Une crise d'autorité ?

Publié le 14 Janvier 2021

Une crise d'autorité ?

Il est courant d’affirmer que les Français ont « un problème avec l’autorité ». Encore récemment, le chef de l’État affirmait que notre pays traversait « une crise d’autorité ». Et quand cette thématique ressurgit, dans l’espace public ou dans les entreprises, revient souvent la tentation d’un homme providentiel, et parfois d’un général… J’ai donc repris dans ma bibliothèque deux ouvrages relatifs à l’obéissance. Deux publications issues du monde militaire.

 

Dans « Désobéissance » (paru en 2019 aux éditions de l’École de Guerre), Alexandre Tachon, officier de marine, ouvre une exploration courageuse et passionnante de ceux qui ont fait le choix de la « France Libre », et de ceux qui ont fait celui de « l’Algérie Française » (quelques-uns ayant fait les deux)… pour ouvrir à chacun le champ de l’introspection : « et moi, qu’aurais-je fait ? », et poser la question des dilemmes que rencontrent souvent les hommes d’action, au moment d’une décision cruciale.

Le deuxième ouvrage est le numéro 24 de la revue Inflexions, édité en 2013 par l’Armée de terre et intitulé « L’autorité en question : obéir-désobéir ». Ses auteurs, comme le veut l’objet de la revue, sont divers, civils et militaires. Et ils interrogent la question au travers de prismes variés, complémentaires, passionnants aussi, et pas seulement pour les amateurs de questions militaires. On y parle notamment d’actions guerrières, bien sûr, mais aussi de testostérone, d’éducation, de droit, de management, de religion…

 

Légalité et légitimité

La question relative à l’obéissance qui se pose souvent, dans le cadre public de nos sociétés démocratiques et donc fondées sur un « État de droit », est celle de la relation entre « légalité » et « légitimité ». Une réflexion formalisée notamment par Carl Schmitt, en 1932, en Allemagne. Dois-je obéir aux règles établies, ou à ma conscience ? On la retrouve bien sûr dans les deux ouvrages, et en particulier à propos de la judiciarisation croissante de nos sociétés, de nos organisations, de nos actions. Y compris lorsque la vie et la mort sont à l’ordre du jour.

En opérations militaires, la question se pose avec acuité comme au cours des événements évoqués par Alexandre Tachon. Et aussi dans l’urgence des combats. Dans ces situations extrêmes, les chefs militaires, même s’ils y sont préparés, doivent faire appel, sans délai, à leur capacité de décision. Concilier le droit et la violence avec, parfois, la mort donnée ou reçue.

Dans un autre domaine, plus proche de nos vies civiles, ces situations rappellent, bien sûr, que beaucoup de décisions gouvernementales, comme celles prises face à la crise sanitaire, et pas seulement dans notre pays, sont toujours influencées par les risques (avérés) de plaintes. Et que lorsqu’un décideur public doit mettre dans la balance sa liberté personnelle et la liberté de circulation ou d’entreprendre des autres (avec d’autres paramètres bien sûr), le choix de la « précaution » peut naturellement prendre un avantage sur celui du risque.

 

Leaders et suiveurs

Mais la question de l’autorité, et de l’obéissance ou de la désobéissance qui en découle, n’est pas seulement juridique. Elle est aussi psychologique, y compris jusque dans des extrémités pathologiques, comme le décrit si bien le psychothérapeute (et maître d’armes) Pascal Aubrit dans l’article « Le conformiste et le complotiste », publié sur son blog.

Longtemps, j’ai considéré que les « suiveurs » des régimes autoritaires, ou des managers « verticaux », dans le monde de l’entreprise, étaient motivés par l’espoir qu’ils pourraient tirer bénéfice de ce même pouvoir unidirectionnel – membres d’une cour, d’une caste, d’une nomenklatura… Mais cet article décrit un autre profil, celui du conformiste : « dénué de capacité à exercer son sens critique, se vivant comme trop fragile pour contester ou discuter la parole d’autrui, le ou la conformiste se soumet donc, pour le meilleur et pour le pire ».

Dans une situation d’incertitude absolue, certains préfèrent donc s’en remettre aveuglément à celui ou celle qui leur apportera des certitudes, même mensongères. Peut-être pourront-ils d’ailleurs, en cas d’échec, trouver là un autre coupable qu’eux-mêmes et on pourrait ouvrir là la question de la responsabilité, que Mathieu Laine aborde sous l’angle de l’« infantilisation »[1].

Mais à la décharge de ces « conformistes », les neuro-biologistes affirment que nous ne sommes pas tous égaux devant l’incertitude. Face à cette souffrance perçue, le choix de « suivre » serait donc, pour certains, « rationnel ».

 

L’héritage (pesant) du XIXe siècle

Les décideurs publics, en tous cas en France, et certains homologues dans les entreprises, sont imprégnés du modèle d’autorité wébérienne, bien que celui-ci date du XIXe siècle et de la société taylorienne : des organisations rationnellement pensées par des bureaucrates et des « hommes-machines » exécutant des ordres précis, pour s’insérer dans une organisation « scientifique » du travail. Une similitude des temps que rappelle François Cochet  dans Inflexions: « le ‘dressage de la troupe’ (…) s’inscrit dans un moment où on parle aussi du ‘dressage de l’ouvrier’.(…) On peut alors parler d’une démarche de contrainte visant à ‘dresser’ les ouvriers aux rythmes de la production industrielle ». Tout parallèle de ce « dressage » et de l’organisation scientifique du travail avec des listes imaginées pour prescrire les horaires et circonstances de sortie des « administrés », celle des articles « essentiels » ou des secteurs « touchés par la crise » (et ceux qui ne le seraient pas) serait bien entendu fortuit…

Dans ce référentiel mental, le pouvoir provient de trois sources : la tradition (chez nous monarchique, verticale...), légale (la force du droit, et la bureaucratie qui l’applique), charismatique (l’homme providentiel, le « chef », le bateleur ou l’enfant prodige…). Une « trilogie », rappelle André Thiéblemont, qui « selon l’interprétation de Raymond Aron, ne recouvrait pas des types d’autorité mais des types de ‘domination légitime’ d’un régime politique ».

Et Alexandre Tachon reprend une formule du cardinal de Richelieu pour distinguer les deux types de pouvoir, et en y reliant l’autorité : « le pouvoir légal, celui de l’autorité, et le pouvoir légitime, celui de la raison. (…) Sur le plan individuel et militaire, le chef doit avoir les galons (pouvoir légal) et le charisme (pouvoir légitime). » On y ajoutera la tradition de l’institution militaire pour retrouver le triptyque habituel.

Mais pour Armel Huel et Jean-Claude Quentel (dans leur article d’Inflexions), l’autorité relève plutôt de la légitimité, et aussi de l’éthique. Alors, l’autorité : légale ou légitime ?

On trouvera dans ces différences de point de vue une nouvelle illustration de la complexité de cette tension entre légalité et légitimité, selon qu’elle soit vécue par des praticiens (le soldat) et par des chercheurs (un psychologue et un sociologue). En tous cas, on trouve toujours ce bipôle auquel s’accroche, d’une façon ou d’une autre, le pouvoir de la tradition…

Et le fait que, pour tous, l’autorité est le sujet d’un individu quand le pouvoir est celui d’un système, d’une organisation.

A cette vision très mécaniste du pouvoir qui impose, on peut préférer celle offerte par Hannah Arendt, formulée dans la deuxième partie du XXe siècle.

Pour elle, les « leaders » n’existent que parce qu’ils ont des « suiveurs ». Le pouvoir n’est pas que domination, exercée ou subie. Il est avant tout relation. Il n’est donc pas individuel mais collectif. Et ses modalités responsabilisent, elles engagent l’ensemble des acteurs. Il n’y a donc pas de « victimes » du pouvoir mais ceux qui acceptent une place dans un dispositif relationnel, quelqu’elle soit. Et ceux qui refusent de « jouer », qui récusent la relation. En agissant contre l’autre, ou bien en agissant « sans », ailleurs, comme l’exprime la définition de l’antagonisme en sociodynamique. Une piste que des « décideurs » qui regrettent l’absence d’engagement des parties prenantes (et donc la relation que ceux-ci leur consentent) devraient prendre en compte.

C’est d’ailleurs ce dilemme qui est décrit dans « Désobéissance ». Celui que rencontrent ceux qui ne se retrouvent pas dans le modèle wébérien, rassurant certes, mais inapplicable aux situations complexes. Et qui, forts de leur « leadership », de leur légitimité, et sans doute de la part de tradition qu’ils portent, choisissent de ne plus « suivre ».

Car « l’autorité, dans l’entreprise comme ailleurs, implique une relation dissymétrique d’obéissance acceptée comme légitime » (Jean-Pierre Le Goff)

Une autorité qui ne s’inscrirait donc que dans un système hiérarchique, comme celui du monde militaire. Mais qui ne s’appuie pas seulement sur une « obéissance aveugle », déclinant la hiérarchie.

Dès lors qu’il n’y a plus de légitimité perçue, ils peuvent alors décider de « désobéir ».

 

L’autorité militaire

A l’heure de la mode récurrente de « généraux » qui incarneraient l’autorité, le retour à l’ordre, à la loi, au salut, je n’ai donc pu m’empêcher de penser à mon expérience du monde militaire.

En France et à l’étranger, j’ai côtoyé des soldats, des guerriers. Des bureaucrates aussi, des opportunistes parfois. Car le militaire est à la fois soldat et fonctionnaire. Il est aussi un individu sensible, avec ses émotions, ses forces, ses faiblesses… qui font son identité, son humanité. Pour le meilleur et pour le pire.

Et dans le cadre militaire, qui veut que l’on se pose, in fine, la question de la vie et de la mort, la sienne, celle des siens, celle des autres, cette question de l’autorité est clé.

Pour qui, pourquoi meurt-on ? Pour qui, pourquoi tuera-t-on ?  Par soumission ou obéissance ? Par conviction ?

Mon sentiment, c’est que ce n’est jamais pour un contrat d’engagement, pour un texte qu’on ignore parfois, en tous cas dans les détails.

C’est surtout pour l’idée que l’on se fait d’une nation, d’un pays, d’un idéal. Pour la confiance que l’on met en un chef, en des camarades de combat. Pour une mission qui en explicite les modalités, bien sûr, les points d’application. Pour un esprit de corps, une solidarité humaine, envers ses camarades, que souvent le hasard a donné mais que les épreuves communes ont révélés. C’est ce sentiment de la profondeur de l’engagement que j’ai retrouvé à la lecture de « Désobéissance ».

Enfin, la question de l’autorité dans le monde militaire ne concerne pas seulement ceux qui « obéissent ». Car si pour Arendt, l’autorité n’existe que parce qu’il y a obéissance hiérarchique (sans recours conviction, qui relève de l’égalité)… l’autorité, c’est aussi « la responsabilité de donner des ordres ».

Une responsabilité qui pèse sur chaque chef et qui, du fait de ce métier si spécifique, ne peut y échapper, et avec des enjeux terribles. De grandes différences donc, propres aux échanges fructueux, avec les décideurs du monde civil.

Enfin, comme l’expriment Armel Huet et Jean-Claude Quentel, si le chef ne jouit d’aucune

estime, « il n’aura à leurs yeux aucune autorité, bien qu’il soit en situation de pouvoir ». Ils parlent d’estime, ils parlent aussi de confiance. Là, un point commun entre chefs militaires et chefs civils…

 

L’autorité des experts ?

On le voit, l’autorité est bien différente des structures, des organisations, car elle relève des « facteurs humains ». Ceux des porteurs de l’autorité, et ceux de ceux qui les reconnaissent.

Dans Inflexions, Monique Castillo affirme qu’avec la destruction de la force morale de l’autorité, « on aboutit seulement à un paradoxe tragique qui consiste à préférer le pouvoir, parce qu’il est technique, à l’autorité, parce qu’elle est morale ». Constatant son échec d’autorité, il est donc naturel que le bureaucrate se réfugie derrière le pouvoir, et le cas échéant l’expertise. Le pouvoir de l’organisation, ou celui du « savoir ».

Sur ce point, l’article de Didier Sicard est particulièrement inspirant, et bien sûr dans le contexte que nous vivons.

« ‘J’ai suivi l’avis des experts’ dit le politique inquiet de ses responsabilités. La science déstabilise, l’expert rassure. C’est ce qui lui confère son autorité »… « Une autorité scientifique est tout sauf un pouvoir légitime. Elle est interrogation sur elle-même, reconnaissance de sa fragilité. Elle n’a d’existence réelle que lorsqu’elle accepter de discuter des conceptions contraires ».

Il y a les scientifiques qui, pratiquant le doute, explorent les connaissances, formulent des hypothèses (jusqu’à leur éventuelle réfutation, selon la pensée féconde de Karl Popper). Et puis il y a les « experts ». Un comité scientifique n’est donc pas, si on suit cette distinction, un comité d’experts. Il n’en a pas la « légitimité technique ». Et il doit donc se garder de formuler des certitudes, et de tenter d’acquérir du pouvoir pour ses membres, puisqu’ils ne peuvent avoir d’autorité. Et d’ailleurs, comme l’exprime Didier Sicard, « plutôt que de regretter l’autorité, il faut savoir rêver d’une intelligence collective qui percevrait les contradictions, accentuées par le vertige de la segmentation de la technique ». L’humilité et le travail collectif… de belles pistes. Car face à la complexité de certains enjeux, est-il possible d’être, seul, « expert » ?

 

L’enfer des règles

Lorsqu’il s’agit d’autorité, la question de l’expertise est liée à celle des procédures. Car faute d’autorité, qui implique une vraie relation avec l’autre, et donc une prise en compte de ses points de vue, l’expert a recours au pouvoir normatif : celui des règles et procédures qui s’appliquent avec la force de la loi.

Plus récent que les travaux incontournables de Michel Crozier sur cette question de la bureaucratie et de ses pratiques, « L’enfer des règles » est le sous-titre du troisième tome des « décisions absurdes » de Christian Morel, paru en 2018, qui propose une vulgarisation agréable des approches des « High Reliability Organisations » et de la « Resilience Engineering ». On trouvera, en langue anglaise, une multitude de livres et d’articles sur les conséquences néfastes de l’inflation des règles et procédures. Et chacun, dans son expérience personnelle, y compris dans celle de « l’Absurdistan », pourra en trouver des exemples.

La question de l’obéissance ou de la désobéissance dans le monde militaire est évidemment étudiée par Alexandre Tachon, dans des situations extrêmes.

Plus légèrement, on évoquera le cas de l’ours Wojtech, élevé au grade de caporal pour pouvoir passer les lignes pendant la deuxième guerre mondiale et continuer à servir en soutien des troupes, en dépit de la bureaucratie (merci aux animateurs du podcast Damoclès pour cette anecdote savoureuse). Et tout le monde, y compris dans le monde militaire, a expérimenté les coups de fil qui permettent de débloquer une situation, sur la base de la seule confiance (ou de l’expression d’une forme de reconnaissance de l’autre, de relation, et donc d’ « autorité »), lorsque la procédure est bloquée car trop longue, inefficace, inapplicable.

 

Pour qui, et avec qui travaillons-nous ?

Alors, pour nous qui ne sommes pas militaires, que pouvons-nous retenir de l’autorité, vue de ce monde si particulier (et de son environnement, puisque les articles cités sont principalement écrits par des civils) ?

Chaque lecteur fera son choix, voici quelques propositions.

Tout d’abord, nous suggérons aux thuriféraires des « généraux » de lire avec attention ce numéro d’Inflexions car, dans cet espace de réflexion de la pensée militaire, on trouve de multiples pistes rompant avec la caricature qu’ils portent, parfois avec sincérité. Et qu’ils se souviennent aussi que si sous-officiers et officiers progressent avec l’expérience et les compétences, les généraux sont nommés par le pouvoir politique (sur recommandation des armées, bien sûr, mais sans que ce soit une validation automatique, le livre du général Bentégeat « Les ors de la République » paru ces jours-ci, en témoigne).

Par ailleurs, si on peut parler de pouvoir politique, de pouvoir médiatique, de pouvoir économique par exemple, pour désigner un ensemble imprécis d’acteurs et d’organisations, on ne peut avec raison évoquer « les autorités ». Car ce terme d’autorité, décliné au pluriel, désigne des individus qui n’ont souvent de nom que leur fonction, et qui n’ont souvent que le pouvoir de celle-ci, faute d’avoir une autorité propre. « Les autorités » n’existent donc pas. Et celui qui dénonce la crise d’autorité témoigne donc de sa propre faiblesse/incompétence puisque si le pouvoir est organisationnel ou relationnel, l’autorité est individuelle.

Ensuite, si nous ne nous posons pas tous les jours, nous civils, la question de « pour qui meurt-on », nous pouvons légitimement nous demander, et en particulier en ces périodes de bouleversement, « pour qui et/ou pour quoi travaille-t-on ? ». Et avec qui. Car la question n’est pas de savoir à qui on se « soumet » – ou qui on « soumet ». C’est de savoir – et le cas échéant décider - avec qui on demeure en relation, et selon quelles modalités, avec quels objectifs.

Enfin, et parce que ce point est indispensable, il ne peut y avoir d’autorité sans bienveillance, si ce n’est d’amour. Une relation ne s’impose pas par la violence ou par la force. L’autorité non plus.


[1] Mathieu Laine, « Infantilisation », La Cité, 2021

Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management, #CIMIC, #Social change

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