Publié le 23 Septembre 2024
Les valises « à roulettes » se sont répandues dans les couloirs des gares et des aéroports, et dans les rues des villes touristiques, depuis quelques décennies… Difficile de savoir exactement depuis combien de temps date ce succès, même si les premiers brevets remontent aux années 70 pour les 4 roues et à la fin des années 80 pour les deux roues et la poignée rétractable, puis à 1993, pour un dispositif similaire (sans que ces dates ne soient exhaustives).
Alors, certains ont affirmé que ces valises à roulettes auraient pu arriver plus tôt sur le marché, et que ce retard était un signe – encore un – du « patriarcat dominant », qui souhaitait préserver son pouvoir de porteur de valises[1].
Étant un représentant, bien malgré moi mais le vivant très bien, d’une engeance suspecte –un homme de plus de cinquante ans d’ascendance européenne; quant à mes goûts et mœurs, ils ne regardent que moi -, je ne peux évaluer la pertinence ou le sérieux de cette interprétation.
Mais mon goût pour les technologies et mes lectures diverses m’ont aussi fait penser que certaines évolutions techniques et industrielles comme l’apparition sur le marché, à des coûts plus accessibles, de matériaux plus légers et plus solides, que ce soit pour les coques des valises comme pour les roulettes elles-mêmes et les supports pivotants, qui désormais se décrochent de moins en moins de la coque, avaient pu aussi jouer un rôle dans l’émergence puis le déferlement de ces nouveaux accessoires de voyage…
Alors, il faut noter que ce grand progrès pour la libération des voyageuses et voyageurs n’a pas eu que des supporters… Car on a observé des premiers mouvements de « révolte » en 2014, à Berlin et sans doute d’autres villes européennes, en raison de la cacophonie des valises à roulettes sur les trottoirs (comme sur les pavés de Dubrovnik, qui les a « interdites » à l’été 2023 – en réalité, la mairie a publié des « recommandations »).
Attention à vos pieds !
En 2010, voyageant fréquemment pour mes activités de consultant, j’avais été frappé (dans tous les sens du terme) par le comportement de plus en plus agressif (ou désinvolte ?) de « tireurs de valises »[2], comme par un article dans Les Échos, rapportant le nouveau succès économique de Samsonite, un des leaders du marché, grâce à ces innovations[3]. Un indicateur temporel, parmi d’autres sans doute, de la période de forte croissance de ce marché.
J’avais en effet remarqué que, avec ces valises trainées derrière eux, beaucoup de voyageurs utilisaient plus d’espace de circulation dans les gares (sans mentionner ceux qui se faisaient bloquer les valises dans les portillons automatiques programmés pour laisser passer un individu). Ce qui pouvait provoquer des phénomènes d’engorgement à l’embarquement dans des espaces prévus pour un espace au sol occupé par un voyageur, et non par un équivalent de deux et demi… Ceci ne s’appliquant pas, naturellement, à celles et ceux qui, plus attentifs aux pieds de leurs concitoyens, profitaient des roulettes en déplaçant la valise à leur côté, comme une valise « classique » mais avec le poids en moins.
Et, depuis, avec sans doute le développement de nouveaux matériaux meilleur marché qui ont encore permis à des fabricants moins prestigieux et donc moins chers de proposer des produits accessibles au plus grand nombre, chacun aura pu observer des voyageurs chargés de valises toujours plus nombreuses et volumineuses, mais mobiles (mais peut-être là encore est-ce une nouvelle reculade du patriarcat qui aurait aussi « lâché » sur les très grosses valises dont chaque homme, on le sait, se réjouissait de pouvoir être le porteur exclusif…).
Jusqu’à, en cette rentrée, les nouveaux dispositifs de la SNCF qui limitent sur le TGV la volume et la quantité de bagages emportés par chaque voyageur, provoquant comme à l'habitude l'ire des réseaux sociaux et des journalistes, et la justification plus ou moins contrite des représentants de l'entreprise… Alors si certains ont évoqué les frigos emportés, je ne peux m’empêcher de penser que la croissance de la taille des bagages emportés, grâce à ces roulettes, n’y est pas totalement étrangère. Mais avancer cela serait peut-être signe d’un patriarcat sur le retour, alors d’autres plus prudents que moi s’en sont bien gardés…
Mais enfin, quel est le lien de ces valises avec cette « responsabilité sociale numérique » évoquée en titre ?
Dans les usages, vous l’avez sans doute deviné…
Les usages, toujours les usages
Plus encore que les valises, mais sous des formes bien plus diverses, les produits numériques, physiques et plus encore immatériels, se répandent dans nos vies, nos habitudes, nos pratiques…
Et puisque le logiciel prend désormais une part dominante dans la croissance de ces marchés, il est intéressant d’avoir à l’esprit la particularité du modèle économique de ce secteur… Qui se distingue de tous les produits « physiques » qui, sans que cela n’empêche de formidables réussites industrielles, doivent toujours intégrer dans leurs coûts les matériaux qui permettent leur fabrication, et la logistique associée. Avec un gain proportionnel voire mieux, mais rarement exponentiel - une courbe qui caractérise le succès des produits logiciels.
Car pour le logiciel, et ceci d’autant plus depuis l’émergence du « cloud », on ne doit prendre en compte, après les frais de conception, que les seuls coûts de maintenance et de stockage de données – des coûts que l’on fait par ailleurs payer au client, par abonnement…
On comprend donc l’attrait considérable de ce monde numérique qui semble promettre, depuis des années, à des programmeurs de génie, mais plus encore à des « marketeurs » encore plus talentueux, une fortune rapide. Car une fois le produit conçu, le bénéfice sur les ventes est net (pratiquement, nonobstant quelques réglages)…
Bien sûr, ce résumé est odieusement caricatural.
Et ce modèle de production numérique a eu en plus l'avantage de stimuler tous les secteurs de l’industrie en leur proposant d’adopter les modèles « Agile » (dont le manifeste est né du monde numérique), pour moderniser le déroulement mécaniciste et bureaucratique des projets. Mais si on peut « pivoter » en abandonnant quelques mois de développements numériques car le bénéfice attendu effacera cet investissement perdu, il n’est pas toujours possible de mettre au rebut des investissements industriels dont on réalise qu’ils ne produiront pas tous les bénéfices attendus…
Mais, en mettant l’accent sur l’appât du gain que suscitent ces marchés, je souhaite appeler l’attention sur l’importance de réfléchir, en concevant et/ou en achetant un produit numérique, aux usages que l’on en fera…
Quelle utilité sociale pour vos investissements ?
Les concepteurs de valises avaient-ils associé les transporteurs dans leurs travaux ou dans leurs politiques marketing ? Pour anticiper des usages, voire accompagner leurs produits de recommandations quant à leur utilisation, au-delà des seules précautions garantissant leur propre sécurité juridique (« attention, le contenu de votre tasse de café peut être chaud… », ou « ne mettez pas votre chat dans le micro-onde pour le sécher ») ? On peut en douter…
Alors, les concepteurs de logiciels appellent-ils l’attention de leurs clients sur les usages qu’ils en auront, directement ou indirectement, sur ceux qu’en auront les « utilisateurs » ? Faisons-leur un crédit d’intention mais, sincèrement, j’en doute parfois.
On a eu, il y a quelques années, la grande mode des « réseaux sociaux d’entreprise », dont la vocation était de « rapprocher » les collaborateurs…
Avec la crise sanitaire, l’explosion des vendeurs de multiples solutions de visio-conférences, de supports dématérialisés de travail collaboratif… Même si les usages ont évolué, combien d’applications avez-vous depuis supprimées de vos téléphones, de vos serveurs ? Car après « la bulle », il y a toujours le retour sur terre. Mais les budgets ont été dépensés. Avec quel bénéfice social pour l'entreprise, ou pour la communauté qui l'environne ?
Et puis aujourd’hui, naturellement, il y l’IA… Avec cependant quelques avertissements éthiques, et quelques pratiques "controversées", démasquées ou assumées comme les "turcs numériques", travailleurs précaires aux tâches ultra-parcellisées dans un modèle taylorien transposé au-delà des mers, alors que les promesses des vendeurs flattent les fantasmes de beaucoup.
Alors, heureusement, il existe des « garde-fous », comme les ressources humaines ou le juridique, pour modérer l’enthousiasme de dirigeants « emballés » par des commerciaux informatiques de talent… qui leur promettent plus d’efficacité et de rentabilité… A condition peut-être de former et de re-former (moyennant un avenant) des utilisateurs qui n’y mettent toujours que de la mauvaise volonté…
Même quand les réserves de ces « utilisateurs » quant à l’usage de nouveaux outils touchent souvent, en fait, à des questions plus fondamentales. Comme l’utilité sociale, par exemple.
Mais si les arguments juridiques portent, qu’en est-il de ces dimensions plus « immatérielles » encore, moins tangibles, plus sujettes à explication, négociation, interprétation ?
Personne ne jettera la pierre à un commercial de talent qui, après tout, fait son travail… Mais personne n’est obligé, au-delà de la reconnaissance de la performance de « l’artiste », d’accéder à sa proposition, sans réflexion.
Co-construire l’utilité sociale et sociétale
Il y a à mener la réflexion sur les conditions de travail – les usages… Et en cela, un travail associant les utilisateurs démontre toujours ses atouts. Alors bien entendu, les vendeurs de services numériques associeront souvent des « groupes tests », parfois pour « débugger » et souvent pour préparer le déploiement à plus grande échelle. Mais au-delà des dimensions techniques de prise en main de l’outil, prêteront-ils attention à l’utilité sociale d’un produit dont ils ont tout intérêt à la vente ? Ce n’est pas leur rôle…
Et puis il y a aussi un travail à avoir sur ce qu’il y a derrière les usages « techniques ».
Et ce travail en amont de l’achat ne peut être réalisé que par les clients eux-mêmes… (bon, s'ils ont besoin d'aide pour ce travail collaboratif, j'ai des noms à suggérer !)
Alors, cela peut prendre un peu de temps, certes. Mais ce travail de « co-construction » de l’utilité sociale d’un outil garantit à la fois la qualité et la rapidité de son adoption et de son utilisation – s’il est acquis -, car les résistances auront été levées en amont. Et il contribuera surtout au respect, voire à l’amélioration par l’entreprise de ses engagements sociaux et sociétaux.
Ce qui, paraît-il, génère un bénéfice encore supérieur à celui d’un produit logiciel.
[1] Maëlle Le Corre, « Le saviez-vous ? Sans le patriarcat, on aurait eu des valises à roulettes bien plus tôt », dans Madmoizelle, 25 août 2023 : https://www.madmoizelle.com/le-saviez-vous-sans-le-patriarcat-on-aurait-eu-des-valises-a-roulettes-bien-plus-tot-1229749
[2] « Usages », dans Kaqi-le blog. https://www.kaqi-leblog.com/article-59329853.html