Pas essentiels
Publié le 15 Janvier 2021
Au cœur du premier confinement, nous vous avions interrogés sur vos ressentis, vos projets, vos envies. A la rentrée de septembre, et avant de replonger dans ces périodes d’isolement, nous avions précisé ce questionnement en identifiant vos pratiques et perspectives quant au télétravail – une des modalités de nos vies, et pas seulement professionnelles. Voilà près d’un an de bouleversements désormais. Où en sommes-nous des réflexions sur nos « essentiels » ? Voici les miennes.
Le premier confinement a été un choc. Étonnamment bien vécu par beaucoup, et pas seulement par ceux qui bénéficiaient de mesures de soutien économique, ou d’une rémunération fixe, ou d’un traitement maintenu, et vivaient dans un cadre confortable. Dans la parenthèse climatique exceptionnelle d’un printemps radieux.
Après le choc de la sidération, cette période « si particulière » (terme désormais consacré) avait aussi permis à chacun – et en tous cas à ceux qui avaient accepté de prendre le temps de notre questionnement – de faire un point sur leurs vies. Personnelles et professionnelles.
Avec une envie pour beaucoup : trouver un meilleur équilibre entre les deux sphères – et le télétravail ouvrait cette porte à ceux dont l’activité était compatible. Mais aussi avec des manques très largement partagés : ceux des interactions sociales, familiales et professionnelles. Et des inquiétudes qui s’esquissaient, tellement prémonitoires.
L’été avait marqué, pour certains, le retour à l’activité – quand certaines entreprises s’installaient dans un travail à distance plus pérenne et d’autres étaient contraintes à demeurer fermées. Pour les premiers, cette période avait été consacrée à une activité importante, pour rattraper le temps perdu sur les chantiers en cours, et la rentrée présageait une reprise enthousiaste. Sans doute difficile, mais déterminée – et c’était ce sentiment plutôt positif qui émergeait de nos enquêtes.
Et puis sont revenues les mesures de contrôle des interactions sociales, de confinement.
L’homme, un animal social en danger
S’il est un terme particulièrement effrayant et symptomatique de cette période, c’est peut-être celui de « distanciation sociale » qui s’est imposé par la communication gouvernementale. Il ne s’agissait pas seulement de prendre des distances physiques, pour éviter des contacts directs potentiellement contaminants, mais d’éviter toutes les interactions sociales.
A moins d’être un misanthrope pathologique, on aurait pu refuser ce terme. Et pourtant…
Nos deux enquêtes le démontraient : le plus grand regret des temps de confinement et des pratiques de télétravail était, pour la majorité des personnes, celui des interactions, et pas seulement des visualisations mutuelles par écrans interposés.
Pour certains, c’étaient les amis, la famille. Pour d’autres, les collègues, les clients, et pas seulement pour faire avancer plus efficacement les projets. Pour beaucoup, un peu des deux.
Et des temps libres pour être avec soi-même, aussi, entre deux temps d’interaction.
Ces mois passés ont conduit beaucoup d’entre nous à demeurer en monde clos. L’autre n’est plus accessible. Ou il fait peur. Il est présenté comme un danger mortel, dont on se méfie, qu’on évite, qu’on écarte.
Les recommandations des sous-mariniers étaient précieuses et utiles pendant le premier confinement. Mais tous les marins et, plus largement, tous les guerriers, reviennent au port, à leur vie sociale, familiale. Pour ceux qui ont vécu des situations stressantes, on prévoit même des « sas » pour leur permettre de reprendre pied, de retrouver du lien. Et pendant leur « isolement », ils font partie d’une communauté. Pas d’un isolat.
Rien de tel pour le plus grand nombre.
On commence seulement à s’alerter sur les conséquences psychologiques et sanitaires des étudiants isolés. L’isolement n’est pourtant pas propre à ces populations : personnes âgées, jeunes professionnels, célibataires avec ou sans enfants, familles désunies ou fragilisées… Les plus âgés ont leur syndrome, celui du glissement. Les autres sont sujets aux suicides, aux dépressions destructrices, avec des conséquences psychologiques et somatiques à moyen et terme. Et les « essentiels » exprimés dans notre enquête dès le mois d’avril alertaient sur les inévitables conséquences de leur interdiction, explicite ou suggérée jour après jour, mois après mois, en jouant de la peur et de la culpabilisation. Ceux-ci mourront-ils peut-être porteurs du Covid-19. Mais pas de celui-ci. Pas directement[1].
Car nos vies ne sont pas que dédiées à une activité économique taylorienne – cette précision est importante car toutes les activités productives, en dehors des cultures archaïques des industries et bureaucraties du XIXe siècle, prennent en compte et tirent profit des interactions humaines…
Et pourtant… Comme l’a joliment exprimé l’artiste Grand Corps Malade : « Embrasser quelqu'un, pas essentiel, ouvrir un bouquin, pas essentiel, sourire sincère, pas essentiel, aller aux concerts, pas essentiel, se promener en forêt, pas essentiel, danser en soirée, pas essentiel, retrouver les gens, pas essentiel… ». Vraiment ?
L’organisation du travail, ou du non-travail ?
Cette année aura également induit des changements radicaux dans les modes de travail.
Alors, beaucoup d’entreprises modernes et internationales n’ont rien découvert au cours de ces mois passés. Le travail dématérialisé, le management à distance, par la confiance ou par le contrôle, le « flex-office »… étaient déjà des pratiques courantes, des compétences acquises. Et elles en connaissaient les avantages comme les limites.
Pour d’autres, ces changements sont apparues être des innovations radicales. Au moins pouvaient-elles, si elles le souhaitaient, s’inspirer de ce qui se faisait déjà, pour adopter plus vite les nouvelles pratiques. Mais afficher une « nouveauté radicale » permet parfois d’acheter du temps, de résister, ou à l’inverse d’afficher des talents d’innovation. Alors on entend parfois le sentiment de « percées »… à travers des portes déjà ouvertes.
Il n’est pas trop tard cependant pour apprendre. Car l’appropriation réelle nécessite de se confronter vraiment avec les difficultés de la mise en œuvre. Et après les « bonnes pratiques », apprendre ce qu’il y a derrière la dématérialisation, les outils, les organisations et les pratiques de travail à distance. Car ce n’est pas, encore une fois, comme si personne ne l’avait fait.
Ce qu’il y a derrière, c’est la dématérialisation probable de beaucoup d’emplois, vers des pays qui n’ont pas baissé les bras. Car travailler à distance, que ce soit à 20, 200 ou 2000 kilomètres, ça ne change pas grand chose dans beaucoup de cas. Surtout quand le travail est seulement perçu comme « productif », et pas seulement interactionnel.
On parle beaucoup de la disparition annoncée de « bullshit jobs »… Mais dans le contexte économique exigeant de « l’avant », quelles étaient les organisations acceptant de supporter des coûts sans plus-values ? Sans doute avons-nous tous en tête quelques exemples, et encore, pas tant que ça. A moins de considérer l’autre comme sans plus-value, mais ceci relevant sans doute plus de l’appréciation sociale, voire de la jalousie, plutôt que de l’évaluation rationnelle. Car, encore une fois, la plus-value économique, lorsqu’il s’agit des hommes, peut être productive, mais aussi relationnelle. Et sans doute cette plus-value non perçue n’était pas « mesurable » selon les critères quantitatifs du monde taylorien (ou de son avatar du « lean », le « maigre »…).
On peut l’ignorer. Mais il faut alors choisir l’automatisation de la production, qu’elle soit industrielle ou bureaucratique. Et en assumer les conséquences sociales.
En commençant, dans un premier temps, par la « délocalisation ».
Sur ce point, les fanatiques du télétravail, sûrs de leur plus-value derrière leur écran, loin des autres nécessairement « moins efficients », sont-ils absolument certains que leur emploi ne pourra être tenu avec autant d’efficacité à l’autre bout du continent, ou de l’autre côté des mers, avant de l’être par une machine ? Le langage ? Si tout le monde ne passe pas au « globbish », qu’il soit d’origine anglaise ou pourquoi pas demain chinoise, Google Translate a fait d’énormes progrès, ne trouvez-vous pas ? Alors couplé à Alexa…
A moins que leur contribution aux interactions humaines, non exécutable par une programmation intelligente, soit significative… Là encore, l’expérience des équipes multi-sites d’entreprises internationales est précieuse et inspirante.
En tous cas, cette situation doit permettre à chacun de se demander, en son for intérieur et donc protecteur, en quoi il est « essentiel ». Plutôt que de d’abord juger l’autre. Et de développer ses atouts, aussi, et sans doute de les valoriser. Ou de subir… Pas essentiel.
Des coupables ? Il y en a… plein !
Ce n’est pas une nouveauté, mais bien plutôt un classique de la gestion des crises et accidents. Le « facteur humain » étant par définition, au regard de l’évaluation cartésienne puis taylorienne, le « maillon faible », on doit toujours chercher le coupable. Et on en trouve inévitablement au moins un.
Cette quête n’est pas rationnelle, elle est l’expression d’une logique de pouvoir. Si l’on veut protéger l’organisation, on trouve le sous-traitant (même s’il a été recruté et piloté par quelqu’un). Et si l’on veut préserver un certain entre-soi élitiste, il y aura bien un lampiste à sacrifier. Si l’on veut dénoncer la tyrannie managériale, il suffit de bien choisir dans la chaine alimentaire, celui dont le poste attirera les convoitises. Si l’on combat le capitalisme cruel, ce sera bien entendu les conséquences d’un manque de financement. On trouvera dans l’histoire ce tropisme dans la dénonciation d’origines sociales (le paysan, le parent, l’intellectuel…) ou ethniques, de choix politiques… Et bien sûr, aussi, et encore plus facilement maintenant, on peut décliner à l’infini toutes les variations de l’humanité, en fonction de ses choix, de ses tropismes, de ses projets…
On est toujours le coupable de l’autre. Trouver un coupable, c’est donc toujours possible ! Il suffit d’être le plus puissant au moment donné, ou le plus influent.
Trouver des solutions, c’est beaucoup plus difficile. Et pourtant, c’est ce que doit rechercher une vraie démarche de fiabilité organisationnelle, de résilience pérenne.
Accepter que les accidents ou les erreurs ne sont pas, sauf exception rares dans le cas de nuisances délibérées, l’expression du « facteur humain » mais la résultante d’interactions systémiques. Qui ne peuvent être traitées avec des logiques post-tayloriennes mais seulement avec l’humilité nécessaire à la navigation dans des systèmes socio-techniques complexes. Accepter l’incertitude et l’imprécision, ne pas confondre corrélation et causalité, faire des nécessaires compromis, écarter les procédures qui ne peuvent que s’appliquer aux contextes connus, répétitifs, modélisables. Faire confiance.
Manifestement, cette crise ne nous aura pas permis de choisir ce paradigme. En tous cas pas tant que nous recherchons des « coupables ». Des victimes sacrificielles, parce « pas essentielles ».
Le sens de la vie, une liberté encadrée ?
L’état d’exception que nous vivons, et qui s’installe dans la pérennité, n’est pas celui qui a permis le développement de notre continent, de notre civilisation. Avec ses défauts sans doute. Mais auxquels nous ne pouvons réfléchir, et que le cas échéant nous pouvons résoudre, seulement parce que leurs atouts et avantages sont nombreux et qu’ils ont permis notre développement, en dépit des obstacles.
Nous avons connu des guerres terribles, des invasions parfois durables, des épidémies mortelles. Des famines et des événements climatiques que notre regard sur le passé peuvent relativiser mais qui étaient des catastrophes à l’échelle du moment.
Mais dans toutes ces situations, nos prédécesseurs disposaient de marges de liberté, de responsabilité, d’auto-contrôle parfois. D’intelligence en tous cas.
Pour s’informer, il était nécessaire d’acheter le journal, puis de faire le choix d’allumer un média. Désormais, l’évaluation du comportement de chacun, et son infléchissement, peut être centralisée, sous réserve que l’on prête de l’intérêt aux injonctions, même illégitimes, ou que l’on exerce suffisamment de contraintes.
Le sens de nos vies, leurs « essentiels » puisque c’est le même mot, devront-ils être « normalisés », au regard de critères « objectifs », « rationnels », choisis indépendamment de la perception de l’autre ? Indépendamment de notre humanité ?
Vivre en société est un sujet terriblement complexe. Réduire la diversité des attentes, des points de vue, des « essentiels » de l’autre, c’est exprimer le primat d’une pensée mécaniste, méprisante, bureaucratique. Inefficace. Pas essentielle.
Faire le choix exclusif de « compensations économiques » est un signe supplémentaire de la tentation de réduire notre humanité à des activités de consommateurs/producteurs. A chacun de prendre sa place dans une chaine « alimentaire »… Certains étant plus « essentiels » que d’autres.
Enfin, traiter une crise durable comme une urgence, et faire ainsi le choix d’un seul secteur « essentiel », au détriment de tous les autres, est une erreur.
C’est non seulement immoral, c’est inefficace. Et donc dangereux. Pas essentiel.
[1] Le premier jour du premier confinement, Ouest-France publiait l’interview d’une pensionnaire d’Ehpad qui déclarait « je veux bien mourir d’un virus, je ne veux pas mourir d’isolement ». Comment avons-nous pu ne pas entendre ce cri, et ne pas penser que d’autres le pousseraient aussi ?