Tous bureaucrates ?
Publié le 1 Octobre 2021
Dans la « start-up nation » comme dans les entreprises ou organisations les plus ambitieuses, la qualification de « bureaucrate » n’est guère flatteuse. Pourtant, la tentation est grande d’adopter, volontairement ou non, ce mode d’organisation. Et si on en changeait ?
Nombre de sociologues, depuis Max Weber, ont décrit les systèmes bureaucratiques. Au regard des enjeux modernes de nos sociétés ouvertes et interconnectées, et après 18 mois de crise sanitaire, revenons sur quelques critères clés qui permettent d’éclairer la pertinence de certaines organisations.
L’aversion au risque
A moins de vivre dans une vaste maison de plain-pied, vous ne souhaiterez pas devoir changer de machine à laver, ou de réfrigérateur, dès lors que cette manœuvre nécessite quelque manutention, dans une pièce déjà encombrée. En effet, et à moins d’avoir un livreur atypique, il est fort probable que celui-ci ne veuille, ou ne puisse, pas vous installer l’engin encombrant. Il n’en a en effet pas le droit (même si les conditions de vente, et sans doute ses consignes, sont volontairement ambiguës). Car on vous expliquera qu’il risque, par une mauvaise posture, de se blesser. Ou bien d’endommager votre mobilier. Auquel cas vous pourriez vous retourner contre lui… La machine restera sur le pas de votre porte.
C’est un exemple comme tant d’autres. La conjonction d’une victimisation généralisée et d’une recherche systématique de « coupables » en cas d’accidents ou plus généralement d’écarts à la norme, conduit beaucoup d’organisations à des situations de blocages, préjudiciables à toute activité.
On peut le comprendre cependant. Lorsque vous risquez d’être poursuivi en justice (même si vous êtes innocenté, après des mois ou des années de procédures), il est parfaitement « rationnel » d’imposer plus de contraintes aux autres parties prenantes.
Tant pis si, sans votre service d’installation, ils devront trouver des voisins compatissants pour prendre le risque d’un tour de dos, ou d’une éraflure sur le mur. Et, dans un autre contexte, il sera parfaitement rationnel, de votre point de vue, de les contraindre à rester enfermés chez eux lorsque le contact avec d’autres pourrait les confronter à un risque dont ils voudraient vous accuser, le cas échéant.
Vous vous réfugiez donc derrière des normes, des règles, des procédures… Figées et quasi-immuables, comme l’est un meuble de bureau (celui du « bureaucrate ») – ou un appareil ménager.
La folie des procédures
La procédure est le corollaire de cette aversion au risque et une des expressions courantes de la bureaucratie.
Pourtant, et contrairement aux idées reçues, les procédures ne réduisent pas les risques ni n’accroissent la sécurité. En formalisant des situations bien connues, elles permettent seulement de démultiplier, y compris pour des agents peu expérimentés (voire pour des systèmes automatiques), des pratiques établies. C’est donc pratique, économique.
Mais face à une situation inhabituelle, auxquelles les procédures établies ne peuvent totalement répondre, la machine est bloquée. Alors, bien sûr, la bureaucratie tend à les compléter, les préciser. Cela prend du temps, c’est la trop connue inflation réglementaire – car il est plus prudent d’ajouter une règle que d’en abroger une… « on ne sait jamais »… Et en cas d’accident, c’est trop tard. En matière de sécurité industrielle, c’est ce que Corinne Bieder et Mathilde Bourrier, notamment, appellent « piéger la sécurité dans les règles » (« Trapping safety into rules »). Ou bien « L’enfer des règles », selon Christian Morel.
Dans la vie de nos entreprises, c’est le maquis des réglementations, et l’insécurité qui en découle pour tous. Certains s’en affranchissent, l’esprit plus ou moins tranquille. D’autres s’y complaisent. D’autres encore sont tétanisés, partagés entre le goût du travail bien fait et l’incapacité de remplir la mission, sans risque personnel.
Là encore, le plus « sûr » est de ne pas agir. C’est possible pour le bureaucrate, qui vit de la pérennité de son organisation (de fait peu soumise au risque de concurrence ou de faillite, en tous cas c’est le sentiment qu’il a). Pour l’entrepreneur, c’est autre chose…
Et puis, au-delà même de la maîtrise possible de leur inflation inéluctable, le réflexe du recours aux procédures témoigne d’un biais plus dangereux encore. Croyez-vous vraiment que l’avenir puisse être écrit en règles de droit – ou en lignes de code ? Le croire, c’est non seulement se préparer à de grandes déconvenues, c’est aussi porter sur les autres un regard peu amène… Et beaucoup peuvent sans doute voir imaginer le visage caricatural du « bureaucrate ». Perdu, et parfois désolé, ou bien plus souvent désengagé, si ce n’est méprisant.
Le goût du contrôle
Car la bureaucratie, c’est surtout le goût du contrôle. Le contrôle des choses, le contrôle de l’autre.
C’est d’ailleurs, pour Max Weber, la force de ce système d’organisation. A la croisée des XIXe et XXe siècles, avec l’industrialisation triomphante, on se prend à croire à la capacité d’organiser les systèmes humains comme ceux des machines. On verra d’ailleurs émerger « l’organisation scientifique du travail » taylorienne, dans laquelle la répartition des rôles – ou plutôt des tâches - est clé. En matière guerrière, au même moment, on combinera la violence destructrice des machines, et l’approche mécaniciste des corps humains, dans laquelle le nombre est encore censé l’emporter, en théorie du moins.
Car pour le bureaucrate, l’essentiel est de contrôler la réalité, qu’elle soit faite d’acier ou d’hommes.
Un siècle plus tard, avons-nous abandonné ce paradigme ?
Dans nos sociétés techno-humaines complexes, avons-nous tous renoncé à l’idéal omniscient, à l’idée d’un « homme providentiel » ? Ou à celle d’un destin inéluctable parce que déjà tracé, ou aux mains d’un démiurge, qu’il soit bienveillant ou bien censeur, mais qui ne laisse pas de place à la liberté de l’homme, et donc à l’incertitude ?
Car s’il fallait choisir entre ordre et chaos, quelle serait votre préférence ?
Le rejet de l’incertitude est d’ailleurs une caractéristique culturelle française, comparativement à d’autres pays. Héritage cartésien ? A moins que cette pensée ait trouvé un terreau si favorable dans notre pays qu’elle a pu y émerger quand ailleurs, elle serait demeurée minoritaire ?
En tous cas, il est dommage que, au même tournant du siècle précédent, beaucoup aient négligé les apports du mathématicien Henri Poincaré, qui établissait qu’à partir des interactions de trois corps, apparaît le chaos et l’imprédictibilité… Plus qu’à s’imaginer pouvoir gérer des systèmes modélisés, il faut donc, le plus souvent, accepter de naviguer sur la ligne de crête du chaos, dans notre monde complexe fait de multiples interactions.
Et naviguer avec d’autres, car l’homme providentiel et omniscient, seul au sommet de la pyramide organisationnelle, n’existe pas – ou en tous cas, il ne possède pas ces qualités.
La répartition des rôles
Car la justification de la bureaucratie, et son avantage selon certains, c’est de définir précisément le rôle de chacun. Avec a priori un chef au sommet, et un « pouvoir » qui se décline jusque dans les plus petits détails.
Alors bien sûr, la clarté des organisations est une vertu. Et les « fiches de postes » sont indispensables pour intégrer et faire grandir les talents, fixer des objectifs et les évaluer…
Mais ne connaissons-nous tous pas des organisations dans lesquelles on se plaint du « travail en silos » ? Ou d’entreprises incapables d’apporter un service client de qualité en repoussant chaque demande à un autre service ? Notre monde peut-il être décrit en catégories simples ?
Face à une situation complexe, il faut souvent s’appuyer sur des expertises, quand des approches « généralistes » ne suffisent plus. Mais la transversalité est souvent requise pour permettre à chacun d’apporter un élément de réponse, dont le tout sera par ailleurs plus adapté que la somme des parties.
Et cette transversalité est indispensable lorsqu’il est question de créativité.
L’assignation à un rôle ou à une compétence que génèrent les systèmes bureaucratiques n’est donc ni efficace, ni humainement satisfaisante. Elle satisfait peut-être l’organisation elle-même. Mais ne répond que rarement à la vocation de celle-ci.
Mais il y a plus grave. Selon Hanna Arendt, la bureaucratie est aussi le règne, voire la tyrannie, de l’Anonyme. Car la complexité des systèmes bureaucratiques conduit, par dispersion des compétences et la déshumanisation des responsabilités au travers des procédures, à ne plus savoir qui est « responsable ». Un système bureaucratique peut-il devenir « autonome » ? C’est sans doute une possibilité, et un de ses travers. Et il n’est pas étonnant qu’une grande question des grandes organisations soit celle de la « gouvernance ».
C’est peut-être, d’ailleurs, un indicateur assez fiable de l’emballement des organisations : si vous vous inquiétez de la « gouvernance » de votre organisation, c’est que la bureaucratie a pris le pouvoir, et que vous ne la maîtrisez plus, même si votre « statut » veut témoigner du contraire.
Il est alors grand temps de réintroduire de la liberté dans le système, en brisant les fondamentaux de la bureaucratie. Accepter la prise de risque, remettre en cause l’édifice et le recours aux procédures, préférer la transversalité, la collégialité et l’intelligence collective à la répartition des rôles simplificatrice, appauvrissante et déresponsabilisante.
En bref, faire le choix du facteur humain qui, face à une crise qui survient ou lorsque l’innovation est nécessaire, n’est pas le « maillon faible », mais le véritable pilier de l'efficacité et de la résilience organisationnelle.