety », et ceci cette fois avec le volet des ingénieurs, du couplage homme-machine et de la « Resilience Engineering »[25].

Une convergence déjà ancienne d’ailleurs puisque, par exemple, un des auteurs séminaux de ces approches, Jens Rasmussen, avait été à l’origine d’un séminaire de l’OTAN, en août 1980[26].

Et ce qui préoccupait déjà les chercheurs et praticiens avec l’automatisation croissante des systèmes, et la nécessaire synergie avec les systèmes cognitifs humains, se trouve évidemment actualisé avec une guerre cognitive qui s’appuie plus que jamais sur les interactions entre hommes et systèmes techniques…

 

Notons en effet le terme employé : « Human-Machine Teaming ». Car en matière de résilience, il ne s’agit pas du remplacement de l’homme par les machines, mais du couplage homme-machine.

Un point de vigilance qui pourrait sans doute échapper à des organisations soucieuses d’accélérer leur « transformation numérique » en accordant attention, temps et budgets aux seuls volets technologiques (je suis frappé par le nombre de postes ouverts, dans les entreprises et les cabinets-conseil, pour des chefs de projets « Transformation » dont les compétences attendues sont avant tout techniques), et avec l’idée que « l’humain suivra » (au mieux, on le « formera »)…

Car nos entreprises demeurent avant tout des organisations humaines – même si certaines entreprises semblent considérer certains humains comme de nouveaux esclaves pour les systèmes numériques[27].

 « Grand remplacement » ou confiance mutuelle ?

Et ceci d’autant que l’actualité est à l’Intelligence Artificielle, avec à la fois l’accélération technologique mais aussi l’effet de mode, à l’instar de celui que nous avions connu il y a dix ans avec la « transformation numérique » (et même « digitale », ça faisait plus « chic »). Ou de la mise en place des « ERP » il y a 20 ans, des systèmes « magiques » d’intégration de toutes les données de l’entreprise. Une mise en place à coups de multiples itérations de développement, et des « formations » pour tenter de s’approprier l’outil…

Un effet de mode qui pousse à adopter de nouveaux outils, pour rechercher une meilleure efficacité, libérer les équipes de tâches à faible valeur ajoutée, certes. Mais aussi, trop souvent, pour donner des signes de « modernité » ou tout simplement faire « comme les autres », sans prendre nécessairement le temps de penser aux conséquences de ce « grand remplacement ».

Et là encore, les chercheurs de l’OTAN appellent notre attention.

« Les chefs militaires doivent être attentifs aux conséquences éthiques de l’utilisation extensive d’IA/ML dans les plateformes de médias sociaux, de la reconnaissance faciale par IA des systèmes de surveillance, des systèmes de SA basés sur l’IA, des systèmes d’armes autonomes, des systèmes inhabités autonomes, de la robotique basée sur l’IA, etc… qui présentent des défis significatifs pour les défenses dans la CogWar. Ces technologies impactent les civils, les militaires et la société elle-même (…). L’enseignement, l’entraînement et l’expérience seront à l’avenir des éléments clés pour l’OTAN dans sa stratégie de défense dans la CogWar »[28]

 

La première question est donc d’ordre éthique, philosophique. Car la mise en place de ces outils a des conséquences sur le fonctionnement des entreprises, sur la place des femmes et des hommes qui y travaillent, sur la nature des relations humaines en général.

Et la poursuite du profit à court terme, légitime pour la survie des entreprises – ou pire encore, la seule recherche d’être « dans l’air du temps » - ne doit pas faire oublier les conséquences à long terme. Pour l’entreprise elle-même, mais aussi pour la société et les éco-systèmes dans lesquels elle évolue, et dont elle se nourrit.

 

Une autre question est celle, inévitable, de la mise en place de ces nouveaux outils – et des pratiques qui y sont associées.

Car on peut considérer qu’il s’agit d’un « grand remplacement ». Mais aussi que ces évolutions nécessitent de se poser, avec plus d’acuité encore, la question de la collaboration entre les hommes et les « machines intelligentes ». La collaboration, un principe d’action qui repose sur la confiance.

« Des voies de progrès résident d’une part dans la capacité de ces machines à mieux expliquer, à établir une confiance étayée, à communiquer plus aisément, voire à comprendre les intentions dissimulées et les émotions des acteurs humains, et d’autre part dans une nouvelle culture d’acceptation des machines par les humains »[29].

Une question qui peut faire froid dans le dos, mais qui en tous cas doit être posée aux décideurs, qu’ils soient civils ou militaires, afin qu’ils s’en emparent vraiment, plutôt que de la laisser seulement, aux spécialistes des technologies qui ont déjà tant à faire…

 

Les entreprises, champ d’action et d’entraînement

La guerre se prépare. En matière de guerre cognitive comme d’autres, plus mécaniques ou charnelles, l’entraînement est nécessaire.

Encore une fois : nous passons beaucoup de temps dans nos activités professionnelles. Et c’est pourquoi nous recommandons de considérer cet espace à la fois comme un champ d’action, avec des bénéfices directement attendus pour l’activité économique, mais aussi comme un champ d’entrainement pour des citoyens confrontés à une guerre cognitive qui pourra déterminer l’avenir de nos sociétés démocratiques – et de leur efficacité professionnelle, s’il faut absolument le rappeler.

Car chacun possède une « personnalité cognitive » : « La personnalité cognitive est la façon spontanée qu’un individu à de connaître le monde »[30].

Et à l’instar de tous nos traits particuliers, celle-ci évolue. Pour le meilleur et sans doute aussi pour le pire. Un « pire » qu’on pourrait voir dans ce « monde éditorialisé » que décrit Gérald Bronner dans son excellent « Apocalypse cognitive »[31]… dont le titre est précisément un exemple (quel talent !) des caractéristiques de ce qui appelle le plus facilement notre attention : le catastrophisme, l’incomplétude cognitive, l’indignation…

Mais un « pire » qu’il est possible de réduire, et un « meilleur » que l’on peut développer – et la lecture du livre de Gérald Bronner y contribue grandement, comme d’autres de ses ouvrages.

Car doit-on attendre quelque chose des médias, ou des réseaux sociaux ?

Comme le démontre l’auteur, les fonctionnements délétères qui sont tant décrits et décriés ne sont pas dus à un complot, à une intention délibérée de « fabriquer du crétin » (un autre ouvrage de référence). Mais sont bien plutôt une réponse à nos propres appétences cognitives…

 

Alors, chaque entrepreneur, qu’il soit public ou privé, et dès lors que son modèle de rentabilité ne repose pas exclusivement sur une économie de l’attention (ce qui ne l’empêche pas, en théorie au moins, d’être le plus vertueux possible), peut, dans ses pratiques professionnelles et quotidiennes, contribuer à développer le meilleur et réduire le pire. Le sien et ceux sur lesquels il a une influence, une responsabilité, une fonction pédagogique.

 

 

Reprendre la main sur nos décisions, et sur l’action

La guerre cognitive nous détourne de l’essentiel : la prise de décision qui précède l’action.

Dans sa dimension guerrière, c’est un des objectifs de la force hostile, comme le décrit le schéma ci-dessous[32] :

Guerre cognitive : la place des entreprises

Mais dans les entreprises, cette confusion est surtout suscitée, sauf exception, par des mécanismes autres. Il n’y a pas de « complot ». Seulement les effets induits de mécanismes de mode, d’attention, de perte de sens, de dynamiques organisationnelles…

Des effets que l’on retrouve parfaitement décrits dans le schéma ci-dessus.

  • L’attention portée aux nouveaux outils, qui captent l’attention et les budgets : c’est « faire consacrer de l’énergie cognitive aux outils plutôt qu’à ce pour quoi sont faits les outils ».
  • Celle que l’on a consacrée à l’intention de « tout savoir » grâce aux données (même si l’impossibilité constatée à traiter les données des « data lakes » semble désormais avoir conduit beaucoup d’entreprises à revenir à plus de bon sens) : c’est « faire consacrer de l’énergie cognitive aux formats plutôt qu’à ce que contient l’information ».
  • Quant aux fonctionnements bureaucratiques qui privilégient la « connaissance » à l’action, en raison notamment d’une toujours plus grande aversion au risque, mais aussi d’une évolution naturelle de ces organisations du « savoir », on les retrouve dans « faire consacrer de l’énergie cognitive au risque de la décision plutôt qu’à la décision ».

 

C’est pourquoi les transformations organisationnelles ne doivent pas être guidées par des modes ou des modèles transposés sans précautions.

Et l’économie de l’attention a aussi ses transpositions dans le monde des entreprises, alors que les agendas partagés – l’outil – et le déroulement de paradigmes centralisateurs et bureaucratiques – le fond – conduisent à saturer, avec les agendas, l’attention des décideurs.

Le préalable à l’action est la décision. Une décision qui se prend avec des temps de recul, de maturation – indispensables à toute créativité, y compris stratégique.

C’est pourquoi, en la matière, nous recommandons le recours à un travail de priorisation et d’allocation de la ressource « temps ». Une ressource que des pratiques comme la  « chronostructure », par exemple, permettent de mieux gérer.

Vers une intuition collective ?

Pour faire face à la surcharge cognitive redoutée tant par les décideurs militaires que civils, Karl Weick met en avant un des cinq principes des organisations hautement résilientes : le « recours à l’expertise ». Ce que les armées décrivent par « la fonction prime sur le grade », à savoir le recours à la hiérarchie des compétences plutôt qu’à celle de l’organisation… Et qui est pour Weick, rappelons-le, une expertise collective.

C’est ce qu’on appelle plus communément dans les pratiques managériales, la délégation. Mais pas une délégation « hiérarchique », qui risque de n’être que la déclinaison d’une volonté de contrôle. Une délégation aux compétences.

Ce qui veut dire, par exemple, de ne pas craindre de s’entourer d’équipiers aux compétences plus développées que les nôtres. Plus développées localement, mais souvent moins larges. En attendant qu’ils grandissent, ce qui est aussi un enjeu managérial.

 

Face à cette « surcharge cognitive », Weick propose aussi la « création de sens » : ce qui permet de donner du sens, ou non à un événement. Et pour lui, cette capacité à donner du sens est lié à l’expérience, à l’expertise, et à ce qu’on peut appeler « l’intuition » (dès lors que l’on considère que celle-ci repose sur les deux premiers termes)[33].

Cette « intuition » est proche de ce que Daniel Kahneman - aussi cité dans les travaux de l’OTAN - appelle le « système 1 » : « Il faut trouver des méthodes qui développent et aident les gens à apprendre à être vigilants, intuitivement. (….) Ceci les aidera à réguler leurs propres comportements, afin qu’ils deviennent des comportements intuitifs acquis, de système 1. (…) Cette façon de faire de l’intuition une ressource positive plutôt qu’un biais nécessite que les individus comprennent les mécanismes de la guerre cognitive, afin qu’ils aient une plus grande chance d’y intervenir »[34].

 

Faire du « système 1 » une force, alors qu’il est souvent décrit comme le « maillon faible » de notre vigilance, puisque sensible aux biais, aux préjugés, aux habitudes ?… Alors que le « système 2 » est valorisé en la matière, avec l’habituel recours à la raison, à la réflexion. Voilà qui peut donc surprendre.

Mais c’est un point de vue pragmatique – là où beaucoup s’appuient sur un monde « idéal ».

Puisque le « système 1 » est celui de l’immédiateté, dans lequel nous baignons, et aussi celui des réactions de survie, autant le « durcir » en l’entraînant plutôt que de seulement en appeler à la prévalence du « système 2 ».

Mais là encore, les recommandations de Weick permettent de s’assurer que le « système 2 » est en veille active et fonctionne à ce titre en régulation. Avec le recours à l’expertise collective et au partage de sens qui permet de s’interroger, régulièrement, sur ce que nous faisons.

Ce qui nécessite de se garder le temps nécessaire. Pour soi-même. Et avec les autres.

 

L’enfer, c’est les autres ? ou mieux travailler ensemble ?

On le voit, la guerre cognitive est donc l’affaire de tous. Et donc l’affaire des entreprises aussi, et pas seulement dans un rôle de supplétifs dans le cadre d’une « économie de guerre ».

La guerre cognitive nécessite des moyens techniques, certes, mais aussi des pratiques collectives qui améliorent la résilience globale – celle du réseau des citoyens que nous sommes tous, et dans le cadre de toutes nos activités.

Au cœur de cette efficacité cognitive, il y a le collectif.

Cette affirmation peut paraître surprenante car, dans le domaine de l’attention comme dans d’autres, on peut (légitimement ou non) considérer que « l’enfer c’est les autres ».

Alors bien sûr, une partie de nos activités doit légitimement faire appel à un travail individuel – et en particulier parce que, in fine, face à la décision, « le chef est seul ». C’est indispensable, et ce travail est d’ailleurs souvent fait « en tâche de fond », pendant un exercice physique qui irrigue le cerveau, ou pendant le sommeil qui traite et organise les informations disponibles.

Mais si l’aboutissement de la décision est solitaire, le processus qui y conduit doit être naturellement collectif. Et aussi parce que la mise en œuvre efficace de cette décision ne pourra être que collective.

C’est pourquoi, dans ce domaine comme dans d’autres, il est indispensable de « mieux travailler ensemble ».

Et nous pouvons vous y aider !


[1] Qui demeure, rappelons-le, l’autre langue officielle de l’Alliance Atlantique

[2] « Le cognitive warfare et l’avènement du concept de ‘guerre cognitique’. Bernard Claverie, François Du Cluzel, in « Cognitive Warfare : la guerre cognitique ». B. Claverie, B. Prébot, F ; Du Cluzel. NATO-CSO-STO, octobre 2021, disponible sur : https://innovationhub-act.org/wp-content/uploads/2023/12/NATO-CSO-CW-2021-10-26.pdf

[3] « La guerre cognitive : agir sur le cerveau de l’adversaire », David Pappalardo, Le Rubicon, 9 décembre 2021. Disponible sur : https://lerubicon.org/la-guerre-cognitive/

[4] On trouve de nombreux articles consacrés au sujet. Des podcasts aussi, comme cet épisode de « Le Collimateur » animé par Alexandre Jubelin : « Trouver une réponse face aux manipulations de l'information. Vie et destin de Viginum », du 16 avril 2024, avec Marc-Antoine Brillant, disponible sur toutes les plate-forme.

[5] « Synthèse », in Mitigating and Responding to Cognitive Warfare (Atténuer et répondre à la guerre cognitive)

[6] “Towards a framework of science and technological competencies for future NATO operations”, Janet M. Blatny, Yvonne R. Masakowski, in Mitigating and Responding to Cognitive Warfare (Atténuer et répondre à la guerre cognitive) – STO Technical Report, OTAN, Mars 2023, accessible sur : www.sto.nato.int

[7] “Towards a science and technological framework - The House Model”, Benjamin J. Knox, in Mitigating and Responding to Cognitive Warfare (Atténuer et répondre à la guerre cognitive)

[8] Ces descriptions sont issues de l’article cité précédemment.

[9] « Sensibilisation et résilience, les meilleures armes contre la guerre cognitive », John Hopkins University & Imperial College. Nato Review, 20 mai 2021. Accessible sur https://www.nato.int/docu/review/fr/articles/2021/05/20/sensibilisation-et-resilience-les-meilleures-armes-contre-la-guerre-cognitive/index.html

[10] “La guerre cognitive : pourquoi l’Occident pourrait perdre face à la Chine », Kimberly Orinx, Tanguy Struye de Swielande, in « Cognitive Warfare : la guerre cognitique ». B. Claverie, B. Prébot, F ; Du Cluzel. NATO-CSO-STO, octobre 2021

[11] Pour en savoir plus sur la « sociodynamique », on pourra se référer utilement aux travaux et activités de l’Institut de la Sociodynamique (https://www.institutdelasociodynamique.com). Et/ou me contacter pour des sessions de formation managériale ou l’accompagnement de vos projets humainement sensibles.

[12] « Team of teams. New rules of engagement for a complex world”, General Stanley Mc Chrystal, Portfolio Penguin, 2015

[13] Traduction par nos soins, in “Developing cognitive neuroscience technologies for defence against cognitive warfare”, Claude C. Grigsby, Richard A. McKinley, Nathaniel R. Bridges, Jennifer Carpena-Nunez, in “Mitigating and Responding to Cognitive Warfare(Atténuer et répondre à la guerre cognitive)”

[14] On pourra notamment se référer à : « The ‘new view’ of human error. Origins, ambiguities, successes and critiques », Jean-Christophe Le Coze, 2022, in Safety Science, 54. 105853.

[15] « Le partage de conscience de situation est un lien de fragilité cognitive », Baptiste Prébot, in « Cognitive Warfare : la guerre cognitique », op.cit.

[16] « Managing the unexpected. Resilient performance in an age of uncertainty” – 2nd Edition. Karl E. Weick, Kathleen M. Sutcliffe, Josey-Bass, 2007

[17] Baptiste Prébot, op. cit.

[18] Traduction par nos soins in « Managing the unexpected. Resilient performance in an age of uncertainty” – 2nd Edition. Karl E. Weick, Kathleen M. Sutcliffe, Josey-Bass, 2007

[19] idem

[20] On pourra par exemple écouter le nouveau podcast « Optimizing Human Performance”, coproduit par « The Wavell Room » - un site britannique de référence en matière d’affaires militaires, qui fait explicitement référence à ces concepts.

[21] Traduction par nos soins, in “Situational awareness, sensemaking and future NATO multinational operations”, Benjamin J. Knox, Yvonne R. Masakowski, in Mitigating and Responding to Cognitive Warfare (Atténuer et répondre à la guerre cognitive), 2023, op.cit.

[22] Traduit par nos soins in « Managing the unexpected : complexity as distributed sensemaking”, Karl E. Weick, in “Making sense of the organization. The impermanent organization. Volume 2.” John Wiley, 2009. Weick y parle de “networks” - réseaux – mais nous l’avons traduit par « organisations » par raccourci d’une démonstration précédente dans l’ouvrage.

[23] “Qu’est-ce que la cognition et comment en faire l’un des moyens de la guerre », Bernard Claverie, in « Cognitive Warfare : la guerre cognitique », op.cit.

[24] Voir par exemple « Vive la diversité! High Reliability Organisation (HRO) AND Resilience Engineering (RE)”, Jean-Christophe Le Coze, in Safety Science, Volume 117, August 2019 – Accessible par doi:10.1016/j.ssci.2016.04.006

[25] Et notamment dans “Human-Machine teaming towards a holistic understanding of cognitive warfare”, Franck Flemisch, in Mitigating and Responding to Cognitive Warfare (Atténuer et répondre à la guerre cognitive), 2023, op.cit.

[26] “Human detection and diagnostic of system failures”, edited by Jens Rasmussen and William B. Rouse, Nato Conference Series – Human Factors, Plenum Press 1981

[27] Par exemple, l’article « Aux Philippines, avec les petites mains de l’IA », Les Echos Week-End, 24 mai 2024

[28] Traduit par nos soins dans “Defense against 21st century cognitive warfare : considerations and implications of emerging advanced technologies”, Yvonne R. Masakowski, Eskil Grendahl Sivertsen, in Mitigating and Responding to Cognitive Warfare(Atténuer et répondre à la guerre cognitive), 2023, op.cit.

[29] « Confiance entre les humains et les machines intelligentes, et biais cognitifs induits », Général Gilles Desclaux, in « Cognitive warfare – la guerre cognitique », op.cit.

[30] “Defense against 21st century cognitive warfare : considerations and implications of emerging advanced technologies”, op.cit.

[31] « Apocalypse cognitive », Gérald Bronner. PUF, 2021

[32] Bernard Claverie, op cit.

[33] « Information overload revisited », Kathleen M. Sutcliffe, Karl E. Weick, et “Organizing and the process of sensemaking”, Karl E. Weick, Kathleen M. Sutcliffe, David Obstfeld, in “Making sense of the organization. The impermanent organization”, op.cit.

[34] « Cognitive and behavioral science (psychological interventions)”, Benjamin J. Knox, in “Mitigating and Responding to Cognitive Warfare (Atténuer et répondre à la guerre cognitive)”, op.cit.

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Publié le 4 Mai 2023

(c)unfauxgraphiste / penseuretoile

(c)unfauxgraphiste / penseuretoile

Il y a un peu moins d’un an, la revue de réflexion de l’Armée de Terre, Inflexions, intitulait son numéro 50 « Entre virtuel et réel » [1].

Après une année de cette guerre en Ukraine, qui se déroule avant tout dans le réel des territoires et des peuples européens, mais aussi dans les imaginaires, au travers des médias et des réseaux sociaux, c’est toujours évidemment d’actualité. Et, publiée après le salon Vivatech 2022, qui mettait en avant (mais pas seulement) les espaces de « réalité virtuelle » et autres « verses », cette approche croisée de civils et de militaires apportait un éclairage intéressant à ces problématiques au cœur de nos entreprises, et de nos sociétés.

Depuis, la question du rapport à la réalité a été reposée avec la diffusion au grand public d’outils comme ChatGPT, Dall-E, ou MidJourney ; ou les souhaits d’arrêt des recherches sur l’intelligence artificielle.

 

Un appel à la vigilance

J’avais été frappé, dans plusieurs articles de ce numéro d’Inflexions, par les réticences et les appels à la précaution que plusieurs exprimaient.

Non pas que ces professionnels de la guerre – qu’ils la pratiquent ou qu’ils la pensent – soient hostiles aux nouvelles technologies. Car les principaux freins à l’adoption d’innovations par les armées sont financiers et industriels, plutôt que dus à un manque d’appétence et d’usages.

Mais parce que, au cœur d’engagements paroxystiques de la condition humaine et confrontés aux dimensions psychologiques et cognitives des conflits, ils connaissent les risques et les fragilités de ce qu’on décrit comme « virtuel ».

Des facteurs que les entreprises connaissent aussi – toutes proportions gardées - dans leur quotidien, et en particulier depuis qu’il faut « faire avec » les nouvelles habitudes ancrées à l’occasion de la crise Covid.

Des habitudes qui touchent plus à la « mise à distance » qu’au « virtuel », certes. Mais n’est-ce pas, dans les deux cas, une mise à distance du réel, et un refus d’une pleine relation ?

 

Le virtuel : une crise du sens, et une passion triste

Un premier message fort du numéro d’Inflexions était une mise en garde contre la fuite devant le réel. Ce que Patrick Clervoy appelle « l’effet fauvette » : « il existe chez l’homme une tendance à préférer un virtuel bien ficelé aux évidences de la réalité ».

Et pour Arnaud Chevreul, c’est parce que « l’aversion pour l’incertitude ainsi que la volonté de maîtrise et de contrôle ont toujours joué un rôle majeur dans le recours à l’irréel…(…) (la réalité virtuelle) permet d’aider à décider et diminuer le risque, mais aussi de légitimer une action et d’avoir le sentiment d’être à l’abri dans sa décision ».

Quand Eric Letonturier écrit que, « la déréalisation qu’apporte le virtuel est à lire comme un soulagement à notre indisposition à accepter, à affronter et à surmonter le réel et la vie tels qu’ils sont.(…) C’est donc une crise du sens que dévoile cette passion triste de nos contemporains pour le virtuel. »

Dans le cas du virtuel, c’est une « irréalité ». Mais la « relation » à distance, c’est aussi une façon de se mettre « à l’abri ».

La fascination pour les nouvelles technologies numériques n’est pas nouvelle. Et elle peut être justifiée, tant elles transforment nos vies, profondément. Mais elle ressemble trop souvent à des fantasmes – dont il paraît qu’il ne faut pas les réaliser.

Alors cela fait bien sûr le bonheur de marchands de rêves, ou plutôt d’outils magiques.

Il y a dix ans, c’était la mode des « réseaux sociaux d’entreprise », terme qui rebondissait sur le terme émergent de la « RSE » (responsabilité sociale d’entreprise) et sur le développement à grande vitesse des réseaux sociaux grand public. La promesse de ces plateformes numériques d’alors : tisser des liens entre les collaborateurs des entreprises…

Aujourd’hui, on met en avant des outils créateurs de contenus à partir d’une IA (à laquelle on doit néanmoins donner des instructions très précises).

Faute d’avoir réussi à « virtualiser » la relation entre humains, propose-t-on une relation des hommes aux machines ? C’est sans doute plus simple car plus réducteur. Et côté concepteurs, c’est du pain béni.

Car le modèle économique des outils numériques est celui de rendements à forte croissance. A la différence de la production industrielle où la fourniture de produits aux clients nécessite des coûts de fabrication et de distribution, celle des produits numériques devient marginale. Plus encore que dans l’économie physique, le gain d’une clientèle supplémentaire est à même de garantir le jackpot… d’où la course que l’on a connu aux start-ups « technologiques », dont on pouvait se demander la plus-value sociale, et aux « bulles » de cette économie. Surtout pendant une période à taux d’intérêts négatifs, pendant laquelle il était plus intéressant de se « débarrasser » d’un capital que de le conserver…

Mais du côté des utilisateurs ?

Utilise-t-on un outil ou un autre (mail, sms, WA, Teams…) pour le seul plaisir de l’usage, ou bien par défaut, lorsque le temps manque ou en raison de l’éloignement, mais qu’on préférerait directement échanger avec son interlocuteur ?

Un outil a-t-il jamais donné du sens, et donc nourri l’envie d’une relation ?

 

Des interactions à distance et du sens au travail

C’était d’ailleurs une des thématiques issues de l’étude que nous avions réalisée en 2020, à la veille du 50ejour de confinement, seuil dont les sous-mariniers nous disent qu’il est crucial, psychologiquement. Une période qui avait conduit à une généralisation rapide des pratiques « d’interactions virtuelles » et du « travail à distance ».

Quatre leçons s’en dégageaient :

  • Plutôt une surprise de s’être plutôt bien adaptés à ce moment inédit – même s’il apparaît désormais que des fractures inconscientes ou niées, et non prises en compte, ont encore des conséquences importantes, individuelles et relationnelles ;
  • Mais avec la conviction que l’homme étant avant tout un animal social, émergeait l’envie forte de se revoir « en vrai » - et le retour depuis à des rencontres « réelles » en témoigne. Même s’il est intéressant d’observer les circonstances ou les « cultures » de certaines entreprises, ou de certains acteurs, qui conduisent à poursuivre les réunions en visio-conférences quand d’autres privilégient, autant que possible, les rencontres physiques ;
  • L’envie forte de changer quelque chose dans sa vie, en particulier dans l’équilibre vie personnelle – vie professionnelle. Et on peut, dans le quotidien de nos équipes, constater que cette détermination ne s’est pas affaiblie, pour beaucoup en tous cas ;
  • Et que, et ceci était sans doute lié au point précédent, les entreprises étaient très attendues sur leur capacité à donner du sens au travail de chacun.

Alors, si la seule interposition d’écrans remettait en question le sens au travail – voire le sens de l’existence -, qu’en sera-t-il de la déshumanisation des interactions, avec l’usage des nouveaux outils s’appuyant sur « l’intelligence artificielle », qui suscite aujourd’hui beaucoup de curiosité, et sans doute autant de fantasmes que de craintes ?

Sera-ce un appui pour la création ?

En sous-traitant à une machine apprivoisée (car il faut en apprendre la maîtrise) les parties les plus répétitives, ou les plus attendues, pour consacrer son temps à une valeur ajoutée recentrée ou déplacée ?

Ou bien une accélération de la fuite du réel ? En apportant des réponses toutes faites à des sollicitations académiques ou professionnelles auxquelles on ne trouve pas de sens… ou en se réfugiant dans une satire permanente du quotidien, auquel on se résout plutôt que de s’engager, pour éventuellement le changer, ou au moins tenter de l’infléchir ?

Pour les amateurs de musique, nous recommandons, sur ce thème de la création, l’écoute du podcast réalisé par le SNEP que préside Bertrand Burgalat, Radio Nova et Les Inrockuptibles, « Aux studios – Les dessous de la musique », à l’occasion des 100 ans de la musique enregistrée[2]. Quand les évolutions technologiques peuvent être « apprivoisées » par ceux qui veulent conserver le mystère de la créativité, et laissent toute la place à l’humain… quand ceux qui ne recherchent que la répétition, le volume et la rentabilité, laissent la main aux machines, aux automatismes…

 

L’esprit contemple, le corps interagit

Car une deuxième idée développée dans le numéro d’Inflexions était celle de la relative mais intrinsèque inefficacité des systèmes virtuels.

Alors bien sûr, ils sont utiles, en particulier à l’entraînement. Pour faire et refaire, à moindre coût et moins d’impacts sur les corps et l’environnement physique, des gestes à acquérir.

Mais ils n’égalent pas la « réalité » du monde physique.

Pas plus que, dans le monde de nos entreprises, les sessions de formation « en ligne » n’apportent la même qualité d’apprentissage que les sessions affreusement dénommées « en présentiel ».

Antoine Bourguilleau est un spécialiste des « wargames ». Au-delà des produits ludiques que l’on peut trouver sur le marché, ce sont, et ceci depuis deux siècles, des dispositifs extrêmement utiles pour former les chefs militaires. Et il affirme qu’il est indispensable de dépasser la tentation d’abandonner les « jeux » physiques pour leurs avatars numériques car « son informatisation (de la guerre) aurait pour effet de faire disparaître sous un vernis technologique toutes ses approximations en donnant aux utilisateurs une fausse impression de « réalisme », quand nous souhaitons précisément que ces approximations soient visibles et critiquables ». Quand la « friction » de la guerre s’avère ne pouvoir être totalement numérisée…

Et, pour illustrer cette situation, on pourra retenir la très jolie formule de Laurie Bonin et Julie Corver selon lesquelles « tandis que l’esprit contemple l’œuvre, le corps interagit avec celle-ci, provoquant une déferlante de sensations et d’émotions ».

Chacun d’entre-nous a eu l’occasion, avant la crise Covid pour certains, et depuis pour un très grand nombre, de participer à des sessions de « visio-conférence », dont certaines pouvaient faire usage d’outils dits de « facilitation » - transpositions dématérialisées d’outils très physiques.

Et les personnels de grandes entreprises avaient sans doute fait l’expérience, avant la pandémie et depuis des années, de « téléconférences », à l’occasion desquelles les « grands chefs » partageaient un certain nombre d’informations… et pendant lesquelles il était possible de démontrer des talents « multi-tâches »…

Avec la visio-conférence démultipliée par les nouveaux outils et les nouvelles pratiques, béquilles de la mise à distance imposée, l’image a pu donner l’impression d’une proximité retrouvée… jusqu’à ce que le nombre de participants rende patente l’impossible interaction à distance, et que d’ailleurs les caméras s’éteignent, permettant à nouveau cette merveilleuse ubiquité…

 

Le management à distance, une quête impossible ?

Notre deuxième enquête de la période pandémique avait porté sur le télétravail, à la rentrée de septembre 2020.

Et si on voyait déjà apparaître le souhait de pérenniser les deux jours de travail qui seraient formalisées lors des négociations qui suivraient, dans les entreprises et les organisations, les réponses exprimaient que ce travail à distance devait absolument être accompagné d’une évolution des pratiques managériales, car chacun pouvait, intuitivement ou par la pratique, mesurer les limites de la relation à distance.

Pas nécessairement pour ceux qui estimaient que leur travail, plutôt fait de production individuelle, « en silo », pouvait se passer (et pour certains, devait, en tous cas de leur point de vue) du regard et de l’intervention des autres.

Mais pour tous ceux dont la « production » (et le sens du travail) tient aussi aux interactions, dans la conception comme dans la mise en œuvre.

Et c’est l’échec de la prise en compte de cette « condition d’adhésion » qui apparaissait de nouveau, et majoritairement, dans notre troisième et dernière étude de cette période de pandémie, après les « couvre-feux » et à la veille du confinement de fin d’année : la claire affirmation d’un désengagement professionnel et d’une fragmentation des dynamiques collectives. En tous cas pour ceux qui accordaient de l’importance aux interactions, soit par affinité personnelle, soit au regard de la nature de leur « production » professionnelle, qui nécessite pour des échanges et de l’intelligence collective.

Car le télétravail est une véritable « mise à distance » de l’autre.

Sur ce sujet, Anne Muxel[3], directrice de recherches au CNRS (Cevipof/Sciences Po), cite une étude d’Alain et Dominique Schnapper qui distinguent les « activités d’exploitation » et « les activités d’exploration » : « le caractère inséparable des savoirs et des relations interpersonnelles qui caractérisent l’entreprise impose des modalités de collaboration entre les collaborateurs dont la forme peut évoluer, mais qui ne peuvent être entièrement assurés par l’intermédiaire des écrans ».

Tout comme Hannah Arendt, citée par Anne-Sophie Moreau à laquelle Anne Muxel fait référence, qui écrivait dans la Condition Humaine, à propos des activités humaines, que « l’action n’est jamais possible dans l’isolement. Être isolé, c’est être privé de la capacité d’agir ».

Alors, si la mise en distance est un isolement, qu’en est-il de l’abandon dans des mondes virtuels ?

Presque trois ans après, on peut sans doute remarquer que le « management à distance » ne s’est installé dans les habitudes qu’en s’organisant au moment des temps de présence au bureau.

Était-il possible de se « former » au management à distance ? Certains cabinets de formation avanceront sans doute que oui. Pour notre part, nous n’y croyons pas, pour avoir observé, avant la pandémie, les pratiques de grandes entreprises internationales multisites qui disposaient pourtant des moyens technologiques adaptés aux rencontres par écran interposés et des moyens de développement professionnel conséquents, mais continuaient à privilégier, à fréquence régulière, les rencontres « réelles ». Et les observations sociologiques et philosophiques précédentes confortent ce sentiment purement expérientiel.

Le « management » n’est pas seulement la gestion de ressources. Car ainsi que le rappelle André Torre, cité par Anne Muxel, « une partie importante des interactions entre êtres humains passent (…) par les attitudes, les expressions faciales, les phéromones, la convivialité autour d’un verre ou d’un repas et ne peuvent se reproduire qu’imparfaitement à distance ». Il s’agit donc de créer du lien, de susciter et d’animer des interactions.

Alors, depuis la fin de l’alerte sanitaire (voire dès après la première période de « tétanie »), nous constatons aussi que le choix des modalités des interactions peut être considéré comme un indicateur d’engagement.

Pour échanger rapidement, on peut s’appeler – ainsi qu’on le faisait avant (et pourquoi activer la visioconférence, qui empêche la déambulation et consomme une énergie inutile ?).

Mais pour interagir vraiment, et si on a le choix, il faut se revoir, et pas seulement par écran interposé… Car il est aussi possible qu’une pleine interaction ne soit pas vraiment souhaitée (l’écran reprenant alors sa signification initiale de cloison). Et dans ce cas la modalité de la « rencontre » devient alors un « dévoilement » de la qualité perçue et attendue de la relation, ou de l’absence de celle-ci.

 

La quête des sens, aussi…

Car la communication n’est pas seulement affaire de regard – et ceci d’autant que, avec les nouvelles technologies ayant recours à l’IA, le « regard » peut être « recadré » artificiellement, pour donner l’impression d’un contact direct, et non décentré par rapport à la caméra. Mais puisque tout le monde saura que ça existe, on peut prédire que, paradoxalement, l’authenticité de l’interaction en patira directement. Sans négliger la possibilité, au-delà du regard, que la totalité de « l’individu » à l’écran soit artificielle…

Pourtant, l’image a été beaucoup mise en avant par les producteurs d’outils numériques pour promouvoir des usages garantissant un équivalent de la rencontre physique… Et cela tient sans doute aussi, en plus de l’opportunité économique de l’échelle de rentabilité, à la prédominance historique du regard, parmi les cinq sens.

Il y a sept ans déjà, le numéro 74 de la revue Hermès, dédiée à la cognition, la communication et la politique, était intitulée « La voie des sens »[4]. Avec pour objectif, selon les mots de Dominique Wolton, de « dépasser l’apparente victoire, aujourd’hui, de la vue et de l’ouïe, renforcés par la domination des écrans. Revaloriser le toucher, le goût et l’odorat dans toutes leurs dimensions ».

Pour Eric Letonturier et Brigitte Munier, « la hiérarchie sensorielle occidentale est un choix civilisationnel ». Et même si Aristote en avait conçu un sixième, le « sens commun », « voué à opérer la synthèse des autres organes sensoriels », des penseurs plus récents, comme Kant ou Simmel, constateraient le primat donné à la vue, puis à l’ouïe.

Et Bernard Valade de rappeler que « l’ordre de succession ne connaît guère de variation ». Car selon Richard de Fournival dans un ouvrage du XIIIe siècle, « l’homme possède cinq sens : la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût et le toucher ».

Pourtant, pour la chercheuse en neurologie Helena Wasling, citée par Anne Muxel[5], « le toucher est une forme de ‘ciment social’ qui induit la possibilité d’un sentiment de confiance réciproque entre les personnes qui se sont touchées ». Et si la neurologie expliquait cette habitude « culturelle » que beaucoup d’entreprises connaissent, dans lesquelles il a toujours été impensable de commencer une journée dans l’atelier, ou une réunion, sans serrer la main de chacun, au risque d’émettre un véritable signal de défiance ?

Mais c’est une très ancienne hiérarchie, qui fait aussi appel, comme le rappelle Bernard Valade, au dualisme cartésien et aux « controverses sur les relations qu’entretiennent la matière et l’esprit ». Ou entre « sensation » et « cognition » (Benoit Le Blanc et Bernard Claverie). Et qui explique sans doute que certains rejettent cet « appel aux sens ».

Alors, posons-nous la question des sensations accessibles devant un écran ? Et surtout des sensations partagées, qui font la qualité (positive ou négative) des interactions ?

En la matière, la pratique professionnelle de la « facilitation » rappelle en permanence l’importance de prendre en compte, dans l’organisation de l’espace mais aussi par de multiples autres leviers, l’importance des cinq sens (sans oublier le sixième d’Aristote, bien sûr).

 

Prenons donc trois exemples. Le premier du monde de la musique, et les deux autres issus du monde militaire.

Les amateurs de spectacles de musique rock ou pop auront sans doute remarqué, depuis plusieurs années, l’apparition des claviers rouges « Nord ». La clé de leur succès ? Le retour de « boutons », potentiomètres ou autres… quand leurs concurrents s’étaient laissés emporter par les écrans et menus déroulants… Aujourd’hui, Yamaha se relance à la conquête de ces claviers de scène avec les mêmes configurations…

Passons au monde militaire…

Dans un article (en ligne), un pilote de chasse raconte son passage aux appareils dotés d’un « cockpit moderne » (dans lequel les « boutons » ont laissé la place à des écrans, y compris dans le casque du pilote) en le concluant par : « la seule chose qui manque par rapport au cockpit ‘entier’ est le manque de sensations »[6].

Et même s’il se réjouit de la « situational awareness » (la capacité à appréhender pleinement les éléments du contexte) éprouvée dans ce nouveau cockpit, sa réticence à prendre en compte, en vol, les messages vocaux illustre avec acuité la saturation cognitive que connait tout décideur en situation extrême. Car s’il ne peut prendre en compte l’ouïe, c’est sans doute parce que la multitude des messages visuels accapare pleinement son attention.

Probablement peut-on trouver dans cette même saturation visuelle les décisions de la marine américaine qui avaient conduit à réinstaller sur les consoles de pilotage des « manettes physiques » sur leurs destroyers les plus modernes[7].

En matière de sécurité en contexte de crise, la « situational awareness » est clé. Alors, pourquoi se priver de tous les sens ?

 

Le facteur humain, facteur de sécurité et de résilience

C’est donc aussi une question de sécurité. Quelque chose qui passe aussi par la sincérité perçue de l’information reçue.

C’est pourquoi, nous avons la conviction que la diffusion des productions des outils de génération automatique de contenu conduira sans doute – presque paradoxalement dans un contexte d’accélération technologique – à un retour aux interactions réelles.

Car la course aux « fakes » est la transposition, dans le champ cognitif, de celle entre le glaive et la cuirasse.

Dans le champ académique, la suspicion de plagiat facilité par l’accès aux sources en ligne avait conduit les enseignants à se doter d’outils de contrôle statistique… Et certains étudiants avaient pu espérer duper le système de comparaison (et surtout la capacité de lecture des enseignants) en utilisant des traductions (automatiques bien sûr) de textes écrits dans d’autres langues… Jusqu’à ce que, sans doute, les outils de prévention intègrent aussi ce pluri-linguisme.

Pour la génération de contenus de textes ou d’image, on voit déjà apparaître les outils d’analyse… Remise à l’ordre du jour de la course entre « blacks hats » et « white hats »…

Et si, pour distinguer le vrai du faux, la réponse n’était-elle pas dans l’interaction humaine ? Et dans le champ académique, par le retour du traditionnel « grand oral » permettant de s’appuyer sur le professionnalisme des enseignants ? Avec leurs faiblesses, certes, mais aussi leur esprit critique, et leur éthique.

 

Une inspiration, une éthique et une histoire partagées

Car l’éthique, individuelle et collective, était une troisième piste du dossier d’Inflexions pour répondre aux risques et menaces évoqués.

Et les pilotes Romain Desjars de Keranrouë et Xavier Rival affirment que « (l’équipage) doit développer une éthique exigeante », en citant Gustave Thibon selon lequel « toute facilité extérieure qui ne crée pas une exigence intérieure dégrade l’homme ».

Une éthique qui demande du temps : « la relation virtuelle est suspendue à la connexion et le temps mesuré à l’étalon du contact de l’instant. L’absence de durée privilégie l’événement aux annales, l’actuel au souvenir, et exclut donc l’éclosion d’une histoire partagée, la décision d’un engagement ou la naissance d’une vocation. » (Eric Letonturier)

L’éthique, c’est aussi ce qui est porté dans la profondeur de l’organisation. Une éthique propre à chaque entreprise humaine, du fait de son histoire, de ses dirigeants, de ses métiers… Une éthique qui doit être digérée, métabolisée, appropriée par chacun. Et non faire l’objet d’un « contrôle social » que les technologies garantiraient.

C’est là encore la question du « sens au travail », quand certains se satisfont de la mise à distance de « producteurs » qu’ils n’auraient pas à « manager » mais seulement à « gérer ».

« Les temps qui viennent imposent de faire évoluer le commandement militaire d’une force de conviction vers une force d’inspiration… Car la pression de l’environnement technico-opérationnel obligera de plus en plus à penser l’action dans un registre indirect, seul à même de stimuler la créativité et la subsidiarité que les échelons subordonnés vont nécessairement devoir assumer… Dans les armées comme dans la vie, l’inspiration me semble être un levier suffisamment puissant pour transgresser sans les affaiblir les limites de l’ordre hiérarchique et faire valoir en toutes circonstances et de manière transparente la maîtrise du comment par le pourquoi. » (Thierry Marchand, dans Inflexions)

Le sens au travail, comme le sens de la mission. Et donc à rebours de la tentation de considérer l’autre comme un simple « exploitant » qui exécute l’instruction limitée, la nécessité de s’appuyer sur lui comme un « explorateur », qui s’adapte et ouvre le champ des possibles.

 
 

La « gestionnarisation » : des quasi-objets aux quasi-humains ?

Car la « gestionnarisation » de la société est un risque – et une tentation pour certains – sur lequel l’article de Pascal Robert et Agnieszka Tona dans le numéro d’Hermès appelle l’attention.

Pour eux, la multiplication des « quasi-objets documentaires » - les objets et documents du monde numérique – peut conduire, de par la richesse des données qu’ils contiennent et qui évoluent au fil du temps, et à leur intrication, à « produire de l’incommunication ».

Avec les outils numériques, la richesse des échanges est réduite. Ainsi, par exemple, l’utilisation souvent vaine d’« emojis » pour tenter de réduire les malentendus dans l’envoi d’un SMS… Ou bien la médiocrité du sens et les facteurs de malentendus des contenus générés par les outils s’appuyant une « intelligence » artificielle.

Pour les auteurs, le risque est de contraindre la communication humaine à accepter cette dégradation de la communication en se pliant aux limites des outils : ce qu’ils appellent la « gestionnarisation ».

C’est sans doute ce qui explique que le télétravail a été vite adopté par les organisations bureaucratiques, dans lesquelles on attend que des « agents » réalisent une tâche donnée, de plus en plus automatisable car faisant peu appel à l’initiative. Et qu’on ne souhaite surtout pas « manager », c’est à dire « animer ». Mais au mieux « gérer ».

Cette tentation de cette « gestionnarisation » des choses et des hommes se retrouve dans de nombreux autres domaines.

Prenons par exemple le développement du BIM (building information management) dans le milieu de la construction. Souvent réduite à la « maquette numérique » (un quasi-objet documentaire), cette nouvelle technologie devait permettre de nouvelles pratiques collaboratives, avec une intervention simultanée, ou au moins coordonnée, des différentes expertises. C’était l’opportunité de déployer les « méthodes Agile », ou en tous cas leur esprit, à cet environnement professionnel.

Aujourd’hui, trop d’intervenants ont oublié ce potentiel décloisonnement, en s’attachant à la seule dimension technique de l’outil. Dès lors, on ne fait que remplacer le plan papier par un plan numérique, la maquette physique par une maquette numérique… tout en conservant le fonctionnement en silo. Avec, par conséquent, des enjeux purement techniques de compatibilité de données, de normalisation accrue des productions, et d’enjeux de « pouvoirs » entre métiers et hiérarchies implicites.

C’est là encore, une opportunité potentiellement ratée d’utiliser les outils pour accroître les interactions, et la tentation saisie de tenter à nouveau de « gérer » la relation à l’autre de la façon la plus appauvrie possible – avec notamment la « norme ».

Et selon ce même axe, le livre d’Anne Muxel évoque aussi la « numérisation de l’intime ». Avec des conséquences inattendues comme celle de la fabrique de la mémoire. Car existe « la nécessité pour qu’une mémoire advienne et reste vivante du vécu lui-même, dans sa dimension charnelle et sensible ». Il apparaitrait en effet que les images des visio-conférences ne sont pas mémorisées… Et puisqu’il n’y a pas d’autres sens stimulés…

Alors, s’il n’y a plus de souvenirs mais seulement des données, quel est le sens d’une humanité numérisée ?

 

Explorer le virtuel, une vraie aventure ?

Alors, pour clore cet article par un nouveau rapprochement entre monde civil et militaire, comme celui qui l’ouvrait en référence au numéro d’Inflexions, mais sur un mode plus léger, on évoquera aussi Tom Clancy, dont les ouvrages imaginaient, mais aussi anticipaient certains conflits. Et dont le « Tempête rouge », rangé aux oubliettes par certains après la fin de l’Union Soviétique, est ressorti des rayonnages, à la lumière de l’invasion russe en Ukraine, marche européenne et État souverain.

A la fin des années 90, il avait écrit une série « Net Force », mettant en scène la fragilité de nos sociétés connectées, et imaginant des scénarios heureusement toujours maîtrisés, in fine. Et aussi, pour un public plus jeune, celle des « Net Force Explorers » (non publiée en français). Un monde dans lequel des adolescents faisaient face, dans un univers virtuel, à des menaces bien réelles, au péril de leur vie dans ce monde réel – en se connectant, à l’instar des personnages de Matrix, par un insert neural bien physique… Ils avaient 15 ou 17 ans en 2000. Ils en ont donc entre 35 et 40 aujourd’hui et sont, pour certains, bien engagés dans les conflits de notre monde. Sous les armes de la France, mais aussi dans les entreprises, qui ont tout leur rôle à jouer.

Ont-ils conscience des limites et faiblesses d’une industrie qui déploie, à coups de milliards d’investissements, des outils qui auront, comme tout dispositif technique, un impact sur nos sociétés humaines ?

Ou sont-ils entraînés par le fantasme d’un enrichissement rapide ou d’une fuite du monde réel ?

 

Comme le démontrent les « reconversions » de certains travailleurs du tertiaire de cette tranche d’âge, mais aussi le succès du film « Sur les chemins noirs », tiré du livre de Sylvain Tesson, et joué magistralement par Jean Dujardin : et si finalement, la vraie aventure était celle de l’exploration du réel ? Celle du monde qui nous porte et de notre humanité ?

[2] https://www.nova.fr/podcasts/aux-studios-les-dessous-de-la-musique/

[3] Anne Muxel, « L’Autre à distance. Quand une pandémie touche à l’intime », Odile Jacob, octobre 2021.

[4] « La voie des sens ». Hermès La Revue. Numéro 74. CNRS Éditions, 2016, Paris

[5] Anne Muxel, ouvrage cité.

[6]About the only thing missing from the whole cockpit is the lack of ‘feel’”. https://hushkit.net/2021/01/21/what-is-good-and-bad-about-the-f-35-cockpit-a-panthers-pilots-guide-to-modern-cockpits/

[7] https://news.usni.org/2019/08/09/navy-reverting-ddgs-back-to-physical-throttles-after-fleet-rejects-touchscreen-controls

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Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management, #Lectures, #Social change, #Transformation 3.0

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Publié le 12 Juillet 2022

Le choix des synergies : sept cas pratiques

Tout au long de l’année passée – comme depuis 20 ans -, j’ai accompagné des équipes qui avaient besoin de se retrouver, de panser les plaies, de se projeter dans un avenir incertain. Des situations toujours différentes, des pistes de solution variées, mais un choix in fine similaire : avant tout, mieux travailler ensemble…

 

Dans un monde toujours changeant, il existe de multiples façons d’envisager une stratégie, et surtout la mise en œuvre de celle-ci. Car, à moins d’aimer les idées pour elles-mêmes, à quoi bon l’imaginer si ce n’est pour ne pas la réaliser ?

Cette année post-Covid était bien entendu particulière. Pas seulement parce qu’elle mettait à l’agenda de bon nombre d’entreprises les conséquences d’accords de télétravail souvent plus imposés que choisis. Mais aussi parce qu’elle les avait conduites à poursuivre ou mettre en œuvre des changements plus ou moins profonds, mais sans bénéficier du retour immédiat des équipes concernées, en raison de la mise à distance des mois passés.

Les process avaient permis de poursuivre l’activité. Certains s’étaient épuisés à la tâche pour les imaginer, les mettre en œuvre, les animer. D’autres s’étaient désengagés. Les interactions n’avaient pas été celles prévues, le feu avait parfois couvé, des plaies s’étaient aussi révélées, voire infectées.

Nous vous proposons ici un retour sur quelques cas concrets qui illustrent nos convictions – et nos savoir-faire. Pour la facilité de la lecture, chaque cas fait l’objet d’un lien spécifique, qui vous permet d’y accéder. Et de revenir ici pour quelques éléments de conclusion.

 

Quels sont donc les points communs de ces sept situations assez différentes, par leur contexte et les protagonistes qu’elles concernent ?

Faire avant tout avec « ceux que l’on a »

Le premier est qu’il faut, dans les entreprises, souvent faire « avec ceux que l’on a ».

Certains dirigeants, lorsqu’ils arrivent dans une équipe, envisagent de se défaire (et souvent rapidement) de ceux qu’ils ne jugent pas à la hauteur de leurs attentes. Cela peut être légitime, notamment lorsque le projet du nouveau dirigeant est un projet de rupture : car tout son entourage « imposé » pourra ne pas souscrire aux nouvelles orientations, aux changements qu’il faudra engager.

Mais ce « renouvellement » ne pourra être que très partiel – par expérience 10 à 20% de l’effectif au plus, ce qui représente une ou deux personnes dans une instance de direction. Au-delà, la désorganisation que provoque toujours un départ, et son remplacement plus ou moins rapide, sera trop importante, tant dans la fonction que pour le collectif. Et surtout, ce départ pourra susciter chez les « survivants » une réaction de méfiance, de crainte, voire d’hostilité (rentrée) – toutes émotions contradictoires avec l’engagement attendu.

A moins, bien sûr, d’être dans une structure bureaucratique, dans laquelle chacun doit tenir sa place, et pas nécessairement plus. Et dans ce cas, on pourra alors, sans se soucier des conséquences de ce choix, ajouter le confort – légitime lui aussi – de remplacer les partants par des soutiens issus de sa structure précédente. Car le « spoil system » n’accorde guère d’importance aux « cultures d’entreprises », qui soutiennent le temps long et influent directement sur les modes d’engagement des acteurs – dès lors qu’on attend cela d’eux.

Faire avec « ceux que l’on a », c’est donc peut-être accepter de renoncer à un idéal imaginé pour concevoir, avec eux, la réalité que l’on fera vivre ensemble.  C’est aussi accepter de ne pas détenir seul une « vérité » mais faire le choix des complémentarités, des enrichissements mutuels : en acceptant l’expertise de l’autre, quelqu’il soit. Une expertise issue de ses compétences techniques, souvent, mais aussi humaines ; de son expérience, qui dépasse souvent son seul domaine de responsabilité. Et qui justifie, d’ailleurs, sa participation à un « comité de direction », qui n’est pas seulement un « comité de pilotage » dans lequel chacun expose, successivement, ses réalisations. Un espace d’intelligence et d’action collective, de solidarité et de synergies.

 

Le choix de l’action

Parmi « ceux que l’on a », il y a ceux que la sociodynamique décrit comme des « alliés » : des acteurs qui mettent au profit de la dynamique partagé plus de synergie (de l’énergie « pour », ou « avec ») que d’antagonisme (de l’énergie « contre », mais aussi « ailleurs »). Ce sont eux qu’il faut identifier, appuyer et sur lesquels s’appuyer. Même s’ils ne sont pas conformes à l’idéal que l’on pourrait avoir – le fameux « mouton à cinq pattes ». Même, et surtout d’ailleurs, s’ils démontrent un esprit critique, qui permettra d’identifier en amont les risques, les faiblesses, dès lors que, dans le même temps, leur capacité de mobilisation est bénéfique au collectif.

Car l’essentiel est d’avancer, et ensemble, en entraînant le plus grand nombre. De privilégier l’action, au profit des objectifs collectifs

Toutes proportions gardées, c’est d’ailleurs un des principes du protocole 6C, de plus en plus recommandé en situation de choc psychologique aigü (accident, attentat, catastrophe…) : garder les protagonistes dans l’action en communiquant avec eux et en leur donnant un rôle en faisant appel à leurs capacités cognitives, pour éviter l’isolement émotionnel et les conséquences qui en suivront.

Dans l’entreprise, et hors situations exceptionnelles, la gravité des situations est objectivement incomparable. Et le temps de l’entreprise n’est pas celui de ces cas extrêmes. Mais le stress, s’il n’arrive pas de façon aigue, peut survenir par accumulation. Et, du point de vue des acteurs, conduire à la même tétanie, et à des conséquences de long terme dommageables. Individuellement et collectivement.

L’engagement dans l’action permettra à la fois de faire appel aux capacités cognitives de chacun – aux compétences et qualités professionnelles -. De nourrir la quête que mènent certains du « sens au travail ». Et de hiérarchiser les émotions ressenties alors, ou en tous cas de les dépasser voire de les transformer, grâce aux bénéfices des succès vécus ensemble, grâce aux actions collectives.

Alors, s’appuyer sur ceux qui font, et aussi donner l’opportunité aux autres de prendre une place dans la dynamique engagée… Car l’essentiel, dans l’entreprise, n’est pas de faire « contre ». Il est de faire « avec ».

 

Et le numérique, dans tout ça ?

Impossible enfin, après cette année « post-Covid », de ne pas évoquer, dans ces projets de (re)mise en synergie, les conséquences du travail à distance.

Tout au long de ces mois, une grande majorité des actifs a « découvert » le travail à distance – et beaucoup continuent à le pratiquer.

Pour d’autres – indépendants des professions intellectuelles et, plus largement, salariés d’entreprises s’appuyant sur des équipes « déconcentrées », en Europe ou plus largement -, cela n’a été qu’un accroissement d’un fonctionnement bien connu.

Mais eux en connaissaient les avantages et les inconvénients, et avaient appris à en traiter les conséquences et les risques… Perméabilité entre la vie personnelle et la vie professionnelle, isolement relationnel, généralisation du flex-office (car une entreprise ne gardera pas un « bureau » fixe pour un salarié absent une grande partie du temps)… Ils les maîtrisaient et savaient que cette mise à distance ne pourrait être que préjudiciable, et qu’il faudrait bien panser les plaies faute d’avoir su les penser en amont.

Alors, pour les entreprises du numérique et les bénéficiaires du « technofolkore », ces mois ont été pain béni, et nul doute qu’ils souhaitent que cela perdure. Car à la différence des fournisseurs de biens matériels, leurs gains sont exponentiels : à un rien près, tout nouveau client ne génère que du bénéfice.

Nous reviendrons dans un article à venir sur les conséquences de cette « virtualisation » des existences.

Mais en ce qui concerne les synergies, le constat est clair : la mise à distance a été désastreuse pour tous. Et les solutions numériques n’ont été que des pis-aller, voire des mirages conduisant à ne pas ignorer les plaies à venir… Car un écran n’est qu’un espace de contemplation, et non d’interaction.

C’est également un fonctionnement qui satisfait pleinement les structures bureaucratiques, verticales et inhumaines, qui fuient les interactions comme autant d’occasion de risquer l’émergence de pensées dissonantes. Car une fois encore, elles privilégient le statut à l’action.

Mais qui n’est pas celui des entreprises qui créent de la valeur. Pour le plus grand nombre.

 

Alors, si vous partagez ce besoin et ce goût d’agir, pour forger et entretenir nos synergies, retrouvons-nous afin d’en partager l’art de faire !

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Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management, #Social change, #Transformation 3.0

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Publié le 1 Octobre 2021

Tous bureaucrates ?

Dans la « start-up nation » comme dans les entreprises ou organisations les plus ambitieuses, la qualification de « bureaucrate » n’est guère flatteuse. Pourtant, la tentation est grande d’adopter, volontairement ou non, ce mode d’organisation. Et si on en changeait ?

 

Nombre de sociologues, depuis Max Weber, ont décrit les systèmes bureaucratiques. Au regard des enjeux modernes de nos sociétés ouvertes et interconnectées, et après 18 mois de crise sanitaire, revenons sur quelques critères clés qui permettent d’éclairer la pertinence de certaines organisations.

L’aversion au risque

A moins de vivre dans une vaste maison de plain-pied, vous ne souhaiterez pas devoir changer de machine à laver, ou de réfrigérateur, dès lors que cette manœuvre nécessite quelque manutention, dans une pièce déjà encombrée. En effet, et à moins d’avoir un livreur atypique, il est fort probable que celui-ci ne veuille, ou ne puisse, pas vous installer l’engin encombrant. Il n’en a en effet pas le droit (même si les conditions de vente, et sans doute ses consignes, sont volontairement ambiguës). Car on vous expliquera qu’il risque, par une mauvaise posture, de se blesser. Ou bien d’endommager votre mobilier. Auquel cas vous pourriez vous retourner contre lui… La machine restera sur le pas de votre porte.

C’est un exemple comme tant d’autres. La conjonction d’une victimisation généralisée et d’une recherche systématique de « coupables » en cas d’accidents ou plus généralement d’écarts à la norme, conduit beaucoup d’organisations à des situations de blocages, préjudiciables à toute activité.

On peut le comprendre cependant. Lorsque vous risquez d’être poursuivi en justice (même si vous êtes innocenté, après des mois ou des années de procédures), il est parfaitement « rationnel » d’imposer plus de contraintes aux autres parties prenantes. 

Tant pis si, sans votre service d’installation, ils devront trouver des voisins compatissants pour prendre le risque d’un tour de dos, ou d’une éraflure sur le mur. Et, dans un autre contexte, il sera parfaitement rationnel, de votre point de vue, de les contraindre à rester enfermés chez eux lorsque le contact avec d’autres pourrait les confronter à un risque dont ils voudraient vous accuser, le cas échéant. 

Vous vous réfugiez donc derrière des normes, des règles, des procédures… Figées et quasi-immuables, comme l’est un meuble de bureau (celui du « bureaucrate ») – ou un appareil ménager.

La folie des procédures

La procédure est le corollaire de cette aversion au risque et une des expressions courantes de la bureaucratie. 

Pourtant, et contrairement aux idées reçues, les procédures ne réduisent pas les risques ni n’accroissent la sécurité. En formalisant des situations bien connues, elles permettent seulement de démultiplier, y compris pour des agents peu expérimentés (voire pour des systèmes automatiques), des pratiques établies. C’est donc pratique, économique.

Mais face à une situation inhabituelle, auxquelles les procédures établies ne peuvent totalement répondre, la machine est bloquée. Alors, bien sûr, la bureaucratie tend à les compléter, les préciser. Cela prend du temps, c’est la trop connue inflation réglementaire – car il est plus prudent d’ajouter une règle que d’en abroger une… « on ne sait jamais »… Et en cas d’accident, c’est trop tard. En matière de sécurité industrielle, c’est ce que Corinne Bieder et Mathilde Bourrier, notamment, appellent « piéger la sécurité dans les règles » (« Trapping safety into rules »). Ou bien « L’enfer des règles », selon Christian Morel.

Dans la vie de nos entreprises, c’est le maquis des réglementations, et l’insécurité qui en découle pour tous. Certains s’en affranchissent, l’esprit plus ou moins tranquille. D’autres s’y complaisent. D’autres encore sont tétanisés, partagés entre le goût du travail bien fait et l’incapacité de remplir la mission, sans risque personnel.

Là encore, le plus « sûr » est de ne pas agir. C’est possible pour le bureaucrate, qui vit de la pérennité de son organisation (de fait peu soumise au risque de concurrence ou de faillite, en tous cas c’est le sentiment qu’il a). Pour l’entrepreneur, c’est autre chose… 

Et puis, au-delà même de la maîtrise possible de leur inflation inéluctable, le réflexe du recours aux procédures témoigne d’un biais plus dangereux encore. Croyez-vous vraiment que l’avenir puisse être écrit en règles de droit – ou en lignes de code ? Le croire, c’est non seulement se préparer à de grandes déconvenues, c’est aussi porter sur les autres un regard peu amène… Et beaucoup peuvent sans doute voir imaginer le visage caricatural du « bureaucrate ». Perdu, et parfois désolé, ou bien plus souvent désengagé, si ce n’est méprisant.

Le goût du contrôle

Car la bureaucratie, c’est surtout le goût du contrôle. Le contrôle des choses, le contrôle de l’autre.

C’est d’ailleurs, pour Max Weber, la force de ce système d’organisation. A la croisée des XIXe et XXe siècles, avec l’industrialisation triomphante, on se prend à croire à la capacité d’organiser les systèmes humains comme ceux des machines. On verra d’ailleurs émerger « l’organisation scientifique du travail » taylorienne, dans laquelle la répartition des rôles – ou plutôt des tâches - est clé. En matière guerrière, au même moment, on combinera la violence destructrice des machines, et l’approche mécaniciste des corps humains, dans laquelle le nombre est encore censé l’emporter, en théorie du moins.

Car pour le bureaucrate, l’essentiel est de contrôler la réalité, qu’elle soit faite d’acier ou d’hommes.

Un siècle plus tard, avons-nous abandonné ce paradigme ? 

Dans nos sociétés techno-humaines complexes, avons-nous tous renoncé à l’idéal omniscient, à l’idée d’un « homme providentiel » ? Ou à celle d’un destin inéluctable parce que déjà tracé, ou aux mains d’un démiurge, qu’il soit bienveillant ou bien censeur, mais qui ne laisse pas de place à la liberté de l’homme, et donc à l’incertitude ? 

Car s’il fallait choisir entre ordre et chaos, quelle serait votre préférence ?

Le rejet de l’incertitude est d’ailleurs une caractéristique culturelle française, comparativement à d’autres pays. Héritage cartésien ? A moins que cette pensée ait trouvé un terreau si favorable dans notre pays qu’elle a pu y émerger quand ailleurs, elle serait demeurée minoritaire ?

En tous cas, il est dommage que, au même tournant du siècle précédent, beaucoup aient négligé les apports du mathématicien Henri Poincaré, qui établissait qu’à partir des interactions de trois corps, apparaît le chaos et l’imprédictibilité… Plus qu’à s’imaginer pouvoir gérer des systèmes modélisés, il faut donc, le plus souvent, accepter de naviguer sur la ligne de crête du chaos, dans notre monde complexe fait de multiples interactions.

Et naviguer avec d’autres, car l’homme providentiel et omniscient, seul au sommet de la pyramide organisationnelle, n’existe pas – ou en tous cas, il ne possède pas ces qualités.

La répartition des rôles

Car la justification de la bureaucratie, et son avantage selon certains, c’est de définir précisément le rôle de chacun. Avec a priori un chef au sommet, et un « pouvoir » qui se décline jusque dans les plus petits détails. 

Alors bien sûr, la clarté des organisations est une vertu. Et les « fiches de postes » sont indispensables pour intégrer et faire grandir les talents, fixer des objectifs et les évaluer…

Mais ne connaissons-nous tous pas des organisations dans lesquelles on se plaint du « travail en silos » ? Ou d’entreprises incapables d’apporter un service client de qualité en repoussant chaque demande à un autre service ? Notre monde peut-il être décrit en catégories simples ?

Face à une situation complexe, il faut souvent s’appuyer sur des expertises, quand des approches « généralistes » ne suffisent plus. Mais la transversalité est souvent requise pour permettre à chacun d’apporter un élément de réponse, dont le tout sera par ailleurs plus adapté que la somme des parties. 

Et cette transversalité est indispensable lorsqu’il est question de créativité.

L’assignation à un rôle ou à une compétence que génèrent les systèmes bureaucratiques n’est donc ni efficace, ni humainement satisfaisante. Elle satisfait peut-être l’organisation elle-même. Mais ne répond que rarement à la vocation de celle-ci.

Mais il y a plus grave. Selon Hanna Arendt, la bureaucratie est aussi le règne, voire la tyrannie, de l’Anonyme. Car la complexité des systèmes bureaucratiques conduit, par dispersion des compétences et la déshumanisation des responsabilités au travers des procédures, à ne plus savoir qui est « responsable ». Un système bureaucratique peut-il devenir « autonome » ? C’est sans doute une possibilité, et un de ses travers. Et il n’est pas étonnant qu’une grande question des grandes organisations soit celle de la « gouvernance ».

C’est peut-être, d’ailleurs, un indicateur assez fiable de l’emballement des organisations : si vous vous inquiétez de la « gouvernance » de votre organisation, c’est que la bureaucratie a pris le pouvoir, et que vous ne la maîtrisez plus, même si votre « statut » veut témoigner du contraire.

Il est alors grand temps de réintroduire de la liberté dans le système, en brisant les fondamentaux de la bureaucratie. Accepter la prise de risque, remettre en cause l’édifice et le recours aux procédures, préférer la transversalité, la collégialité et l’intelligence collective à la répartition des rôles simplificatrice, appauvrissante et déresponsabilisante.

En bref, faire le choix du facteur humain qui, face à une crise qui survient ou lorsque l’innovation est nécessaire, n’est pas le « maillon faible », mais le véritable pilier de l'efficacité et de la résilience organisationnelle.

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Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management, #Social change, #Transformation 3.0

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Publié le 1 Février 2021

Tiers lieux : une modalité du travail dans le « nouveau normal » ?

Les « tiers lieux », espaces entre bureau et domicile, émergeaient prudemment avant les confinements. Dans la perspective de « l’après », aménageurs et promoteurs remettent le sujet à l’ordre du jour. Les leçons du « télétravail » seront-elles des accélérateurs de ces espaces de travail partagés ? Pas sûr. En tous cas, pas sans certaines évolutions, dans les entreprises comme dans les territoires.

 

Le « télétravail » semble avoir séduit beaucoup d’entreprises, dans le monde des services, qu’ils soient privés ou bien publics.

Au premier rang des avantages perçus, l’opportunité de réduire les surfaces louées ou achetées grâce à la mutualisation des bureaux physiques – ce qu’on appelle le « bureau flexible » (ou « flex-office »). Car ce qui, dans le « télétravail », plait aux gestionnaires d’entreprises (beaucoup moins aux managers), c’est le travail « à distance ».

Ce mode d’organisation n’est pas nouveau, et beaucoup d’entreprises, notamment dans le monde du conseil qui voit ses employés souvent absents du « bureau », y ont recours depuis des années. Avec les effets que l’on connaît désormais, positifs ou négatifs : dématérialisation indispensable (puisque le stockage de documents est réduit au maximum), fragilisation du lien d’appartenance (tout le monde n’est pas à l’aise avec l’absence de points physiques d’ancrage), concurrence pour les « meilleures » places, stratégies de contournements avec règles et objectifs plus ou moins explicites, plus ou moins liés à l’activité professionnelle, et bien sûr enjeux de management à distance, et de fidélisation des talents… Ceux qui veulent s’y engager pourront au moins se référer au retour d’expérience des autres.

 

Du côté des salariés…

Du côté des salariés, et nos enquêtes lors du premier confinement et à la rentrée de septembre l’avaient montré, l’envie est réelle, pour une partie du temps de travail (les deux jours par semaine exprimés dès notre questionnaire d’avril 2020 semblant être confirmés par les longues négociations encore en cours et les pratiques souhaitées.

Au premier rang des avantages avancés pour eux, la réduction des temps de trajet (même si ceux-ci peuvent aussi être un sas indispensable entre les sphères personnelle et professionnelle, un moment « à soi » qui manque sur le trajet entre la chambre et la salle à manger, dans le meilleur des cas). C’est aussi l’envie exprimée d’un meilleur équilibre de vie, que permettrait ce gain de temps. Un avantage qui a fait en partie long feu pour ceux qui ont découvert avec plus ou moins de succès la nécessaire discipline que connaissait bien le travailleur indépendant, pour maintenir l’équilibre fragile entre l’appropriation de la table du dîner familial par l’ordinateur, et l’opportunité de faire tourner une machine à laver entre deux dossiers…

Au premier plan des inconvénients, pour la plupart, la fragilisation des liens sociaux. Car la « distanciation physique » imposée ne remplace pas les vraies interactions, même avec et peut-être d’autant plus avec la multiplication des moments d’interfaces visuelles en deux dimensions. Liens sociaux professionnels, pour ajuster de façon plus ou moins formelle, les interactions nécessaires. Et aussi informels, amicaux ou autres – rappelons que le lieu de travail constituait un des principaux lieux de rencontre amoureuse.

 

Une conjonction favorable des planètes pour les tiers lieux ?

Le « tiers lieu », initialement, c’est l’idée d’un lieu neutre, communautaire (accessible à tous ceux qui se reconnaissent dans les principes et/ou le style affichés par celui-ci), et facilitant les échanges. Une « maison hors de la maison » aussi, pour certains, de par sa vocation bienveillante.

On a donc vu se développer des « tiers lieux » dans des librairies, des magasins de jeux de plateaux… et très vite dans des espaces à vocation « innovatrice », plus tournés vers l’activité professionnelle. Car le tiers lieu est dans l’esprit du temps, celui du travailleur nomade des métiers du service – la crise ayant cependant rappelé l’existence et l’importance de ceux qui travaillent « quelque part ».

Et cette idée de mutualisation des espaces a séduit des entreprises et des professionnels désireux d’engranger les avantages d’un travail « à distance », sans les contraintes et inconvénients de l’assignation, volontaire ou non, à domicile.

Aujourd’hui, avec les tensions sur l’immobilier professionnel qui se dessinent, les professionnels du secteur voient aussi une opportunité au développement de tels espaces. Soit dans le cadre de reconversion de plateaux désormais inoccupés. Ou comme relais de croissance pour leur secteur.

Une conjonction favorable des planètes, donc, pour reprendre lorsque les contraintes sanitaires seront levées, le développement de ces espaces professionnels d’un nouveau type ? Ce n’est pas certain.

 

Les tiers lieux n’existeront qu’en lien avec les mobilités

Le premier obstacle au développement des « tiers lieux » est celui des mobilités. Car le monde du travail n’est pas qu’urbain, et destiné à une population de « slashers », de « start-uppers », d’indépendants dont les instruments de travail sont le téléphone et la tablette, comme extension d’une activité purement cérébrale, et très individuelle. Et lorsqu’on habite en zone péri-urbaine, aller dans un « tiers-lieu » plutôt qu’au « bureau », dès lors que les deux espaces sont en centre-ville, n’a pas beaucoup de sens (si ce n’est encore une fois, pour des raisons purement immobilières).

L’opportunité d’un tiers-lieu apparaît s’il permet de réduire le temps de trajet. Un trajet que l’on effectuera, autant que possible, « sans sa voiture ». Pour des raisons environnementales ou économiques. Dès lors, les « tiers-lieux » ne peuvent raisonnablement s’implanter que là où les infrastructures et services de mobilité existent déjà. Pour pouvoir s’y rendre, tout d’abord. Et aussi pour permettre des déplacements au cours de la journée de travail, pour rejoindre les plus grands centres urbains, ou d’autres centres de « tiers lieux ».

Les mobilités lourdes (le « mass transit ») seront donc toujours indispensables, et sollicitées. Et le développement des tiers lieux pourra contribuer efficacement à l’étalement des pointes horaires, en retenant « sur place », pour au moins une partie de la journée, certains voyageurs qui utiliseront ces services à d’autres moments. C’est d’ailleurs, apparemment, l’idée développée par SNCF Gares et Connexions, même si c’est dans une modeste mesure de temps disponible, pour proposer à ses voyageurs des espaces conviviaux en gare pour leur permettre de travailler, en attendant un train. Une « salle d’attente » moderne, connectée.

En toute logique, les gares et quartiers gares seront donc les espaces privilégiés pour développer les « tiers lieux ». Et on se souviendra que les précurseurs de ces services, comme aux Pays Bas, s’étaient implantés dans des villes moyennes, mais à immédiate proximité des hubs ferroviaires.

 

La transformation du travail, aussi (et surtout)

Le deuxième obstacle que rencontrera le développement des « tiers lieux » est celui de la transformation du travail.

Car utiliser ces services fait appel à d’autres compétences et pratiques que le « télétravail » tel qu’il est perçu aujourd’hui. Prendre l’habitude de travailler dans un espace partagé avec d’autres professionnels, qui ne font pas partie de votre entreprise, c’est faire le pari de l’ouverture. Avec des contraintes sur la confidentialité du travail. Mais aussi avec des opportunités sur les rencontres faites – et ceci d’autant que les usagers des tiers lieux peuvent être des « occasionnels » comme des « réguliers ». Là encore, les expériences des précurseurs doivent être exploitées. Comme, par exemple, le principe de compétences disponibles affichées, et susceptibles d’être sollicitées par les autres usagers de l’espace.

Une formidable opportunité de travail collaboratif, de synergies, pour des indépendants. Mais pour des salariés d’entreprise, une tentation, une fenêtre ouverte ?

Car si le « travailleur à domicile » est isolé, et donc captif – en tous cas autant que son lien d’appartenance n’est pas rompu -, celui du « travailleur en espace partagé » est potentiellement immergé dans des interactions multiples. Sa plus-value et son attention sont alors les cibles potentielles de sollicitations, bienveillantes ou non. Pour rejoindre une autre entreprise ou faire le choix de l’indépendance par exemple. Les entreprises et les managers sauront-elles s’y préparer ? Pour retenir leurs talents. Et pourquoi pas, jouer de ces opportunités pour développer un « écosystème » de compétences et d’alliances ?

Là encore, l’expérience des entreprises internationales multi-sites peut apporter quelques clés, puisque beaucoup d’entre elles mutualisaient, entre services, des plateaux sur lesquels votre voisin était rarement rattaché aux mêmes fonctions. Enjeux de concurrence et de synergies intra-entreprises, certes. Mais parfois, « protégez moi de mes collègues, mes concurrents, je m’en charge »…

Alors, au-delà des opportunités d’économies immobilières, les entreprises tentées par ces nouvelles organisations devront aussi investir sur la plus belle des transformations : celle des pratiques professionnelles.

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Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management, #Territoires, #Social change, #Transformation 3.0

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Publié le 11 Janvier 2021

Innover en plein chaos

Paru en 2020 sous la plume de Jean-Baptiste Colas, officier de l’armée de terre affecté à l’Agence de l’Innovation de Défense, « Innover en plein chaos » est un petit livre dense mais bien conçu, et une belle illustration des nécessaires échanges entre les mondes militaire et civil.

 

L’innovation est une qualité et une pratique indispensable au monde militaire, lancé dans l’éternelle course entre le glaive et la cuirasse… Et le chaos, tel qu’il est habituellement perçu, est une caractéristique paroxysmique des conflits. Quel assemblage prometteur donc, que le titre de ce livre agréable à lire (et plein de gourmandises pour les « fanas mili »), puisque structuré en chapitres courts, illustrés de « cas pratiques » militaires, des plus anciens (Ramses II) aux plus récents (les attentats de 2015).

Les propos qui l’encadrent sont aussi flatteurs puisque la préface est de Cédric Villani, le fameux mathématicien, et la postface d’Emmanuel Chiva, directeur de l’agence d’innovation de la Défense.

Alors, si les curieux des affaires militaires y trouveront leur compte (mon attention ayant été appelée sur ce livre dans le podcast « Le Collimateur » de l’IRSEM), pourquoi le recommander aussi aux lecteurs plus « civils » ?

Tout d’abord parce qu’il exprime, sous une forme originale, des concepts que les praticiens du changement et de l’innovation reconnaitront, même s’ils en sont familiers sous d’autres termes. Et aussi parce qu’il témoigne de la fécondité des échanges entre mondes militaire et civil, en particulier lorsque les crises s’étendent à tous les domaines de la société…

 

Attracteurs étranges

Ce livre fait réfléchir. Il fait sourire aussi.

Par exemple quand Cédric Villani cite le grand mathématicien Henri Poincaré, pour illustrer la fulgurance de la pensée innovante. Car Henri Poincaré est aussi à l’origine de la « théorie des trois corps »qui posait, au tout début du 20e siècle,  les bases de l’imprédictibilité des systèmes physiques et, par là, de ce qui allait devenir la « théorie du chaos »[1] : une dynamique inspirante, à la fin des années 80, autour de ce terme parfois fourre-tout, de la complexité, de l’imprédictibilité, des fractales…

De même quand Emmanuel Chiva affirme « le chaos, c’est la sensibilité à la rupture ». S’il fait sans doute référence, à travers cette formule, aux « bifurcations » des systèmes complexes, dont certaines peuvent conduire au chaos loin de l’équilibre, le chaos, c’est aussi la « sensibilité aux conditions initiales ». Le battement de l’aile du papillon, ou le clou défectueux du fer du cheval qui fera l’échec de la manœuvre militaire …

Peut-être ce livre aurait-il aussi mérité quelques références aux approches scientifiques du « chaos », au-delà de l’acception courante. Qui auraient notamment permis d’appuyer la réflexion sur la prise en compte, dans le chaos, des « attracteurs étranges » : des champs des possibles dans lesquels la prédictibilité précise est impossible, mais qui sont des espaces d’équilibre féconds, aux frontières du chaos. Des espaces de désordre libérateur, créatif, mais sûr. Et tellement harmonieux, d’ailleurs, qu’on ne peut être que frappé par l’esthétique des représentations numériques aisément consultables. Des formes que l’on retrouvera, aussi, dans le monde du vivant en observant le ballet auto-organisé des vols d’étourneaux ou de poissons. Sans doute ce que Jean-Baptiste Colas souhaite appeler des « blocs d’opportunité ».

A l’opposé de ces attracteurs étranges dans lequel domine les équilibres instables – caractéristique de la vie -, règne le chaos anarchique auquel les approches purement linéaires, têtues et orgueilleuses, conduisent lorsqu’elles sont confrontées aux contextes complexes, faute d’y être adaptées. Perseverare diabolicum, on le verra…

 

Un chaos créateur ?
Dans le langage courant, le chaos est souvent assimilé au désordre. Mais l’auteur distingue heureusement deux types de chaos : le chaos destructeur, certes, que les guerriers rencontrent parfois, mais aussi le chaos créateur, qui peut être à la source de la créativité et de l’innovation, pour peu qu’on veuille bien l’accueillir.

Cette acceptation positive d’un terme a priori honni d’organisations rigoristes, programmatiques, est une des affirmations centrales du Commandant Colas, dont on devine peut-être les premières frustrations du jeune officier enthousiaste, déjà confronté à la lourdeur des procédures d’une institution parfois bureaucratique, et qui aimerait parfois un peu plus de désordre créatif…

Mais le chaos est-il « créateur », ou seulement une réalité qui oblige à « faire avec » ?

Pour y réfléchir, on trouve dans ce livre de nombreuses propositions qui vont dans le sens de la liberté d’action, de l’acceptation du désordre, de l’imprévu.

Comme « ne pas épuiser ses ressources dans une volonté de contrôle absolu », oser l’antagonisme, privilégier le sens pratique… mais aussi « arrêter de croire que l’innovation porte en elle-même l’énergie du changement », et donc accompagner aussi les facteurs humains. Autant de principes d’action évoqués que l’on retrouve, dans les entreprises innovantes, dans les nouvelles pratiques de conduite de projet, en rupture avec le « lean » de la production post-taylorienne.

Car s’il manque un petit quelque chose dans cet ouvrage, ce sont les parallèles que l’on pourrait faire avec ces nouvelles méthodes nées dans le monde numérique, et qui sont désormais porteuses d’innovation radicale dans d’autres domaines, y compris dans le monde industriel et des projets complexes.

Citons par exemple le « minimum viable product ». Pour Jean-Baptiste Colas, « se libérer de l’impossible, c’est faire le premier pas, même imparfait ». Et en effet, à force de chercher la solution « parfaite », et faute de prendre des risques, on risque l’immobilisme. Innover, c’est se lancer, même avec une solution imparfaite, à améliorer. Comme ce fut le cas de Roland Garros, et de sa mitrailleuse pour avion.

Cette approche en rupture avec celle des projets classiques est celle de nombreux

outils informatiques, d’applications parfois sortis imparfaites mais dont les mises à jour rapides permettent la régulation des défauts, au fur et à mesure de leur identification, souvent par les utilisateurs eux-mêmes. Et qui permettent d’arriver sur le marché à temps – de répondre à ce que les militaires appellent une « time valuable target ».

 

S’affranchir des procédures ?

Innover, c’est même aussi s’affranchir des règles, des procédures (qui souvent explicitent une solution « idéale », sans faiblesse).

Alors bien sûr, on ne le fera pas facilement avec une installation vitale. Mais quand cette installation est sous une menace mortelle imminente, n’est-il pas justifié de prendre un risque, d’adopter une solution, même imparfaite, voire non conforme aux « procédures » ?

Comme on le lit, l’histoire est pleine de ces exemples de ces « désobéissances » qui ont permis de sauver la situation, alors que le respect des « procédures » auraient conduit à l’échec. Et l’ouvrage donne quelques exemples, comme la charge de Murat à Aboukir. Que l’on peut comparer, dans le monde civil, à l’initiative de « Sully » au-dessus de l’Hudson.

Dans cet ordre d’idées, l’auteur rappelle aussi l’audace de Leclerc à Koufra, de sa vision, de son courage, de son « leadership », au service des armes de la France…

Mais dans l’organisation d’alors, il était plutôt libre (on pourrait même pu dire « isolé »), à la tête de ses troupes. Et son courage, sa témérité, avaient pu s’exercer sans réel obstacle, si ce n’est évidemment celui de l’ennemi. Aurait-il pu mettre en œuvre ce même « leadership », cette capacité d’initiative, dans un contexte plus structuré, plus bureaucratique, plus normé ?

J’avais noté, il y a quelques années, qu’Airbus avait installé son organisation la plus innovante, Acubed, chargée d’imaginer l’aviation du futur, en Californie… Certains pouvaient penser qu’il s’agissait d’un effet de mode, dans la Silicon Valley… Mais en 2015, ce n’était plus une « mode ». Était-ce en raison de contraintes réglementaires moins rigides, qui permettaient d’expérimenter plus librement drones et propulsion humaine ? Peut-être. Mais on ne peut écarter aussi que, loin des états-majors et des règles « corporate », certains considéraient qu’il serait plus facile de « sortir du cadre », et donc d’innover vraiment, en prenant des risques…

 

L’anti-consensus

Cette question du « leadership » est évidemment centrale dans l’ouvrage du jeune officier supérieur. C’est la question du « chef ».

« Innover relève au départ de l’anti-consensus ». Là encore se trouve la question de la décision dans une organisation complexe, hiérarchisée, normée. Qui commande ? Qui prend le risque ? Qui endosse la responsabilité ?

L’éthique du soldat apporte des réponses claires à ces questions. Mais le militaire est à la fois soldat et fonctionnaire, et le « chef de guerre » doit aussi évoluer dans une organisation normée, bureaucratique.

On pourra évidemment en la matière, puisqu’il s’agit d’innovation, se référer à l’épistémologie, et notamment à la « structure des révolutions scientifiques » de Thomas Kuhn (que l’on complètera nécessairement par « Beyond structure », qui tord le cou aux utilisations idéologiques de son premier ouvrage).  Est-il possible d’innover vraiment, de réussir une « innovation profonde » lorsque ses présupposés sont minoritaires ?

Les exemples d’opérations militaires du livre, comme les thèses de Kuhn, et bien sûr tant d’exemples de succès dans les entreprises, le démontrent : il est possible d’innover dans une grande organisation lorsqu’il existe suffisamment de degrés de libertés. Ou que l’on est suffisamment longtemps « sous les radars » pour ne pas provoquer ni de jalousie, ni d’intérêt des « bureaucrates », jusqu’au moment où l’innovation est incontournable : le moment de la « révolution scientifique » kuhnienne.

Innover, c’est aussi, pour Jean-Baptiste Colas, combattre la persistance dans l’erreur, résister à l’aversion à la perte. C’est donc accepter de « tout recommencer » pour sortir de son cadre habituel. C’est donc, pourrait-on dire, « changer de paradigme ».

On pourra faire là le parallèle avec les approches de la résilience organisationnelle, mises en œuvre dans des contextes complexes, à enjeux vitaux, comme les opérations militaires…

Selon ces théories et pratiques, et à l’opposé de celles qui, face à des menaces simples, linéaires, l’objectif est moins d’empêcher, en vain, les dégâts que d’assurer la pérennité de l’organisation. Accepter de prendre des coups, mais continuer le combat. Perdre des batailles, peut-être, mais vaincre in fine - et pas à la Pyrrhus – pour assurer la mission et la pérennité de la nation. Des approches qui s’inscrivent dans le paradigme de l’acceptation de la complexité, plutôt que dans celui d’un vain contrôle.

 

La nécessité du travail collaboratif

Enfin, cette confrontation à la complexité, et au chaos, c’est aussi la nécessité du travail en équipe, des pratiques collaboratives, à l’opposé de la tentation verticale.

S’inspirant de Machiavel, l’auteur rappelle qu’il ne faut « surtout pas chercher à s’enfermer à l’approche du danger. Encore moins vis-à-vis du ‘peuple’ qui représente en innovation l’usager de la nouveauté »… Le point de vue de l’usager, l’approche utilisateur, là encore un point clé des nouvelles conduites de projets agiles (pas la mode de l’agilité dévoyée, les vrais principes du manifeste agile). Et le travail en équipe, évidemment, comme le rappelle Jean-Baptiste Colas qui attribue à Thomas Edison la création du premier FabLab : « une culture du travail en équipe qui permet de créer plus efficacement grâce à la complémentarité des talents ». Y compris en acceptant la confrontation, la friction comme « source d’opportunités et donc de nouveautés ».

Avec ces deux points de l’ouverture et du travail en équipe, toute référence à une gestion de crise récente ne serait sans doute qu’accidentelle…

Pour évoquer une autre source d’inspiration, le fondateur de la sociodynamique, Jean-Christian Fauvet, avait décrit une typologie d’organisations propres à cette capacité d’initiative, et donc d’innovation, dans un ensemble plus vaste, plus solide : les organisations « holomorphes ». Une idée qu’exprime avec ses mots l’auteur, en faisant référence à l’organisation des forces spéciales. Pour prévenir la défiance entre équipes et conserver la cohésion d’ensemble : un « choix d’équipes, indépendantes mais en réseau ». Un modèle d’organisation éprouvé, donc, par les guerriers comme par les entrepreneurs.

Tous les principes évoqués ne sont que des exemples de ceux exprimés dans cet ouvrage à découvrir donc, pour tous les types de lecteurs.

Car en s’appuyant sur des exemples militaires confrontés, au-delà du « brouillard de la guerre », à des situations « chaotiques » pour promouvoir les atouts des approches fluides, complexes, Jean-Baptiste Colas formule un plaidoyer efficace pour des pratiques innovantes en direction d’un univers culturel pas toujours prêt à accepter le « lâcher prise ».

Une caractéristique que d’autres environnements, dans le monde civil, partagent pleinement.

Bienvenue dans le monde du chaos !

 

 

Jean-Baptiste Colas

« Innover en plein chaos », Nuvis Editions.

 


[1] Aux curieux, je propose de considérer la fonction logistique : X(n+1) = a.Xn(1-Xn) qui décrit l’évolution d’une population au cours du temps et qui, en dépit de sa forme particulièrement simple, peut adopter, en fonction des valeurs de a, un comportement chaotique…

 

 

 

 

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Rédigé par Kaqi

Publié dans #CIMIC, #Lectures, #Transformation 3.0, #Management

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Publié le 11 Novembre 2020

Un dilemme social, vraiment ? Ou une question de relations ?

Avez-vous déjà visionné le documentaire de Netflix « Derrière nos écrans de fumée », dont le titre original est « The social dilemma » ?

Dans le contexte de l’assignation collective à domicile que beaucoup vivent aujourd’hui (à tort ou à raison, la question n’est pas là), il prend une saveur supplémentaire. Celle du pouvoir… celui des organisations, et celui des individus.

 

L’objet annoncé du documentaire est l’influence qu’ont les « réseaux sociaux » sur nos vies. Bien monté comme le sont beaucoup de réalisations Netflix, c’est un assemblage savant d’interviews d’anciens de la « tech » californienne, et d’un petit film narrant l’emprise de marchands de « temps de cerveau disponible » sur une famille à laquelle beaucoup peuvent s’identifier… jouer des émotions pour créer de la proximité, de l’adhésion, un bon classique. Beaucoup de savoir-faire donc de la part d’une entreprise conquérante qui acquiert du temps de distraction au détriment des opérateurs classiques, télévisuels notamment.

 

C’est assurément un documentaire à voir, si l’on n’est pas sensible aux complotismes variés, car il peut susciter ou accroître les inquiétudes. Ce dont on peut se passer, en particulier en ce moment.

Car le titre français laisse suggérer que quelqu’un qui tire les ficelles : derrière le miroir, l’écran, le rideau, la fumée, il y a toujours quelqu’un… Et l’usage du terme de « repentis » par les commentateurs pour décrire les ingénieurs et scientifiques qui se livrent, donne le la.

Le titre original semble plus adapté aux éléments que livre le documentaire : un dilemme, deux voies entre lesquelles choisir, avec toutes deux leurs inconvénients. Ça, c’est pour le sens classique… Car le sens philosophique est celui de deux assertions contradictoires qui, pourtant, mènent à la même conclusion…

 

Le cheminement de la petite fiction est celui de la captation de l’attention d’un jeune adulte. Depuis l’attrait de relations amicales ou charnelles, jusqu’à la manipulation politique. Au détriment de ses relations familiales, amicales, de ses études, de sa liberté et peut-être de sa santé. Quelle est la motivation des opérateurs « derrière l’écran » ? Attirer son attention afin de vendre, entre deux informations qu’il désire, des publicités… Le désir, oui, plus que l’intérêt.

D’où le terme de « capitalisme de surveillance » employé dans les interviews présentées comme autant de confessions. Une agrégation de deux termes infâmants : le capitalisme (l’argent), et la surveillance. Le parti est pris.

Quant aux publicités, il s’agit de publicités commerciales, mais politiques aussi, émotionnelles, extrêmes… Dans le contexte de la sortie du film le 9 septembre, au cœur de l’élection américaine, quelle saveur !

 

Avant tout une affaire d’émergence

Pourtant, ce qui ressort de ces 90 minutes est plus intéressant que ces pistes de « coupables habituels ».

La quasi-totalité des interviews témoigne en effet d’un phénomène bien connu, mais détesté de beaucoup : l’émergence. Les conséquences imprédictibles, souvent non voulue, d’une action humaine.

Rien de ce qui n’arrive n’était désiré, tous peuvent en jurer. L’enjeu des plateformes était de faciliter la mise en relation, pour le bien de tous. Des plateformes en effet, il faut le rappeler, et pas seulement des réseaux sociaux : la mise en relation entre des personnes, bien sûr, mais aussi entre des personnes et des informations qui les intéressent (même s’ils ne le savent pas), entre des personnes et des services et des produits dont ils ont besoin (même s’ils l’ignorent). Des produits de loisirs audio-visuels, aussi, bien sûr.

Le succès des talents internationaux regroupés dans les entreprises de la Silicon Valley a permis de créer des algorithmes puissants, dont certains disent qu’ils sont dotés d’une intelligence d’apprentissage. Et qui échapperait donc à leurs « créateurs » (on parle bien sûr de Frankenstein).

La question de l’intelligence artificielle autonome, et du point de singularité, ne fait pas l’objet de consensus entre les spécialistes du domaine. Ne serait-ce que parce qu’il y a un codage initial. Avec ses biais évidemment, volontaires ou involontaires.

Et bien sûr, certains accuseront les « repentis » de mentir pour se protéger. Car il est plus facile de chercher des coupables que d’accepter la complexité de notre monde socio-technique. Il faut que les actions réussissent ou échouent. Pas qu’elles génèrent des résultats inattendus. C’est le sujet éternel de la contingence. De la gestion bureaucratique des décisions aussi, et des procédures liées, dont on ignore volontairement les effets émergents, forcément « pervers » puisqu’ils ne vont pas dans le sens attendu : si le but n’est pas atteint, c’est qu’il y a des coupables, que le pouvoir soumettra…

 

Le temps de cerveau disponible plutôt que le traçage

Le jeu tel qu’il est présenté semble donc être celui de l’affrontement habituel, entre les puissants et les faibles, entre les organisations mercantiles et les citoyens.

Mercantiles en effet, qui peuvent bien sûr accepter des clients publics, politiques, de préférence autoritaires. En usant du cliché de la coupable Silicon Valley, le documentaire et ses commentaires demeurent dans l’épure habituelle. Les pratiques d’influences étatiques, y compris avec les outils numériques, ne sont pas évoquées. Si ce n’est que comme clients de ces marchands de l’attention… On retrouve ici en creux l’apostrophe habituelle : « pourquoi craignez-vous de confier à l’État des données que vous partagez avec Google (ou d’autres) ? »

Pourtant, et tous les témoignages du documentaire sont convergents, tout comme l’est la fiction : peu importent les données, elles ne sont que des briques permettant d’identifier le « bon » produit et les stimuli adéquats pour susciter le désir. Aucun traçage personnalisé, seulement une analyse intermédiaire permettant, in fine, de « profiler » le consommateur : un « persona » (une personne fictive stéréotypée, utilisée dans le marketing moderne) hyper détaillé. Et de capter son « temps de cerveau disponible », voire de « temps de cerveau utilisé par d’autres ». Leur produit, c’est notre attention.

Serait-ce l’usage de nos données par des utilisateurs publics, étatiques, bureaucratiques, naturellement soucieux de mettre en œuvre des « bonnes » décisions, et de « protéger » le collectif contre des « individus » divergents voire antagoniste ?

S’il s’agissait d’aides à la décision publique, pour les adapter par agrégat de tendances, on pourrait le penser. Mais même dans cette hypothèse, les bureaucrates accepteraient-ils de partager la « gouvernance » d’un État « stratège », qui est plus faite de pouvoir que de relations ?

 

La mise en relation avant tout

Et c’est une troisième idée qui émerge du visionnage de ce documentaire.

Ce qui est sous-jacent, y compris dans beaucoup d’analyses et commentaires, est la perception habituelle du « pouvoir » dans nos sociétés. Le pouvoir wébérien, le pouvoir de la domination sur les corps, les cœurs, les esprits… On veut vous contrôler, défendez-vous, détruisez les moyens d’action de ceux qui veulent vous asservir. Y compris en vous informant grâce aux produits d’une plateforme qui, comme les autres, lutte pour capter votre attention (mais aucun « repenti » de Netflix dans le reportage)…

Pourtant, ce dont témoigne le documentaire, c’est le pouvoir incroyable de la relation. Le pouvoir selon Hanna Arendt.

Vous pouvez éteindre votre téléphone, vous pouvez l’enfermer dans une boîte le temps du dîner. Vous pouvez vous protéger et protéger vos enfants de la malveillance des autres, nominative ou anonyme. La poursuivre en justice, exercer votre pouvoir légal. User de votre autorité parentale, ou de votre force de conviction. Tenter de soumettre l’autre.

Pourtant, ce contre quoi vous devrez lutter – et ce qui apparaît comme une résistance impossible, c’est le pouvoir de la relation.

L’envie de votre enfant d’avoir des amis, et l’importance de leur avis. Comme toujours, dans la cour de récréation ou ailleurs. Votre soif de reconnaissance, de signaux positifs, de bienveillance aussi.

De la dopamine, oui… mais celle aussi dont vous bénéficiez quand vous prenez les vôtres dans vos bras, que vous vous voyez, vous vous touchez. Et celle, bien sûr, qui vous manque si cruellement lorsqu’on vous l’interdit. Le documentaire évoque le besoin de recevoir des « like », des « pouces », des « cœurs » et ses effets sur votre moral, et votre biologie – puisqu’il faut trouver des « raisons » scientifiques. Pourtant, on balaie d’un revers de main méprisant ces manques de notre vie quotidienne, quand on peut pourtant mourir d’ennui, d’isolement ou d’une absence du sens de la vie…

 

Au-delà du dilemme

Alors, bien sûr, les plateformes captent notre temps, et pas seulement celui que nous souhaitons consacrer à nos loisirs, ou à une absence d’activité, à un bienvenu ennui… Mais ce ne sont pas les seules.

Il s’agit donc d’une concurrence ouverte pour notre attention – dans laquelle les émotions sont un levier puissant, on le voit tous les jours, on le ressent souvent, en l’acceptant aussi, lorsqu’elles nous font du bien.

Alors, cette lutte pour notre attention est-elle un dilemme ?

Choisir entre l’accès entre des services « sur mesure », mais avec des tentations non désirées, ou le retour à une « consommation » maîtrisée, libérée des plateformes ? Sachant qu’il y aura, de toutes façons, d’autres influences bien sûr. Puisque le commerce des biens et des idées devra se faire par d’autres moyens. La version « habituelle » du dilemme…

Ou accepter que l’influence des plateformes est inéluctable, et néfaste, que l’on veuille s’y asservir ou s’en libérer. Le dilemme « classique ».

Quelque soit la version du dilemme, il est pourtant possible de sortir de cette impasse affirmée, et donc qu’on ne pourrait qu’accepter, à condition d’effectuer un recadrage conceptuel.

 

User de nos degrés de liberté

Ce recadrage peut se traduire de différentes façons, de la plus conceptuelle à la plus pratique.

Sortir de la logique habituelles (vrai ou faux) pour avoir recours aux logiques non binaires, qui acceptent l’émergence, l’imprévu. Il ne s’agit pas de gagner ou de perdre dans une lutte frontale, d’avoir raison ou tort. Mais de faire autrement. Avec ce qui n’était pas programmé, prévu.

Penser le complexe (qui est autre chose que le « compliqué ») et agir en conséquence, avec doigté et incertitude, plutôt que de façon bureaucratique, certaine. D’être humble plutôt que de céder à l’hubris. Être prêt à ne pas être prêt.

Considérer le pouvoir comme une relation plutôt que comme une domination. Et donc prêter attention à l’autre. Sans naïveté mais avec plus de crédit d’intention que de procès d’intention.

Penser sociodynamique plutôt qu’exécution et déploiement, en recherchant des degrés de liberté, des nouveaux terrains de jeu, plutôt que de chercher à soumettre l’autre ou à le détruire. Penser extension et alliances plutôt que contention et soumission.

Et très concrètement, en ce qui concerne nos relations, qu’elles soient amicales ou commerciales, et le temps qu’on y consacre, ou dont on dispose : considérer que si vos amis, vos enfants, vos clients recherchent sur les plateformes des relations et y consacrent plus d’énergie, de temps et de moyens qu’à vous, c’est que votre « offre » n’est pas assez attractive. Dans les contenus comme dans les modalités.

Accepter donc de se remettre en cause pour s’améliorer plutôt que d’accuser les autres. Être créatifs, libres, imparfaits certes. Plutôt que d’être des spectateurs passifs, grognons, et finalement soumis aux flux, être actifs, engagés. Des individus, radicalement humains.

 

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Rédigé par Kaqi

Publié dans #Management, #Social change, #Transformation 3.0

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Publié le 11 Décembre 2019

Centraliser ou décentraliser l’organisation : avant tout un enjeu collaboratif

Que ce soit dans l’entreprise ou dans la sphère publique, les organisations oscillent régulièrement entre centralisation et décentralisation. Recherche d’une organisation idéale ? Mode du moment ou tocade  managériale ? Et si on considérait autrement ces changements ?

 

Au point de départ de cette réflexion, il y a tout d’abord une conviction : il n’existe pas d’organisation idéale. Si c’était le cas, les cabinets de consultants internationaux, qui animent le partage des « meilleures pratiques » à l’échelle mondiale, l’auraient déjà trouvée et vendue à prix d’or. 

Pourquoi engager alors les organisations dans ces changements somme toute assez fréquents ? Par goût du « changement », par besoin de vendre de nouvelles idées, ou bien pour imprimer sa marque ? Au-delà des procès d’intention ou des réalités de la vie des entreprises, il y a un constat : puisqu’il n’existe pas d’organisation idéale, le déplacement du balancier entre central et local oblige, à chaque fois, à une remise en question des relations entre ces deux pôles. Et c’est ce questionnement qui, à condition de ne pas être trop fréquent - car tout changement provoque, au moins un temps, une baisse d’efficacité -, peut être vertueux. 

Certains le décident ou l’acceptent avec humilité, et ils reconnaissent ainsi la maîtrise par nature incomplète des multiples interactions dans les organisations complexes et, pragmatiques, acceptent la difficulté de l’art de manager. Mais d’autres recherchent l’incompétence, la faute voire la culpabilité des prédécesseurs, et ceci n’est guère productif, même si cette voie est la plus « simple ». Car lorsqu’on cherche des coupables, on ne trouve jamais de solutions.

 

La matrice, ou le pouvoir de faire ensemble

La traditionnelle opposition entre centralisation et décentralisation a laissé la place, dans le vocable moderne, aux organisations matricielles - à deux dimensions voire plus. Au-delà des mots, cette dernière acception a le mérite de faciliter, plus que l’opposition entre centralisation et décentralisation, la compréhension des véritables enjeux d’équilibre et de complémentarité, pour l’ensemble de l’entreprise.

C’est alors que la perception de ce qu’est le « pouvoir » est cruciale. 

Un ancrage dans la perception archaïque du pouvoir comme domination, à la Max Weber, est à la fois inefficace et destructrice. Car le « dominé » n’aura de cesse que de résister, voire de se venger au prochain coup de balancier, qui viendra inévitablement. Alors que tous les corps de l’entreprise doivent non pas chercher la neutralisation voire la destruction de l’autre, mais bien fonctionner ensemble. Sinon, c’est que certains sont de trop ; mais pourquoi donc entretenir un corps hostile dans ses rangs, lorsque les ressources humains, matériels et financiers sont rares ?

Alors, que ce soit entre « échelon central » et « structures délocalisées », ou « directions fonctionnelles » et « maille territoriale », l’enjeu est toujours d’animer la complémentarité, en considérant le « pouvoir » non comme une domination, mais comme une relation, à la Hannah Arendt : le pouvoir de faire ensemble. Ou bien la relation comme modalité de l’équilibre des « pouvoirs »

Car contrairement à beaucoup d’idées bien ancrées, il n’y a pas de hiérarchie des talents entre les centraux et les décentralisés, entre les fonctionnels et les opérationnels. Sauf, peut-être, pour ceux qui croient que les idées pures l’emportent toujours, même si elles ne sont pas mises en œuvre... En effet, si l’analyse théorique et l’élaboration de décisions complexes nécessitent de vraies compétences, la mise en œuvre concrète des stratégies adoptées relève également de talents précieux. Car il s’agit de confronter la théorie à la pratique, et d’affronter le réel - le brouillard de la guerre -.

 

Une culture française taylorienne, hiérarchique ?

Pourtant, la culture française demeure verticale, hiérarchique. Au mieux, on « consulte la base ». Et on privilégie souvent l’esprit théorique à l’esprit pratique, en les inscrivant dans une hiérarchie sans lien avec les valeurs ajoutées de chacun. La noblesse revient donc traditionnellement à la « stratégie », quand l’exécution serait de l’ordre du subalterne, à l’exécution obéissante voire aveugle.

Fantasme scientiste hérité de la pensée de Taylor, ou les hommes sont interchangeables, entre eux ou par des machines ? Ou bien mythologie de l’homme providentiel ? Aux nostalgiques de « chefs » traditionnels et charismatiques, verticaux et omniscients, on conseillera par exemple, puisqu’ils s’y réfèrent souvent sans les connaître vraiment, de sortir de la caricature confortable et de suivre précisément les trajectoires professionnelles des meilleurs chefs de nos armées, dans une alternance organisée entre commandement opérationnel et travail en état-major. Parce que ces doubles expériences leur permettront mieux connaître et comprendre les atouts et contraintes de l’autre – qui demeure un égal puisque la fonction prime sur le grade - , et de faciliter, dans l’action et la responsabilité du commandement, un travail collaboratif efficace.

Au-delà des caricatures et appréciations morales, la « prééminence » traditionnelle de l’échelon central sur le niveau local a plusieurs défauts :

  • Il enferme les talents dans des parcours professionnels limités, et prive l’entreprise dans son ensemble d’une vertueuse irrigation ;
  •  Et lorsque le balancier revient au « terrain », celui peut vouloir se venger des périodes passées.

Présente également dans beaucoup de nos organisations, la culture anglo-saxonne s’inspire beaucoup plus de l’équilibre des pouvoirs. 

Alors, la tentation, en France, peut être de revendiquer une forme d’exception culturelle. Et de s’attacher, sans cesse, au culte du chef infaillible, vertical, souverain. Mais dans un monde multipolaire comme l’est celui de nos nations et de nos entreprises, sans négliger les spécificités culturelles de toutes les organisations, même au-delà des relations capitalistiques, il est à la fois plus réaliste et plus honnête de rechercher des synergies que des dominations. Et d’animer le travail collaboratif entre des directions centrales et les échelons locaux. Parce que les premières sont porteuses d’expertises toujours en évolution mais aussi de partage et de développement des compétences qui s’épanouissent partout – réservoirs d’expertises - . Quand les seconds sont chargés à la fois de la production, mais aussi forces d’initiatives, de propositions et de contributions à la performance de tous – réservoirs de forces - .

 

La proximité client retrouvée, avec le « phygital »

La proximité auprès des clients (customer centricity, ou « orientation client », dans les anciennes acceptions) est un point d’application intéressant de ce mouvement d’alternance entre central et local. 

Nous sortons en effet de l’excitation des premières années de la « transformation digitale » qui en ont convaincu beaucoup que le « client » pouvait être connu intimement au travers des données numériques et d’un outillage technologique coûteux mais indispensable : la connaissance du client comme production exclusive du marketing digital... Et nous revenons dans le temps du réel, dans lequel la transformation numérique - et donc la proximité revendiquée avec le client - retrouvent pleinement leur dimension humaine : car « l’essentiel est à l’intérieur ». 

Dès lors, la connaissance du client retrouve sa place au travers d’une relation avec le « commercial », voire même avec le « producteur » lui-même, meilleur ambassadeur de ses propres compétences et contraintes. C’est le retour à la proximité physique – liftée à l’ère moderne sous le vocable de « phygital », pour tirer profit malgré tout des investissements précédents. Et donc, mécaniquement, au retour de l’échelon local.

Après les investissements technologiques et les propositions voire les injonctions savantes des directions centrales aux « courroies de transmission » locales, ce changement peut s’annoncer rude pour beaucoup d’organisations.

 

Avant tout, l’équilibre des pouvoirs, comme capacité à agir ensemble

Encore une fois, les choix précédents n’ont pas été le fait d’erreurs stratégiques, mais ceux d’un cycle normal dans toutes les organisations (tous les dix-quinze ans au cours des dernières décennies). Dans certaines – en particulier celles riches d’une culture ingénieriale, toujours à la recherche d’un idéal scientifique, ou celles, plus bureaucratiques, qui considèrent les échelons locaux comme ceux de l’exécution obéissante -, le balancier est peut-être allé un peu loin vers la prééminence du central et le manque de reconnaissance de la plus-value. Il ne faudrait pas que la volonté de changement se traduise par l’excès inverse : par choix stratégique, ou par volonté de revanche des partisans de la délocalisation dont l’heure est enfin arrivée.

L’approche matricielle peut être décriée par les partisans d’une société verticale et monolithique. Elle est pourtant une modélisation, voire une visualisation, de la complémentarité entre toutes les ressources de l’organisation et de l’équilibre des tensions. Parfois aussi des confrontations entre celles-ci et de leur résolution, au profit de l’action collective, dans la pérennité, grâce à la pleine contribution de tous. Car la clé du succès collectif n’est pas d’avancer « en même temps », mais bien plutôt, « ensemble ». 

 

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Rédigé par Kaqi

Publié dans #Management, #Social change, #Territoires, #Transformation 3.0

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Publié le 4 Décembre 2019

Le pouvoir à l'épreuve du pouvoir

Dans les « pouvoirs publics » comme dans les entreprises, l’échec dans la mise en œuvre de dynamiques de transformations relève quasi-systématiquement d’une vision archaïque du « pouvoir ». Changer, c’est certes décider, mais ce n’est plus imposer.

 

Dans les habitudes de chacun comme dans une certaine forme d’inconscient collectif, le « pouvoir » en France semble être perçu au travers du seul prisme de la domination, de la contrainte : contrainte sur les corps, ou sur les esprits. Au-delà des remugles bourdivins ou foucaldiens, la perception dominante (c’est le cas de le dire) semble tout bonnement en être restée à la typologie de Max Weber et à ses trois leviers : rationalité, tradition et charisme.

 

Et pourtant : même si beaucoup déclarent aujourd’hui regretter « l’autorité » (mais surtout la leur, ou celle dont ils bénéficieront directement), cette perception des relations inter-individuelles et inter-organisationnelle est inefficace et même contre-productive.

 

Le scorpion et la grenouille

Dans la sphère politique, l’incompréhension d’un « Jupiter » autoproclamé devant son échec à dominer la dynamique multipolaire et polymorphe des décideurs européens, puis de ceux de l’Alliance Atlantique, témoigne de l’archaïsme d’une approche verticale et sacrée d’un pouvoir monolithique « à la Française », au-delà de la promesse d’un « nouveau monde ».

Dans le champ des collectivités locales et de leurs agences, la tendance est souvent plus à incarner un rôle qu’à agir vraiment. On dépense des budgets dont on est dépositaire, avec le souci du public ou celui de sa reconnaissance personnelle. Dans le pire des cas, beaucoup de ceux qui y ont eu affaire ont pu faire face à des tentatives d’autoritarisme et de posture statutaire de représentants qui « ne vous permettent pas de… » parler, proposer, imaginer… Alors que les ressources se font rares et que les compétences privées s’affirment, dans de nombreux champs de l’action publique locale traditionnelle, et qu’il pourrait être opportun de penser aux complémentarités.

Dans les entreprises à histoire ou à culture monopolistique, ou dans celles qui ont conservé des modes de management post-tayloriens, le changement est souvent proclamé, parfois en cours, quelques fois à marche forcée, sous la contrainte de l’extérieur. Mais on retrouve aussi les vieux réflexes de « domination » lorsqu’il s’agit des relations de client-fournisseur, ou de relations avec des « start-up » qu’on ne peut s’empêcher, in fine, volontairement ou non, de tuer ou d’absorber, et donc mettre fin à leur originalité, ou encore de management avec des générations ou des talents dont on fustige la volatilité, tout en recherchant l’agilité.

Le syndrome du scorpion et de la grenouille, dans tous les cas…

 

Mieux travailler ensemble

Le recours à l’autorité verticale, hiérarchique, statutaire (celle du « charisme » flattant encore plus l’ego) est sans doute plus due à une incompétence à travailler autrement qu’à une véritable nostalgie de structures traditionnelles dont on sait bien, à la seule visualisation de son téléphone mobile ou des interactions quotidiennes, qu’elles sont obsolètes.

Et devant l’échec, le réflexe est si souvent de tenter « toujours plus de la même chose » : plus d’agressivité, plus de violence, plus de dépenses, plus de mépris… et toujours plus d’isolement. Ou de choc contre ce terrible mur de la réalité qui refuse de céder…

Dans notre monde multipolaire, que ce soit au plan politique comme dans la vie des entreprises, l’approche dominatrice n’a ni valeur ni efficacité. Car il convient plutôt de nouer des alliances, de mieux travailler ensemble. De s’inspirer d’Hannah Arendt, qui propose une approche du pouvoir comme relation (faire avec), plutôt que celle de Max Weber.

Partout, la volonté de dominer se heurte à la réalité des moyens disponibles, et non aux coups de menton. Et lorsqu’il s’agit de relations humaines, le résultat demeure profondément ancré dans le cerveau reptilien : « fight or flight ! ». Et les meilleurs talents trouveront toujours un meilleur point de chute, où leurs compétences se déploieront – à moins qu’ils ne persévèrent pour revenir, plus tard, vous concurrencer directement.

 

L’inclusion des synergies et des talents

Dans tous les cas, si le pouvoir est bien celui de faire avec, il est indispensable, et en tous cas infiniment plus efficace, d’adopter des stratégies et des pratiques véritablement « inclusives » : celles qui associent les synergies qui s’expriment, et les talents dont on a besoin pour avancer, pour progresser, pour gagner. 

Car l’inclusion n’est pas celle du monde des « bisounours », pas plus que la prise de décision et l’action collectives ne sont toujours celles de tous. Car les synergies se déterminent, se décident, s’animent.

La question du « sens » est un sujet récurrent – un marronnier ? – dans le monde managérial Pourtant, ce n’est pas une mode, mais une question fondamentale, en particulier lorsque les sujets sont complexes et difficiles. Et il devrait l’être aussi dans le monde public, au plan national mais aussi local, et pas seulement en raison de contraintes budgétaires.

Quel objectif poursuivons-nous ? Pourquoi ce choix ? Et sur quels partenaires devons-nous nous appuyer pour réussir ? Mais ce questionnement initial est aussi celui de l’humilité, car il témoigne du besoin des autres. Et il précède un regard sur les autres, destiné à les comprendre et les accompagner, plus qu’à les conquérir.

Car le pouvoir n’est pas qu’un nom ancré dans l’immobilité, à imposer. Il doit avant tout être compris comme un verbe, au service d’une dynamique, à partager.

Alors, êtes-vous prêts à « pouvoir faire avec » ?

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Rédigé par Kaqi

Publié dans #Management, #Social change, #Transformation 3.0, #Territoires

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Publié le 4 Septembre 2019

BTP : les enjeux du « BIM as a service »

Comme d’autres secteurs, celui de la construction se transforme avec les outils et les pratiques du numérique, et en particulier le BIM. Au-delà des outils acquis ou en cours d’achat, il lui faut aussi rapidement prendre en compte les autres facteurs de changement.

 

Vu de loin, le BIM (Building Information Modeling, ou Management), c’est d’abord la « maquette numérique » : un outil qui permet de dessiner, construire et gérer un bâtiment, un ouvrage d’art, une infrastructure. Il faut donc acheter les logiciels et s’y former. Comme à l’époque des ERP, ou plus récemment des « réseaux sociaux d’entreprise », cela fait la fortune des éditeurs et des formateurs.

 

Le BIM comme SAAS ?

 

Un des volets de la transformation numérique, qui mobilise les entreprises et leurs investissements depuis plusieurs années, est l’apparition du SAAS (sofware as a service) : des offres d’usage, plutôt que de propriété, de nouveaux offres logicielles, plus puissantes, plus rapidement évolutives.

Avec ces nouveaux produits numériques, le monde de la construction rencontre les mêmes affres que les autres secteurs : financement, choix des systèmes (Archicad ou Revit ?), compatibilité et interfaces avec les autres logiciels, formation des personnels… 

Les grandes entreprises se sont équipées et sont en cours de digestion. Et comme dans l’industrie, on en est à l’heure du « jumeau numérique » : disponible immédiatement pour les constructions neuves, même s’il faut ensuite le faire « vivre », avec les enjeux de « big data » qu’il faut recueillir mais surtout analyser. Et avec la question de la numérisation de données anciennes pour les projets d’entretien et de réhabilitation.

La multitude des petits acteurs (architectes, bureaux d’études, mais aussi professionnels du bâtiment…) cherche des modèles économiques adaptés. Et le secteur public, longtemps réticent, intervient sous la pression du marché et des professionnels car, le secteur étant largement sujet aux réglementations, il paraît impensable de laisser la bride libre aux acteurs privés.

Au-delà de ce qui pourrait paraître le simple passage de l’achat à la location, le SAAS touche également la propriété des données, avec les offres associées de Cloud. Car à qui appartiennent les données d’un bâtiment, ou d’une infrastructure ? Et à qui y donner accès ? Ponctuellement ou de façon plus pérenne. Au-delà des aspects très spécifiques de sécurité (domaine régalien ou infrastructures critiques), l’enjeu est financier, à court et long terme. Car quand Google offre gratuitement les cartographies des villes et bâtiments aux professionnels engagés dans un projet de construction ou de réhabilitation, pourquoi accepter de payer des prestations cartographiques ? A qui appartient la connaissance de l’espace public ? Que peut-on mettre en open data ? Et quelle est la rémunération de l’actualisation ou de l’exploitation intelligente des données ?

 

L’exemple du MAAS

 

Comme l’industrie a pu l’être pour les aspects « SAAS », le monde du transport – pardon, des « mobilités » - peut inspirer le secteur de la construction pour d’autres aspects : ceux des compétences et des organisations. 

Le MAAS (mobility as a service), c’est apporter à un individu (équipé d’un smartphone), toutes les informations permettant de connaître (information) et d’utiliser (billetique) les offres de mobilités lui permettant d’aller d’un point A à un point B. 

Au-delà du changement de vocable, le passage du « transport » à la « mobilité » témoigne sans doute de l’irruption, dans ce monde-là d’un changement de paradigme. L’autorité organisatrice imaginait avant un service de transport, le plus adapté possible bien sûr aux besoins, et l’usager adaptait ses pratiques aux services disponibles. A l’heure du numérique qui facilite la connaissance, et donc la rentabilité de nouvelles offres complémentaires voire concurrentes des anciens monopoles, et la mise en relation entre de multiples transporteurs et les passagers, le client reprend la main.

Le monde de la construction, souvent sous contrainte, commence à voir arriver ce même changement d’équilibre entre experts et utilisateurs. A l’heure où tout est accessible sur nos écrans, y compris au creux de notre main, est-il, pour un client, acceptable d’attendre de nouveaux plans et études, quand il paraît si simple de modifier en temps réel (sous réserve d’une puissance de calcul suffisante, mais accessible en magasin grand public) une maquette 3D, qui simulera les impacts sur le bruit et la lumière, le prix de la réalisation ou les consommations d’énergie, et ceci tout au long de la journée et de l’année ?

 

Où est la compétence, où est la valeur ?

 

Une autre conséquence de cette transformation est celle de la compétence. Les nouveaux outils ont créé de nouveaux métiers (comme ils en suppriment d’autres). Comme dans le commerce, de multiples « start-ups » se développent autour du BIM, avec des expertises techniques de bureaux d’études spécialisés, ou bien l’émergence de rôles encore à définir, comme celui de « BIM manager ». 

Dans le monde de la construction comme dans celui des mobilités, cela pose aussi une question organisationnelle. Pour des raisons financières (captation de la plus-value de ces nouveaux métiers) comme pour des raisons d’identité professionnelle (si le prestige et une part de la plus-value sont dans l’information, les acteurs historiques n’acceptent pas facilement d’être « relégués », qui au « transport », qui au « chantier »), les grandes entreprises ont la tentation d’absorber les nouveaux entrants, au bénéfice des « start-uppers » qui encaissent, très rapidement, le prix élevé de la créativité, de la compétence, mais aussi de l’image de modernité. 

Mais dans le monde des mobilités comme ailleurs, le succès de ces absorptions est discutable car, culturellement comme sur le plan des pratiques quotidiennes, les mastodontes monopolistiques (ou presque) s’adaptent rarement aux jeunes pousses, qu’ils étouffent de leur bureaucratie, de leurs processus, de leur lenteur – toutes caractéristiques qui sont souvent compensées par une puissance financière et humaine indispensable à tout déploiement, mais qui sont à l’opposé du monde « agile » et de ces nouveaux acteurs. Une solution moyenne est la création de filiales relativement protégées des pratiques historiques, mais qui ont au moins l’avantage de répondre aux enjeux de propriété des données et de maîtrise des revenus – mais resteront-elles à terme dans le giron ? Et à l’extrême, c’est la voie des « partenariats », comme celui de la SNCF et de Blablacar, avec la « start-up » qui remporte la domination de son marché initial, élargi à une offre hors du « cœur de métier » de l’opérateur ferroviaire, et une affirmation de complémentarité plus que de concurrence. 

Quelle voie choisiront les grands du BTP, volontairement ou non ?

 

Et bien sûr, l’essentiel est à l’intérieur

 

Enfin, le BIM n’est pas seulement un enjeu d’outils ou d’orientation client. C’est aussi, potentiellement et comme pour toutes les transformations numériques, un enjeu de transformations pour les organisations elles-mêmes. Car « le meilleur est à l’intérieur ».

Au-delà des différents « niveaux de BIM » qui rassurent les organisations à la peine dans ces transformations rapides, la maquette numérique est un formidable outil collaboratif, grâce auquel les différents corps de métiers peuvent apporter leur expertise, au même moment. « Formidable » opportunité pour les partisans de la création collective. Mais « formidable » menace pour les tenants de la hiérarchie des compétences et expertises. Car si le constructeur peut, en temps réel, apporter son regard (et ses contraintes) à la création, que devient le « geste » du créateur, historiquement dominant ? 

L’émergence accélérée en France – comme dans d’autres pays européens – des doubles profils architectes/ingénieurs, en la même personne (ce qui nécessite une vraie prise de recul sur soi sinon de « schizophrénie assumée », ou, plus souvent au sein d’une même équipe, témoigne de la pertinence d’une véritable collaboration (et pas seulement coopération) entre des compétences et des approches a priori très éloignées.

Comme dans l’industrie où les ingénieurs doivent travailler avec les designers, pour répondre mieux aux attentes des clients, et non pas se satisfaire de « ce dont ils ont besoin » (et surtout de « ce qu’on sait faire »). Car travailler avec l’autre, c’est sortir de sa zone de confort.

Ces nouvelles pratiques sont, pour le monde de la construction comme elles le sont dans les autres secteurs, un point dur pour le succès de la transformation numérique. Car il ne s’agit pas seulement d’adopter des outils ou des méthodes sur étagère, mais de faire vivre les identités professionnelles et de mettre en oeuvre de nouvelles pratiques opérationnelles, entre conception et réalisation. Et cela, c’est toujours du « sur-mesure ».

 

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Rédigé par Kaqi

Publié dans #Transformation 3.0, #Management

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Publié le 13 Septembre 2018

La gouvernance à l’ère numérique

Au risque de le répéter, la transformation numérique n’est pas (seulement) technologique, mais avant tout humaine et organisationnelle. Et puisque les grandes organisations aiment parfois à parler de « gouvernance », il peut être intéressant d’évoquer les enjeux actuels de ce terme.

 

Tout d’abord, qu’évoque la « gouvernance » dans un langage simple de chef d’entreprise ? Pour certains, il s’agit de « gouverner », c’est à dire de donner un avis éclairé, de démontrer son intelligence, d’administrer… Mais plus opérationnellement, c’est la capacité à prendre des décisions au regard des éléments du contexte, et à les mettre en œuvre, en contribuant à leur bonne réalisation.

Dès lors, la gouvernance des organisations, et en particulier celle des plus grandes, doit se transformer radicalement pour s’adapter aux changements de notre ère dite « numérique ».

 

Ce qui est nouveau, ce ne sont pas les outils

Car ce qui est nouveau, ce ne sont pas les outils, en dépit des promesses et fantasmes qui font les délices des SSII et des start-uppers accros aux levées de fonds. Enfin, si, mais cela est le cas depuis des décennies au moins, et même si le rythme d’apparition semble s’accélérer.

Ce qui est vraiment nouveau, c’est que les nouveautés peuvent venir de « nulle part », c’est-à-dire de nouveaux entrants, et non des acteurs dominants, que l’on surveille, que l’on connaît. Et que certains de ceux-ci captent de beaucoup de richesses, avec des levées de fonds et des capitalisations boursières sans commune mesure avec celles du « monde ancien ». Et de talents, cruciaux dans l’économie de la connaissance comme dans toutes les autres, plus traditionnelles.

Ce qui est nouveau aussi, ou en tous cas, extrêmement structurant, c’est l’appétence partagée par tous de l’immédiat. Conséquence des nouveaux outils numériques, ou poursuite d’un fantasme ancien, qui a poussé à la création de ceux-ci ? La poule et l’œuf… En tous cas, au quotidien, nous n’acceptons plus d’attendre, quand l’information est au bout des doigts, et l’objet convoité dans la boite aux lettres…

En se combinant, cette pluralité d’intervenants et de parties prenantes, et cette pression de l’immédiat ont conduit à une complexité accrue des systèmes technologiques et humains auxquels doivent faire face les acteurs de la « gouvernance » d’une organisation.

 

Depuis des siècles, l’esprit cartésien (et outre-manche, newtonien) a permis un formidable essor scientifique et technologique, et préside à la plupart des démarches organisationnelles en cherchant à simplifier la compréhension des systèmes et, partant, les systèmes eux-mêmes. On organise la production et sa gouvernance, on conçoit des systèmes parfaits auxquels la nature et les hommes devront se conformer, y compris à l’aide de chausse-pieds.

Cela a toujours fait la vie de la mise en œuvre des transformations, lorsqu’il faut réconcilier l’objectif idéal et la réalisation, passer de l’idée à l’action… Gouvernance, donc, avec comités de pilotage et comités techniques, boucles de décisions, et souvent délais et surcoûts, frustrations de part et d’autre, par exemple entre ceux du siège et ceux qui ne comprennent pas, ou ne veulent pas, ou plus généralement, entre experts qui savent et ceux qui devraient écouter…

 

La pression de l’immédiat

Mais à l’heure du mail, de twitter et de l’IOT, de cette pression et aussi dans certains cas, de ce confort de l’immédiat, alors qu’il semble si facile de « fabriquer » une image, voire un objet 3D en temps réel, chacun d’entre nous trouve, consciemment ou inconsciemment, inconcevable d’attendre une décision ou une modification… Puisque les nouveaux outils sont si puissants, puisque la technologie nous rendrait omniscients, comment expliquer, si ce n’est par la mauvaise volonté des hommes, que l’immédiat ne soit pas à portée ?

Face à cette pression de l’immédiat que chacun d’entre nous s’est parfaitement appropriée au quotidien, le réflexe cartésien classique, dans les organisations, est donc d’accroître la pression sur le « facteur humain » en charge de la « gouvernance », comme sur celui qui doit mettre en œuvre. Au niveau de la « gouvernance », ce sont des demandes accrues de reporting, de consolidation. Toujours plus de pression... Avec pour conséquence des Codir ou Comex épuisés ou désengagés, souvent fascinés par leurs tableaux de données et indisponibles pour ce qui faisait leur plus-value : les échanges et le partage entre fonctions antagonistes mais complémentaires, la réflexion stratégique et le pilotage à moyen terme de l’entreprise. Et s’il n’est plus possible pour eux de prendre le temps de prendre des décisions ? Patience, il y aura sans doute des offres technologiques pour sous-traiter à de l’IA cette contribution pourtant si humaine, à base d’expérience mais aussi d’intuition et d’émotions… On modélisera le réel, en espérant qu’il accepte ce carcan, orgueilleuse domination rêvée de l’intelligence conceptuelle sur la complexité du vivant.

Toujours plus de pression donc, toujours plus de la même chose… Face au mur qui se rapproche, accélérer en espérant le briser.

 

Remettre le facteur humain au cœur de la gouvernance

Et pourtant… Le monde de la « transformation numérique » doit nous conduire, presque paradoxalement, à remettre le facteur humain au cœur des entreprises. Parce qu’il n’est pas un facteur de faiblesse, mais l’élément clé de la résilience des organisations en environnement complexe. Avec les outils dont il a su s’équiper, au fil de siècles de progrès technologique, mais aussi avec toute sa dimension « irrationnelle ». Ses tripes et ses intuitions, qui émergent de ses compétences, de son expérience et de l’extraordinaire complexité humaine.

Les grandes organisations se sont alourdies au fil des décennies pour centraliser les compétences et les moyens. C’était « rationnel », y compris au prix des « coûts de structure ». Car il fallait capter le savoir et les moyens. Aujourd’hui, à l’heure d’une économie de la connaissance dispersée, d’appétences et de pratiques individualisées, des nouvelles dynamiques économiques, quelle est la plus-value des organisations bureaucratiques, à part pour ceux qui y participent ? Max Weber n’avait sans doute pas imaginé la possibilité des entreprises élargies, des éco-systèmes, de l’intelligence distribuée… 

Et alors que ce monde est celui de l’immédiat, la bureaucratie créée son propre rythme. Dans un monde totalitaire ou monopolistique, ce fonctionnement peut perdurer. Mais dans un monde avide de transparence, de démocratie et de concurrence…

 

Une nécessaire humilité

Alors, la gouvernance à l’heure numérique ?

C’est (tout simplement) faire confiance aux femmes et aux hommes qui produisent la richesse des organisations et que l’on recrute pour cela. C’est aussi les animer et les faire grandir pour les aider à faire face à l’inévitable incertitude qui accompagne les systèmes vivants, complexes. C’est renoncer aussi, au moins en partie, au mythe cartésien (Descartes, inutile et incertain, écrivait JF Revel) qui nous laisse entendre, consciemment ou inconsciemment, que la complexité est toujours, in fine, réductible à l’entendement humain. C’est prendre aussi du recul face à ses déclinaisons, comme le Lean Management, en en gardant sans doute le souci d’améliorer l’efficacité des systèmes, mais sans écarter la possibilité de s’être trompés, et aussi d’accepter que les choix d’hier n’étaient pas erronés, mais ne sont plus adaptés à un monde qui change de façon non linéaire – pivoter. Car l’émergence est une caractéristique clé des systèmes complexes. 

C’est donc, aussi, retrouver une nécessaire humilité, qui ne se substitue pas à l’effort ni à l’intelligence, et parfois au génie. Mais qui rend sa dignité au travail humain. Des transformations organisationnelles et humaines, collectives et individuelles donc, avant tout.

 

 

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Rédigé par Kaqi

Publié dans #Management, #Transformation 3.0

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Publié le 2 Février 2018

Transformation digitale : ne vous payez pas de mots

Il y a cinq ans, la transformation digitale était à la mode. Désormais, elle est affirmée comme acquise ou en cours d’acquisition. Et la tendance est à l’intelligence artificielle. Et dans trois ans ? Au-delà de ces modes qui animent les discussions et permettent de vendre des prestations technologiques et parfois intellectuelles, qu’en est-il vraiment de ces « transformations » ?

Un des bénéfices des réseaux sociaux est de pouvoir démultiplier rapidement les idées. Ce qui était autrefois l’objet de publications dans des magazines spécialisés et de débats entre experts se répand rapidement dans les nouveaux médias numériques puis, par rebond, dans les médias classiques numérisés (« presse » écrite et audio-visuelle) et, enfin, grâce à ces vecteurs complémentaires, dans le grand public, professionnel ou non.

Il y a quatre ou cinq ans, la grande mode était à la « transformation digitale ». Les grandes entreprises affirmaient se mettre à la « mode start-up », elles se dotaient progressivement de CDO (chief digital officer), qui devait se positionner entre fonctions de direction générale, de systèmes d’information, de marketing ou de communication au sens plus large. Et parfois, avec un rôle plus innovant de facilitateur à durée de mission limitée.

Cette mode tenait globalement à trois facteurs. 

Tout d’abord, les fantasmes d’ordre financier, avec l’image des « start-ups » globales valorisées dix ou cent fois plus que les entreprises traditionnelles après quelques années seulement d’existence (avec un soigneux oubli, ou déni, des milliers de tentatives avortées et des pertes des investissements liés). 

Ensuite, les fantasmes d’ordre égotique, avec l’image d’une création d’entreprise purement « intellectuelle » et donc d’un porteur nécessairement « intelligent », répondant à la désaffection de notre temps pour les métiers « sales » de la production manufacturière pourtant nécessaire et souvent en salle blanche. 

Et enfin, les opportunités perçues par les fournisseurs de systèmes d’information et de prestations liées qui, confrontés aux échecs répétés d’une mythique intégration parfaite de toutes les informations (avec les « ERP »), ont vu dans cette « transformation digitale », un nouveau marché porteur. Ces opportunités étaient d’ailleurs aussi des occasions, pour les entreprises démarchées, de démontrer aux actionnaires, aux personnels et aux clients, avec les niveaux d’investissements liés, leur « modernité » - le choix du terme « digital », plutôt que « numérique », concourant également à cet objectif par recours à un anglicisme nécessairement « moderne ».

Cette modernité affirmée par cette « transformation digitale » visait à répondre aux menaces de « disruption » portées par de nouveaux entrants, « pure players » du monde numérique, start-ups à croissance hyper-rapide. Des menaces directes sur certains services pour lesquels ces derniers étaient plus rapides, plus experts, moins chers. Des menaces indirectes, en captant les investissements et les talents nécessaires à toute création de valeur.

Mais ce qui permettait aux nouveaux entrants de réussir la « disruption » n’était pas la modernité des outils – puisque la puissance économique des acteurs existants aurait permis de gagner la bataille des investissements. Elle était, et est toujours, de nature organisationnelle et humaine, avec des qualités et des pratiques recherchées, expérimentées et parfois mises en œuvre par des entreprises classiques, mais que les nouveaux outils numériques et les évolutions sociales (le lien entre les deux étant semblable à celui qui existe entre l’œuf et la poule) permettent désormais.

Ces évolutions sont, globalement, ce qui caractérise l’abandon du taylorisme et de ses évolutions, qui considèrent toujours l’homme comme une machine ayant vocation à être optimisée (mais nécessairement moins performante et donc, à terme, remplaçable) : mécanisation, organisation scientifique du travail, déploiement d’une solution idéalement conçue, lean management…

Les limites de cette utopie scientiste et rationaliste sont notamment démontrées depuis le début de l’ère industrielle par les accidents et parfois les catastrophes, y compris dans le monde numérique, mais le fantasme de l’hyperfiabilité ou du risque zéro a toujours ses croyants, bien qu’il soit aujourd’hui heureusement remis en cause par les approches relatives à la résilience.

Les pratiques des nouveaux entrants du monde numérique ont été décrites par de multiples auteurs, au cours des dernières années, avec plus ou moins de talent et de succès. Mais elles répondent aussi, par-delà les effets de mode, à des noms assez classiques : l’entreprise étendue (le réseau de contributeurs plutôt que le monopole, les API plutôt que les ERP, la plateforme plutôt que l’intégration verticale…), l’orientation client et les pratiques collaboratives, le mode projet (le design thinking, par exemple, en étant l’assemblage), ou encore l’expérimentation associée à la réactivité (l’agilité d’aujourd’hui, mais aussi le « pivot » ou la pratique du « minimum viable product »).

Le point commun du succès de ces nouvelles pratiques est la prise en compte des deux volets des théories de l’information – puisque le numérique, c’est avant tout de l’information : un volet technologique, ingénierial, et un volet humain, avec une dimension organisationnelle et fonctionnelle qui permet de mieux animer les talents.

La « disruption » culturelle du passage à ces deux dimensions de la transformation digitale, si elle est voulue, est un choc extrêmement brutal pour toute organisation. Car elle implique à la fois des changements profonds et complexes, technologiques et humains. La question est d’ailleurs de savoir si, honnêtement, on souhaite et on peut passer pas d’une organisation rationalisée, issue de l’ère de la production manufacturière, à un mode « start-up ». Ce qui veut dire se séparer des talents anciens pour en recruter d’autres, transformer profondément ses organisations, ses vocations, ses cultures, bref, d’entrer dans une « vallée des larmes » longue et coûteuse, alors qu’il s’agit d’aller vite face à une concurrence agile et désormais puissante, par sa multiplicité, ses moyens et ses compétences.

Par honnêteté intellectuelle, ou par perception de la terreur et donc des dysfonctionnements inévitables que ces changements massifs, même seulement annoncés, entrainent chez la plupart des parties prenantes (dirigeants, personnels, investisseurs, institutionnels, régulateurs…), de grandes entreprises ont assumé d’abandonner le slogan de la « transformation digitale » et d’adopter des termes décrivant mieux leurs transformations : accélération technologique, nouvelles pratiques managériales, animation d’un éco-système partenarial…

Ces enjeux, a priori plus limités, sont en eux-mêmes de vrais défis de transformation. Plus raisonnables, ils ne garantissent pas de ne pas être concurrencés (voire « disruptés ») par de nouveaux entrants. Mais ils demandent malgré tout de vrais efforts. Mettre en place des pratiques de management transversal, ou de leadership post-héroïque, demande un vrai courage et souvent, une remise en cause profonde de tous. Travailler avec des partenaires externes plus novateurs, plus efficaces, et résister à la tentation de les absorber et donc de les tuer, demande de l’humilité et une lutte permanente contre les réflexes bureaucratiques. Accepter une conception incomplète de ses produits et services, mais rapidement perfectible grâce aux contributions de la multitude (la " crowd-culture ") remet en cause les dogmes de l'ingénierie infaillible.

Mais ces transformations assumées, au-delà des mots qui flattent l’ego, garantissent une certaine stabilité propice à la continuation d’activité, avec des améliorations significatives si les changements sont véritablement mis en œuvre.

Alors, avant de vous engager dans une « transformation digitale », demandez-vous ce que vous voulez vraiment.

Publié initialement dans le Cercle - les Echos 01/02/2018

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Rédigé par Kaqi

Publié dans #Transformation 3.0, #Management

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Publié le 18 Juillet 2017

Will our armies get lucky ?

Ce défilé militaire 2017 et la tension exprimée entre les chefs politique et militaire des armées auront été une intéressante illustration des transformations de notre société, et de ses fractures. Entre modernité, société du spectacle et attachement aux figures traditionnelles.

 

 

La condamnation du Président de la République de l’expression du chef d’état-major des armées a révélé deux camps au sein de la communauté de défense – ceux qui s’intéressent, de près ou de loin, à ces enjeux si particuliers.

Il y a ceux qui s’attachent au devoir de réserve, réglementairement ou moralement. Pour eux, le chef d’état-major des armées n’aurait pas dû, y compris face à un auditoire restreint mais auquel les médias ont donné une résonance publique, exprimer ses désaccords avec l’arbitrage donné par le politique. On peut agréger à ce camp des partisans politiques du gouvernement actuel, pour qui la contestation, ou même le doute, ne sont pas les bienvenus.

Et il y a ceux pour qui l’expression du chef d’état-major des armées était légitime, moralement, et réglementairement, au regard du lieu de celle-ci. Ajoutons-y celles et ceux qui considèrent que le budget des armées doit être sanctuarisé, voire augmenté, pour faire face aux menaces contre notre pays et ses intérêts, et aux engagements de nos forces. Et que l'urgence de la situation justifiait l'expression.

Sur les réseaux sociaux, sans doute dans les mess, et à venir après l’été dans les cocktails associatifs, le débat fait et fera rage. Entre « anciens » et « modernes », d’une certaine façon.

 

Les armées : entre particularisme et normalisation ?

 

Car une des questions importantes pour l’avenir de nos armées, technologiques certes, mais avant tout forces humaines, est celle de leur particularité, ou de leur normalisation. Alors que les outils et habitudes de communication font que la perméabilité est de plus en plus grande entre des organisations habituellement fermées – depuis l’entreprise jusqu’à la Grande Muette.

 

Cette question n’est pas subsidiaire car elle touche tant à la capacité des armées à recruter des talents et des volontés, qu’à des conséquences très opérationnelles, dans les opérations classiques comme dans la guerre de l’information.

Les armées doivent-elles préserver leur particularité d’obéissance aveugle à l’autorité verticale, y compris lorsque les conséquences sont dramatiques, individuellement et collectivement ? Ou doivent-elles intégrer les modalités de la communication libre, horizontale, du leadership partagé et de l’équilibre des pouvoirs ?

Le Jupiter/Zeus méditerranéen qui domine les autres dieux ? Ou l’Odin nordique et anglo-saxon, qui doit concilier les forces antagonistes ? L’organisation verticale, qui incarne la fonction, ou l’organisation matricielle, qui fournit les moyens à la mission ?

 

Sur le terrain militaire, avec le développement des technologies de l’information qui a donné lieu à la « révolution des affaires militaires » il y a plus de vingt ans, la question de l’autonomie du combattant, et celle de l’autorité du chef, se posent avec acuité. Le chef de terrain doit-il conserver ses capacités d’initiative, ou faut-il dédier au chef suprême, omniscient devant son écran, le choix tactique ?

 

La French Touch, dans les armées aussi

 

Alors, la séquence finale du défilé militaire de ce 14 juillet a été ponctuée par un ballet effectué par les musiciens des armées, pour jouer et illustrer le tube des Daft Punk.

Entre anciens et modernes, certains ne manqueront pas de se réjouir de cette image de légèreté et d’adaptabilité, qui a réjoui le chef de l’Etat. Et peut-être en était-ce l’intention, de proximité avec la société civile, et la « French Touch » qui associe créativité et succès économique.

Une « French Touch » qui, dans les affaires militaires, se caractérise plus, cependant, par le pragmatisme et la capacité à travailler en proximité avec les populations que par celle à s’affranchir de la rigueur traditionnelle.

D’autres s’émouvront, ou se scandaliseront, de cette prestation qui, selon eux, peut porter atteinte à l’image, à la rigueur, à la mémoire. Et au-delà des sentiments personnels à la vue de cette prestation, on trouvera aussi dans les jugements et postures à venir les choix partisans.

Alors, faut-il demeurer sur le pré carré traditionnel des armées, dans ses missions comme dans ses expressions ? Ou faut-il en sortir, pour illustrer par la proximité le lien armées-nation ou même normaliser la nature de l’engagement militaire, pour faciliter les recrutements ?

 

Tout comme la question du devoir de réserve, celle de l’image des armées est un débat de fond, sans fin, avec ses fractures, liées aux convictions profondes, et aux choix complexes de chacun.

Mais ce qui est particulièrement intéressant, en ce 14 juillet, est la juxtaposition des deux.

 

En assénant un « je suis le Chef » jupitérien à ses chefs militaires, et au grand public par l’intermédiaire des médias, le Président de la République revendique et s’inscrit dans la tradition. Celle de la « Grande Muette », du fonctionnaire obéissant et du chef militaire désigné en conseil des ministres.

Alors pourquoi ce choix d’une séquence musicale et visuelle en rupture avec les traditions ?

Certains pourront y voir la trace d’une schizophrénie. D’autres la manifestation d’un ego. D’autres encore le signe d’une pensée complexe.

 

La transformation des armées : un facteur humain

 

Une première hypothèse est celle d’une disjonction assumée entre la société du spectacle et le monde des décisions. Un temps pour l’amusement et un temps pour le travail – même si la continuité médiatique n’aide pas à la séparation des séquences.

Une autre est celle d’une société qui peine à se transformer, et qui ne donne pas toute sa place aux facteurs humains, et aux pratiques qui donnent aux organisations complexes l’agilité et la résilience nécessaires.

Après tout, le service de l’Etat est encore, à ce jour, celui d’une structure monolithique, alors que les individus, les entreprises et les nations doivent vivre et survivre dans un monde multipolaire.

Et si l’avenir de nos armées en a été ces jours-ci le point d’application, souhaitons que ces transformations en cours, et les réactions qu’elles suscitent, n’en brisent pas durablement la cohésion et l’engagement.

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Rédigé par Kaqi

Publié dans #Transformation 3.0, #Management, #CIMIC

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Publié le 13 Juillet 2015

En s’attaquant au marché parisien des transports avec leur service UberPop, les dirigeants d’Uber ont commis, en plus des infractions pénales qui pourront leur être reprochées, deux erreurs : l’une est tactique, sinon stratégique ; l’autre est méthodologique. A croire que les génies du numérique oublient les bases…

UberPop : une bonne idée au mauvais endroit ?

UberPop : peut-être illégal, et en tous cas une erreur

Le service Uber Pop part a priori d’une bonne idée : compléter l’offre existante (taxis et VTC) par un service économique que vous et moi pourrions apporter ou dont nous pourrions bénéficier (sous réserve du respect des lois bien sûr). Avec cette offre, tout conducteur pourrait, moyennant une contribution financière, conduire n’importe quel passager à sa destination. Ce service a pu d’ailleurs être présenté comme un « co-voiturage » occasionnel et de courte distance quand Blablacar, par exemple, propose des trajets de moyenne et longue distance, et ID-Vroom se positionne sur le domicile-travail, avec un usage régulier.

Cette nouvelle offre a provoqué d’inadmissibles violences à Paris, et des réactions politiques fortes, indépendamment des poursuites pénales à l’encontre des dirigeants de l’entreprise, qui démontreront ou non l’impéritie des conseils juridiques sollicités, on l’imagine, lorsqu’il s’agit d’une offre aussi « audacieuse ».

Au crédit de ceux-ci, écartons tout de suite les accusations de fraude fiscale. Avec une totale centralisation des paiements sur les serveurs de l’entreprise, la traçabilité des transactions est sans commune mesure avec celle des espèces exigées par des « professionnels » qui refusent tout autre mode de paiement.

Mais on peut faire à UberPop d’autres reproches.

 

La cupidité ne paie pas

L’implantation d’Uber « classique » avait été difficile à Paris et dans les grandes villes. Et les plaies étaient à peine refermées que les dirigeants de l’entreprise ont apparemment voulu aller plus loin dans leur conquête du marché de la capitale. Difficile de comprendre leur « tactique », à moins qu’il ne s’agisse même de leur « stratégie ».

En termes de « stratégie des alliés », Uber a commencé par s’aliéner ses propres relais d’opinion et d’action: les chauffeurs VTC qui avaient réussi à s’implanter et qui, sans doute, ont considéré cette nouvelle offre comme une véritable trahison. Car s’ils n’avaient pas à s’acquitter d’une licence de taxi, ils devaient notamment obtenir une autorisation de transport de personnes et acquérir ou louer un véhicule récent. Ce qui n’est pas le cas des « chauffeurs » UberPop .

Et puis surtout, en s’attaquant au marché parisien – probablement choisi comme tel comme potentiellement le plus rentable -, les dirigeants d’Uber ont négligé la force des symboles et des acteurs auxquels ils se confrontaient.

 

Unis face à la transformation digitale

La France est à la fois étatisée et centralisée. Ce qui signifie que l’immense majorité de ses décideurs publics, ou assimilés, est terriblement et parfois exclusivement sensible à des pratiques privilégiées, quand elles ne sont pas anachroniques, de déplacements en hyper-centre, avec des recours à des prestations de taxis, quand la densité de transports publics existants intra-muros fait envie à beaucoup de nos voisins.

Et puis surtout, ces « décideurs publics » sont intimement proches des détenteurs de ces « privilèges » ou, pour être moins polémique, de ces « quasi-monopoles ».

Ecartons vite les suspicions liées à la proximité historique voire personnelle entre les dirigeants des sociétés de taxis et leurs « clients » publics ou assimilés. La proximité qui les lie est, plus que tout, ontologique.

En effet, la transformation digitale fragilise directement tous ceux qui tirent leur « pouvoir » de ressources redistribuées et de la maîtrise d’une information centralisée.

Avec la mondialisation des échanges et les difficultés économiques, les services de l’Etat centralisé et des collectivités, et leurs dirigeants élus, voient disparaitre jour après jour leur première raison d’être. Sans aller jusqu’aux dérives clientélistes, les élus dotés des meilleurs sentiments se voient de plus en plus opposer leur « inutilité » quand, après les promesses de jours meilleurs, vient le jour de payer et que les caisses sont vides, voire pleines de dettes…

Mais surtout, avec la désintermédiation offerte par les outils et pratiques du monde digitalisé, beaucoup de prestations publiques démontrent soit leur inutilité soit leur incompétence dans la capacité à apporter une plus-value dans la gestion des informations utiles au public. Qui se souviendra des millions investis par l’Etat français pour tenter de concurrencer Google Maps ? Et au quotidien, de nombreux services peinent à justifier leur existence alors qu’une part croissante de nos concitoyens peut, avec les outils numériques, obtenir, y compris en dehors des serveurs publics, les informations nécessaires et réaliser soi-même les démarches utiles, plus vite, gratuitement et à toute heure, quand la disponibilité des agents publics est limitée par les statuts et les moyens disponibles.

Dès lors, face à la menace de la « disruption numérique », les partisans et bénéficiaires de l’ordre bureaucratique s’allient dans une réaction naturellement violente puisqu’il s’agit, tout bonnement, de leur survie. Aux taxis les actions d’influence et les battes de base-ball, aux politiques les déclarations moralisatrices (payer pour un service, c’est mal…) et les actions légales. Au mieux, on peut compatir…

 

Les territoires ruraux et « rurbains », oubliés par tous

A contrario d’une implantation parisienne, UberPop aurait pu rendre un vrai service à des territoires oubliés tant des dirigeants de la société californienne et de leurs relais français sans doute très urbains, que des décideurs publics parisiens.

En effet, nombre de nos concitoyens vivent loin des grandes villes : soit historiquement, soit parce que la pression des prix immobiliers les pousse, après les « première » et « deuxième » couronnes, là où il n’existe que peu de services de transports publics. Et parce que leurs ressources sont faibles, un véhicule un luxe souvent inatteignable, alors qu’il est indissociable de l’emploi et de la socialisation.

Pour ces populations, les taxis ne sont pas une option possible. Et si certaines collectivités proposent de très vertueux services de « transports à la demande » en complément des transports publics réguliers, la bonne gestion des ressources publiques n’en permet pas la généralisation.

Dans ces territoires, une solution de type UberPop serait à la fois utile et vertueuse. Des mécanismes inter-individuels d’entraide existent, fort heureusement. Mais ils ne sont assurément pas suffisants, quand la vie moderne accroît la pression sur la disponibilité de chacun ou, tout simplement, parce que la pudeur existe encore, empêchant certains de solliciter leur environnement au-delà de ce qui leur paraît possible.

Dans ces territoires plus qu’à Paris, ces solutions de mise en relation faciliteraient la mobilité à bas coût de personnes démunies de moyens de transports, ou qui souhaitent tout simplement être économes écologiquement.

Et elles permettraient à d’autres d’équilibrer les frais d’entretien de leur véhicule, au gré de leur disponibilité et parce que pour eux, chaque euro compte, et sans concurrencer des taxis qui ne se positionnent pas sur ces marchés, à moins d’être subventionnés ou payés par la collectivité, par exemple pour des transports « para-médicalisés ».

Par-delà les services rendus aux habitants, les difficultés d’accessibilité facile et à coût raisonnable empêchent aussi le développement économique et social, quand ce n’est pas la pérennité, de nombreux territoires.

Avez-vous souvent envisagé un déplacement en zone non urbaine, sans utiliser votre voiture, après un voyage en train ou en avion, par exemple ? Pour ces déplacements « de bout de chaîne », le coût d’un taxi professionnel, ou la location classique d’un véhicule, peuvent rapidement égaler celui du déplacement à longue distance. Dissuasif donc. Des  systèmes de location alternative, auprès de particuliers, apparaissent. Mais là encore, pour des transports ponctuels, un système de type UberPop pourrait permettre le maintien d’activités en zone rurale et « rurbaine », et réduire l’usage solitaire de véhicules motorisés, tout en contribuant, là encore, à accroître, même modestement, les revenus de leurs habitants.

Certains suggéreront que ce doivent être les collectivités qui se chargent de ces solutions, parce que le secteur public est toujours vertueux quand les initiatives privées sont mercantiles et donc condamnables ? Au-delà du débat idéologiquement contestable, pourquoi tenter de réinventer des solutions techniquement à la pointe et amorties par des marchés plus porteurs ?

Alors bien sûr, les volumes d’affaire ne seraient sans doute pas faramineux. Mais, lorsque l’application est développée, le coût de maintenance et d’évolution est marginal et, surtout, mutualisé.

 

Le digital, c’est la multitude et l’émergence

La transformation digitale, c’est avant tout la multitude et l’émergence.

Et c’est là la deuxième erreur des dirigeants d’Uber. En choisissant le « gros marché » des transports parisiens pour lancer UberPop, ils ont péché par ignorance et/ou cupidité, oubliant ces fondamentaux méthodologiques.

Le potentiel du « big data », ce n’est pas l’intérêt de vos données individuelles, mais l’agrégation de toutes vos données avec celles des millions d’autres utilisateurs. La rentabilité du digital, ce n’est pas de s’attaquer frontalement à des marchés mûrs. C’est de multiplier de façon exponentielle des services peu rentables unitairement mais aussi peu coûteux, pour faire que, démultipliés, les centimes deviennent des millions. Et que la multitude comble ou submerge, en s’adaptant, les inévitables lacunes des structures monolithiques, peu réactives et encore moins créatives.

 

Uber, pourtant pionnier de la disruption digitale, a apparemment fini par adopter les tactiques frontales des dinosaures monopolistiques.

Espérons, pour la pérennité voire la revitalisation de notre tissu territorial, que des acteurs fidèles aux principes et atouts de la transformation digitale illustreront le second principe de ce nouveau monde : l’émergence rendue possible de nouveaux services, au plus près des besoins de chacun.

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Rédigé par Kaqi

Publié dans #Social change, #Transformation 3.0

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Publié le 11 Juin 2015

La transformation digitale : entre fantasmes et changement de paradigmes

Le digital, c’est (seulement) de l’information, mais immédiatement et partout, et c’est là sa nouveauté. Loin des fantasmes que le secteur génère, plus qu’une accélération, c’est potentiellement un changement de paradigme. Et au moins un changement de pratiques, dans la répartition des rôles.

Le digital fascine, au point de devenir un fantasme pour certains, et ceci au moins de deux façons.

Le fantasme de l’enrichissement facile

Le secteur numérique et ses « start up », nécessairement « digitales », sont devenus les nouveaux fantasmes de l’enrichissement « facile », avec les capitalisations considérables de quelques entreprises. Aux « génies de la finance » ont succédé les « génies du numérique », aux golden boys les hippies-geeks : à chaque époque ses figures de proue... Et dans les grandes entreprises, l’autorité du CFO, qui tenait les cordons de la bourse, est concurrencée par l’arrivée du CDO, qui connaît la carte de l’île au trésor.

Un des problèmes de fond est que le modèle de la start-up numérique est devenu, pour beaucoup, le synonyme d’un enrichissement rapide. L’objectif, assumé ou non, semble moins de créer de la valeur, de l’emploi, que de lancer un produit qui, mature ou pas, mais toujours alléchant, fera l’objet d’une acquisition sonnante et trébuchante, souvent par un mastodonte soucieux d’absorber les concurrents émergents. A moins que ce ne soit par une grande entreprise « classique » convaincue que l’absorption de cette « pilule magique » lui en confèrera les qualités. Fantasme…

Et le fantasme du travail immatériel

La fin du XXe siècle a vu l’accélération de l’avènement, au moins dans les esprits, du secteur tertiaire. Ecoles de commerce ou grandes administrations (et parfois les deux…) étaient alors les points de mire des bons élèves. Quant aux ingénieurs, ils visaient les fonctions financières, elles aussi synonyme de travail immatériel. Aujourd’hui, le numérique permet la poursuite de cette quête fantasmatique du travail « intelligent » puisque dématérialisé : avatar toujours prégnant d’une hiérarchie perçue entre fonctions « intellectuelles » et fonctions « matérielles », utopie cartésienne d’une orgueilleuse maîtrise de l’esprit sur le monde physique. « Descartes, inutile et incertain »…

Le principal problème de ce fantasme, outre qu’il nie totalement la diversité des compétences humaines, est qu’il néglige les dimensions matérielles de la création de richesses, et souvent les méprise. Mais sans route, sans voiture, sans train, à quoi serviront les « applis » qui facilitent les déplacements ? On ne voyage pas sur un smartphone ! Et comment échangerons-nous des informations, instantanément, lorsque nous n’aurons ni les compétences ni les moyens de construire machines et téléphones, et tous les « objets connectés » ? Et comment fabriquer les composants électroniques, supports bien physiques de ces échanges immatériels, lorsque nous n’aurons plus accès aux terres rares ? Les fantasmes ne sont pas la « vraie vie ».

Du « green washing » au « digital painting » ?

En jouant sur ce double fantasme, beaucoup d’organisations habillent leurs politiques classiques, relookent leurs produits.

Les années 2000 ont été celles du « green-washing », la décennie suivante sera peut-être, seulement et pour certains, celle du « digital-painting ». Avec, au mieux, une « accélération digitale » : plus de la même chose mais plus rapidement, plus aisément. C’est déjà bien, cela dit.

Dans le marketing par exemple, la diffusion massive et rapide de l’information permet d’aller au plus près du consommateur, avec des messages jusque dans son téléphone ou sur sa montre, et de connaître plus finement ses habitudes grâce aux informations qu’il cède, consciemment ou non. En combinant ces flux montants et descendants, cela permet de personnaliser le message commercial, pour plus d’efficacité – « parlez moi de moi, il n’y a que ça qui m’intéresse »…

Et dans l’industrie, le big data et les objets connectés permettent d’entrer au plus profond du processus de fabrication, parfois au cœur de la matière, en permettant un suivi voire un pilotage en temps réel – que ce soit pour contrôler la qualité ou même, avec la fabrication 3D, organiser l’assemblage des particules, déjà au niveau moléculaire.

La valeur ajoutée de l’accélération numérique est incontestable. Mais cela ne fait que reposer la question millénaire de la valeur de l’information, et de sa traduction dans un monde jusqu’à présent hiérarchisé, centralisé, monopolistique. « L’information, c’est le pouvoir ». Et donc ?

Aujourd’hui, les organisations formelles, publiques et privées, sont fondamentalement remises en cause par la numérisation de l’information, par la diffusion facile de celle-ci, à la portée de chacun, dès lors qu’il bénéficie des outils (téléphones, ordinateurs…) et des infrastructures nécessaires (câbles, relais de diffusion, satellites…).

Pour les entreprises, le défi du lâcher prise

Pour les entreprises « traditionnelles », la réflexion à mener est similaire.

La transformation digitale consiste à s’interroger sur la place de l’information dans leur production de valeur, et sur leur capacité à la valoriser elles-mêmes, à la sous-traiter ou, nouvelle piste intéressante, la co-traiter.

Si l’information n’est qu’un moyen au service de leur production, une « accélération » suffit : on continuera à produire toujours la même chose, mais avec d’autres outils, plus modernes. Mais si l’information est au cœur de la production de valeur, ou si elle représente un « levier de croissance » significatif, une simple accélération ne suffira pas à faire face à la vitesse des pure-players et à leur capacité à mobiliser des moyens, seuls ou avec des challengers.

Cette capacité à réussir la transformation digitale dépend de trois facteurs liés entre eux.

Un volet organisationnel tout d’abord. En fonction de leur taille et de leur culture, les entreprises sont régies par des fonctionnements plus ou moins bureaucratiques. Que ce soit pour maîtriser les risques liés à des opérations d’envergure ou, plus prosaïquement, pour justifier l’existence de strates organisationnelles, toutes les organisations mettent en place des mécanismes de « contrôle ».

Avec la transformation digitale – y compris dans son esquisse de seule « accélération » -, les mécanismes de contrôle sont contre-productifs : perte de temps et d’agilité, déresponsabilisation d’acteurs hétérodoxes mais moteurs, incapacité à innover en sortant du cadre… Cet obstacle organisationnel n’est pas à négliger. Le digital, c’est de l’information ; mais si l’information ne peut circuler facilement dans l’organisation pour permettre la réalisation des projets, c’est peine perdue. Car quelque soit la volonté d’un dirigeant d’entreprise à engager une véritable « transformation », l’infrastructure organisationnelle se charge souvent d’en faire échouer la mise en œuvre.

Le volet humain est la deuxième condition de succès. Les métiers du digital nécessitent de nouvelles compétences, qu’il ne suffit pas sous-traiter et de « piloter ». Ces compétences sont à la fois des savoir-faire et des savoir-être : compétences techniques mais également relationnelles.

La transformation digitale est aussi celle des comportements, des pratiques, des modes relationnels et donc de management. Et si les entreprises se rassurent en affirmant la volatilité de générations X, Y ou Z, elles ne font ainsi que nier leur incapacité à se transformer. Les « digital natives » ne sont pas fondamentalement instables ou désengagés. Par contre, quand ils n’ont pas choisi la fonction publique française pour la stabilité de l’emploi, ils fuient les entreprises qui demeurent enkystée dans des fonctionnements « du siècle dernier » - ceux de leurs dirigeants bien souvent.

Le digital, c’est de l’information. La transformation digitale, c’est donc aussi la capacité à créer, transmettre, partager et utiliser l’information. L’information ne doit plus être considérée comme un attribut du pouvoir, mais comme un ingrédient clé de la création de valeur. Et on ne crée pas de la valeur tout seul, ou en l’enfermant dans un coffre.

De la chaîne au réseau : un changement de paradigmes

La dimension « culturelle » est la troisième condition de succès, et elle est transverse aux deux premiers car la culture s’exprime à la fois dans les fonctionnements (organisationnels) et dans les pratiques (humaines).

Et en matière de « culture », la transformation digitale impose un véritable changement de paradigmes. Car si le taylorisme, y compris dans sa version la plus récente (post ou néo), peut s’illustrer par une chaîne de valeur que l’on cherche à « optimiser », le vecteur de l’information est le réseau.

Dès lors, les fonctionnements et pratiques issus d’un siècle de taylorisme sont profondément inadaptés. On ne pense plus structuration mais émergence, déploiement mais opportunités. Ce ne sont plus des « méthodes » mais des « principes d’action ». On ne partage plus des objectifs, toujours dépassés ou inadaptés, mais un sens, un projet commun. Et l’ingénierie s’inspire des principes d’humilité et de réalisme poppérien (le « piecemeal engineering »). Enfin, le « leadership » n’est ni autoritaire ni bienveillant, il est surtout post-héroïque et partagé.

Ces transformations sont profondes, elles touchent à l’identité de l’entreprise et de ses personnels.

Changer les organisations, adapter les hommes, transformer la culture sont trois chantiers lourds, difficiles, sources d’efforts et de déceptions. Mais ces changements de paradigme peuvent être à l’origine de réussites majeures, et tout simplement de survie.

Des entreprises monolithiques aux coalitions ad hoc

Néanmoins, il existe aussi pour les entreprises confrontées à ce challenge un autre scénario que la transformation profonde. Moins « glorieux » intellectuellement certes, mais moins risqué. Celui du partenariat, de la co-construction.

D’une logique de domination, de monopole, les organisations de l’ère digitale sont, à l’image de l’information qui est leur fonds, des réseaux et des coalitions ad hoc. Avec des centres d’expertises légers, adaptatifs, et des « réservoirs de forces », pour la mise en œuvre. A l’échelle individuelle, les professionnels indépendants ont d’ailleurs ouvert la voie, pour pouvoir participer à une production de valeur ad hoc, construite à la demande. Ils ne sont pas des « précaires », ils sont l’avenir.

Dès lors, les entreprises qui ne voudraient ou pourraient affronter une véritable transformation digitale devront néanmoins réussir un changement important : celui de l’ouverture et du renoncement au pouvoir. Absorber une start up enrichira son fondateur mais en tuera l’esprit et la valeur. Par contre, une répartition équitable des contributions et des plus-values garantira le succès de tous. Mais accepter cela, c’est aussi un vrai enjeu de transformation.

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Rédigé par Kaqi

Publié dans #Management, #Transformation 3.0

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Publié le 14 Octobre 2014

Le « digital change » est sur les lèvres de beaucoup de décideurs, et au cœur des préoccupations de beaucoup d’entreprises (surtout les grandes). Alors, oui, le numérique bouleverse nos habitudes, nos pratiques, voire nos goûts, que ce soit dans nos vies professionnelles ou personnelles. Mais au-delà de l’effet d’actualité, les changements annoncés et vécus sont-ils vraiment originaux ?

Digital change : le meilleur est à l’intérieur !

La fébrilité générée aujourd’hui par le « digital change », dont les effets sont si nouveaux qu’ils ne sont encore que très peu analysés par les chercheurs, peut fasciner : premiers colloques universitaires, blogs dédiés, apparition de « Digital Chief Officer » au plus haut niveau des grands groupes, offres d’expertises, déploiement de nouveaux outils... Mais elle a aussi un goût de « déjà vu », par delà la nouveauté intrinsèque aux objets auxquels le « digital change » s’adosse, a priori à la pointe de la créativité technologique.

« Déjà vu » ? De la RSE au RSE…

Ce sentiment rappelle tout d’abord la vague de transformations qu’ont connues les entreprises et grandes organisations lors de la traduction dans le monde économique des principes du « développement durable », il y a bientôt vingt ans, avec l’idée de RSE (responsabilité sociale des entreprises).

Actions réglementaires, déclarations politiques, créations de Direction du Développement durable, formations des personnels, élaborations d’outils de pilotage et de rapports annuels… Ce thème était alors un puissant levier de transformations pour les entreprises, et de croissance pour un marché de prestataires plus ou moins spécialisés.

Aujourd’hui, où en est la RSE ? Adoption réelle et pérenne par l’entrée dans les mœurs, ou bien banalisation par changement de mode ? La RSE a en tous cas changé de genre puisqu’aujourd’hui, grâce au « digital change », nombre d’entreprises se doivent de matérialiser leur modernité par l’adoption d’un RSE : un réseau social d’entreprise.

Et à travers ce terme, on retrouve plusieurs affirmations et attentes souvent exprimées dans la vie des entreprises au cours des dernières années, avec la fin (encore en cours) des logiques tayloriennes et l’apparition du « management » (et désormais du leadership) : la reconnaissance individuelle (connaître son voisin), la cohésion de groupe (le sentiment d’appartenance), le partage de pratiques (depuis la base documentaire à un « knowledge management » nouvelle formule).

Avec cette affirmation d’une attention soutenue portée au « digital change », et parce qu’il est agréable et utile de se projeter dans une modernité toujours technologique car plus visible que celle des comportements, il n’est pas à exclure qu’on y trouve aussi la tentative d’entreprises de concurrencer les appétences individuelles aux nouvelles pratiques numériques pour « re-capter » le temps de travail et la créativité alloués par leurs salariés à des réseaux extérieurs, non directement contributifs à l’objet de l’employeur.

Mais globalement, on retrouve, dans ce type de projets, nombre de préoccupations récurrentes dans la vie des entreprises.

Orientation client et entreprise étendue

Un des aspects de la « transformation digitale » tient à la réaffirmation de la relation client dans les priorités de l’entreprise. Pour une TPE ou une PME, le souci de l’orientation client est tellement naturelle – c’est une question de survie - qu’elle n’est pas souvent affirmée.

Pour un grand groupe, le client est parfois, pour certains, plus un concept qu’une réalité quotidienne, que les enjeux internes ont pu faire oublier. Et il est toujours utile de rappeler que, même dans les fonctions les plus éloignées du « front office », c’est toujours le client qui paie les rémunérations…

Avec le digital, le client se rapproche à nouveau de l’entreprise. Directement, car les outils et surtout les pratiques quotidiennes placent la transparence et la réactivité au cœur des attentes du consommateur/client, qui veut une solution personnalisée, tout de suite, à sa porte. Mais aussi indirectement, car les gisements de croissance que recherchent beaucoup d’entreprises, en cette période de crise économique, se trouvent souvent dans des domaines sur lesquels émergent des concurrents nouveaux, innovants, agiles. De parfaits inconnus deviennent, en quelques années, des leaders et captent, plus encore que l’attention, des investissements qui suscitent soit le vertige soit l’envie (ou les deux).

Pour reconquérir le client, deux stratégies coexistent : l’entreprise intégrée ou l’entreprise étendue. Avec une préférence en France pour la première.

Vieil héritage des temps tayloriens, le choix de l’intégration a néanmoins un peu muté. Alors qu’on envisageait hier l’intégration verticale, on envisage aujourd’hui les acquisitions par extension horizontale : faute de pouvoir rattraper une petite entreprise agile qui crée de la valeur sur des marchés connexes, on la rachète. La relation traditionnelle au client n’est pas remplacée, elle est complétée, de façon à compenser la diversification des dépenses du consommateur par celle des revenus de l’entreprise.

Pourtant, la pratique alternative de l’entreprise étendue a beaucoup d’avantages. Car pourquoi préférer la relation de propriétaire à celle de partenaire, si on réussit à s’affranchir du goût pour le « contrôle » voire le « pouvoir » ?

Ce principe organisationnel et fonctionnel a été adopté au cours des années passées de façon défensive par certains acteurs industriels, notamment lorsque les incertitudes du marché rendaient trop risqué le maintien d’une partie de l’activité dans le périmètre légal et financier. Par « spin off » ou autres mécanismes techniques, les entreprises ont donc externalisé le « risque ». Et ces jeunes pousses ont parfois pris leurs ailes.

La vraie faiblesse de ce choix est liée à la réalité des hommes. Car les « externalisés » savaient toujours pourquoi ils avaient dû partir et que, le jour venu, ils n’avaient ni reconnaissance ni envie de partager leur succès avec ceux qui les avaient, plus ou volontairement, « chassés ».

Alors, si le « coût de sortie » pour passer d’une entreprise intégrée à une entreprise étendue est souvent humainement – et économiquement – élevé, pourquoi donc ne pas conserver le fonctionnement en entreprise étendue, sans chercher le contrôle capitalistique et (on le croit souvent…) humain de l’entreprise intégrée ?

Sans doute l’empreinte culturelle de la pensée taylorienne de beaucoup de décideurs, pour lesquels il « suffit » d’ordonner et déployer… à rebours du fonctionnement de l’économie numérique, émergente, multiple, complexe.

DCO : une nouvelle lutte pour le pouvoir ?

Les nominations de « Digital Chief Officer » et les enjeux qui émergent sont, et seront révélateurs de la capacité des entreprises à réussir leur transformation digitale.

Cette nouvelle fonction est souvent placée au plus haut niveau de l’entreprise. Est-ce un choix de communication, pour matérialiser la « modernité » de l’entreprise ? Ou bien le signe de nouvelles luttes pour le « pouvoir » ? La fin du XXe siècle avait vu le renversement des fonctions de production par celles des marketeurs – avec une priorité donnée au produit souhaité par le client plutôt qu’à celui produit par l’entreprise. Puis l’apparition de la gouvernance des financiers, avec un pilotage très marqué par la rentabilité à court terme. Ce début de XXIe siècle sera-t-il celui des « digitaliseurs » ? Manifestement, la fonction reste encore à définir. Le DCO est-il le successeur – ou le chef - du directeur des systèmes d’information ? Ou bien le concurrent du PDG ?

Dans notre monde de services (y compris industriels), les fonctions technologiques sont peu, presque paradoxalement, reconnues. Car l’outil ne fait pas tout, et la spécificité (voire l’étrangeté) des compétences de « geeks » les exclue souvent des mécanismes décisionnels – en tous cas dès lors que le stade de la start up est passé, et que d’autres fonctions plus « business » apparaissent.

Et puis, le « digital change » semble être partout dans l’entreprise : au marketing et au commerce, aux RH, aux finances, à la production… On ne saurait donc confier les « rênes » de l’organisation à un « informaticien », fut-il rompu aux technologies les plus en pointe ! Dès lors, le DCO semble plutôt trouver sa place au plus près du CEO – en attendant de lui contester, peut-être.

Plus qu’une question de hiérarchie, la question qui doit se poser est celle du rôle.

Si la digitalisation est perçue comme une opportunité de retrouver le contrôle perdu, l’échec est au bout du chemin. Il est vrai que le « Big Data » fait naître beaucoup de fantasmes : on pourrait précéder les désirs des « clients » (externes comme internes) au regard de leurs comportements passés, les prévoir et donc les contrôler… Au-delà des problèmes moraux que cette idéologie totalitaire sous-tendrait, c’est tout simplement une utopie inopérante, qui entendrait s’affranchir du libre arbitre et de l’imprédictibilité intrinsèque aux systèmes humains, grâce à une « rassurante » ingénierie sociale déterministe.

Animer la transformation digitale plutôt qu’espérer (en vain) la maîtriser

Connaître n’est pas maîtriser. Et les phénomènes digitaux partagent une caractéristique radicalement étrangère au contrôle post-taylorien : l’émergence.

A l’interne, la mise en place d’outils collaboratifs n’aura aucun réel retour sur investissement s’il s’agit seulement de nouveaux outils de « communication », comme l’ont été les « trombinoscopes », les journaux internes, les bases de données partagées… Nécessaires mais insuffisants pour justifier les nouveaux surcoûts.

A l’externe, les outils d’analyse du Big Data ne pourront, aussi rapides soient-ils, que constater les changements de pratiques a posteriori. Car comment maîtriser la multiplicité d’interactions auxquelles sont soumis les individus, consommateurs ou clients ? Les difficultés voire les abîmes d’angoisse que vivent les décideurs cartésiens face à la complexité d’un monde ouvert et interconnecté, et donc imprédictible, sont sans doute des opportunités pour les marchands de certitudes – mais c’est toujours un marché de dupes.

Le succès de la transformation digitale ne repose pas sur les outils, mais sur les comportements que ceux-ci facilitent, et qui émergent déjà depuis plusieurs années, avec à la fois le développement des technologies de l’information et, qu’on l’apprécie ou non, la diffusion du « paradigme démocratique » : collaboration, émergence, lâcher prise, leadership partagé…

C’est pourquoi, que la fonction soit directement assumée par le dirigeant de l’entreprise, ou par un DCO, la transformation digitale doit plus faire appel à des compétences d’animation des talents et des contributions qu’à celles d’un pilotage en force.

La cohérence plutôt que le contrôle

Le contrôle tue les contributions – parce qu’il génère le refus des responsabilités, la crainte de la sanction, parce qu’il néglige la reconnaissance, qu’il suscite la concurrence voire le ressentiment. En tous cas parce qu’il conduit à l’immobilisme et au désengagement. Et qu’il s’oppose manifestement aux talents et appétences de la « génération numérique » qui vivra le monde de demain.

Dans la société ouverte qu’offre et accompagne la transformation digitale, il convient plutôt d’identifier et d’encourager les contributions, à l’interne comme à l’externe, de garder l’esprit ouvert à l’identification des opportunités émergentes, de garantir des processus de décisions agiles.

Tout ceci n’est pas qu’affaires d’outils – même si ceux-ci sont utiles voire indispensables – mais bien de convictions, de postures, et aussi de pratiques qui à la fois entretiennent et mettent en œuvre les principes d’action précités.

Alors bien sûr, une entreprise ne peut être dirigée de façon anarchique, et il est toujours indispensable d’orienter les moyens et les énergies disponibles en cohérence avec une stratégie. Mais cette cohérence est toujours mieux garantie par l’appropriation par le plus grand nombre de cette stratégie, qui doit donc avoir été formalisée et partagée, plutôt que par des « censeurs » ou des « gardiens du temple ». Pour cela, encore faut-il avoir fait le choix de la confiance, de l’émergence, de l’engagement : des principes de management et de leadership qui ont montré, certes, leur complexité dans la mise en œuvre, mais leur extraordinaire plus-value.

C’est pourquoi le « digital change », plus qu’un nouveau phénomène technologique, est un nouvel attracteur de mobilisation et de transformation, au service de la performance collective.

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Rédigé par Kaqi

Publié dans #Management, #Transformation 3.0

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Publié le 5 Septembre 2014

Que l’on s’en réjouisse ou que l’on le regrette, de très nombreuses organisations sont désormais confrontées à des situations dans lequel le lien hiérarchique n’existe pas. Souvent, cette absence de « chef » désigné donne lieu à des quêtes et manœuvres visant à en instituer un, malgré tout – ou à le devenir. Pourtant, il est à la fois vertueux et efficace de résister à cette « tentation totalitaire » et pratiquer un « leadership partagé ».

Sans lien hiérarchique, il ne reste plus qu’à mieux travailler ensemble !

On nous le répète à l’envie : la France est un pays monarchique, jacobin, centralisé. Il faut bien faire avec. Et si tout va mal, c’est parce qu’on manque d’un « chef », d’un leader dont le « charisme » et l’ « autorité » seront reconnus par tous. Et chacun de se référer à son « grand homme » (ou femme) providentiel(le), seul(e) à même de résoudre toutes nos difficultés.

Bien sûr, on trouve aussi des contre-exemples « révolutionnaires » que l’on s’empresse de porter au pinacle, et la visite ébahie auprès d’organisations « coopératives » semble avoir remplacé la visite initiatique à Saint Chamond de dirigeants désormais soucieux de gommer une étiquette « libérale » - bien que le lien entre le centralisme parisien et le libéralisme par nature décentralisateur soit encore à expliciter…

Mais une fois rentré, on revient bien vite à l’autorité centralisée, aux mécanismes classiques du pouvoir légal et institutionnel.

L’absence de « chef » semble être la maladie de ce temps

Dans beaucoup d’entreprises françaises, on résiste encore à la mise en oeuvre des organisations matricielles, dans lesquelles l’équilibre des pouvoirs cher à la tradition anglo-saxonne prend le pas sur l’omniscience des cartésiens hexagonaux. L’autorité serait « efficace », et les mécanismes de participation ne sont issus que de la contestation sociale – encore une lutte pour le pouvoir – quand ils ne sont pas une facétie de communicants, un effet d’ambiance. Quand il faut diriger, décider, il faut un « chef ». Et si l’organisation n’en a pas établi un, incontestable, les énergies peuvent vite se focaliser sur des luttes pour le « pouvoir ». Et si le monde politique vit à ce titre d’élection en élection, certaines entreprises s’épuisent alors entre attentisme et manœuvres, au détriment de l’attention portée aux clients, aux marchés, à la performance et donc à la pérennité de l’existence commune.

L’absence de « chef » est ainsi dénoncée pour être la maladie de ce temps, et toutes les énergies doivent être mobilisées pour apporter le remède, chasser les contestataires, faire taire les divergences, rétablir l’ordre, la discipline, l’acquiescement. Et tant pis si faute de clients oubliés, de marchés perdus et de talents gâchés, on finit par mourir. Morts mais « soignés ».

Le succès à l’international s’affranchit de l’autoritarisme hexagonal

En termes d’efficacité, il n’est pas certain que la tradition autoritaro-charismatique française soit la plus reconnue. Le « leadership » français reste à prouver sur la scène internationale, au-delà des coups de menton et des sermons moralisateurs, à l’heure des conflits en Ukraine, au Moyen-Orient, en Afrique, et de la tension croissante sur les approvisionnements en ressources stratégiques.

Quant aux entreprises françaises performantes, il semble que leur succès à l’international se soit affranchi de l’autoritarisme hexagonal pour adopter des fonctionnements dans lequel s’épanouissent les talents, et qui s’adaptent à l’instabilité et à l’imprédictibilité naturelles des équilibres stratégiques, de la concurrence mondialisée et de l’innovation technologique.

Pourtant, certains s’opposent aux formes de « leadership partagé » en se drapant dans un nationalisme « culturel ». Cet « équilibre des pouvoirs » serait étranger à la tradition française, et il serait, ou vain, ou détestable, d’adopter un modèle « importé ».

L’ « exception française » est sans doute une réalité dans bien des domaines. Et cela est vrai pour chaque peuple. Mais chaque individu appartient à de multiples cercles d’appartenance, dont la coexistence et l’interaction lui confèrent une identité unique : famille, territoire d’origine ou d’adoption, activité professionnelle et loisirs, tempérament, talents et appétences… Toute approche culturaliste intégrative est à la fois réductrice et totalisante. Voire totalitaire.

L’autoritarisme n’est pas immoral, il est inefficace.

Alors, puisque certains sont en droit de préférer des modèles autoritaires, plutôt que la « chienlit », il n’est ni pertinent, ni utile de condamner l’autoritarisme au regard de critères « moraux ».

Même si le « chef » est à la fois source et production d’une « pensée magique » dont la dissipation avait permis l’expansion industrielle et politique de notre vieux continent. Et qui ressurgit ici et là, hésitant entre messianisme et barbarie.

Quelque soit le groupe social et le contexte, l’autoritarisme n’est pas (seulement) immoral, il est (surtout) inefficace.

Il effraie et tétanise les énergies. Il dissuade la prise d’initiatives, et même l’expression d’idées. Et il est le moteur du désengagement. Car si l’homme (ou la femme) est providentiel(le), il n’est nul besoin de se mobiliser pour contribuer au projet collectif. Chacun peut alors devenir le passager clandestin d’une « reprise » dont il s’agirait alors de cueillir les fruits, plutôt que de se mobiliser pour en actionner les leviers.

A ceux qui observent le redressement économique de nos voisins européens, et la dynamique de nos concurrents internationaux, il peut être bon de rappeler que, à l’exception de territoires dotés de ressources naturelles qui leur confère une richesse de rentiers, aucun pays ne doit sa prospérité à un « chef », mais aux efforts et à la mobilisation de tous.

Certains ont fait une partie du chemin, et acceptent les fonctionnements « transversaux », « non hiérarchiques » pour des activités « marginales », mais les excluent des affaires « sérieuses ». A ceux-là, on recommandera la lecture des ouvrages de Christian Morel, qui vulgarise utilement dans ses descriptions des « décisions absurdes » les leçons des « organisations hautement résilientes ». Quand il est question de vie ou de mort (dans la santé, l’aéronautique, l’industrie pétrolière, les sous-marins nucléaires…), ce n’est pas le recours au « chef » et/ou à l’autorité des procédures (forme désincarnée du chef omniscient) qui garantit la sécurité de tous, mais bien la facilitation des contributions de chacun, dans l’interaction.

L’organisation idéale n’existe pas

La question n’est donc pas de se soumettre aux organisations non hiérarchiques ou d’y résister, mais de faire « avec ».

L’organisation idéale n’existe pas. Car au moment même où elle est imaginée, elle est déjà dépassée. Les hommes choisis sont partis, les produits ont évolué, la concurrence a bougé.

Une organisation n’est pas un cadre. C’est un « attracteur » : une image instantanée de fonctionnements souhaités, de répartitions des rôles adaptés à un moment donné, à des circonstances momentanées.

La tradition sociologique issue des travaux de Michel Crozier a permis de valoriser avec bonheur les sociogrammes, pour visualiser et comprendre les interactions interindividuelles réelles, qui l’emportent sur les organigrammes figés. Mais comprendre n’est pas agir, et le sociologue n’est pas, a priori, un homme d’action : ni entrepreneur, ni politique.

Dès lors, les nouvelles formes d’organisations qui s’affranchissent à de nombreux niveaux de décision des relations hiérarchiques, sont les mieux à même de permettre l’agilité des entreprises, et la mobilisation des énergies.

Bien sûr, les relations qui naissent de ces organisations sont complexes. Certains liens hiérarchiques sont clairs, d’autres sont en pointillés. D’autres encore inexistants, puisque décrivant une « co-existence » en théorie pacifique.

A ceci près que la vie des entreprises et des organisations génère inévitablement des tensions entre groupes sociaux, entre individus : des objectifs antagonistes, des approches différentes, des ambitions concurrentes, des résistances aux changements, conscientes ou inconscientes…

« Et la confiance, bordel ? », mais aussi les contributions !

La multiplicité de ces tensions génère une inévitable complexité. La tentation autoritaire revient alors en force, et trouve alors un allié dans la tradition cartésienne nationale : pour résoudre la complexité, il « suffit » donc de trouver l’organisation idéale, le chef omniscient et partant, omnipotent…

Les recherches et l’expérience de chacun le démontrent pourtant : on ne « résoud » pas la complexité, pas plus que le « brouillard de la guerre », fut-elle économique. On s’y adapte. Et en la matière, c’est parce qu’on partage des objectifs communs, basés sur une « vision », des « valeurs » ou toute autre « ambition » commune, et que l’on sait « mieux travailler ensemble » que l’on se donne des chances de réussir ensemble, en tirant profit de toutes les ressources disponibles, par nature rares.

Mais encore faut-il prendre la peine d’expliciter cette vision, ces valeurs, cette ambition. D’établir des habitudes de travail en commun, de construire des synergies et de nourrir la confiance mutuelle, qui donnera une véritable résilience individuelle et collective face aux difficultés. Cette confiance que décrivent avec talent les contributeurs à l’ouvrage récent de l’Institut Montaigne. Mais la confiance n’est pas un pari, c’est une production dérivée des contributions collectives.

Et puis, au quotidien, il faut aussi adopter et faire vivre des postures et des pratiques de facilitation de l’émergence d’idées, de projets. Et garantir leur mise en œuvre, en synergie, au profit de tous et de chacun.

Les débats actuels autour de « l’efficacité » du « design thinking » sont une illustration parmi d’autres de la difficulté à faire travailler ensemble les différentes fonctions de l’entreprise, ou les différents groupes d’une société. Les « experts » méprisent les productions de ces nouveaux « groupes de parole », où des Monsieur Jourdain remettent en cause les savoirs acquis. Et des ayatollahs d’une « participation » mal perçue y voient une bonne façon de prendre leur revanche sur ceux qui ne reconnaissent pas leurs talents, souvent localisés autour l’intelligence émotionnelle quand les « dirigeants » ont fait prévaloir, tout au long de la sélection imposée par le système éducatif français, leur intelligence conceptuelle.

Et si la vie de l’entreprise, la vie de la société, étaient autre chose qu’une lutte des classes, des expertises, des pouvoirs ? Et s’il fallait en fait, retrouver le goût et la pratique du vivre et travailler ensemble ?

Dans notre société post-taylorienne et notre monde en réseaux, on ne peut imaginer que les hommes s’alignent comme l’ont fait les chaines de production, et obéissent aveuglément aux « chefs » et aux « procédures ». C’est pourquoi la pratique du « leadership partagé » n’est pas une mode fugace, mais bien une nécessaire adaptation des fonctionnements collectifs, propre à animer efficacement toutes les dynamiques sociales. Une nouvelle forme de « socio-dynamique ».

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Rédigé par Kaqi

Publié dans #Management, #Transformation 3.0

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Publié le 10 Septembre 2013

Derrière ce vocable managérial, et donc suspect en France, se cache tout simplement la capacité à travailler avec les autres. Apparemment une vraie difficulté « culturelle », que ce soit pour nos politiques comme dans beaucoup d’entreprises.

 

Sur le plan international, de multiples facteurs de repli

 

L’actualité internationale illustre la difficulté des représentants politiques de notre pays à accepter une décision collective (associer le Parlement, trouver un point d’accord avec nos alliés…).

 

Simple tactique politico-médiatique à usage interne, tradition monarchico-gaullienne,  prégnance de la vocation « universaliste » héritée de la fin du XVIIIe siècle, enjeux internationaux trop sensibles pour oser les partager, ou mélange de tout cela ?

11.04-Hollande-bashing-L-Express-Le-Point-460-300_scalewidt.jpg- dans un contexte politique interne tendu, et avec le précédent réussi de l’intervention au Mali, la tentation peut être grande d’envoyer nos soldats – en dépit d’une réduction continue de leurs moyens et grâce à un dévouement sans faille et silencieux  - pour gagner quelques points de popularité ;

- le système présidentiel français confère légalement une autorité sans équivalentdans d’autres démocraties à une seule personne, sans beaucoup de contre-pouvoirs. Consciemment ou inconsciemment, le Président peut donc être convaincu de sa « responsabilité » personnelle. Légalement, oui… mais légitimement ?

 - les déclarations du Président de la République et d’autres responsables politiques, de la majorité ou de l’opposition, font référence à des principes « sacrés », des valeurs « universelles », des responsabilités « particulières » – sans toutefois les énoncer. L’affirmation de cette « responsabilité particulière » doit-elle justifier la prééminence du point de vue ? En particulier lorsque les principes sont affirmés pour parfois dissimuler d’autres enjeux moins « nobles » ?

- car la politique, en particulier sur le plan international, ne peut être confondue à la morale. On défend des intérêts, on fait respecter des engagements, on ne « punit » pas – sauf lorsque la politique se confond avec une morale, quelle soit « religieuse », au sens des religions assumées, ou « laïque » lorsque cela est moins clair. Mais les démocraties occidentales séparent normalement ces deux aspects : on défend des points de vue, étayés par des convictions, et on respecte l’autre, car il ne s’agit pas d’un combat entre le « bien » et le « mal » mais de débat, jusqu’au désaccord assumé.
43764_gaz.jpgEt dans le cas syrien, assume-t-on vraiment, au-delà d’un grand jeu entre russes et américains qui rassure intellectuellement des élus ayant grandi dans le monde de la guerre froide et souvent totalement démunis de compréhension de notre monde multipolaire, la prise en compte des enjeux énergétiques, par exemple,  mais aussi politico-religieux, qui mettent notamment aux prises l’Arabie Saoudite, l’Iran et le Qatar, si présent en France ?

 

Une autre option pourrait être la gloriole traditionnelle de notre pays – d’autres parlent d’orgueil -, mais ce trait de caractère collectif touche un peu à la caricature.

Il est enfin une dernière hypothèse, non exclusive de toutes les autres, qui touche à la psychologie collective. En situation de crise, face à un contexte très hostile – la France, qu’on le veuille ou non, perd sa place sur le plan international, que ce soit diplomatiquement, culturellement ou économiquement -, le réflexe involontaire le plus habituel ne conduit pas à affronter la réalité à bras le corps, mais à le nier. De bonne foi. Ce que les psychologues dénomment « répression » ou « suppression ».

 

Et dans le monde du travail, aussi

 

Les études « culturelles » montrent que, parmi les peuples du monde, les Français sont particulièrement « politisés » : indépendamment de leur participation effective aux élections, la « politique » fait partie des sujets de discussion les plus émotionnels.

On peut donc aisément formuler quelques parallèles entre les observations faites sur les postures françaises sur le plan international, et les situations rencontrées dans le monde du travail (que ce soit dans les entreprises ou les organisations publiques et para-publiques).

 

En France, le « management » a plutôt mauvaise presse – on parle de « lost in management », de « livre noir du management », d’ « illusions du management ». On préfère évoquer la gestion, le leadership, voire même les « chefs » (ce qui est affligeant lorsque cette aspiration, voire cette revendication est formulée par un responsable pédagogique, et donc impliqué dans la préparation de l’avenir de cadres d’entreprises…).

La distinction entre management et leadership occupe des bibliothèques entières, et des débats passionnants – en tous cas dans le monde anglo-saxon, décomplexé dans ce type de débats d’idées appliquées au monde du travail.

Alors, puisque le vocable « leadership partagé » apparait, il peut être fécond pour s’insérer dans le schéma intellectuel national tout en ouvrant sur ces questions cruciales au « mieux travailler ensemble ». On rassure ainsi les admirateurs de « chefs » - pour qui le leadership ne peut être que charisme -, mais on ouvre le débat, on entrebâille des fenêtres de pensée et on trace des pistes d’action. On fait grandir.

 

De quoi s’agit-il ?

leadership-partage-11-512x240.jpgSi on comprend le « leadership » comme la capacité à formuler une vision, un objectif, et à entraîner les équipes dans un contexte souvent changeant, parfois « chaotique » comme l’est le monde, le « partage » de cette compétence et pratique a plusieurs conséquences, tant philosophiques qu’opérationnelles.

- Il s’agit notamment de croire en l’intelligence collective : on est plus intelligent à plusieurs que tout seul… Dans un pays dont les dispositifs pédagogiques formatent des générations successives à la compétition – de la meilleure école à la meilleure prépa pour arriver à la « botte » de la « meilleure grande école », afin d’obtenir le « meilleur poste » et graver sur sa carte de visite, jusqu’à la fin de sa vie, ce concours tant estimé, ce n’est pas gagné !

 - La tradition cartésienne de notre pays (« Descartes, inutile et incertain », comme l’écrivant joliment Jean-François Revel) ne dispose pas non plus à l’acceptation du point de vue des autres, en particulier lorsqu’il ne s’inscrit pas dans sa propre « rationalité » - et donc la seule possible, ou en tout cas, la seule vraiment « rationnelle ».

 - Si le leadership, c’est aussi donner du sens à une dynamique collective, le leadership partagé doit s’appliquer à l’élaboration d’un projet commun, fondé sur des valeurs communes. C’est un travail de fond. Et s’il est une autre caractéristique des relations de travail en France, il s’agit de la place unique du « pouvoir » (collectivement, entre « classes » ou « castes », et individuellement, entre pouvoir formel et pouvoir informel).

 Alors qu’ailleurs, le monde universitaire explore aussi les autres facteurs d’influence au travail, les relations sociales professionnelles sont examinées trop souvent exclusivement en France au regard des enjeux de pouvoir : « le prochain poste, combien de collaborateurs sous mes ‘ordres’, et/ou quel budget  à ma signature ? ».

 Alors, quand on a le pouvoir, ou quand on le cherche, et quoiqu’il en soit, dès lors qu’on raisonne uniquement en termes de pouvoir, à quoi bon « perdre du temps » et surtout pourquoi exposer ses aspirations profondes, au risque de décevoir ou effrayer. Au pire, on sacrifie à la mode communicationnelle en faisant du changement justifié par ses propres enjeux un spectacle, superficiel lorsqu’il n’est pas manipulatoire.

Unknown-copie-2.jpeg - Le leadership partagé, c’est enfin « mieux travailler ensemble », tisser du lien entre les acteurs, au-delà des silos, des attributions, voire même des structures, lorsqu’on ose se projeter dans l’ « entreprise élargie ». Comme l’on très pertinemment exprimé Yann Algan et Pierre Cahuc il y a quelques années, la France est devenue une « société de défiance » - l’échec à prendre véritablement en compte ce qu’Alain Pierrefitte décrivait il y a près de vingt ans comme le « tiers facteur immatériel ». Comment donc travailler ensemble, si l’on ne perçoit pas la nécessité de construire la confiance qui, on le sait, « ne se décrète pas ». On est souvent bien loin, alors, des enjeux de l’intelligence émotionnelle, relationnelle, et des « soft skills » pourtant promus très largement ailleurs, y compris dans les meilleures écoles d’ingénieurs – hors de France.

 

 

Pourtant, sous des influences diverses, le contexte des entreprises rend nécessaires le leadership partagé, la collaboration efficace (et pas seulement la coopération), entre organisations et entre individus.

- Influences « sociétales » tout d’abord, et pas seulement sous l’effet de « nouvelles générations », X, Y ou Z… L’information circule, le système éducatif entraîne de plus en plus de jeunes à jouer avec les idées, se familiariser avec les concepts, se préparer à d’éventuelles responsabilités – même si le marché réel du travail les fait rapidement déchanter -, les réseaux sociaux et les pratiques médiatiques facilitent, habituent et encouragent à la « participation »… Et il faudrait que, dans le monde du travail, tout cela s’arrête ? Ou se limite, comme dans la « démocratie participative » vantée ici ou là, à une fonction en fait « consultative » ? La déception entraîne alors la révolte, ou la fuite (au moins morale lorsqu’elle n’est pas physique), au détriment du succès du projet collectif, et au prix de gâchis immenses, pour l’entreprise comme pour les individus.

 - Influences « organisationnelles » aussi, avec des mouvements divers mais confluents. Mondialisation, tout d’abord, et rationalisation des structures sous l’effet de la crise économique, qui fusionne les organisations et oblige des équipes auparavant concurrentes à partager un même avenir. Agilité aussi, avec des logiques de « start-up », de « free-lance », d’entreprises « élargies », pour s’adapter au marché en échappant à la bureaucratie, ou tout simplement pour gagner sa vie. Et structures matricielles, enfin, qui visent à installer un mouvement permanent de balancier entre fonctions expertes et centres de profit, dans une logique d’ « équilibre des pouvoirs » consubstantiel à la tradition démocratique anglo-saxonne mais si étranger à l’approche monolithique française…

 

 

La France en échec ?

 

Sur le plan politique, la transformation culturelle et institutionnelle française n’est pas achevée, et les options de sortie des structures communes exprimées de part et d’autre montrent que, devant la difficulté, la fuite est souvent privilégiée. Parfois à raison, mais à condition qu’il ne s’agisse pas d’un abandon funeste.

Pour sortir de la crise, les entreprises françaises – ou les structures françaises des entreprises mondialisées – n’ont pas d’autre choix que celui de s’adapter, de changer. La « croissance » ne reviendra pas nous bénéficier, au nom de notre « vocation universelle » ou de nos « atouts uniques ». Dans un monde concurrentiel, il n’est pas de place durable pour les « passagers clandestins », qui bénéficieraient du travail des autres.

L’adoption des conséquences mentales et pratiques du « leadership partagé » est une des clés d’une agilité et d’une dynamique retrouvées, ou à conforter. Les résistances sont plurielles, et diverses selon les origines, les formations, les fonctions (nous avons réalisé l’année dernière une étude révélatrice sur ce thème, en France et en Europe, auprès de plus de 200 professionnels).

C’est sans doute une transformation « culturelle », à moyen et long terme. Mais les premières actions peuvent être menées rapidement. Et ça, c’est rassurant.

 

 

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Rédigé par Kaqi

Publié dans #Social change, #Transformation 3.0

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Publié le 29 Mars 2011

Dans sa première intervention devant les médias jeudi dernier, notre nouveau Ministre de la défense, Gérard Longuet, a évoqué, en faisant référence à des "écoutes", la fragilité du moral de l'entourage du colonel Kadhafi face à l'offensive militaire alliée.

Cette référence explicite au "moral" des chefs libyens est particulièrement intéressante.

La "guerre psychologique" n'est en effet pas une nouveauté dans l'arsenal militaire et politique, même si elle s'est institutionnalisée au travers des "PsyOps", avec la Révolution dans les Affaires Militaires qui a accompagné les transformations des armées occidentales de l'après mur de Berlin.

Mais alors que les médias évoquent plus souvent des volumes d'interventions aériennes, ou vantent la supériorité de la technologie, cette référence explicite au "facteur humain" est originale, en particulier lorsqu'elle concerne l'adversaire.

La question est de savoir si c'est l'expression de la sensibilité particulière d'un homme, de culture moins technocratique que ses prédécesseurs, ou s'il traduit, en la ressentant dès sa prise de poste, une nouvelle culture de l'institution militaire, qui prendrait de plus en plus en compte dans les approches opérationnelles le "facteur humain", et pas seulement pour ses propres forces, ou pour en réduire la fragilité, dans des armées numérisées et connectées.

En tous cas, c'est aussi un message pour les managers du monde civil, qui peuvent ainsi se dire que, dans le monde a priori le plus accoutumé à "l'exécution", la cohésion d'une "équipe de direction" peut être identifiée comme un facteur majeur de risque - et donc a contrario, de succès.

Plus que jamais et en toutes circonstances, le "management non hiérarchique" et l'animation managériale sont des compétences clés au service des performances.

Nous n'irons jamais aider Kadhafi. Mais nous pouvons vous aider...

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Rédigé par Kaqi

Publié dans #Management, #Transformation 3.0, #CIMIC

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