Innover en plein chaos

Publié le 11 Janvier 2021

Innover en plein chaos

Paru en 2020 sous la plume de Jean-Baptiste Colas, officier de l’armée de terre affecté à l’Agence de l’Innovation de Défense, « Innover en plein chaos » est un petit livre dense mais bien conçu, et une belle illustration des nécessaires échanges entre les mondes militaire et civil.

 

L’innovation est une qualité et une pratique indispensable au monde militaire, lancé dans l’éternelle course entre le glaive et la cuirasse… Et le chaos, tel qu’il est habituellement perçu, est une caractéristique paroxysmique des conflits. Quel assemblage prometteur donc, que le titre de ce livre agréable à lire (et plein de gourmandises pour les « fanas mili »), puisque structuré en chapitres courts, illustrés de « cas pratiques » militaires, des plus anciens (Ramses II) aux plus récents (les attentats de 2015).

Les propos qui l’encadrent sont aussi flatteurs puisque la préface est de Cédric Villani, le fameux mathématicien, et la postface d’Emmanuel Chiva, directeur de l’agence d’innovation de la Défense.

Alors, si les curieux des affaires militaires y trouveront leur compte (mon attention ayant été appelée sur ce livre dans le podcast « Le Collimateur » de l’IRSEM), pourquoi le recommander aussi aux lecteurs plus « civils » ?

Tout d’abord parce qu’il exprime, sous une forme originale, des concepts que les praticiens du changement et de l’innovation reconnaitront, même s’ils en sont familiers sous d’autres termes. Et aussi parce qu’il témoigne de la fécondité des échanges entre mondes militaire et civil, en particulier lorsque les crises s’étendent à tous les domaines de la société…

 

Attracteurs étranges

Ce livre fait réfléchir. Il fait sourire aussi.

Par exemple quand Cédric Villani cite le grand mathématicien Henri Poincaré, pour illustrer la fulgurance de la pensée innovante. Car Henri Poincaré est aussi à l’origine de la « théorie des trois corps »qui posait, au tout début du 20e siècle,  les bases de l’imprédictibilité des systèmes physiques et, par là, de ce qui allait devenir la « théorie du chaos »[1] : une dynamique inspirante, à la fin des années 80, autour de ce terme parfois fourre-tout, de la complexité, de l’imprédictibilité, des fractales…

De même quand Emmanuel Chiva affirme « le chaos, c’est la sensibilité à la rupture ». S’il fait sans doute référence, à travers cette formule, aux « bifurcations » des systèmes complexes, dont certaines peuvent conduire au chaos loin de l’équilibre, le chaos, c’est aussi la « sensibilité aux conditions initiales ». Le battement de l’aile du papillon, ou le clou défectueux du fer du cheval qui fera l’échec de la manœuvre militaire …

Peut-être ce livre aurait-il aussi mérité quelques références aux approches scientifiques du « chaos », au-delà de l’acception courante. Qui auraient notamment permis d’appuyer la réflexion sur la prise en compte, dans le chaos, des « attracteurs étranges » : des champs des possibles dans lesquels la prédictibilité précise est impossible, mais qui sont des espaces d’équilibre féconds, aux frontières du chaos. Des espaces de désordre libérateur, créatif, mais sûr. Et tellement harmonieux, d’ailleurs, qu’on ne peut être que frappé par l’esthétique des représentations numériques aisément consultables. Des formes que l’on retrouvera, aussi, dans le monde du vivant en observant le ballet auto-organisé des vols d’étourneaux ou de poissons. Sans doute ce que Jean-Baptiste Colas souhaite appeler des « blocs d’opportunité ».

A l’opposé de ces attracteurs étranges dans lequel domine les équilibres instables – caractéristique de la vie -, règne le chaos anarchique auquel les approches purement linéaires, têtues et orgueilleuses, conduisent lorsqu’elles sont confrontées aux contextes complexes, faute d’y être adaptées. Perseverare diabolicum, on le verra…

 

Un chaos créateur ?
Dans le langage courant, le chaos est souvent assimilé au désordre. Mais l’auteur distingue heureusement deux types de chaos : le chaos destructeur, certes, que les guerriers rencontrent parfois, mais aussi le chaos créateur, qui peut être à la source de la créativité et de l’innovation, pour peu qu’on veuille bien l’accueillir.

Cette acceptation positive d’un terme a priori honni d’organisations rigoristes, programmatiques, est une des affirmations centrales du Commandant Colas, dont on devine peut-être les premières frustrations du jeune officier enthousiaste, déjà confronté à la lourdeur des procédures d’une institution parfois bureaucratique, et qui aimerait parfois un peu plus de désordre créatif…

Mais le chaos est-il « créateur », ou seulement une réalité qui oblige à « faire avec » ?

Pour y réfléchir, on trouve dans ce livre de nombreuses propositions qui vont dans le sens de la liberté d’action, de l’acceptation du désordre, de l’imprévu.

Comme « ne pas épuiser ses ressources dans une volonté de contrôle absolu », oser l’antagonisme, privilégier le sens pratique… mais aussi « arrêter de croire que l’innovation porte en elle-même l’énergie du changement », et donc accompagner aussi les facteurs humains. Autant de principes d’action évoqués que l’on retrouve, dans les entreprises innovantes, dans les nouvelles pratiques de conduite de projet, en rupture avec le « lean » de la production post-taylorienne.

Car s’il manque un petit quelque chose dans cet ouvrage, ce sont les parallèles que l’on pourrait faire avec ces nouvelles méthodes nées dans le monde numérique, et qui sont désormais porteuses d’innovation radicale dans d’autres domaines, y compris dans le monde industriel et des projets complexes.

Citons par exemple le « minimum viable product ». Pour Jean-Baptiste Colas, « se libérer de l’impossible, c’est faire le premier pas, même imparfait ». Et en effet, à force de chercher la solution « parfaite », et faute de prendre des risques, on risque l’immobilisme. Innover, c’est se lancer, même avec une solution imparfaite, à améliorer. Comme ce fut le cas de Roland Garros, et de sa mitrailleuse pour avion.

Cette approche en rupture avec celle des projets classiques est celle de nombreux

outils informatiques, d’applications parfois sortis imparfaites mais dont les mises à jour rapides permettent la régulation des défauts, au fur et à mesure de leur identification, souvent par les utilisateurs eux-mêmes. Et qui permettent d’arriver sur le marché à temps – de répondre à ce que les militaires appellent une « time valuable target ».

 

S’affranchir des procédures ?

Innover, c’est même aussi s’affranchir des règles, des procédures (qui souvent explicitent une solution « idéale », sans faiblesse).

Alors bien sûr, on ne le fera pas facilement avec une installation vitale. Mais quand cette installation est sous une menace mortelle imminente, n’est-il pas justifié de prendre un risque, d’adopter une solution, même imparfaite, voire non conforme aux « procédures » ?

Comme on le lit, l’histoire est pleine de ces exemples de ces « désobéissances » qui ont permis de sauver la situation, alors que le respect des « procédures » auraient conduit à l’échec. Et l’ouvrage donne quelques exemples, comme la charge de Murat à Aboukir. Que l’on peut comparer, dans le monde civil, à l’initiative de « Sully » au-dessus de l’Hudson.

Dans cet ordre d’idées, l’auteur rappelle aussi l’audace de Leclerc à Koufra, de sa vision, de son courage, de son « leadership », au service des armes de la France…

Mais dans l’organisation d’alors, il était plutôt libre (on pourrait même pu dire « isolé »), à la tête de ses troupes. Et son courage, sa témérité, avaient pu s’exercer sans réel obstacle, si ce n’est évidemment celui de l’ennemi. Aurait-il pu mettre en œuvre ce même « leadership », cette capacité d’initiative, dans un contexte plus structuré, plus bureaucratique, plus normé ?

J’avais noté, il y a quelques années, qu’Airbus avait installé son organisation la plus innovante, Acubed, chargée d’imaginer l’aviation du futur, en Californie… Certains pouvaient penser qu’il s’agissait d’un effet de mode, dans la Silicon Valley… Mais en 2015, ce n’était plus une « mode ». Était-ce en raison de contraintes réglementaires moins rigides, qui permettaient d’expérimenter plus librement drones et propulsion humaine ? Peut-être. Mais on ne peut écarter aussi que, loin des états-majors et des règles « corporate », certains considéraient qu’il serait plus facile de « sortir du cadre », et donc d’innover vraiment, en prenant des risques…

 

L’anti-consensus

Cette question du « leadership » est évidemment centrale dans l’ouvrage du jeune officier supérieur. C’est la question du « chef ».

« Innover relève au départ de l’anti-consensus ». Là encore se trouve la question de la décision dans une organisation complexe, hiérarchisée, normée. Qui commande ? Qui prend le risque ? Qui endosse la responsabilité ?

L’éthique du soldat apporte des réponses claires à ces questions. Mais le militaire est à la fois soldat et fonctionnaire, et le « chef de guerre » doit aussi évoluer dans une organisation normée, bureaucratique.

On pourra évidemment en la matière, puisqu’il s’agit d’innovation, se référer à l’épistémologie, et notamment à la « structure des révolutions scientifiques » de Thomas Kuhn (que l’on complètera nécessairement par « Beyond structure », qui tord le cou aux utilisations idéologiques de son premier ouvrage).  Est-il possible d’innover vraiment, de réussir une « innovation profonde » lorsque ses présupposés sont minoritaires ?

Les exemples d’opérations militaires du livre, comme les thèses de Kuhn, et bien sûr tant d’exemples de succès dans les entreprises, le démontrent : il est possible d’innover dans une grande organisation lorsqu’il existe suffisamment de degrés de libertés. Ou que l’on est suffisamment longtemps « sous les radars » pour ne pas provoquer ni de jalousie, ni d’intérêt des « bureaucrates », jusqu’au moment où l’innovation est incontournable : le moment de la « révolution scientifique » kuhnienne.

Innover, c’est aussi, pour Jean-Baptiste Colas, combattre la persistance dans l’erreur, résister à l’aversion à la perte. C’est donc accepter de « tout recommencer » pour sortir de son cadre habituel. C’est donc, pourrait-on dire, « changer de paradigme ».

On pourra faire là le parallèle avec les approches de la résilience organisationnelle, mises en œuvre dans des contextes complexes, à enjeux vitaux, comme les opérations militaires…

Selon ces théories et pratiques, et à l’opposé de celles qui, face à des menaces simples, linéaires, l’objectif est moins d’empêcher, en vain, les dégâts que d’assurer la pérennité de l’organisation. Accepter de prendre des coups, mais continuer le combat. Perdre des batailles, peut-être, mais vaincre in fine - et pas à la Pyrrhus – pour assurer la mission et la pérennité de la nation. Des approches qui s’inscrivent dans le paradigme de l’acceptation de la complexité, plutôt que dans celui d’un vain contrôle.

 

La nécessité du travail collaboratif

Enfin, cette confrontation à la complexité, et au chaos, c’est aussi la nécessité du travail en équipe, des pratiques collaboratives, à l’opposé de la tentation verticale.

S’inspirant de Machiavel, l’auteur rappelle qu’il ne faut « surtout pas chercher à s’enfermer à l’approche du danger. Encore moins vis-à-vis du ‘peuple’ qui représente en innovation l’usager de la nouveauté »… Le point de vue de l’usager, l’approche utilisateur, là encore un point clé des nouvelles conduites de projets agiles (pas la mode de l’agilité dévoyée, les vrais principes du manifeste agile). Et le travail en équipe, évidemment, comme le rappelle Jean-Baptiste Colas qui attribue à Thomas Edison la création du premier FabLab : « une culture du travail en équipe qui permet de créer plus efficacement grâce à la complémentarité des talents ». Y compris en acceptant la confrontation, la friction comme « source d’opportunités et donc de nouveautés ».

Avec ces deux points de l’ouverture et du travail en équipe, toute référence à une gestion de crise récente ne serait sans doute qu’accidentelle…

Pour évoquer une autre source d’inspiration, le fondateur de la sociodynamique, Jean-Christian Fauvet, avait décrit une typologie d’organisations propres à cette capacité d’initiative, et donc d’innovation, dans un ensemble plus vaste, plus solide : les organisations « holomorphes ». Une idée qu’exprime avec ses mots l’auteur, en faisant référence à l’organisation des forces spéciales. Pour prévenir la défiance entre équipes et conserver la cohésion d’ensemble : un « choix d’équipes, indépendantes mais en réseau ». Un modèle d’organisation éprouvé, donc, par les guerriers comme par les entrepreneurs.

Tous les principes évoqués ne sont que des exemples de ceux exprimés dans cet ouvrage à découvrir donc, pour tous les types de lecteurs.

Car en s’appuyant sur des exemples militaires confrontés, au-delà du « brouillard de la guerre », à des situations « chaotiques » pour promouvoir les atouts des approches fluides, complexes, Jean-Baptiste Colas formule un plaidoyer efficace pour des pratiques innovantes en direction d’un univers culturel pas toujours prêt à accepter le « lâcher prise ».

Une caractéristique que d’autres environnements, dans le monde civil, partagent pleinement.

Bienvenue dans le monde du chaos !

 

 

Jean-Baptiste Colas

« Innover en plein chaos », Nuvis Editions.

 


[1] Aux curieux, je propose de considérer la fonction logistique : X(n+1) = a.Xn(1-Xn) qui décrit l’évolution d’une population au cours du temps et qui, en dépit de sa forme particulièrement simple, peut adopter, en fonction des valeurs de a, un comportement chaotique…

 

 

 

 

Rédigé par Kaqi

Publié dans #CIMIC, #Lectures, #Transformation 3.0, #Management

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