Les entreprises européennes, entre ouverture et fermeture
Publié le 4 Mars 2019
Pas plus que les gouvernements, les entreprises ne devraient choisir entre un modèle fermé, savant et identitaire, parfois autarcique, et un modèle ouvert, marchand et individualiste, purement opportuniste. Et la clé du succès n’est pas non plus « au milieu ».
L’ouverture et la fermeture d’un groupe social ont toutes deux leur utilité, leurs vertus et leurs défauts. Ainsi que l’a montré Jean-Christian Fauvet avec son modèle « ego-eco », ces deux orientations ne se situent pas sur le même axe, et ne doivent donc pas être opposées.
La dimension « ego », qui renvoie à la fermeture, privilégie l’entre soi, la cohésion sociale, le sens partagé d’un même projet. Cette dimension peut renvoyer à un « destin », à des « valeurs ». Elle peut être celle de l’incantation, de la « communication », lorsqu’elle ne se traduit pas dans les actes. Combien de chefs d’entreprise ne se réfèrent-ils pas, avec plus ou moins d’habileté oratoire, à cette dimension ? Mais adoptent-ils des politiques internes, organisations et fonctionnements, qui concrétisent cette volonté d’être ensemble et, plus encore, d’agir ensemble ? Les silos, fonctionnels ou opérationnels, s’opposent, tout comme les membres du Codir, plutôt que de travailler ensemble…
La dimension « eco » renvoie, quant à elle, à l’ouverture, à la conquête commerciale, à l’innovation, aux changements. Pousser à l’ouverture est indispensable à toute activité économique, pour obtenir des contrats, des marchés, des ressources matérielles et humaines. C’est le monde des contrats et des individus rationnels. Certaines sociétés monopolistiques, moins dans leur statut réel que dans leur identité collective, leur culture, affirment s’ouvrir au monde et à la concurrence, par choix ou par nécessité. Mais quand pour certaines, ce n’est qu’un exercice oratoire, procurant un aimable frisson aux habitants d’un cocon protecteur, d’autres sacrifient leur unité, leur vocation, à une course à la concurrence interne, au recrutement de mercenaires qui, demain, partiront avec leurs talents vers d’autres aventures. D’un extrême à l’autre…
Appropriation collective, confiance, autonomie et responsabilité
Comme on l‘imagine, la voie à suivre se compose d’un délicat assemblage, toujours adaptatif, en fonction des circonstances et des contextes internes comme externes, entre les deux dimensions « ego » et « eco » qui, en se rencontrant selon leur intensité (0/1), proposent quatre quadrants de référence (00, 10, 01, 11). Les trois premiers correspondent à des cultures d’entreprise classiques (taylorienne et bureaucratique, savante et culturelle, commerciale et technophile). Le quatrième est celui de la modernité, de l’appropriation collective, de la confiance, de l’autonomie et de la responsabilité : c’est le produit des atouts des trois autres.
Au regard de ce modèle d’analyse, les entreprises européennes possèdent des atouts concurrentiels face à leurs homologues des marchés internationaux. Et alors que beaucoup de nos entreprises – et de nos concitoyens – souffrent des chocs de la « mondialisation » et ont la tentation d’une fermeture « protectionniste », tous devraient assumer les spécificités culturelles des entreprises de notre vieux continent, qui n’existent que par les femmes et les hommes qui y travaillent.
La culture, résultat d’une rencontre complexe
En effet, la « culture » d’une entreprise est le résultat d’une rencontre complexe entre des métiers ou vocations, des organisations archaïques ou changeantes, des lois et des normes, des fonctionnements acquis, choisis ou hérités, conscients et inconscients, et des femmes et des hommes, à tous niveaux de responsabilité, qui sont aussi – et avant tout ? – des individus avec leur vie propre, leur histoire, leurs valeurs, leurs attachements, leurs mythes et croyances. Dès lors, quel que soit l’actionnaire majoritaire et la « gouvernance » globale, une entreprise implantée sur le sol européen, et s’appuyant sur les talents des territoires dans lesquels elle recrute, est aussi – et avant tout ? – une entreprise européenne.
Et les sociétés européennes – et étonnamment, dans une certaine mesure, coréenne, notamment -, sont nées de la tri-fonctionnalité des vieilles civilisations indo-européennes : le guerrier, gardien de la pérennité de la société face aux dangers ; le mage-roi, gardien des valeurs et lois communes ; le paysan, qui alimente la communauté.
Dans nos sociétés modernes, tous ont changé.
Le guerrier (00) s’est ouvert pour s’adapter aux conflits asymétriques et hybrides, jouant autant des alliances que des actions d’influence et non conventionnelles. A l’interne, il a laissé la protection des fonctions régaliennes à la loi de l’État, et à ses agents.
Le mage-roi (10), dans nos sociétés européennes et démocratiques, a vu son rôle séparé entre le gouvernement des lois (l’État) et les référents des croyances individuelles et collectives (l’Église).
Le paysan (01) est devenu commerçant, ingénieur, inventeur, conquérant…
Mais les trois fonctions demeurent des référentiels utiles, dans leur spécificité comme dans leur indispensable union.
L’équilibre de l’interdépendance et des alliances
Tout autant que dans nos sociétés historiques, nos communautés – et toute entreprise en est une – ne peuvent prospérer que dans l’équilibre de ces trois fonctions. C’est la contribution de chacune de ces fonctions, leur interdépendance et leur alliance qui ont fait l’expansion de notre continent. Et c’est encore cet équilibre que nos entreprises doivent rechercher en permanence.
D’autres traditions s’appuient sur d’autres modèles : avec une fonction « eco » poussée à l’extrême mais adaptée à la conquête de nouveaux espaces, reposant avant tout sur la liberté individuelle, le risque, le contrat ; ou une fonction « ego » absolutiste, négligeant les droits individuels, pourtant sources d’épanouissement, de créativité, d’innovation, au profit d’un empire, collectif dominant et dominateur, déresponsabilisant et étranger à l’élan de l’homme libre et créateur (et de la femme, évidemment, même si « homme » est ici neutre) ; ou encore des modèles autarciques, théocratiques, autocratiques, qui peuvent séduire par la « fermeture » et donc l’immobilisme proposé, rivalisent d’envolées lyriques mais réduisent l’ego collectif à l’Ego « providentiel » et la dynamique des échanges gagnant-gagnant à des conquêtes violentes ou des relations monopolistiques.
Les entreprises européennes se sont, elles, développées sur un terreau équilibré et fécond, que les échanges désormais mondialisés de capitaux, de biens et de talents ne changent que superficiellement, et très lentement.
Assumer ce capital culturel pour retrouver une place active sur les marchés
Assumer ce capital culturel, c’est à la fois conforter le potentiel humain – la principale source de richesse de nos entreprises -, et retrouver une place active sur les marchés. Aujourd’hui, beaucoup de talents, à titre individuel, ont fait ce choix en partant à l’étranger, pour libérer leur capacité d’initiative. Ces expatriés n’ont pas tous abandonné leur identité – et en tous cas, ils en sont, consciemment ou non, le produit – apprécié par les recruteurs internationaux.
Ces trajectoires individuelles devraient inspirer les entreprises européennes en recherche de cohésion autant que de marchés : développer leur capital humain en nourrissant le sens d’une aventure collective, en développant les talents et le goût de l’initiative, et en produisant des richesses contributives au bien commun, en synergie avec d’autres – ce que permettent et exigent d’ailleurs les pratiques du monde numérique moderne.