Publié le 23 Septembre 2024

Pour une Responsabilité Sociale Numérique ?
Pensez-vous que les inventeurs de la valise dotée de roulettes avaient imaginé les conséquences de leur création ? La question se pose aussi pour ceux qui créent mais aussi achètent et mettent en œuvre tous les outils numériques qui transforment notre monde et nos usages…

Les valises « à roulettes » se sont répandues dans les couloirs des gares et des aéroports, et dans les rues des villes touristiques, depuis quelques décennies… Difficile de savoir exactement depuis combien de temps date ce succès, même si les premiers brevets remontent aux années 70 pour les 4 roues et à la fin des années 80 pour les deux roues et la poignée rétractable, puis à 1993, pour un dispositif similaire (sans que ces dates ne soient exhaustives).

Alors, certains ont affirmé que ces valises à roulettes auraient pu arriver plus tôt sur le marché, et que ce retard était un signe – encore un – du « patriarcat dominant », qui souhaitait préserver son pouvoir de porteur de valises[1].

Étant un représentant, bien malgré moi mais le vivant très bien, d’une engeance suspecte –un homme de plus de cinquante ans d’ascendance européenne; quant à mes goûts et mœurs, ils ne regardent que moi -, je ne peux évaluer la pertinence ou le sérieux de cette interprétation.

Mais mon goût pour les technologies et mes lectures diverses m’ont aussi fait penser que certaines évolutions techniques et industrielles comme l’apparition sur le marché, à des coûts plus accessibles, de matériaux plus légers et plus solides, que ce soit pour les coques des valises comme pour les roulettes elles-mêmes et les supports pivotants, qui désormais se décrochent de moins en moins de la coque, avaient pu aussi jouer un rôle dans l’émergence puis le déferlement de ces nouveaux accessoires de voyage…

Alors, il faut noter que ce grand progrès pour la libération des voyageuses et voyageurs n’a pas eu que des supporters… Car on a observé des premiers mouvements de « révolte » en 2014, à Berlin et sans doute d’autres villes européennes, en raison de la cacophonie des valises à roulettes sur les trottoirs (comme sur les pavés de Dubrovnik, qui les a « interdites » à l’été 2023 – en réalité, la mairie a publié des « recommandations »).

 

Attention à vos pieds !

En 2010, voyageant fréquemment pour mes activités de consultant, j’avais été frappé (dans tous les sens du terme) par le comportement de plus en plus agressif (ou désinvolte ?) de « tireurs de valises »[2], comme par un article dans Les Échos, rapportant le nouveau succès économique de Samsonite, un des leaders du marché, grâce à ces innovations[3]. Un indicateur temporel, parmi d’autres sans doute, de la période de forte croissance de ce marché.

J’avais en effet remarqué que, avec ces valises trainées derrière eux, beaucoup de voyageurs utilisaient plus d’espace de circulation dans les gares (sans mentionner ceux qui se faisaient bloquer les valises dans les portillons automatiques programmés pour laisser passer un individu). Ce qui pouvait provoquer des phénomènes d’engorgement à l’embarquement dans des espaces prévus pour un espace au sol occupé par un voyageur, et non par un équivalent de deux et demi… Ceci ne s’appliquant pas, naturellement, à celles et ceux qui, plus attentifs aux pieds de leurs concitoyens, profitaient des roulettes en déplaçant la valise à leur côté, comme une valise « classique » mais avec le poids en moins.

Et, depuis, avec sans doute le développement de nouveaux matériaux meilleur marché qui ont encore permis à des fabricants moins prestigieux et donc moins chers de proposer des produits accessibles au plus grand nombre, chacun aura pu observer des voyageurs chargés de valises toujours plus nombreuses et volumineuses, mais mobiles (mais peut-être là encore est-ce une nouvelle reculade du patriarcat qui aurait aussi « lâché » sur les très grosses valises dont chaque homme, on le sait, se réjouissait de pouvoir être le porteur exclusif…).

Jusqu’à, en cette rentrée, les nouveaux dispositifs de la SNCF qui limitent sur le TGV la volume et la quantité de bagages emportés par chaque voyageur, provoquant comme à l'habitude l'ire des réseaux sociaux et des journalistes, et la justification plus ou moins contrite des représentants de l'entreprise… Alors si certains ont évoqué les frigos emportés, je ne peux m’empêcher de penser que la croissance de la taille des bagages emportés, grâce à ces roulettes, n’y est pas totalement étrangère. Mais avancer cela serait peut-être signe d’un patriarcat sur le retour, alors d’autres plus prudents que moi s’en sont bien gardés…

Mais enfin, quel est le lien de ces valises avec cette « responsabilité sociale numérique » évoquée en titre ?

Dans les usages, vous l’avez sans doute deviné…

 

Les usages, toujours les usages

Plus encore que les valises, mais sous des formes bien plus diverses, les produits numériques, physiques et plus encore immatériels, se répandent dans nos vies, nos habitudes, nos pratiques…

Et puisque le logiciel prend désormais une part dominante dans la croissance de ces marchés, il est intéressant d’avoir à l’esprit la particularité du modèle économique de ce secteur… Qui se distingue de tous les produits « physiques » qui, sans que cela n’empêche de formidables réussites industrielles, doivent toujours intégrer dans leurs coûts les matériaux qui permettent leur fabrication, et la logistique associée. Avec un gain proportionnel voire mieux, mais rarement exponentiel - une courbe qui caractérise le succès des produits logiciels.

Car pour le logiciel, et ceci d’autant plus depuis l’émergence du « cloud », on ne doit prendre en compte, après les frais de conception, que les seuls coûts de maintenance et de stockage de données – des coûts que l’on fait par ailleurs payer au client, par abonnement…

On comprend donc l’attrait considérable de ce monde numérique qui semble promettre, depuis des années, à des programmeurs de génie, mais plus encore à des « marketeurs » encore plus talentueux, une fortune rapide. Car une fois le produit conçu, le bénéfice sur les ventes est net (pratiquement, nonobstant quelques réglages)…

Bien sûr, ce résumé est odieusement caricatural.

Et ce modèle de production numérique a eu en plus l'avantage de stimuler tous les secteurs de l’industrie en leur proposant d’adopter les modèles « Agile » (dont le manifeste est né du monde numérique), pour moderniser le déroulement mécaniciste et bureaucratique des projets. Mais si on peut « pivoter » en abandonnant quelques mois de développements numériques car le bénéfice attendu effacera cet investissement perdu, il n’est pas toujours possible de mettre au rebut des investissements industriels dont on réalise qu’ils ne produiront pas tous les bénéfices attendus…

Mais, en mettant l’accent sur l’appât du gain que suscitent ces marchés, je souhaite appeler l’attention sur l’importance de réfléchir, en concevant et/ou en achetant un produit numérique, aux usages que l’on en fera…

 

Quelle utilité sociale pour vos investissements ?

Les concepteurs de valises avaient-ils associé les transporteurs dans leurs travaux ou dans leurs politiques marketing ? Pour anticiper des usages, voire accompagner leurs produits de recommandations quant à leur utilisation, au-delà des seules précautions garantissant leur propre sécurité juridique (« attention, le contenu de votre tasse de café peut être chaud… », ou « ne mettez pas votre chat dans le micro-onde pour le sécher ») ? On peut en douter…

Alors, les concepteurs de logiciels appellent-ils l’attention de leurs clients sur les usages qu’ils en auront, directement ou indirectement, sur ceux qu’en auront les « utilisateurs » ? Faisons-leur un crédit d’intention mais, sincèrement, j’en doute parfois.

On a eu, il y a quelques années, la grande mode des « réseaux sociaux d’entreprise », dont la vocation était de « rapprocher » les collaborateurs…

Avec la crise sanitaire, l’explosion des vendeurs de multiples solutions de visio-conférences, de supports dématérialisés de travail collaboratif… Même si les usages ont évolué, combien d’applications avez-vous depuis supprimées de vos téléphones, de vos serveurs ? Car après « la bulle », il y a toujours le retour sur terre. Mais les budgets ont été dépensés. Avec quel bénéfice social pour l'entreprise, ou pour la communauté qui l'environne ?

Et puis aujourd’hui, naturellement, il y l’IA… Avec cependant quelques avertissements éthiques, et quelques pratiques "controversées", démasquées ou assumées comme les "turcs numériques", travailleurs précaires aux tâches ultra-parcellisées dans un modèle taylorien transposé au-delà des mers, alors que les promesses des vendeurs flattent les fantasmes de beaucoup.

Alors, heureusement, il existe des « garde-fous », comme les ressources humaines ou le juridique, pour modérer l’enthousiasme de dirigeants « emballés » par des commerciaux informatiques de talent… qui leur promettent plus d’efficacité et de rentabilité… A condition peut-être de former et de re-former (moyennant un avenant) des utilisateurs qui n’y mettent toujours que de la mauvaise volonté…

Même quand les réserves de ces « utilisateurs » quant à l’usage de nouveaux outils touchent souvent, en fait, à des questions plus fondamentales. Comme l’utilité sociale, par exemple.

Mais si les arguments juridiques portent, qu’en est-il de ces dimensions plus « immatérielles » encore, moins tangibles, plus sujettes à explication, négociation, interprétation ?

Personne ne jettera la pierre à un commercial de talent qui, après tout, fait son travail… Mais personne n’est obligé, au-delà de la reconnaissance de la performance de « l’artiste », d’accéder à sa proposition, sans réflexion.

 

Co-construire l’utilité sociale et sociétale

Il y a à mener la réflexion sur les conditions de travail – les usages… Et en cela, un travail associant les utilisateurs démontre toujours ses atouts. Alors bien entendu, les vendeurs de services numériques associeront souvent des « groupes tests », parfois pour « débugger » et souvent pour préparer le déploiement à plus grande échelle. Mais au-delà des dimensions techniques de prise en main de l’outil, prêteront-ils attention à l’utilité sociale d’un produit dont ils ont tout intérêt à la vente ? Ce n’est pas leur rôle…

Et puis il y a aussi un travail à avoir sur ce qu’il y a derrière les usages « techniques ».

Et ce travail en amont de l’achat ne peut être réalisé que par les clients eux-mêmes… (bon, s'ils ont besoin d'aide pour ce travail collaboratif, j'ai des noms à suggérer !)

Alors, cela peut prendre un peu de temps, certes. Mais ce travail de « co-construction » de l’utilité sociale d’un outil garantit à la fois la qualité et la rapidité de son adoption et de son utilisation – s’il est acquis -, car les résistances auront été levées en amont. Et il contribuera surtout au respect, voire à l’amélioration par l’entreprise de ses engagements sociaux et sociétaux.

Ce qui, paraît-il, génère un bénéfice encore supérieur à celui d’un produit logiciel.

 

 

[1] Maëlle Le Corre, « Le saviez-vous ? Sans le patriarcat, on aurait eu des valises à roulettes bien plus tôt », dans Madmoizelle, 25 août 2023 : https://www.madmoizelle.com/le-saviez-vous-sans-le-patriarcat-on-aurait-eu-des-valises-a-roulettes-bien-plus-tot-1229749

[2] « Usages », dans Kaqi-le blog. https://www.kaqi-leblog.com/article-59329853.html

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Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management, #Social change, #Transformation 3.0

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Publié le 20 Juin 2024

Il n’y a pas d’organisation idéale…  (seulement la nécessité de décider et mieux travailler ensemble)

Nombre de mes missions d’appui sont liées à des questions d’organisation… Mettre en œuvre, avec les équipes concernées, une nouvelle organisation « imposée », ou bien faire évoluer, avec elles, l’organisation existante pour mieux répondre aux enjeux du moment…

Car en la matière, il n’y a jamais d’organisation idéale. Seulement des fonctionnements collectifs et des interactions à optimiser.

 

En dépit des différences entre les deux mondes, ou peut-être pour cette raison, je suis souvent amené à faire des observations croisées entre les dynamiques civiles et militaires.

Alors bien sûr, il y a des différences notables.

Là où un dysfonctionnement « civil » peut conduire à des pertes d’efficacité et/ou de rentabilité certes préjudiciables en termes économiques voire d’emploi, et donc graves pour les individus concernés et leur famille, les conséquences dans un monde dans lequel « la défaite n’est pas une option » sont beaucoup plus dramatiques – des morts, des pertes de liberté, voire la disparition d’un peuple ou d’un modèle de civilisation.

Et c’est pourquoi les pratiques et les évolutions du monde militaire peuvent parfois inspirer le monde civil. Car « qui peut le plus, peut le moins ».

Mais les pratiques du monde civil peuvent également inspirer très utilement un monde militaire confronté en permanence aux évolutions de son environnement, de son contexte, de ses défis. Car la porosité entre les organisations, les contextes d’emploi et les matériels – la fameuse « dualité » - est forte. Et aussi parce que les armées sont de grandes organisations publiques, livrées comme toutes leurs homologues publiques mais aussi privées, aux dérives organisationnelles et fonctionnelles – l’expansion bureaucratique notamment, mais pas seulement.

Sans oublier le cas des organisations à forts enjeux humains (pompiers, nucléaire, aviation, santé…) pour lesquelles un accident dont les conséquences sont non maîtrisées est, là aussi, dramatique.

 

L’État-Major de Force Interarmées du Ministère des Armées organisait, il y a quelques jours, un séminaire consacré à « l’art opératif », ou plus exactement au niveau « opératif » dans les armées. Un échelon intermédiaire entre le « stratégique » et le « tactique ».

Et derrière le terme « opératif » et les prérogatives allouées aux structures de cet ordre se cachent des enjeux d’efficacité organisationnelle, mais aussi des sujets très humains…

Beaucoup de points communs, donc, avec les organisations civiles.

 

« C’est qui le chef ? »

C’est, pour les résumer trop succinctement, la question qui m’a frappé dans les échanges – même si elle n’a pas, bien entendu, été formulée ainsi.

 

En théorie du moins, un état-major est organisé pour faire la synthèse de tous les besoins et, pour reprendre la formule d’un intervenant : « il reçoit des directives et transmet des ordres ».

Le niveau « opératif » est, a priori, celui des « opérations ». Et puisque les théâtres d’opération sont multiples, les forces armées sont organisées pour armer plusieurs « états-majors ». On conçoit donc que le périmètre géographique de chaque état-major opératif est donc assez facilement défini.

Le parallèle avec le monde civil est ici facile pour beaucoup d’entreprises, qui organisent au moins une partie de leur activité en fonction d’une maille territoriale. Celle des emprises de production (des usines, des ateliers, des plateaux de services…) ou d’activités de distribution (des points de vente, ou des zones d’implantation de clients…).

Il s’agit souvent des « régions », sans que celles-ci ne correspondent nécessairement aux découpages administratifs ou étatiques ainsi dénommés. On peut parler, par exemple, de « Grand Ouest », de « EMEA » pour Europe Middle East Africa…

 

Et, avec cette question territoriale, on touche tout de suite du doigt la question des prérogatives du « chef », en particulier dans les grandes organisations militaires comme civiles – celles que dirigent, par exemple, des « COO » (Chief Operating Officers), ou bien en France, des « Directeurs Généraux », lorsqu’il existe une articulation toujours subtile entre « Président » et « Directeur Général ».

Car au-dessus du niveau « opératif », il existe toujours un autre état-major chargé, pour un périmètre plus vaste (partout où des intérêts français peuvent être menacés et donc défendus, pour les Armées de notre pays ; partout où on fabrique et/ou vend des produits et des services, pour les entreprises).

 

Et en théorie, on peut se dire que « les grands chefs » ont bien entendu mieux à faire que de s’occuper de « micro-management », et donc à interférer dans les niveaux organisationnels inférieurs. Pourtant, la réalité diffère…Et il n’y a pas, en cette matière comme dans bien d’autres, d’explication mono-causale.

 

La tentation technologique

Dans le monde militaire comme dans le monde civil, l’omniprésence des technologies de l’information a renforcé la tentation du contrôle à distance.

Car alors que les communications sont instantanées, et en théorie du moins jusqu’au plus près du terrain, la tentation peut être grande de piloter, depuis le plus haut niveau, les actions du « caporal stratégique », pour le meilleur et pour le pire[1].

On se souviendra, par exemple, des images de la « War Room » du Président américain, lors de l’assaut sur la cache d’Oussama Ben Laden. La « révolution dans les affaires militaires » était en effet passée par là, avec la tentation de pouvoir piloter, à distance, l’agent de terrain. Mais en l’occurrence, il s’agissait plus d’observer que de guider…

Car comme le rappelait un des intervenants à la conférence, « la bande passante est souvent limitée ».  Et si, dans le monde des entreprises, la connection permanente n’est, en théorie, limitée que par la discipline individuelle voire les contraintes légales liées à la « déconnection »[2], le « brouillard de la guerre » existe toujours sur le champ de bataille. En dépit du « durcissement » et de la nécessaire « résilience ».

Et pour ces raisons comme probablement pour d’autres, la subsidiarité demeure une modalité organisationnelle et pratique importante de l’action militaire. L’essentiel étant de bien s’approprier « l’intention du chef », et de rendre compte autant que possible de la réalisation, pour permettre des actions liées.

 

Quand on évoque la dimension technologique, on parle aussi, et de plus en plus avec la multiplication des capteurs, de la dimension cognitive de la prise de décision, et de la surcharge liée aux volumes d’information disponibles.

Dans les entreprises comme dans le monde militaire, l’intelligence artificielle est à la fois utilisée et attendue pour faire face à cet écueil. Y compris, pour certains, pour produire des ordres… avec la question brûlante, en particulier dans le monde des conflits armés, de la place de l’homme dans la boucle décisionnelle.

Alors, sans négliger les apports possibles de ces outils d’automatisation et de tri, on se souviendra de la première vague de la « transformation numérique » qui avait conduit, à grand renfort de capteurs, à recueillir des « lacs de données »… Ingrédients indispensables à la numérisation de notre monde. A condition de pouvoir tous les recueillir, les analyser, les catégoriser (les « tagguer ») – et le métier de « data analyst » avait alors connu un essor remarquable, tant dans la reconnaissance que dans les rémunérations… Qu’en est-il désormais de la « jumellisation » de notre monde ?

Sans doute n’y sommes-nous pas encore – indépendamment des questions de fiabilité et de maîtrise de la décision - , puisqu’existent toujours les « directions régionales », et les états-majors opératifs…

Et ne serait-ce que parce que, et encore plus au regard de l’activisme commercial parfois suspect des fournisseurs d’IA, la confiance reste à établir entre l’homme et la machine[3]

 

Et la confiance, bordel ?[4]

Cette question de la confiance est centrale dans le choix d’une organisation répondant au mieux aux enjeux du moment. Et au-delà de la relation homme-machine évoquée, en commençant par ce lien entre tous les protagonistes bien humains, au rebours d’une formule malheureuse selon laquelle « la confiance n’exclut pas le contrôle ».

En effet, le contrôle s’exerce « sur ». Alors que la confiance permet de faire « avec ». Le premier est inégal. La seconde est réciproque.

Car si on pense souvent à une relation de confiance « descendante », elle existe en fait dans les deux sens. Puisque pour le subordonné ou à plus forte raison pour le partenaire non lié par des relations hiérarchiques, rendre compte en confiance, et donc en toute transparence, des succès mais aussi des difficultés, c’est attendre non une sanction mais une aide. Cela change tout.

Ne serait-ce que parce que les « erreurs humaines » sont toujours, sauf en cas de faute délibérée, les conséquences de dysfonctionnements organisationnels divers (la formation, les moyens, les fonctionnements,…), et non de la mauvaise volonté des acteurs.

 

La confiance est sans doute un atout précieux des organisations militaires. Pas seulement un atout intrinsèque, lié aux qualités des femmes et des hommes qui les composent. Mais aussi un atout entretenu.

Il y a tout d’abord la conscience des enjeux spécifiques à ce monde, en particulier dans le contexte des « chocs ». Pour s’assurer du succès d’une mission vitale, pour les soldats engagés et pour les intérêts, voire l’existence de la nation, il faut être efficaces. Et économes de moyens par nature rares. On ne doit donc pas avoir le besoin de s’interroger sur la « motivation » de la décision… Elle n’est pas le fruit des égos, ou des idéologies. En tous cas dans nos démocraties, attentives à la valeur de la vie humaine.

Et puis il y a sans doute aussi, dans ce monde militaire, une dimension collective plus forte qu’ailleurs, et la confiance mutuelle qui en découle.

Une confiance qui repose à la fois sur le sentiment partagé des spécificités du métier de soldat. Et aussi sur des « parcours » institutionnalisés de montée en compétences, et de reconnaissance de celles-ci – avec une légitimité qui s’affirme à la fois grâce aux qualités personnelles, mais aussi (a priori), grâce à ces processus connus. Ainsi qu’avec des vécus en commun, dans des situations hors normes. Depuis la formation initiale jusqu’aux opérations.

 

Alors bien sûr, on pourra avancer que cette cohésion forte n’est pas seulement un avantage mais qu’elle peut aussi être un frein à l’ouverture, à la prise en compte des synergies du monde extérieur et aux innovations qui peuvent en naître… mais cela est une autre thématique !

 

Dans les organisations civiles, cette question de la confiance est également centrale, naturellement. Bien sûr, on imagine spontanément que le « sens de la mission » n’est pas aussi prégnant dans le monde civil que dans les contextes militaires. Et pourtant…

Parce que la motivation de chacun ne repose pas seulement sur la « fiche de paie », on trouve dans les entreprises de multiples facteurs d’engagement individuel et collectif, qui garantissent la confiance que l’on peut avoir en l’autre.

C’est pourquoi certaines entreprises font le choix d’organisations très décentralisées : une pratique qui demande donc de la confiance, et du doigté. Et qui ne peut reposer que sur un socle commun solide : celui d’organisations qui privilégient à la fois la cohésion sociale qui nourrit la communauté de destins, et la liberté nécessaire à l’ouverture, l’initiative et l’innovation. Le fameux modèle « holomorphe » que nous décrivons et animons dans les pratiques sociodynamiques.

Un modèle d’organisation adapté au « temps normal » mais aussi aux crises qui durent et qui ne peuvent s’appuyer sur une verticalité qui, inévitablement, s’épuisera et s’enfermera dans une autarcie cognitive dangereuse.

 

Mais parce que les dérives bureaucratiques de toute organisation, y compris celle dédiée aux conflits armés, et en particulier parce que, loin de l’action immédiate, on peut se sentir « moins concerné », la confiance est indispensable pour permettre aux bonnes volontés de s’exercer pleinement, mais pas suffisante.

C’est pourquoi l’organisation doit appuyer les interactions humaines, pour les rendre lisibles, compréhensibles et, autant que possible, pérennes.

 

La carte n’est pas le territoire

Même si une opération militaire est a priori placée sous la responsabilité du commandement du « théatre des opérations », pour les multiples raisons évoquées plus haut, il n’en demeure pas moins que le « niveau supérieur » est toujours susceptible d’intervenir, pas seulement pour superviser et pas non plus pour « contrôler ».

Il peut y avoir des raisons de ressources rares : les données satellitaires, par exemple, qui ne peuvent être dédiées à une opération spécifique, mais seulement mutualisées. Et qui dépendent donc d’un commandement tiers, qui nécessite donc un niveau supérieur, de coordination voire d’arbitrage.

Et puis aussi parce qu’on ne peut dissocier le niveau militaire du territoire sur lequel se déroule l’opération.

Les experts et praticiens l’ont rappelé lors de la conférence : une intervention militaire se passe toujours (en tous cas dans notre passé récent), chez « quelqu’un d’autre ». Dès lors apparaît une dimension politique et diplomatique qui est prise en compte par les militaires (avec les « Polad », political advisors, conseillers militaires chargés d’apporter cette connaissance au chef militaire qui ne dispose néanmoins pas de toute autorité en la matière). Une dimension assez différente qui illustre le fait que toute structure « verticale » n’est jamais « pure ».

Car même sur le territoire national, et à moins que plus personne ne vive sur le territoire donné, on peut imaginer que l’influence des « autorités civiles locales » demeure un paramètre incontournable, indépendamment des prérogatives légales, et même si la « survie de la nation » est en jeu.

 

Les entreprises civiles connaissent aussi, toutes proportions gardées, cette dimension territoriale. En particulier lorsque les entités locales doivent mettre en œuvre des directives imposées par l’organisation globale… Des réductions ou des accroissements d’effectifs liées à des réorganisations qui suscitent des modifications de besoins sur le logement, les commerces, la formation… ; des changements d’horaires qui ont des conséquences sur les mobilités locales…

Traduire, comme leurs homologues militaires, les directives en ordres. Et donc trouver un équilibre soutenable entre cohérence globale, exécution de la stratégie, et réalité de la mise en œuvre… Avec des contraintes légales locales, des influences et des conflits.

 

Enfin, la dimension territoriale rencontre d’autres limites : la carte des opérations ne décrit pas toujours totalement le « théatre des opérations », au sens géographique.

C’est vrai pour les opérations militaires. Avec des moyens techniques, en particulier aériens, qui peuvent frapper « l’arrière » du front. Mais aussi des modalités, comme la guerre cognitive, qui naturellement dépassent le seul « théatre opératif ».

C’est aussi vrai pour les activités des entreprises. Ne serait-ce que parce que la carte de votre organisation n’est pas nécessairement celle de vos clients, ou de vos fournisseurs. Et qu’il faudra donc organiser des synergies entre les « théatres d’opérations ». Sans oublier, aussi, les enjeux globaux comme par exemple les impacts sur l’image globale d’une entreprise d’un événement pourtant localisé… et qui justifient l’action de l’échelon central, avec ses expertises propres.

 

C’est notamment pour cela que les organisations « matricielles » existent. Pour apporter des expertises complémentaires, ponctuellement. Ou parce que le « front » n’est pas toujours circonscrit.

 

De la mutualisation aux organisations matricielles

La « mutualisation » des ressources est fréquente dans les organisations, et souvent critiquée par les partisans des organisations « verticales », ou d’un « leadership » unique. Elle répond pourtant à des nécessités, et a certains avantages.

Prenons un exemple simple : si trois entités ont besoin d’une expertise, l’idéal est naturellement de fournir trois experts – un par entité, et un par « chef ».

Mais des contraintes peuvent apparaître.

Une contrainte financière, qui ne permet pas de recruter trois experts, mais seulement un seul.

Alors, face à cette contrainte, l’organisation peut être tentée de recruter, pour une enveloppe équivalente, trois débutants. Mais l’expertise ne se cumule pas ainsi.

Il peut exister également une contrainte de disponibilité, pour des compétences rares. On a beau payer, on ne trouve pas… Et on ne peut raisonnablement pas découper l’expert en trois…

La mutualisation est alors requise – une même ressource au service de trois entités, et donc de trois chefs…

Le volume du travail d’expertise n’est parfois pas suffisant pour justifier un temps plein. Ce qui, au-delà de la seule rentabilité financière, pose très vite la question de la reconnaissance professionnelle de l’expert. Qui s’ennuiera et partira (puisque la compétence est rare). Ou à qui on sera tenté de confier des tâches annexes – avec souvent le même résultat.

Enfin, se pose aussi l’enjeu collectif de « masse critique » des expertises. En effet, l’expertise individuelle, au risque de s’étioler, ne peut se nourrir que de son appartenance à une dynamique collective. Celle-ci peut être externalisée grâce à des réseaux professionnels d’experts – sous réserve de la confidentialité des échanges possibles. Mais s’il s’agit de résoudre des problématiques complexes, ou de garantir un service permanent, H24 7/7 par exemple, le regroupement d’expertises similaires devient nécessaire.

Et les organisations matricielles prennent alors tout leur sens en formalisant dans les organisations ces « pôles d’expertises » mis au service des entités productrices de biens ou de services, à destination des clients externes de l’organisation.

A titre d’illustration, c’est la logique des « centres d’excellence » de l’OTAN[5] qui imaginent et testent les concepts et forment les personnels aux expertises requises.

Et c’est d’ailleurs la réflexion que semble mener l’État-Major des Armées, et en particulier en ce qui concerne cet échelon « opératif » puisque l’EMFIA, qui organisait cette conférence et avait pris la suite du Commandement pour les opérations interarmées à l’été 2023 [6] [7], pourrait devenir un « Centre expert » à l’été 2024. Ne plus être une « couche de plus » dans un mille-feuilles organisationnel qui peut complexifier la décision et fragiliser l’action, lors de « chocs » qui ne donnent pas le luxe du temps ou de l’indécision, mais assumer sa plus-value d’experts.

Un questionnement clé, à la fois sur le fond (la « rationalité » de la décision), mais aussi sur l’acceptabilité, par les « experts » concernés, et par ceux qui les reconnaitront, ou non, comme tels.

 

Nombre d’organisations civiles ont aussi fait le choix de ces « centres d’expertises », ou « d’excellence ». Des dénominations qui ont des effets parfois inattendus mais révèlent les tendances de fond du « moral des troupes » d’une organisation. Car si certains sont fiers d’appartenir à ces pôles, d’autres craignent qu’ils soient placés dans un « mouroir », qui finira par être supprimé, faute de plus-value identifiée. Dans le premier cas, on croit à l’avenir. Dans l’autre…

 

Terminons enfin ce (long[8]) regard porté sur les questions organisationnelles par une question très humaine, comme celle de la confiance. Celle de la responsabilité.

Le chef des opérations, c’est celui qui signe le plan

Il est important de noter que, sur la forme et au-delà des questions de fond, la conférence évoquée a donné lieu à des échanges à fleurets plus ou moins mouchetés entre les intervenants, en activité ou anciens praticiens de ces organisations.

Et derrière l’émotion contenue, on devinait un sentiment noble, source de l’engagement professionnel et personnel spécifique à ceux qui l’exprimaient, mais aussi entretenu par leur pratique des engagements armés. Le sentiment de la responsabilité.

Car on ne peut seulement, en matière d’organisation, en demeurer à la recherche « rationnelle » de l’efficacité. Lorsqu’il s’agit d’une question « technique », la pensée de l’ingénieur, et sa capacité à résoudre des problèmes complexes, est indispensable. Et malheureusement trop peu valorisée dans notre pays – les difficultés de recrutement de ces profils indispensables en témoignent.

Et on pourrait être tenté, pour ce qui est de « l’organisation », de considérer qu’il s’agit là aussi d’une question « technique ». Mais puisqu’il s’agit d’organiser des systèmes humains, on entre donc dans la complexité intrinsèque aux systèmes socio-techniques, dans lesquels entrent en jeu « ce qui est rationnel » et « ce qui l’est moins »[9].

 

Pour reprendre la formule d’un des intervenants, « l’opératif, c’est celui qui signe le plan ».

Pour le chef militaire, la responsabilité de la signature du plan est celle d’engager la vie de ses hommes. Et de réussir ou d’échouer dans une mission dont les conséquences les dépasseront tous.

Une dimension qui le distingue de celle du décideur civil, pourra-t-on dire. A ceci près que, en cas d’accident, la responsabilité de celui-ci est aussi directement engagée. Responsabilité juridique, économique, et morale aussi. Pas dans les mêmes proportions, certes. Mais la perception de nos réalités est toujours relative, et la capacité des décideurs économiques à endosser pleinement leurs responsabilités, y compris au détriment de leur santé, le démontre. Eux, certes, n’en meurent pas... Enfin, pas toujours.

 

Cette question de la responsabilité est trop souvent réduite à sa dimension juridique. Sans doute parce que nous sommes rarement à l’aise avec les sentiments. Les nôtres comme ceux des autres.

Peut-être est-ce aussi une des raisons de la tentation technologique qui laisse entendre que, avec des machines, la décision demeure « rationnelle », dégagée des émotions humaines… C’est à la fois oublier que les machines sont codées, au moins initialement, par des hommes mus par des émotions – ce qu’on identifie parfois comme des « biais » dans les systèmes d’intelligence artificielle, et qui ne sont pas des erreurs mais des qualités (et des défauts) intrinsèques.

Est-il donc « rationnel » d’abandonner ses propres émotions au pouvoir de celles des autres ?

Et peut-être est-ce une des forces mais aussi une des faiblesses de ceux qui ont grandi dans la patrie de Descartes…

 

Une spécificité française ?

Car pour clore cette réflexion, j’ai également noté, lors de cette conférence, le propos d’un autre intervenant selon lequel, dans le contexte des organisations internationales dans lesquelles sont insérées nos forces (et en particulier l’OTAN), cette attention soutenue des Français aux prérogatives organisationnelles était considérée avec légèreté par leurs homologues d’autres pays. Pour ces derniers, ces questions étaient finalement assez secondaires car, à la fin, on finirait bien par s’entendre.

Alors bien sûr, n’oublions pas l’impératif de clarté et de rapidité de la prise de décision, et de la transmission des ordres. Mais gardons aussi à l’esprit que notre tradition est particulièrement « verticaliste » (certains parlent de « monarchiste »). Et qu’elle se heurte, dans tous les mondes professionnels, à d’autres cultures, plus imprégnées de l’équilibre des pouvoirs, de la négociation, de l’intelligence collective.

Ce « choc culturel » explique sans doute en partie la fascination et les tropismes de certains pour des régimes autoritaires et les organisations bureaucratiques qui les accompagnent ou, parfois, les précèdent en habituant le plus grand nombre à l’obéissance sans conscience, au désengagement et au refus de toute responsabilité. Mais aussi au chaos qui accompagnent inévitablement ces modèles verticaux car, in fine, l’organisation n’est pas idéale, et il faut toujours « se débrouiller ».

 

Alors, entre le modèle figé et l’auto-organisation absolue, il existe une infinité de modèles organisationnels. Du plus clair qui étouffe à celui qui libère mais peut manquer des repères indispensables à certains.

Pour l’anecdote… J’accompagnais la mise en œuvre, dans une grande entreprise multinationale, d’une organisation matricielle à plusieurs dimensions (au-delà de deux).

Ce modèle avait de multiples avantages en termes d’agilité organisationnelle, pour s’adapter aux spécificités des zones géographiques, à l’émergence ou à la disparition de certaines compétences, pour accompagner le développement de nouveaux produits (ou éventuellement le désengagement d’autres).

Mais je me souviens aussi du désarroi des équipes de « suisses allemands » (assumons le double cliché, avec la concomitance de deux cultures perçues comme « peu souples »…) confrontés aux conséquences de cet « organigramme » qui apparaissait plutôt comme un assemblage de « bulles organisationnelles »… Mais qui est mon chef ?

Alors, pour nous consoler, assumons que nous ne sommes pas seuls au monde à devoir affronter ces questions…

Et pour en parler, voyons-nous !

 

[1] Michel Goya, « Le caporal stratégique, ou peut-on confiner la connerie ? », juin 2020, https://lavoiedelepee.blogspot.com/2020/06/le-caporal-strategique-ou-peut-on.html

[2] Même si, au grand bonheur de ceux qui croient toujours à la créativité humaine, on voit régulièrement émerger des pratiques qui démontrent l’inefficacité intrinsèque du contrôle technologique… Comme ces « déplaceurs automatiques de souris » régulièrement dénoncées par des employeurs ayant cru pouvoir mesurer l’engagement professionnel de leurs « télétravailleurs » avec une surveillance à distance du déplacement des curseurs sur l’écran…

[4] Titre d’un ouvrage de grande qualité, Institut Montaigne, 2014

[7] « Face aux défis logistiques, informationnels et géopolitiques, l'institution militaire réfléchit à des ajustements et rationalisations internes. Dans cette optique, le Commandement pour les opérations interarmées va être restructuré et certaines de ses missions seront distribuées à d'autres entités » Intelligence Online 17 mai 2023

[8] Parfois, il est important de prendre un chemin moins direct que la ligne droite. Comme le vol d’un missile de croisière dont la trajectoire, selon les termes d’un intervenant prestigieux, peut se décrire comme « le nom du CEMA écrit en cyrillique »…

[9] Les deux volets de mon aide opérationnelle aux organisations et à leurs dirigeants.

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Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management, #CIMIC

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Publié le 29 Mai 2024

Guerre cognitive : la place des entreprises

On en parle de plus en plus depuis l’invasion russe en Ukraine, et la réaction de solidarité et de sécurité collective de notre pays face à cette agression : nous devons faire face à une véritable « guerre cognitive ». Une guerre qui vise, au-delà des armées, la « société civile » sans laquelle, dans nos sociétés démocratiques, rien de sérieux et durable ne peut être mené.

C’est un sujet important, en soi. Et on trouvera ici quelques pistes pour les lecteurs intéressés par les affaires stratégiques.

Mais les leçons qu’on peut (et doit ?) en tirer ont aussi leur prolongement dans nos entreprises, dans nos pratiques et responsabilités au quotidien. Car celles-ci peuvent susciter, dans des contextes a priori plus apaisés, une véritable « guerre involontaire ». Et parce qu’aussi, elles appartiennent au continuum de nos « forces vives » et à ce titre, contribuer à la résilience de notre société (et de la leur).

 

Commençons, pour circonscrire la réflexion du moment, par un point de vocabulaire.

Certains auteurs spécialisés utilisent, pour traduire en français[1] la « cognitive warfare », le terme de « guerre cognitique ».

Cette traduction a le grand mérite d’exprimer, dans ses sonorités, le double volet technologique et humain de ces actions : « La ‘guerre cognitique’, ou cognitive warfare, est donc une guerre non conventionnelle qui s’appuie notamment sur les outils cyber et dont le but est d’altérer les processus cognitifs d’ennemis, d’exploiter des biais ou des automatismes mentaux, de provoquer des distorsions des représentations, des altérations de décision ou des inhibitions de l’action, et entraîner des conséquences funestes, tant du point de vue des individus que du collectif »[2].

Mais puisque je considérerai essentiellement, dans cette contribution, les aspects organisationnels et humains, j’utiliserai celui de « guerre cognitive » : « Relevant d’une approche pluridisciplinaire combinant sciences sociales et nouvelles technologies, la guerre cognitive vise à altérer directement les mécanismes de compréhension du monde réel et de prise de décision pour déstabiliser ou paralyser un adversaire : en d’autres termes, elle vise à agir sur le cerveau de l’adversaire puisque c’est là que s’y gagnent les guerres, y compris « avant la guerre », en écho à la vision stratégique du chef d’état-major des armées françaises »[3].

 

Un domaine d’opérations centré sur l’humain

Dans le champ stratégique, cette guerre cognitive est menée par des puissances hostiles, étatiques ou non. On parle aujourd’hui de la Russie de Vladimir Poutine mais ce n’est pas le seul État à mener des actions offensives vers nos sociétés ouvertes (les actions de l’État chinois sont désormais explicitement décrites dans les études se référant à ce domaine, et il en existe d’autres[4]).

Alors bien sûr, la « guerre psychologique » n’est pas une nouveauté. Mais elle est amplifiée aujourd’hui par la place prise par « l’information » dans nos sociétés modernes, qui facilite pour les agresseurs l’accès jusqu’au « destinataire final ».

Et parce que la démultiplication des actions hostiles est plus aisée avec les moyens techniques contemporains – sans que ceux-ci ne doivent faire oublier les traditionnels moyens « humains ».

Le schéma suivant, reproduit dans plusieurs articles cités et notamment celui de D. Pappalardo (cité en référence), explicite clairement la complémentarité de ces actions :

 

 
Guerre cognitive : la place des entreprises

La « guerre cognitive » a donc des effets dans le domaine technique, mais aussi dans les domaines très humains : « La guerre cognitive donne aux adversaires la capacité de façonner la cognition humaine, la perception, la création de sens, la connaissance de la situation et la prise de décision à tous les niveaux. (…) (elle) vise également à perturber les relations, cible les vulnérabilités humaines, telles que la confiance et le biais cognitif, tant au niveau individuel que national. »[5]

 

Perception, création de sens, prise de décision, relations humaines, confiance… ce sont ici des termes bien familiers au monde managérial.

Et c’est la raison pour laquelle les pistes explorées par le monde guerrier peuvent utilement inspirer celui des entreprises – et réciproquement.

 

Notons enfin que les nouveaux développements technologiques conduisent d’ailleurs les spécialistes à considérer que cette « CogWar » est plus qu’une extension de la « guerre psychologique » (les « PsyOps ») puisqu’elle associe à ces « PsyOps », des « InfoOps », des « CyberOps », en y ajoutant les outils d’intelligence artificielle et de « machine learning »[6].

Des domaines, là encore, dans lesquels les entreprises s’engouffrent.

 

La « maison » sécuritaire

Pour faire face à ces menaces multiformes et parce que, contrairement à des affirmations hasardeuses, l’Alliance Atlantique était loin d’être en « mort cérébrale », un groupe de travail de l’OTAN a proposé un modèle (« The House Model »[7]) reposant notamment sur trois piliers :

  • Celui des neurosciences, avec des interventions au niveau individuel et collectif ;
  • Celui des sciences cognitives et comportementales, avec des interventions de type psychologique ;
  • Celui des sciences sociales (société et culture), avec des interventions relatives à la confiance et aux relations.

Ces trois piliers ont naturellement leurs applications dans l’entreprise.

Celui des neurosciences en est encore à ses balbutiements, et ceci malgré l’appétence que des affirmations scientifiques (ou pseudo-scientifiques) peuvent susciter tant chez des décideurs désireux de « décoder » le plus « scientifiquement » possible les comportements de leurs collaborateurs, que chez des prestataires de services plus ou moins sérieux. Car il s’agit, en l’occurrence, des connaissances physiologiques et biologiques relatives à la création de sens (« sense-making »), à la prise de décision et au fonctionnement du cerveau.

Les moyens techniques permettent d’observer, de plus en plus finement, les zones activées dans le cerveau par différents stimuli et la production de certaines hormones et autres molécules. Mais de l’observation à la compréhension, il convient de demeurer prudent. Car concomitance et causalité ne sont pas équivalentes.

 

Celui des sciences cognitives et comportementales est beaucoup plus exploré et connu puisqu’il relève des connaissances psychologiques relatives à la création de sens, là encore, aux interactions sociales, au comportement humain, aux émotions, à la persuasion, à la communication. Là encore, on observe – depuis plus longtemps que pour les neurosciences - ; et certains proposent des grilles d’analyse, prudentes ou plus affirmatives. On évoquera, par exemple, le fameux « nudge » popularisé par une agence gouvernementale à l’occasion de la crise Covid-19, mais dont les principes suscitent d’autres réalisations, dans nos vies quotidiennes.

 

Quant à celui des sciences sociales, des approches interdisciplinaires permettent de mieux comprendre les facteurs structurels et institutionnels dans le contexte social, culturel, économique et politique qui forgent, contraignent et/ou accroissent les comportements individuels et collectifs et peuvent conduire à des changements à grande échelle[8]. Là encore, on trouve largement, dans la littérature et dans de multiples cursus de formation, de quoi étancher sa soif d’explications plus ou moins satisfaisantes.

 

Enfin, en plus de ces trois piliers, le modèle propose des couches transverses, dont la dernière est celle des « situational awareness / sensemaking », déjà évoqués dans les trois piliers.

Ces termes font doublement écho dans le domaine entrepreneurial, puisque venant d’une approche à la fois déployée dans le monde de la sécurité industrielle, mais aussi dans celui des pratiques managériales collaboratives.

 

Les entreprises, absentes de la guerre cognitive ?

Notre pays semble hésiter, depuis quelques mois, à entrer ou non, partiellement au moins, en « économie de guerre »… Le débat est trop complexe pour l’aborder ici mais, pour le moment en tous cas, il apparaît que cette « économie de guerre » concerne avant tout les entreprises de la « BITD » (base industrielle et technologique de défense) : le monde de l’armement… A ceci près que, avec les technologies dites duales et dans les « guerres hybrides », la frontière est difficile à définir entre monde « militaire » et monde « civil ».

Pourtant, et parce qu’elles sont des employeurs et, dans les faits, des lieux de vie pour leurs salariés, les entreprises doivent être conscientes de leur rôle dans ces guerres cognitives, au moins à titre défensif :

  • sur des territoires sur lesquelles nos armées, dans le cadre de nos accords de défense, pourraient intervenir. Et sur lesquels il serait utile d’avoir un accueil au moins bienveillant et pourquoi pas synergique de la part des populations locales, à travers leurs salariés et leurs clients – on pense alors naturellement à toutes nos entreprises implantées sur ces territoires ;
  • et, pour le plus grand nombre, sur le territoire national, en assurant les revenus de leurs salariés, en réduisant les facteurs d’incertitude et d’inquiétude, et aussi de fragmentation sociale. Voire en contribuant à développer leur « résilience », y compris dans leur vie quotidienne.

 

Ce dernier point est crucial, car la confiance, comme on le sait, ne se décrète pas.

Et surtout, parce que la confiance n’est pas (seulement) l’affaire de l’État – qui par contre est en charge des affaires militaires.

« (La guerre cognitive) tente d’instiller le doute, d’introduire des messages contradictoires, de polariser l’opinion, de radicaliser certains groupes et d’inciter ces derniers à adopter des comportements susceptibles d’ébranler ou de diviser une société par ailleurs solidaire.» [9]

Alors bien sûr, l’appel à la cohésion sociale, voire à « l’unité nationale », est souvent utilisé par les décideurs politiques en cas de crise. Mais tel l’appel au loup et pour de multiples raisons, il est probable que celui-ci ait perdu de son efficacité.

C’est pourquoi les entreprises, bien plus que des subordonnés potentiels que l’on pourrait, le cas échéant, réquisitionner pour être en appui des forces armées et de sécurité, pourraient aussi être efficacement considérées comme des partenaires dans la guerre cognitive qui fait déjà rage.

Des partenaires conscients de leurs responsabilités, dans leurs politiques et leurs pratiques. Des partenaires considérés dans le cadre d’une « stratégie des alliés », et donc relevant d’autres modes relationnels que le seul mode directif. Un mode relationnel trop fréquemment utilisé dans la relation entre acteurs publics et privés, alors qu’on doit le réserver aux opposants, et surtout pas aux acteurs potentiellement synergiques, au risque de les perdre.

Guerre cognitive et climat social

« Le champ de bataille est partout »[10] : c’est un des principes non seulement de la guerre cognitive, mais aussi d’autres cultures stratégiques que les nôtres, en Occident.

Nous passons beaucoup de temps dans nos activités professionnelles, et les expériences que nous y vivons influencent nécessairement la vision et les pratiques que nous avons des interactions sociales, au sens large.

Des pratiques bureaucratiques, inopportunément directives ou éthiquement contestables, pourront par exemple conduire au désengagement, à la méfiance. Dans l’entreprise, mais peut-être plus largement, et en particulier si le ressentiment légitimement vécu est remis en perspective dans un narratif plus politique.

A l’inverse, des pratiques managériales et relationnelles respectueuses des engagements pris et la reconnaissance du travail réalisé, par exemple, pourront conduire les acteurs, et aussi en dehors de leur contexte de travail, à (re)trouver des habitudes fondées sur une plus grande confiance mutuelle. La confiance, facteur clé de la guerre cognitive…

Dans ce domaine des relations professionnelles, l’éloignement facilité par le « télétravail », qu’il soit souhaité par les salariés ou par certaines entreprises désireuses d’économies immobilières, ou par des encadrants peu férus de relations humaines, est un facteur de plus de fragilisation des relations sociales :

  • en réduisant l’activité professionnelle à sa dimension « productive », alors qu’elle gagne tant à être aussi interactionnelle, que ce soit pour des raisons de créativité ou de lutte contre les silos cognitifs ;
  • et en fragilisant psychologiquement et socialement des individus isolés, susceptibles de devenir des « cibles » économiques et/ou cognitives, loin de leurs « managers » - à condition cependant que ceux-ci soient sensibilisés à l’identification des « signaux faibles ».

Et on le voit dans les entreprises, le « management à distance » connaît ses limites, en dépit de multiples formations proposées après le choc de la mise à distance de la crise Covid-19. Parce qu’on tente, en vain, de prolonger des pratiques existantes, plutôt que de s’interroger sur le fond de la relation managériale, et de mettre en œuvre ces mêmes pratiques relationnelles.

 

Alors, en matière de maîtrise du climat social et, plus largement, de management des parties prenantes, on pourra par exemple recommander l’acquisition des approches et pratiques de la sociodynamique et de la « stratégie des alliés » qui en découle – et ceci d’autant qu’elle s’inspire du jeu de go plutôt que du jeu d’échec : un accent mis donc sur la relation plutôt que sur le résultat gagnant/perdant évoqué dans l’article cité ci-dessus[11].

Et aussi parce qu’on retrouvera dans les approches de la sociodynamique des pratiques organisationnelles qui font écho aux recommandations d’un « best-seller » de la pensée stratégique : les « teams of teams » recommandés par le Général Mc Christal[12], qui associent autonomie et cohérence, goût de l’initiative et sentiment d’appartenance et que la sociodynamique décrit comme des « organisations holomorphes ».

Une raison plus de s’y intéresser, n’est-ce pas ?

 

Guerre cognitive et désorientation

« A la différence des opérations psychologiques, la guerre cognitive met l’accent sur l’exploitation des vulnérabilités cognitives, et notamment la surcharge attentionnelle, le rétrécissement des perceptions (« le tunnel de la vision »), et les biais cognitifs et les erreurs de jugement qui influencent négativement la prise de décision (Figure 6-1) »[13].

Guerre cognitive : la place des entreprises

Ces effets délétères de désorientation sont bien connus des entreprises, et en particulier celles qui sont confrontées à des enjeux de sécurité : dans l’énergie, l’aérien, les mines, le transport maritime, la médecine… et qui ont décidé d’adopter les nouvelles approches de la sécurité – les « New Views on Safety »[14].

Car la désorientation, c’est la perte d’attention, la perte de sens… l’incapacité de porter l’attention nécessaire à un événement, ou au contraire, de manquer de vigilance face à une information qui, pourtant falsifiée, paraît crédible…

 

Et il est intéressant de retrouver dans les travaux de l’OTAN évoqués précédemment deux termes clés d’une de ces deux approches : celle des « High Reliability Organisations » (HRO). A savoir la « situational awareness », ou « conscience de situation »[15], et le « sense-making », la création de sens.

On regrettera cependant, dans ces études, l’absence de référence explicite à un des auteurs clés de ces nouvelles approches : Karl E. Weick[16].

Car la lecture de ses travaux permet d’identifier des réponses à une des difficultés mentionnées dans l’étude, à savoir les difficultés des organisations à obtenir une « conscience de situation » collective : « par exemple, en fournissant sciemment des informations contradictoires à des coéquipiers, ou à différents niveaux hiérarchiques, on peut conduire à la construction de représentations non cohérentes ou à des conflits de perception au sein d’une équipe. L’impact à long terme peut être une dégradation des confiances interpersonnelles, de la confiance en son propre jugement et de la cohésion de l’équipe. (…) Dès lors, l’enjeu de défense porte sur les méthodes et les outils permettant de renforcer la cohésion collective ainsi que sur la fiabilité et la sécurité des systèmes d’information »[17].

Un constat qui s’applique tant au quotidien des entreprises qu’aux enjeux de mobilisation collective, dans le contexte de la guerre cognitive.

Face à la désorientation, la « pleine conscience » ?

Karl Weick est en effet un des penseurs clés de la culture des organisations – une « culture » que l’on fait vivre dans des pratiques partagées, et qui permet le succès des organisations dans des contextes socio-techniques complexes – puisque les « HRO » sont nées de l’observation de systèmes comme des porte-avions, des plateformes pétrolières, de la navigation aérienne, des hôpitaux ou des pompiers confrontés à des feux de forêts de grande ampleur…

Alors Weick (et les HRO) ont contre eux « l’inconvénient » d’être plutôt des psychologues que des ingénieurs. Ce qui, pour des sujets « sérieux », peut être un handicap…

Et plus encore, car Weick dépasse la notion de « situational awareness » (SA) en proposant celle de « mindfulness » - un terme parfois mal perçu.

Là où la SA recommande une attention limitée au périmètre de son domaine – ce qui conduit à une attention en silos, et donc à des difficultés d’interfaces -, la « mindfulness » recommande une attention plus large, y compris aux domaines des autres – ce qui induit une nécessaire coopération.

Et là où la SA prête attention aux détails de la tâche en cours – une attention qui peut être perturbée par des distractions -, la « mindfulness » prête attention à l’émergence de l’imprévu – y compris lorsqu’il émerge des domaines d’un autre… Ainsi le passage régulier de tous les personnels sur le pont d’un porte-avions pour s’assurer qu’aucun objet inopportun ne s’y trouve, sans chercher un « coupable » qui aurait pu l’y laisser…

La « mindfulness » est donc, par nature, collective : « Nous préférons le concept d’expertise à celui d’expert car nous voulons préserver l’argument crucial selon lequel l’expertise est relationnelle »[18]

Mais ce terme suscite immédiatement une prise de recul pour beaucoup de décideurs « sérieux », qu’ils soient militaires ou civils. Car la « mindfulness », c’est la « pleine conscience »… et le terme fait immédiatement le lien avec des démarches que l’on peut qualifier de « développement personnel », peu bienvenues dans les sujets de résilience organisationnelles, et plus encore de défense collective.

Pourtant, la « mindfulness » est bien plus dédiée à la résilience des organisations qu’au seul bien-être personnel : “Les questions clés, pour les individus comme pour les systèmes sont : ‘Suis-je capable de me concentrer pour éviter les distractions, afin d’être attentif et calme’ et ‘Est-ce que je reviens rapidement à mon activité lorsque mon esprit vagabonde’ ? » [19]

C’est sans doute la raison pour laquelle, tout en assumant les liens faits par certains avec des traditions philosophiques et pratiques comme le bouddhisme et la méditation, les spécialistes des « techniques d’optimisation du potentiel humain », bien connus des personnels soumis à hauts niveaux de contraintes comme les pilotes d’avions de combat ou les soldats des forces spéciales, font appel à ce concept, malgré des réserves de principe possibles[20].

 

Face à la désorientation, la création de sens

Et cet oubli est d’autant plus dommage que Karl Weick est aussi à l’origine de travaux importants sur la « création de sens ».

Un « sense making » crucial pour les sujets de la guerre cognitive : « Pour atteindre ce niveau de compréhension d'événements évoluant de façon non linéaire, (…), il est nécessaire d'avoir une capacité de création de sens. La création de sens est une information et une condition préalable à la prise de décision. Contrairement à la SA, (…) la création de sens exige un effort et une motivation continus pour comprendre les liens entre les personnes, les lieux et les événements (le système des systèmes) afin d'anticiper leurs trajectoires et d'agir efficacement »[21].

Et pour Weick, la « création de sens » est, là encore, éminemment collective et organisationnelle : « Certaines organisations peuvent produire de l’ignorance, une vision en tunnel et de la normalisation, quand d’autres peuvent produire des idées nouvelles, des synthèses originales et des diagnostics inattendus »[22].

 

Les travaux de Weick, et les pratiques associées, peuvent donc être utiles à la guerre cognitive qui préoccupe les organisations de sécurité comme l’OTAN mais aussi, plus localement, à celles qui s’occupent des secteurs particulièrement sensibles évoqués (nucléaire, incendies, santé…).

Ils peuvent aussi, et on le devine à travers quelques mots-clés familiers au conseil en organisation et en facteurs humains, à des entreprises de secteurs moins critiques, mais pour lesquels l’efficacité collective est essentielle.

Car dans les entreprises, la « perte de sens » ne vient pas seulement de l’extérieur (sauf en cas de tentative d’escroquerie ou d’action malveillante). Elle peut provenir, plus prosaïquement, de l’interne. Et ceci pour des raisons le plus souvent involontaires.

Dysfonctionnements organisationnels, querelles d’egos, injonctions contradictoires… les sources organisationnelles et humaines de la « perte de sens » peuvent être multiples.  Mais les effets semblables à une guerre cognitive – menée cette fois involontairement car émergeant des pratiques managériales.

Et c’est pourquoi ces questions de « désorientation » - et les réponses qui peuvent leur être apportées – sont là aussi des champs communs entre les mondes militaire et civil. Et donc de synergies.

 

Guerre cognitive et automatisation

Enfin, la guerre cognitive comporte un important aspect technique.

« La cognition n’est plus qu’une affaire de cerveau ; elle est, tout au moins depuis cette dernière décennie, en relation avec la technologie numérique et la connaissance partagée. Cette double relation est donc bilatérale et duale. Elle est bilatérale puisque le numérique est une production de la cognition et celle-là nécessite aujourd’hui l’aide numérique. Elle est duale car ces relations concernent à la fois l’individu et les collectivités »[23]

 

Les « New Views » déjà évoquées s’appuient globalement sur deux grandes approches : l’un plus humain, plus psychologique, l’autre plus technologique, ingénierial.[24]

Et on retrouve dans les travaux de l’OTAN les mêmes convergences avec le monde de ces « New views on safety », et ceci cette fois avec le volet des ingénieurs, du couplage homme-machine et de la « Resilience Engineering »[25].

Une convergence déjà ancienne d’ailleurs puisque, par exemple, un des auteurs séminaux de ces approches, Jens Rasmussen, avait été à l’origine d’un séminaire de l’OTAN, en août 1980[26].

Et ce qui préoccupait déjà les chercheurs et praticiens avec l’automatisation croissante des systèmes, et la nécessaire synergie avec les systèmes cognitifs humains, se trouve évidemment actualisé avec une guerre cognitive qui s’appuie plus que jamais sur les interactions entre hommes et systèmes techniques…

 

Notons en effet le terme employé : « Human-Machine Teaming ». Car en matière de résilience, il ne s’agit pas du remplacement de l’homme par les machines, mais du couplage homme-machine.

Un point de vigilance qui pourrait sans doute échapper à des organisations soucieuses d’accélérer leur « transformation numérique » en accordant attention, temps et budgets aux seuls volets technologiques (je suis frappé par le nombre de postes ouverts, dans les entreprises et les cabinets-conseil, pour des chefs de projets « Transformation » dont les compétences attendues sont avant tout techniques), et avec l’idée que « l’humain suivra » (au mieux, on le « formera »)…

Car nos entreprises demeurent avant tout des organisations humaines – même si certaines entreprises semblent considérer certains humains comme de nouveaux esclaves pour les systèmes numériques[27].

 « Grand remplacement » ou confiance mutuelle ?

Et ceci d’autant que l’actualité est à l’Intelligence Artificielle, avec à la fois l’accélération technologique mais aussi l’effet de mode, à l’instar de celui que nous avions connu il y a dix ans avec la « transformation numérique » (et même « digitale », ça faisait plus « chic »). Ou de la mise en place des « ERP » il y a 20 ans, des systèmes « magiques » d’intégration de toutes les données de l’entreprise. Une mise en place à coups de multiples itérations de développement, et des « formations » pour tenter de s’approprier l’outil…

Un effet de mode qui pousse à adopter de nouveaux outils, pour rechercher une meilleure efficacité, libérer les équipes de tâches à faible valeur ajoutée, certes. Mais aussi, trop souvent, pour donner des signes de « modernité » ou tout simplement faire « comme les autres », sans prendre nécessairement le temps de penser aux conséquences de ce « grand remplacement ».

Et là encore, les chercheurs de l’OTAN appellent notre attention.

« Les chefs militaires doivent être attentifs aux conséquences éthiques de l’utilisation extensive d’IA/ML dans les plateformes de médias sociaux, de la reconnaissance faciale par IA des systèmes de surveillance, des systèmes de SA basés sur l’IA, des systèmes d’armes autonomes, des systèmes inhabités autonomes, de la robotique basée sur l’IA, etc… qui présentent des défis significatifs pour les défenses dans la CogWar. Ces technologies impactent les civils, les militaires et la société elle-même (…). L’enseignement, l’entraînement et l’expérience seront à l’avenir des éléments clés pour l’OTAN dans sa stratégie de défense dans la CogWar »[28]

 

La première question est donc d’ordre éthique, philosophique. Car la mise en place de ces outils a des conséquences sur le fonctionnement des entreprises, sur la place des femmes et des hommes qui y travaillent, sur la nature des relations humaines en général.

Et la poursuite du profit à court terme, légitime pour la survie des entreprises – ou pire encore, la seule recherche d’être « dans l’air du temps » - ne doit pas faire oublier les conséquences à long terme. Pour l’entreprise elle-même, mais aussi pour la société et les éco-systèmes dans lesquels elle évolue, et dont elle se nourrit.

 

Une autre question est celle, inévitable, de la mise en place de ces nouveaux outils – et des pratiques qui y sont associées.

Car on peut considérer qu’il s’agit d’un « grand remplacement ». Mais aussi que ces évolutions nécessitent de se poser, avec plus d’acuité encore, la question de la collaboration entre les hommes et les « machines intelligentes ». La collaboration, un principe d’action qui repose sur la confiance.

« Des voies de progrès résident d’une part dans la capacité de ces machines à mieux expliquer, à établir une confiance étayée, à communiquer plus aisément, voire à comprendre les intentions dissimulées et les émotions des acteurs humains, et d’autre part dans une nouvelle culture d’acceptation des machines par les humains »[29].

Une question qui peut faire froid dans le dos, mais qui en tous cas doit être posée aux décideurs, qu’ils soient civils ou militaires, afin qu’ils s’en emparent vraiment, plutôt que de la laisser seulement, aux spécialistes des technologies qui ont déjà tant à faire…

 

Les entreprises, champ d’action et d’entraînement

La guerre se prépare. En matière de guerre cognitive comme d’autres, plus mécaniques ou charnelles, l’entraînement est nécessaire.

Encore une fois : nous passons beaucoup de temps dans nos activités professionnelles. Et c’est pourquoi nous recommandons de considérer cet espace à la fois comme un champ d’action, avec des bénéfices directement attendus pour l’activité économique, mais aussi comme un champ d’entrainement pour des citoyens confrontés à une guerre cognitive qui pourra déterminer l’avenir de nos sociétés démocratiques – et de leur efficacité professionnelle, s’il faut absolument le rappeler.

Car chacun possède une « personnalité cognitive » : « La personnalité cognitive est la façon spontanée qu’un individu à de connaître le monde »[30].

Et à l’instar de tous nos traits particuliers, celle-ci évolue. Pour le meilleur et sans doute aussi pour le pire. Un « pire » qu’on pourrait voir dans ce « monde éditorialisé » que décrit Gérald Bronner dans son excellent « Apocalypse cognitive »[31]… dont le titre est précisément un exemple (quel talent !) des caractéristiques de ce qui appelle le plus facilement notre attention : le catastrophisme, l’incomplétude cognitive, l’indignation…

Mais un « pire » qu’il est possible de réduire, et un « meilleur » que l’on peut développer – et la lecture du livre de Gérald Bronner y contribue grandement, comme d’autres de ses ouvrages.

Car doit-on attendre quelque chose des médias, ou des réseaux sociaux ?

Comme le démontre l’auteur, les fonctionnements délétères qui sont tant décrits et décriés ne sont pas dus à un complot, à une intention délibérée de « fabriquer du crétin » (un autre ouvrage de référence). Mais sont bien plutôt une réponse à nos propres appétences cognitives…

 

Alors, chaque entrepreneur, qu’il soit public ou privé, et dès lors que son modèle de rentabilité ne repose pas exclusivement sur une économie de l’attention (ce qui ne l’empêche pas, en théorie au moins, d’être le plus vertueux possible), peut, dans ses pratiques professionnelles et quotidiennes, contribuer à développer le meilleur et réduire le pire. Le sien et ceux sur lesquels il a une influence, une responsabilité, une fonction pédagogique.

 

 

Reprendre la main sur nos décisions, et sur l’action

La guerre cognitive nous détourne de l’essentiel : la prise de décision qui précède l’action.

Dans sa dimension guerrière, c’est un des objectifs de la force hostile, comme le décrit le schéma ci-dessous[32] :

Guerre cognitive : la place des entreprises

Mais dans les entreprises, cette confusion est surtout suscitée, sauf exception, par des mécanismes autres. Il n’y a pas de « complot ». Seulement les effets induits de mécanismes de mode, d’attention, de perte de sens, de dynamiques organisationnelles…

Des effets que l’on retrouve parfaitement décrits dans le schéma ci-dessus.

  • L’attention portée aux nouveaux outils, qui captent l’attention et les budgets : c’est « faire consacrer de l’énergie cognitive aux outils plutôt qu’à ce pour quoi sont faits les outils ».
  • Celle que l’on a consacrée à l’intention de « tout savoir » grâce aux données (même si l’impossibilité constatée à traiter les données des « data lakes » semble désormais avoir conduit beaucoup d’entreprises à revenir à plus de bon sens) : c’est « faire consacrer de l’énergie cognitive aux formats plutôt qu’à ce que contient l’information ».
  • Quant aux fonctionnements bureaucratiques qui privilégient la « connaissance » à l’action, en raison notamment d’une toujours plus grande aversion au risque, mais aussi d’une évolution naturelle de ces organisations du « savoir », on les retrouve dans « faire consacrer de l’énergie cognitive au risque de la décision plutôt qu’à la décision ».

 

C’est pourquoi les transformations organisationnelles ne doivent pas être guidées par des modes ou des modèles transposés sans précautions.

Et l’économie de l’attention a aussi ses transpositions dans le monde des entreprises, alors que les agendas partagés – l’outil – et le déroulement de paradigmes centralisateurs et bureaucratiques – le fond – conduisent à saturer, avec les agendas, l’attention des décideurs.

Le préalable à l’action est la décision. Une décision qui se prend avec des temps de recul, de maturation – indispensables à toute créativité, y compris stratégique.

C’est pourquoi, en la matière, nous recommandons le recours à un travail de priorisation et d’allocation de la ressource « temps ». Une ressource que des pratiques comme la  « chronostructure », par exemple, permettent de mieux gérer.

Vers une intuition collective ?

Pour faire face à la surcharge cognitive redoutée tant par les décideurs militaires que civils, Karl Weick met en avant un des cinq principes des organisations hautement résilientes : le « recours à l’expertise ». Ce que les armées décrivent par « la fonction prime sur le grade », à savoir le recours à la hiérarchie des compétences plutôt qu’à celle de l’organisation… Et qui est pour Weick, rappelons-le, une expertise collective.

C’est ce qu’on appelle plus communément dans les pratiques managériales, la délégation. Mais pas une délégation « hiérarchique », qui risque de n’être que la déclinaison d’une volonté de contrôle. Une délégation aux compétences.

Ce qui veut dire, par exemple, de ne pas craindre de s’entourer d’équipiers aux compétences plus développées que les nôtres. Plus développées localement, mais souvent moins larges. En attendant qu’ils grandissent, ce qui est aussi un enjeu managérial.

 

Face à cette « surcharge cognitive », Weick propose aussi la « création de sens » : ce qui permet de donner du sens, ou non à un événement. Et pour lui, cette capacité à donner du sens est lié à l’expérience, à l’expertise, et à ce qu’on peut appeler « l’intuition » (dès lors que l’on considère que celle-ci repose sur les deux premiers termes)[33].

Cette « intuition » est proche de ce que Daniel Kahneman - aussi cité dans les travaux de l’OTAN - appelle le « système 1 » : « Il faut trouver des méthodes qui développent et aident les gens à apprendre à être vigilants, intuitivement. (….) Ceci les aidera à réguler leurs propres comportements, afin qu’ils deviennent des comportements intuitifs acquis, de système 1. (…) Cette façon de faire de l’intuition une ressource positive plutôt qu’un biais nécessite que les individus comprennent les mécanismes de la guerre cognitive, afin qu’ils aient une plus grande chance d’y intervenir »[34].

 

Faire du « système 1 » une force, alors qu’il est souvent décrit comme le « maillon faible » de notre vigilance, puisque sensible aux biais, aux préjugés, aux habitudes ?… Alors que le « système 2 » est valorisé en la matière, avec l’habituel recours à la raison, à la réflexion. Voilà qui peut donc surprendre.

Mais c’est un point de vue pragmatique – là où beaucoup s’appuient sur un monde « idéal ».

Puisque le « système 1 » est celui de l’immédiateté, dans lequel nous baignons, et aussi celui des réactions de survie, autant le « durcir » en l’entraînant plutôt que de seulement en appeler à la prévalence du « système 2 ».

Mais là encore, les recommandations de Weick permettent de s’assurer que le « système 2 » est en veille active et fonctionne à ce titre en régulation. Avec le recours à l’expertise collective et au partage de sens qui permet de s’interroger, régulièrement, sur ce que nous faisons.

Ce qui nécessite de se garder le temps nécessaire. Pour soi-même. Et avec les autres.

 

L’enfer, c’est les autres ? ou mieux travailler ensemble ?

On le voit, la guerre cognitive est donc l’affaire de tous. Et donc l’affaire des entreprises aussi, et pas seulement dans un rôle de supplétifs dans le cadre d’une « économie de guerre ».

La guerre cognitive nécessite des moyens techniques, certes, mais aussi des pratiques collectives qui améliorent la résilience globale – celle du réseau des citoyens que nous sommes tous, et dans le cadre de toutes nos activités.

Au cœur de cette efficacité cognitive, il y a le collectif.

Cette affirmation peut paraître surprenante car, dans le domaine de l’attention comme dans d’autres, on peut (légitimement ou non) considérer que « l’enfer c’est les autres ».

Alors bien sûr, une partie de nos activités doit légitimement faire appel à un travail individuel – et en particulier parce que, in fine, face à la décision, « le chef est seul ». C’est indispensable, et ce travail est d’ailleurs souvent fait « en tâche de fond », pendant un exercice physique qui irrigue le cerveau, ou pendant le sommeil qui traite et organise les informations disponibles.

Mais si l’aboutissement de la décision est solitaire, le processus qui y conduit doit être naturellement collectif. Et aussi parce que la mise en œuvre efficace de cette décision ne pourra être que collective.

C’est pourquoi, dans ce domaine comme dans d’autres, il est indispensable de « mieux travailler ensemble ».

Et nous pouvons vous y aider !


[1] Qui demeure, rappelons-le, l’autre langue officielle de l’Alliance Atlantique

[2] « Le cognitive warfare et l’avènement du concept de ‘guerre cognitique’. Bernard Claverie, François Du Cluzel, in « Cognitive Warfare : la guerre cognitique ». B. Claverie, B. Prébot, F ; Du Cluzel. NATO-CSO-STO, octobre 2021, disponible sur : https://innovationhub-act.org/wp-content/uploads/2023/12/NATO-CSO-CW-2021-10-26.pdf

[3] « La guerre cognitive : agir sur le cerveau de l’adversaire », David Pappalardo, Le Rubicon, 9 décembre 2021. Disponible sur : https://lerubicon.org/la-guerre-cognitive/

[4] On trouve de nombreux articles consacrés au sujet. Des podcasts aussi, comme cet épisode de « Le Collimateur » animé par Alexandre Jubelin : « Trouver une réponse face aux manipulations de l'information. Vie et destin de Viginum », du 16 avril 2024, avec Marc-Antoine Brillant, disponible sur toutes les plate-forme.

[5] « Synthèse », in Mitigating and Responding to Cognitive Warfare (Atténuer et répondre à la guerre cognitive)

[6] “Towards a framework of science and technological competencies for future NATO operations”, Janet M. Blatny, Yvonne R. Masakowski, in Mitigating and Responding to Cognitive Warfare (Atténuer et répondre à la guerre cognitive) – STO Technical Report, OTAN, Mars 2023, accessible sur : www.sto.nato.int

[7] “Towards a science and technological framework - The House Model”, Benjamin J. Knox, in Mitigating and Responding to Cognitive Warfare (Atténuer et répondre à la guerre cognitive)

[8] Ces descriptions sont issues de l’article cité précédemment.

[9] « Sensibilisation et résilience, les meilleures armes contre la guerre cognitive », John Hopkins University & Imperial College. Nato Review, 20 mai 2021. Accessible sur https://www.nato.int/docu/review/fr/articles/2021/05/20/sensibilisation-et-resilience-les-meilleures-armes-contre-la-guerre-cognitive/index.html

[10] “La guerre cognitive : pourquoi l’Occident pourrait perdre face à la Chine », Kimberly Orinx, Tanguy Struye de Swielande, in « Cognitive Warfare : la guerre cognitique ». B. Claverie, B. Prébot, F ; Du Cluzel. NATO-CSO-STO, octobre 2021

[11] Pour en savoir plus sur la « sociodynamique », on pourra se référer utilement aux travaux et activités de l’Institut de la Sociodynamique (https://www.institutdelasociodynamique.com). Et/ou me contacter pour des sessions de formation managériale ou l’accompagnement de vos projets humainement sensibles.

[12] « Team of teams. New rules of engagement for a complex world”, General Stanley Mc Chrystal, Portfolio Penguin, 2015

[13] Traduction par nos soins, in “Developing cognitive neuroscience technologies for defence against cognitive warfare”, Claude C. Grigsby, Richard A. McKinley, Nathaniel R. Bridges, Jennifer Carpena-Nunez, in “Mitigating and Responding to Cognitive Warfare(Atténuer et répondre à la guerre cognitive)”

[14] On pourra notamment se référer à : « The ‘new view’ of human error. Origins, ambiguities, successes and critiques », Jean-Christophe Le Coze, 2022, in Safety Science, 54. 105853.

[15] « Le partage de conscience de situation est un lien de fragilité cognitive », Baptiste Prébot, in « Cognitive Warfare : la guerre cognitique », op.cit.

[16] « Managing the unexpected. Resilient performance in an age of uncertainty” – 2nd Edition. Karl E. Weick, Kathleen M. Sutcliffe, Josey-Bass, 2007

[17] Baptiste Prébot, op. cit.

[18] Traduction par nos soins in « Managing the unexpected. Resilient performance in an age of uncertainty” – 2nd Edition. Karl E. Weick, Kathleen M. Sutcliffe, Josey-Bass, 2007

[19] idem

[20] On pourra par exemple écouter le nouveau podcast « Optimizing Human Performance”, coproduit par « The Wavell Room » - un site britannique de référence en matière d’affaires militaires, qui fait explicitement référence à ces concepts.

[21] Traduction par nos soins, in “Situational awareness, sensemaking and future NATO multinational operations”, Benjamin J. Knox, Yvonne R. Masakowski, in Mitigating and Responding to Cognitive Warfare (Atténuer et répondre à la guerre cognitive), 2023, op.cit.

[22] Traduit par nos soins in « Managing the unexpected : complexity as distributed sensemaking”, Karl E. Weick, in “Making sense of the organization. The impermanent organization. Volume 2.” John Wiley, 2009. Weick y parle de “networks” - réseaux – mais nous l’avons traduit par « organisations » par raccourci d’une démonstration précédente dans l’ouvrage.

[23] “Qu’est-ce que la cognition et comment en faire l’un des moyens de la guerre », Bernard Claverie, in « Cognitive Warfare : la guerre cognitique », op.cit.

[24] Voir par exemple « Vive la diversité! High Reliability Organisation (HRO) AND Resilience Engineering (RE)”, Jean-Christophe Le Coze, in Safety Science, Volume 117, August 2019 – Accessible par doi:10.1016/j.ssci.2016.04.006

[25] Et notamment dans “Human-Machine teaming towards a holistic understanding of cognitive warfare”, Franck Flemisch, in Mitigating and Responding to Cognitive Warfare (Atténuer et répondre à la guerre cognitive), 2023, op.cit.

[26] “Human detection and diagnostic of system failures”, edited by Jens Rasmussen and William B. Rouse, Nato Conference Series – Human Factors, Plenum Press 1981

[27] Par exemple, l’article « Aux Philippines, avec les petites mains de l’IA », Les Echos Week-End, 24 mai 2024

[28] Traduit par nos soins dans “Defense against 21st century cognitive warfare : considerations and implications of emerging advanced technologies”, Yvonne R. Masakowski, Eskil Grendahl Sivertsen, in Mitigating and Responding to Cognitive Warfare(Atténuer et répondre à la guerre cognitive), 2023, op.cit.

[29] « Confiance entre les humains et les machines intelligentes, et biais cognitifs induits », Général Gilles Desclaux, in « Cognitive warfare – la guerre cognitique », op.cit.

[30] “Defense against 21st century cognitive warfare : considerations and implications of emerging advanced technologies”, op.cit.

[31] « Apocalypse cognitive », Gérald Bronner. PUF, 2021

[32] Bernard Claverie, op cit.

[33] « Information overload revisited », Kathleen M. Sutcliffe, Karl E. Weick, et “Organizing and the process of sensemaking”, Karl E. Weick, Kathleen M. Sutcliffe, David Obstfeld, in “Making sense of the organization. The impermanent organization”, op.cit.

[34] « Cognitive and behavioral science (psychological interventions)”, Benjamin J. Knox, in “Mitigating and Responding to Cognitive Warfare (Atténuer et répondre à la guerre cognitive)”, op.cit.

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Publié le 5 Avril 2024

Des fusions et du facteur humain…

Lorsqu’on engage un projet de fusion-acquisition, la « due-diligence » est un passage obligé. Processus financier avant tout, elle est aussi dotée d’un volet RH. Mais trop souvent avec une dimension surtout liée aux charges financières existantes ou à venir. Qui prend trop peu en compte les dimensions purement « humaines » de l’engagement individuel et collectif. Et qui s’arrête toujours à l’évaluation du « risque », et pas à son traitement, aux fins de succès.

 

Laissez-moi vous raconter trois courtes histoires, réelles ou imaginaires, mais dans lesquelles certains pourront se reconnaître.

 

Le cas Malbouffe

C’est l’histoire d’une petite entreprise, Alpha, qui s’est développée au fil des années et qui a eu du mal, comme souvent, à passer le cap des 50 personnes. Pas pour les raisons sociales que l’on imagine, mais en raison de divergences de stratégies entre dirigeants (se stabiliser ou poursuivre la croissance, notamment).

Après quelques départs clés, l’entreprise est en danger et les associés restants décident de céder avant que la valeur ne s’effondre.

Une entreprise beaucoup plus grosse, Bravo, les rachète. Elle intervient dans un domaine professionnel proche. Certains – et notamment certains dirigeants de Bravo - pensent que les deux métiers sont complémentaires. Mais dans les faits, beaucoup ne comprennent pas la plus-value des équipes Alpha qui génèrent certes du profit avec des services très originaux, mais parfois au détriment des services Bravo, classiques et adossés à un contexte légal rassurant, auxquels ils peuvent se substituer.

Alors, pour réussir l’intégration (ou l’imposer ?), des dirigeants Bravo sont mis à la tête des équipes Alpha… Et les collaborateurs issus d’Alpha sont contraints d’intégrer, plus ou moins totalement, les équipes Bravo, et en tous cas d’admettre une posture basse, complémentaire plus que concurrente. Car il y a l’absorbeur et l’absorbé…

Très vite, la quasi-totalité des équipes Alpha quitte le nouveau groupe, et cet échec suscite aussi le départ de certains dirigeants de Bravo, déçus…

Au bilan : une acquisition manquée pour Bravo, des bénéfices financiers pour les anciens dirigeants Alpha qui sont restés le temps prévu lors de la cession, et beaucoup de dégâts humains.

 

Le cas Grossous

Edouard a créé son entreprise, Charlie, il y a 35 ans. Plutôt paternaliste, il a recruté une petite équipe, plutôt docile, pour apporter plus de services à ses clients. Cela ronronne bien, à la satisfaction de tous.

Mais les années passent et le voilà qui fête ses 70 ans… Toujours vaillant, il souhaite cependant prolonger son succès. Mais à la maison, on le demande, on l’appelle à la raison… Est-il prêt à profiter de sa demeure, de son jardin et à lever les pieds lorsque l’aspirateur passera ?

Il trouve alors une solution intermédiaire : céder sa petite entreprise, mais avec un dispositif original.

Plutôt que de vendre à une société opérant dans le même métier – qui intégrerait naturellement « sa » clientèle et « son » équipe dans les siennes -, il trouve une société, Delta, dont le métier est complémentaire du sien.

Pour assurer à Delta le contrôle de l’acquisition de Charlie, une société Charlie-2 est créée pour racheter le fonds de commerce de Charlie. Delta est majoritaire dans Charlie-2, Edouard détient la grande majorité des parts restantes, et le solde est partagé entre quelques collaborateurs clés.

Propriétaire de Charlie et actionnaire majeur de Charlie-2, Edouard est heureux car :

  • il a encaissé les fonds de la vente de Charlie (les parts de Delta et des collaborateurs) ;
  • il demeure maître à bord car la rentabilité de Charlie, puis de Charlie-2, lui assure toute l’autonomie qu’il souhaite vis-à-vis de Delta ;
  • et il a ainsi donné, à la maison, les signes d’un « désengagement », au moins à terme…

Jusqu’au jour où certains collaborateurs-actionnaires de Charlie-2 se demandent pourquoi il est encore à la manœuvre… Aucune date de départ n’a été formellement exprimée mais la création de Charlie-2 devait servir à une transition, non ? Et entrer au capital, même avec une part très minoritaire, signifiait de participer à la « gouvernance » de Charlie-2, n’est-ce pas ?

Edouard est furieux. Veut-on ainsi le pousser vers la tombe ? Car c’est bien le sentiment, conscient ou inconscient, de beaucoup de créateurs d’entreprises qui cèdent, sous la pression de l’âge ou d’autres facteurs, à des « étrangers » ou même à leur famille… Car pour eux, céder, c’est mourir un peu… Et si certains sont sereins face à cette situation, d’autres non.

Vous voulez ma place ? Eh bien, payez la… Il propose donc de céder ses parts, mais en annonçant qu’il continuera son activité et que, bien entendu, « ses » clients le suivront… Et il teste auprès de quelques collaborateurs leur envie de le suivre…

Mais puisque personne ne veut payer le prix, et au regard d’un mécanisme de « deuil » bien connu, il se révolte alors et demande la tête de ceux qui, de bonne foi ou non, avaient compris ou cru qu’il partirait vite…

Chez Delta, échaudés par ce conflit que l’on n’avait pas prévu, croyant sans doute que la « transition » se ferait naturellement, on envisage de laisser tomber l’affaire… Trouveront-ils quelqu’un pour racheter leurs parts, ou abandonneront-ils le tout ? En attendant, chez Charlie-2, on craint la débandade…

Au bilan : une acquisition qui s’annonce manquée pour Delta, un bénéfice financier mais bien des soucis pour Edouard. Et chez Charlie-2, des dégâts humains… Quant à l’image d’un rapprochement original plutôt médiatisé, Delta devra en faire aussi les frais…

 

Le cas Copainsmaispastrop

Clément a créé son entreprise il y a plusieurs décennies. Il n’était pas un enfant de la balle et est particulièrement fier de son succès. Et il peut en effet l’être car Echo est florissante. Plusieurs dizaines de collaborateurs, des résultats qui font des envieux et une qualité professionnelle reconnue sur son marché. C’est un homme heureux.

Heureux mais prévoyant car il ne s’endort pas sur ses lauriers et observe avec attention son environnement professionnel, en pleine transformation. Il faut continuer à faire grandir Echo comme il l’a fait, avec une croissance exogène prudente, avec des structures partageant son attention pour ses équipes et pour la relation avec ses clients. Mais il faudrait accélérer la croissance, car le temps presse.

Son ami Jérôme a aussi créé son entreprise, Fox, dans les mêmes métiers. Fox a grossi plus vite, sur un modèle plus industriel qu’artisanal, à la différence de Clément et d’Echo. La qualité de service perçue par le marché s’en ressent. Mais ce n’est pas grave, car le succès financier de Fox suscite l’envie.

Le mariage est annoncé. Une union équilibrée dans les propos, mais pas dans les faits. Car les équipes de Fox sont beaucoup plus nombreuses que celles d’Echo. Et la structure « industrielle » de Fox s’appuie sur des processus qui « simplifient » les flux, rationalisent les pratiques. Ce ne sera plus du sur-mesure bien sûr, mais c’est le prix d’une croissance réussie…

Et puis pourquoi pas ? Car pour Clément, pour réussir, il suffit de le vouloir suffisamment fort – son histoire personnelle le prouve… et tout le monde réussira bien à trouver sa place, n’est-ce pas ?

Clément et Jérôme feront donc affaire. Quant à « l’intendance », elle suivra…

Les processus se mettent en place… Les doublons de postes sont supprimés, les systèmes Fox absorbent les flux Echo, et les collaborateurs sont répartis, mécaniquement, dans une matrice étendue, sur la base de l’organisation Fox.

La nature de l’engagement « humain » change alors pour beaucoup. Quelques talents-clés d’Echo sont reconnus dans l’organisation Fox – provoquant d’ailleurs quelques réticences chez ceux qui se pensaient « dominants » et donc protégés… Mais la plupart perdent la liberté – et la créativité – qu’ils avaient dans leur structure « artisanale ». Moins organisée, mais plus libérée.

Dans ces équipes Echo – et comme toujours chez les plus talentueux, plus employables que les autres -, c’est donc la fuite. Car amenés à faire le deuil d’Echo, ils préfèrent le faire ailleurs que dans la source de leur déception.

Et chez Fox, beaucoup de ceux qui se réjouissaient de l’arrivée de ces artisans talentueux se résignent aux fonctionnements mécaniques habituels, au détriment d’une créativité qu’ils espéraient pouvoir peut-être exercer, au regard de ce qu’ils avaient espéré de leur nouveaux collègues et d’une nouvelle aventure partagée.

La relation des « commerciaux » avec leurs clients change aussi : ceux-ci sont « réaffectés » et les pratiques « industrielles » laissent moins de place au « sur-mesure » qui avait fait le succès qualitatif d’Echo. Pour expliquer la rationalisation et la mécanisation de l’organisation et des flux, on parle bien sûr de la nécessaire « numérisation ». Mot valise, mot magique… Mais que l’on associe, volontairement ou non, à la mécanisation. Alors qu’elle peut aussi dégager du temps pour l’affecter à la qualité « artisanale » de la relation clients.

Certains clients d’Echo suivent donc chez Fox, mécaniquement. Mais d’autres, déçus de perdre la qualité de service, partent à la concurrence.

Au bilan : une acquisition (même si elle ne dit pas son nom) manquée, tant pour la performance des équipes que pour l’image d’Echo et Fox… Et des dégâts humains de part et d’autre. Y compris sans doute pour Clément et Jérôme qui, jusqu’à présent, se réjouissaient, à raison, de succès complets.

 

Quels sont les points communs à ces trois situations ?

 

Pas de mauvaises intentions

Partons du principe que, lors d’une fusion ou d’une acquisition, tout le monde est mû par de bonnes intentions.

Alors bien sûr, il peut y avoir des exceptions, et notamment :

  • un cédant qui souhaite surévaluer le prix de son entreprise et donc les bénéfices annoncés pour l’acquéreur, pour en tirer la plus grande valeur pour lui-même. Mais la « due diligence » est là, quand elle est complète, pour réduire ce risque ;
  • mais ce peut aussi être un acquéreur qui, par cette opération, souhaite « tuer » la concurrence. Ce n’est pas si rare, même si on annonce toujours des synergies attendues, plus vertueuses qu’un projet destructeur. Dans ce cas, les « dégâts » infligés à l’autre importent peu… à condition aussi de réduire autant que possible ceux subis par sa propre structure, le temps de l’absorption…

 

Néanmoins, et pour garantir les bonnes volontés mutuelles, on pourra, autant que possible, « sécuriser » le processus d’intégration. Et cela sera souvent fait en particulier pour le temps de maintien dans le nouvel ensemble du « cédant ». Pour rassurer les clients, les équipes… Mais si on peut « légalement » encadrer le maintien et/ou le départ, il est toujours difficile de le faire pour les facteurs plus qualitatifs, liés à l’engagement personnel…

On pourra aussi chercher à clarifier certains points ambigus. Mais la clarification conduit parfois à faire émerger un conflit que l’on ne souhaite pas, et que l’on espère voir se résoudre avec le temps… Et puis, l’ambiguïté a aussi ses avantages car elle est un espace de liberté, de dialogue, et de donc de créativité.

 

Alors, et même si les intentions sont bonnes de part et d’autre, les difficultés peuvent naître pour plusieurs raisons, et en particulier :

  • La réalité de la réalité : on voit souvent ce qu’on veut bien voir. Et la projection de ses souhaits devient parfois sa « réalité ». Pour éviter cela, le recours à un tiers permet de matérialiser des « réalités » parfois frustrantes (même si on peut alors, en situation de déni, écarter le porteur des « mauvaises nouvelles ») ;
  • Et l’autonomie des personnes et des organisations. Pour des raisons diverses, liées à leur environnement, leur histoire, leur « culture », les individus et les organisations peuvent « dériver » par rapport à leur propre intention. En pleine conscience ou non. Et c’est pourquoi l’accompagnement des transformations doit faire l’objet d’une attention particulière, dégagée des enjeux opérationnels (car « pendant les travaux, la vente continue ») : rigoureuse, bienveillante, mobilisatrice, sensible à l’émergence et donc adaptable…

 

Ces dérives ne découlent pas d’un mensonge, mais seulement du caractère nécessairement imparfait de la connaissance, et de la permanente émergence des phénomènes socio-techniques.

Car bien entendu, il est indispensable d’exclure le mensonge. Pour des raisons morales. Mais aussi pour des raisons d’efficacité. Vis-à-vis de ses partenaires dans le projet de fusion-acquisition. Et vis-à-vis des équipes de part et d’autre. En particulier pour ceux qui restent… Car si l’attention se portent sur les départs, pour des raisons légales et financières, on oublie toujours ceux qui restent, et qui devront vivre les plus durs des changements.

 

Considérer le « facteur humain » dans la conduite du projet

Dans ces trois cas, les deux parties prenantes ont avant tout considéré l’aspect financier de l’opération et les conditions légales. Et puisque les chiffres s’additionnent, voire se multiplient, les rapprochements sont souvent vus au travers de ces prismes-là.

Alors bien sûr, il y aura une « vallée des larmes », on le sait bien. Mais ce sera le temps d’une « digestion » que l’on espère rapide – car les gens sont « raisonnables », et les profits reviendront vite. En tous cas on le croit, et/ou on le fait croire.

Alors, lorsqu’une fusion ou une acquisition se fait avec un patrimoine matériel important (des locaux, des machines…), ou des savoir-faire protégés (brevets…) que d’autres équipes que celles qui les ont développés pourront facilement mettre en œuvre, celle-ci peut être réalisée en privilégiant une voie « mécanique ».

On additionne des moyens d’action, techniques et humains. On mutualise des coûts, des expertises… et on accroît ainsi à la fois le chiffre d’affaires et la rentabilité de la structure étendue.

Ce n’est pas très « bienveillant », mais c’est plus « simple » (même si simple n’est pas facile).

Mais lorsqu’une structure « absorbée » tient aussi sa plus-value de dimensions « affectives », que ce soit entre équipes, avec les clients, voire avec les « produits », le changement peut s’avérer « rupture ». Y compris d’ailleurs pour les équipes de la structure « absorbante » qui devront malgré tout faire avec des talents reconnus qui importeront sans doute une partie de leur identité professionnelle et pourront, implicitement ou explicitement, mettre en cause les habitudes et les pratiques d’un ensemble pourtant perçu comme infaillible puisque dominant…

Car si les chiffres s’additionnent, voire se multiplient, la complexité socio-technique inhérente aux groupes humains peut donc vite conduire, si elle est négligée, à un système hors de l’équilibre.

Cette dimension « entropique » peut alors donner lieu, dans les meilleurs des cas, à un nouvel équilibre inattendu (A plus B devient C) : c’est par exemple le résultat de projets de transformation conduits en privilégiant des pratiques d’auto-organisation (auto-organisées, certes, mais suivies et accompagnées). Ou bien grâce à la chance (et il faut toujours en avoir au moins un peu)…

Mais lorsque ce chaos est subi et non choisi, le système peut sortir totalement de l’équilibre, et exploser (ou imploser).

 

Les projets de fusion-acquisition ne sont pas seulement complexes techniquement, financièrement. Ils le sont aussi, pour beaucoup, humainement. Et quand cette dimension n’est pas prise en compte, dans l’analyse initiale et dans l’accompagnement du rapprochement, l’échec est inévitable. Car si l’intendance peut parfois suivre, le facteur humain n’est jamais régi uniquement par des principes logistiques.

Il est donc important d’organiser le projet selon des principes « rationnels », mais en se préservant aussi des marges de manœuvre qui permettront d’absorber l’imprévu mais aussi la créativité de tous, et donc de saisir des opportunités émergentes, par nature non planifiées.

 

Faire avec ce qu’on a – « l’effectuation »

Il est des mots à la mode dans le monde des entreprises et des organisations… Souvent des termes anglo-saxons portés par les dynamiques managériales internationales, et parfois francisés – souvent pour le pire.

On a par exemple beaucoup parlé gouvernance, sérendipité, agile, frugal... Apparait désormais le terme d’« effectuation ». Pour désigner une façon d’engager un projet avec les moyens dont on dispose et en prenant les risques liés, plutôt que d’attendre une situation « idéale »…

En matière de fusions-acquisitions comme dans d’autres contextes, on doit toujours faire avec « ce que l’on a ». Les équipes de l’un et les équipes de l’autre. Les forces et les talents. Les faiblesses et les états d’âmes aussi. Et en particulier lorsque la dimension de « services » est importante dans les métiers considérés. A moins d’avoir des moyens illimités (ce qui arrive rarement), et de considérer les individus comme des choses (ce qui est plus fréquent)…

C’est souvent frustrant pour des ambitieux dont la volonté se heurte au mur du réel.

Mais cette « contrainte » (ou plutôt, cette réalité) force à sortir d’une zone de confort vers laquelle notre pensée rationnelle, tournée vers les idéaux, nous tire.

Car faire avec ce que l’on a, c’est accepter d’évoluer dans des contraintes. Et donc s’obliger à trouver des solutions originales.

Alors bien sûr, c’est contraire à la pensée procédurale et bureaucratique, et cela nécessite d’accepter l’incertain, la prise de risques…

Mais n’est-ce pas, aussi, ce qui donne du sens à nos vies d’entre- et intra-preneurs ? Faire avec ce que l’on a plutôt que de revendiquer un idéal inaccessible, et inévitablement d’accuser les autres de nos échecs, de nos faiblesses, de nos manques de créativité et de courage ?

 

Alors, pour vos projet de fusions-acquisitions comme pour les autres, acceptez toujours la richesse du « facteur humain », prenez-y appui et animez-la, seuls ou avec l’appui de professionnels !

 

 

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Rédigé par Alexis Kummetat

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Publié le 6 Mars 2024

Les matrices, des organisations inaptes au combat ?

La Cour des Comptes a rendu public en novembre 2023 un rapport (plus précisément, des « Observations définitives ») dédié au Service du Commissariat des Armées[1]. Au cœur de ce document, l’organisation de ce service – et plus précisément son « organisation matricielle ». Un modèle d’organisation que partagent beaucoup de grandes organisations du monde civil. Est-il fondamentalement inadapté aux forces armées et, plus largement, aux contextes à hauts enjeux ? Ou est-ce seulement, et comme bien souvent, une question cruciale de « mise en œuvre » ?

 

Les organisations « matricielles » sont arrivées formellement au Ministère alors « de la Défense » en 2008, avec le « Livre Blanc » et les réformes qui en ont découlé. Bien sûr, la « fonctionnalisation » existait déjà, mais c’est à partir de ce moment-là que le terme a commencé à être employé et à vraiment « émouvoir » les forces armées.

On notera par exemple la critique précise et, comme toujours étayée, de Michel Goya, qui s’appuyait sur l’expérience de la guerre entre Israël et le Hezbollah : « L’affrontement de 2006 venait de démontrer que cette organisation n’était pas faite pour la guerre »[2]. Car pour lui, le système matriciel, « désastreux pour faire la guerre », fonctionne nécessairement de façon conflictuelle, puisque chacune des parties prenantes a des objectifs différents. Et au combat, on n’a bien sûr ni le temps ni les ressources pour mener en même temps une lutte interne… Et ceci d’autant que la réponse est inévitablement la « re-bureaucratisation », avec toute la charge négative que cela suscite, en tous cas pour des esprits libres et des organisations agiles.

Cette objection est la plus « rationnelle » de toutes. Mais il en existe d’autres.

Et Michel Goya en exposait aussi certains termes : « L’organisation matricielle ne fonctionne correctement que s’il y a convergence des chaines par une forte culture commune, une adhésion à un projet mobilisateur et une circulation libre de l’information ». Et, pour des raisons plus profondes (il évoque la « Logique de l’honneur » de Philippe d’Iribarne), la France ne serait pas adaptée aux organisations matricielles… Et on entend en effet ces arguments dans beaucoup d’organisations « civiles » confrontées avec ce mode d’organisation.

Culture commune, adhésion à un projet mobilisateur, circulation de l’information, bureaucratisation : les principaux ingrédients étaient donc déjà énoncés dans cet article.

Alors, le monde militaire a-t-il changé depuis lors, ou présente-t-il toujours les mêmes incompatibilités avec l’organisation matricielle ?

Faisons un petit détour par cette période particulière, et à mon avis structurante.

 

La matrice, une pilule amère

Il est en effet important d’avoir en tête que la mise en place des organisations matricielles au ministère des Armées a été concomitante à l’institutionnalisation de la réduction du format des forces (même si l’engagement avait été alors pris d’une « sanctuarisation » des moyens), et à  mouvement intense de dissolution d’unités, effectué sans la moindre protestation au sein des Armées – alors que les « plans sociaux » effectués dans les organisations civiles suscitaient alors mobilisations massives et attention accrue des décideurs publics et des médias.

Pourtant, avec la dissolution des unités, on ne touchait pas seulement aux effectifs et à l’accroissement considérable des mobilités individuelles[3] (la fameuse « manœuvre RH ») – des « changements » significatifs - mais aussi à des symboles forts :

  • L’histoire d’unités glorieuses, dont les traditions seraient parfois transmises, mais souvent « muséifiées » avec le dépôt du drapeau au service historique des armées ;
  • Et, par conséquent, la réduction drastique des postes de « chefs de corps »[4], qui enlevait à beaucoup d’officiers la perspective de cette responsabilité unique, point d’orgue attendu par beaucoup de leur engagement[5]. Sans négliger la dimension « affective » de cette fonction, tant il peut être perçu comme un « chef de famille », et dans un monde dans lequel on revendique fortement à tous niveaux la cohésion sociale, la proximité et l’empathie. Et donc les bouleversements pour tous que signifiait la disparition, ou en tous cas la dilution, de cette référence structurante.

Néanmoins, pas de protestations. Mais sans doute déjà des blessures profondes.

 

Cette période fut donc aussi celle l’accroissement de l’interarmisation accrue, et celle de l’arrivée des fameuses « bases de défense », symboles structurants de ces « matrices » : « les structures de commandement opérationnel et de soutien ont été rationalisées, soit à un niveau ministériel pour le soutien général, soit à un niveau interarmées pour les fonctions opérationnelles pures et les soutiens spécialisés. L’organisation ancienne a donc laissé la place à une organisation fusionnée avec des structures désormais interarmées, resserrées et donc moins nombreuses »[6].

Avec autant de changements humains, organisationnels, symboliques.

Et en particulier parce que la mise en place des structures de soutien et la création des bases de défense rendaient plus délicat l’exercice du commandement, dans ce contexte si particulier de la dissolution des unités, et donc de l’accompagnement de personnels qui, demain, ne seraient plus sous les ordres d’un « chef de corps » lui aussi en disparition, et qui, parfois, ne l’étaient plus déjà « totalement ».

 

Souvenons-nous :

  • « La notion d’intégralité des prérogatives du commandement laisse la place à des répartitions de responsabilités complexes »[7]
  • « Bouleversant le quotidien de tous les agents du ministère, l’irruption d’une organisation matricielle dans un univers hiérarchique, combinée à la réorganisation concomitante des chaînes « métiers » du ministère, a créé une impression de désorganisation généralisée »[8]
  • « Aux réorganisations structurelles connues, à savoir sept dissolutions et quatre transferts majeurs, viendra s’ajouter la réorganisation fonctionnelle de l’administration générale et des soutiens courants en bases de défense. Or, toucher aux processus bien ancrés dans les mœurs est plus anxiogène que modifier ou déplacer les structures »[9]
  • « En quittant mon poste à l’Otan, je ne pensais pas qu’il me faudrait encore être diplomate, en tant que commandant de base de défense ! »[10]

 

Les « bases de défense » auront donc été le symbole perçu, mais aussi assumé, de ces bouleversements:

  • « les bases de défense seront la pierre angulaire de la réforme des armées »[11]
  • « (les bases de défense sont le) chantier le plus emblématique de la transformation »[12].

La matrice apparaissait donc pour beaucoup comme une pilule bien amère à avaler…

 

Le Commissariat, doublement coupable ?

Alors pourquoi ce détour dans notre histoire récente ?

Tout d’abord parce que beaucoup de personnels qui connaissent les difficultés signalées par la Cour des Comptes ont vécu cette période – et parce que les organisations ont de la mémoire, en particulier pour les événements traumatiques.

Mais aussi parce que, au sein des Bases de Défense (BDD), le soutien des forces a été confié au Service du Commissariat des Armées (SCA), qui a fait l’objet du rapport au départ de cette note…

Car en 2014, les « groupements de soutien des bases de défense » (GSBDD) créés en même temps que le SCA, ont été rattachés à ce tout nouveau service[13].

D’un soutien mutualisé au sein des Bases de Défense (ce qui était déjà un changement), cette mission a donc été totalement transférée à ce « service support », pour reprendre un terme classique dans les organisations.

Nouveau choc donc, même si l’intention était bonne. Car il s’agissait alors de renforcer, dans les GSBDD, les structures de proximité, entre un échelon totalement centralisé (le SCA) et des fonctions internalisées, dans les unités (l’organisation antérieure). Tout comme le « coup d’après » serait de mettre en place, plus localement encore, les espaces « Atlas » (accès en tout temps, en tout lieu, au soutien), dans une logique de « guichet unique ».

Mais on sait que l’enfer est pavé de bonnes intentions… Et cette évolution fut vécue comme une nouvelle rupture.

 

Reprenons donc, comme nouveaux points de départ, quelques extraits du document de la Cour des Comptes qui témoigne, lui aussi, et plus de dix ans après, des dimensions « irrationnelles » des changements vécus – et donc toujours présents.

 

A propos de cette « architecture matricielle complexe et instable » : « La première source de complexité a tenu à la réforme elle-même et au modèle du soutien retenu, avec le passage d’une chaîne hiérarchisée de commandement à un dispositif de relations quasi contractuelles entre soutenants et soutenus, fondé sur une logique fonctionnelle. Rompant de la sorte avec les habitudes de fonctionnement des armées, ce changement a représenté, pour les soutenants comme pour les soutenus, une véritable révolution culturelle ».

« Révolution culturelle » sans doute car, plus que des relations « quasi-contractuelles », sont apparues de nouvelles pratiques véritablement « contractuelles », et donc fortement porteuses d’une charge symbolique pour un univers dédié au service public, avec la mise en place de « contrats de milieux » et de « contrats locaux de service ». Des « contrats »… avec tout ce que cela suggère pour un monde pétri de service public, d’engagement au service d’une cause supérieure…

Alors, au-delà des changements sur les organisations et les processus, cette « révolution » a donc eu des conséquences sur les « perceptions » - deux termes bien éloignés des approches d’analyse des organisations, souvent très « rationnelles » : « malgré les efforts entrepris pour y remédier, les armées ont eu tendance à percevoir comme une rupture génératrice d’un éloignement aussi préjudiciable qu’irréductible l’intégration des soutiens dans un dispositif spécifique se substituant à leur incorporation antérieure au sein même des forces ».

Et le rapport de rappeler que des ajustements ont alors eu lieu : « la crise de confiance qui a affecté la relation entre soutenants et soutenus dans la première période de la réforme des soutiens s’est traduite par un nouveau mouvement de transformations du service et de son activité, lancé en 2017 sous l’égide du plan « SCA 2022 ».

Mais apparemment, les résultats attendus ne sont pas encore là…

Car ainsi que l’exprime la Cour des Comptes dans ses constats, mais aussi ses recommandations :

  • « L’hypothèse d’engagement majeur met le SCA en tension sur ses capacités à répondre aux besoins des armées »
  • « Si la taille critique des GSBdD demeure une problématique réelle, c’est davantage la préoccupation de réponses qualitatives et de proximité aux besoins des soutenus qui a conduit à les rénover dans le cadre de SCA 2022 ».
  • « En outre, bien qu’enrichie de strates supplémentaires, la structuration organique encore très uniforme de la nouvelle architecture ne garantit pas son ajustement optimal aux réalités du terrain. »
  • « (Les espaces ATLAS) connaissent des risques de débordement, obligeant les GSBdD à des régulations locales en lien avec la réalité des moyens disponibles »
  • « (Le) service interarmées du soutien qui ne dispose pas de l’intégralité des leviers pour l’exercice de ses missions »

 

Le Commissariat est-il donc doublement coupable, pour avoir « pris le pouvoir » sans apporter le « service » attendu ?

 

Alors, puisqu’il s’agit d’une « révolution culturelle », actons que ces transformations-là prennent toujours beaucoup de temps… 20 ans, 30 ans, une génération bien souvent. Car même si les individus passent, la mémoire des organisations est souvent plus forte, et transmet aux nouveaux arrivants la perception d’événements qu’ils n’ont pourtant pas connus.

A titre d’exemple, le terme de « chef de corps » cité plus haut… Remplacé formellement dans les textes par « commandant de formation administrative »[14], il existe toujours dans les faits…

Mais le temps seul ne suffira sans doute pas à une mise en œuvre apaisée et réussie de cette organisation et des pratiques liées, au regard des difficultés évoquées par la Cour des Comptes – et décodées au regard d’une longue pratique des organisations matricielles…

 

Partons pour cela de quelques termes clés des difficultés recensées dans le document : engagement majeur, qualité et proximité, contrat, éloignement, confiance, strates supplémentaires, régulations locales, intégralité des leviers…

 

Le problème de l’« engagement majeur »

L’ « engagement majeur » ou la « haute intensité » qui sont (ré)apparus avec l’invasion russe en Ukraine et la perception d’une menace directe sur les intérêts et valeurs de notre pays ont été une opportunité, et en particulier pour les décideurs de l’armée de terre, de réactualiser la charge décrite dans l’article de Michel Goya sur les « matrices » :

  • « Dans un monde où les organisations sont dominées par une approche matricielle, les forces terrestres constituent une exception notable : marqué par un besoin de verticalité, leur système de commandement se caractérise par la cascade des effets majeurs des différents échelons, gage à la fois de cohérence et de subsidiarité, aussi bien dans la planification que dans la conduite de l’action. »[15]
  • « L’organisation des soutiens paraît à beaucoup d’observateurs comme inefficace dans la perspective d’un conflit de haute intensité. « Le chef d’état-major des armées (CEMA) a été clair sur les capacités qui garantissent [la] capacité opérationnelle. Il faut que les militaires aient confiance dans leur outil militaire. L’organisation actuelle, matricielle, est plus fondée sur l’efficience que sur la résilience », a pointé le sous-chef des opérations aéroterrestres. »[16].

 

Toujours et encore, « la confiance »… Une qualité et une modalité qui ne s’établit ni par la règle ni l’organisation, ou en tous cas pas seulement.

 

Et ces objections rejoignent certains des arguments avancés par Olivier Schmitt dans sa somme magistrale consacrée aux changements dans les organisations militaires[17].

Pour lui, et alors que ces transformations « matricielles » ont été transposées du monde « civil » (même s’il n’évoque pas spécifiquement ces changements-là), « les forces armées requièrent une approche spécifique afin de bien saisir leurs dynamiques de changement, pour trois raisons cumulatives » :

  • « elles sont dépositaires des moyens d’emploi de la force, sans en définir les conditions d’emploi (…) un emploi de la violence collective dans un but politique »
  • « le changement des forces armées n’est pas lié à un seul objectif fondamental, mais à une multiplicité d’injonctions parfois contradictoires »
  • « la rareté et l’importance de l’événement auquel elles se préparent : la guerre majeure »

 

Alors bien sûr, le premier argument est irréfutable. C’est bien une mission et des moyens qui rendent les forces armées incomparables aux autres organisations.

Néanmoins, les transformations « matricielles » qui touchent l’activité des forces armées ont été engagées dans le cadre plus large du ministère de la Défense (ou des Armées, pour en reprendre la dénomination actuelle). Ce qui permet de se rappeler que les militaires sont, pour la plupart, à la fois guerriers - exerçant donc cette mission très spécifique -, mais aussi fonctionnaires – et donc membres d’une organisation administrative, qui s’apparente pour beaucoup à d’autres organisations similaires.

Et c’est aussi l’occasion de se souvenir que la réforme engagée en 2008 portait un enjeu annoncé de « civilianisation » du Ministère, en particulier pour les fonctions « support » ; une dimension que certains observateurs avaient jugée très insuffisante, avec notamment la prise en charge de fonctions « civiles » par des militaires fraîchement sortis de leur statut « guerrier »… Là encore, une dimension symbolique porteuse de sens pour beaucoup, d’un point de vue ou de l’autre. Et potentiellement de fractures latentes, conscientes et inconscientes.

Alors, aurait-il été possible d’envisager une transformation du Ministère tout en préservant les spécificités de la partie « forces armées » ? Difficile sans doute d’en tracer les contours, alors que toutes les entités sont interdépendantes.

 

Le deuxième argument peut, quant à lui, faire sourire les dirigeants et praticiens de nombreuses organisations, et en particulier les grandes (mais pas seulement) : car si leur objectif était unique et unanimement partagé (générer du profit, par exemple, ou bien apporter un service permanent et de qualité…), leur quotidien serait grandement simplifié – et mon métier n’existerait pas…

 

Alors, l’origine « civile » des organisations matricielles a sans aucun doute été une des raisons de la méfiance qu’elles ont suscitées : « l’organisation matricielle issue de la LOLF et la mutualisation en voie d’aboutissement des soutiens ne doivent pas conduire à déresponsabiliser le commandement, dans un ministère qui a inventé la formule « un chef, une mission, des moyens », et dans lequel l’efficacité opérationnelle exige une confiance absolue dans le chef. »[18]

Mais elle ne peut être totalement retenue, en tous cas pour ce qui concerne les arguments « rationnels »… mais il y a bien sûr aussi, le « moins rationnel », qui a toute son importance tout en étant trop souvent négligé.

 

Quant au troisième argument, il y a d’autres organisations et professionnels qui partagent cette spécificité : ceux qui ont affaire à des questions de vie ou de mort, d’accidents majeurs, de sécurité industrielle et de facteurs humains : dans les industries de l’énergie par exemple, mais aussi l’aviation, la médecine, le spatial… Car beaucoup d’entre eux s’entraînent et travaillent au quotidien pour des circonstances qui, chacun le souhaite, ne se présenteront pas. Sans mesure bien entendu les conséquences potentielles de « conflits majeurs », mais pourtant avec des dimensions structurantes pour leur engagement professionnel et, souvent, personnel.

Et c’est pourquoi on trouve aussi dans ce domaine de la sécurité et des facteurs humains des éléments d’inspiration pour éclairer notre problématique.

 

Du côté de la sécurité et des facteurs humains…

On pourra objecter qu’il y a « sécurité » (« safety ») et « sécurité » (« security ») – que certains tentent de distinguer par « sureté » et « sécurité » sans que les non-experts n’identifient bien laquelle est laquelle... Il y a certes des différences, mais aussi des recouvrements et, pourquoi pas, des synergies. Car dans les deux univers, il faut se préparer à « être surpris »[19].

Alors, et puisque Michel Goya évoquait la bureaucratisation inévitable qui accompagne la mise en place des matrices, parlons aussi de la « procéduralisation » qui gagne les mondes de la « sécurité » (dans les deux acceptions). Car ainsi que l’exprimait déjà Max Weber dès la fin du 19e siècle, procéduralisation et bureaucratisation vont de pair[20]. Une tendance que nous connaissons tous…

Et cette procéduralisation, qui part pourtant d’une bonne intention et a beaucoup d’avantages (apporter du confort, réduire l’anxiété face au changement et à l’incertitude, protéger contre les ordres arbitraires, les mauvaises pratiques…), peut conduire à l’inefficacité du système si on ne sait pas dépasser les règles pour atteindre les objectifs et accomplir la mission[21].

Et nous connaissons tous – et y compris dans des environnements a priori très normés, et à forts enjeux de sécurité/sûreté - , ces petits ajustements locaux, ces engagements mutuels, qui permettent de réaliser la mission…

Car « même dans une structure apparemment très disciplinée, il existe de nombreuses manières de ne pas vraiment appliquer les ordres »[22].

Comme l’exprime alors Michel Goya, il semble indispensable pour éviter une « défaite intellectuelle » - qui prépare la défaite stratégique – de se prémunir de l’excès d’exploitation sur l’exploration, du « légalisme » sur l’« entrepreunariat », de l’observation du sentier sur l’observation de l’environnement…

 

On peut alors se demander si les lourdeurs voire les blocages vécus ou redoutés du système militaire confronté à des enjeux majeurs viendraient de dysfonctionnements intrinsèques aux organisations matricielles, ou d’une évolution « bureaucratique » et « procédurale », liée ou non… Car la procédurisation peut conduire à des réflexes défensifs du type « No rule, no use »[23] : si ce n’est pas écrit, je ne le fais pas… Et dans ce cas, tout le système se bloque. Avec des arguments variables, allant de « protéger l’institution » à « se couvrir »…

 

Prenons donc l’exemple d’un autre service de soutien, qui apparemment fait la satisfaction de tous : le Service de Santé des Armées.

 

Le SSA et le SCA, dans le même bateau ?

Le Service de Santé des Armées est, depuis 1964, un service interarmées – mutualisé donc. Écoles et personnels dépendent de lui, à l’exception du corps administratif des commissaires dédiés à ce service, rattachés comme d’autres au service du commissariat (notre fameux SCA).

Sa mission est le soutien médical des forces : « Le plus important, c’est de répondre présent quand il y a un problème médical ».[24]

Et comme le rappelle le Médecin chef des services Luc Aigle, directeur des études des Écoles militaires de santé de Lyon-Bron, cette mission se réalise bien sûr en opérations, mais aussi dans le cadre d’un soutien médical permanent. Avec un volet qui concerne les éventuelles décisions d’inaptitude, quand « tant pour la personne que pour l’institution, il est temps de savoir dire non ».

Le parallèle avec le SCA est là intéressant.

Car on imagine que, dans le soutien direct à un conflit armé, le soutien du SSA est unanimement apprécié.

Mais lorsqu’on déclare inapte un individu, hors opérations, la décision peut être plus difficile à prendre, et surtout à mettre en oeuvre :

  • pour la personne, qui ne peut plus exercer une activité qui, souvent, donne un sens à son engagement professionnel voire personnel ;
  • mais aussi à son unité d’emploi, qui ne peut plus compter dessus. Dans le contexte d’une raréfaction des ressources humaines qui plus est.

On arrive donc là à une situation typique des organisations « matricielles », dans laquelle un service « de soutien » peut entrer en conflit avec un service « opérationnel ».  Pour la personne ? Ou pour l’institution ? On en arrive là à la définition de « l’intérêt général » ou des conditions de succès en fonctionnement matriciel qu’énonçait Michel Goya : « une forte culture commune, une adhésion à un projet mobilisateur et une circulation libre de l’information ».

 

L’intendance suivra-t-elle ?

Dans une entité dans laquelle il n’y a « qu’un seul chef », on imagine que celui-ci trancherait entre les intérêts ou points de vue contradictoires de ses subordonnés. Mais dans ces organisations dans lesquelles la tension s’exprime institutionnellement, qui l’emporte ?

Au travers de la formulation précédente, on devine que « l’intérêt général » - et donc celui qui l’emporte légitimement - est porté par le service médical. Le « soutien », donc, contre l’« opérationnel ».

De quoi faire rêver peut-être les « soutiens de l’homme » qui arment les services et fonctions du Commissariat (la solde, les achats courants, le transport routier, le soutien juridique, le logement, l’habillement, la nourriture…).

Car sans soutien médical, pas d’opérations : l’autorité implicite du corps de soutien, même dans une organisation matricielle, est reconnue.

Mais sans nourriture, habillement, sans solde[25], peut-on également mener des opérations ?

Il est probable que, en la matière et à la différence du Service de Santé, le Service du Commissariat bénéficie de l’adage traditionnel selon laquelle « l’intendance suivra »…

 

Et ceci d’autant que le rapport de la Cour des Comptes évoque aussi, pour le SCA, les difficultés qu’il rencontre avec cette même mission de contrôle des aptitudes, et notamment médicales : « L’aptitude des personnels militaires à la projection est une vraie problématique de gestion pour le SCA. Il doit prendre en compte trois facteurs : les personnels inaptes médicaux qu’ils soient temporaires ou permanents, les personnels non à jour de leurs qualifications et les personnels inaptes pour raisons familiales ou professionnelles »[26].

Et en ce qui concerne ces aptitudes médicales, la question qui transparait est l’emploi des personnels – une question posée bien au-delà du seul SCA :

  • pour une mission donnée, qui peut justifier des critères particuliers, moins spécifiques à l’emploi militaire général (pensons par exemple au « geek » dont la caricature physique et comportementale peut être éloignée du monde des armées, mais dont les compétences peuvent être essentielles aux missions de cybersécurité) ;
  • ou pour servir « en tous temps et en tous lieux », et donc avec une aptitude commune à tous (hors emplois très spécifiques qui eux, sont encore plus restrictifs en matière d’aptitude).

A qui de décider, in fine ?

 

Et d’ailleurs le SCA, avec le Cour des Comptes, de proposer une évolution des critères d’aptitudes, au moins pour les personnels réservistes. Qui eux, sont par nature employés pour un emploi donné, sans nécessairement la perspective de pouvoir être employés ailleurs, plus tard…

Au-delà d’une question « catégorielle » (les réservistes, « bestiaire » bien particulier), on distingue à travers cet exemple une hiérarchie implicite entre les différents corps de soutien. L’un l’emportant sur l’autre, et même sur les fonctions d’emploi.

Parmi les « soutiens » donc aussi, une « hiérarchie » implicite.

 

Car, pour ce qui concerne la « haute intensité », le soutien du commissariat semble avoir été adapté à ces contextes particuliers. Avec la création de Directions spécifiques (directions du commissariat en opérations extérieures et directions mixtes du commissariat) et de GSBDD propres, « relevant directement de la direction centrale et placés pour emploi auprès d'un commandement »[27] - c’est-à-dire relevant directement de l’autorité des commandements engagés dans ces situations.

Une organisation matricielle, donc, qui n’empêche pas l’adaptation aux circonstances particulières. Tout comme l’est, par exemple, le Centre de Planification et de Contrôle des Opérations (CPCO), au cœur des opérations, qui a lui aussi adopté cette organisation : « L’organisation matricielle du centre par zones géographiques et par bureaux métiers permet de monter à la demande des cellules dédiées selon des besoins circonstanciels »[28]

 

Et c’est bien là un signe que le refus de l’organisation matricielle témoigne de difficultés et de conflits qui dépassent l’inadéquation du modèle organisationnel aux forces armées.

 

La matrice comme révélateur des conflits de « pouvoir »

Cette hostilité plutôt généralisée s’exprime souvent par l’impossibilité d’avoir « tous les leviers ». Pour les forces, on l’a vu. Mais aussi pour le Commissariat, qui évoque aussi – dans le rapport du Cour des Comptes – la même difficulté dans la gestion de ses ressources humaines, puisque la plupart de ses personnels ne lui sont affectés que pour un temps, et dépendant donc des Armées : « Les pilotes de viviers du SCA n’ont donc ni la légitimité ni les leviers pour conduire des actions au profit des personnels dont ils ne sont ni employeurs ni gestionnaires ».

Avec la revendication mutuelle d’avoir « tous les leviers », on a là tous les ingrédients d’une « escalade » de la tension entre deux organisations, synonyme de blocages inévitables, et de « vengeances » programmées…

 

On touche au cœur de la spécificité des organisations matricielles. Car derrière les « leviers », on entend le partage du pouvoir.

Et ce que Michel Goya décrit comme un « conflit » inévitable peut être perçu, d’un autre point de vue, comme une « coopération » indispensable. Car tout dépend comment l’on conçoit le « pouvoir » :

  • Le « pouvoir sur », selon la description de Max Weber et avec les formes historiques de « leadership » ;
  • Ou bien le « pouvoir avec », dont les travaux de Hannah Arendt éclairent la compréhension.

 

Les organisations matricielles sont certes issues d’une autre culture organisationnelle, qui reconnaît les bénéfices d’un « équilibre des pouvoirs » que certains, en France notamment, jugent inefficace (par exemple, les fameux « shutdowns » aux Etats-Unis qui paralysent les institutions fédérales le temps de trouver un compromis…).

Et c’est peut-être cette différence qui est à l’origine de la dimension « culturelle » de cette transformation (même si la « culture » des organisations, ou encore plus des ensembles géo-stratégiques est une notion complexe, qu’il convient de ne pas simplifier).

 

La mise en place d’une répartition distribuée du « pouvoir » au Ministère des Armées avait en effet précédé la mise en place des GSBDD, et la montée en puissance du SCA : « Alors que le Chef d’état-major des armées (Cema) était traditionnellement considéré selon la formule alors en vigueur comme le « primus inter pares », et disposait essentiellement de compétences en matière d’emploi des forces, le décret n° 2005-520 du 21 mai 2005 a marqué une véritable rupture (…) Avec près de dix ans de recul, il est aujourd’hui possible de mesurer à quel point cette réforme a totalement bouleversé les équilibres internes du ministère, ne laissant plus de fait aux trois chefs d’état-major d’armée, qui disposaient d’une compétence générale hors domaine opérationnel, que des compétences d’attribution »[29]

Avec les GSBDD et le SCA, on était alors dans la « mise en œuvre » d’une transformation profonde - sans doute insuffisamment explicitée, au-delà de ses dimensions purement organisationnelles. Un classique…

De la flexibilité, pour la décroissance mais aussi pour la croissance

Pourtant, l’organisation matricielle, en facilitant l’expression d’intêrêts perçus comme parfois divergents, mais toujours au service de l’intérêt général et partagé, permet l’innovation, la créativité.

Alors bien sûr, ce n’est pas simple, on le voit – et souvent encore, dans les organisations civiles aussi.

Olivier Schmitt l’évoque pour la « compétition » entre armées, mais on peut s’en doute appliquer son énoncé à celle entre une entité « opérationnelle » et une entité « support » toute aussi essentielle : « le rôle du niveau interarmées est compliqué car il doit calibrer entre une saine concurrence entre les armées qui facteur d’innovation, et le risque de fragmentation au détriment de l’unité d’effort opérationnel »[30].

Mais ainsi que le formule l’argument décrivant l’organisation matricielle du CPCO, cette organisation permet aussi la flexibilité :

  • Une flexibilité à la décroissance, ainsi que les armées ont connu l’arrivée de cette nouvelle organisation, et à laquelle ils l’identifient toujours, consciemment ou non.
  • Mais aussi une flexibilité dans la montée en puissance, pour réaliser de nouvelles missions, sans créer une entité complète.

Ce qui est conforme aux principes d’organisations interarmées et interalliées, pour servir de « nation cadre » intégrant d’autres forces issues de « réservoirs de forces », ou contribuer à ce qui avait alors été nommé, dès les années 90, des « GFIM » (Groupes de Forces Interarmées Multinationales). Une approche déjà éprouvée, donc…

 

Et c’est bien la raison pour laquelle les organisations civiles ont adopté ce mode d’organisation : pour permettre de rassembler des moyens de soutien et des expertises au service d’entités « opérationnelles » dont le volume et la diversité seront adaptées aux enjeux extérieurs (des pays que l’on prospecte ou que l’on abandonne, des produits que l’on développe et d’autres que l’on arrête de fournir, des entités que l’on acquiert et d’autres dont on se sépare…).

Avec un effet de masse – et donc une économie d’échelle – pour des fonctions support dont la croissance ou la décroissance n’est alors pas rigoureusement proportionnelle à l’activité des forces soutenues – pour une qualité de service maintenue.

Ainsi, et par exemple, Naval Group, qui a adopté fin 2022 une nouvelle organisation avec cinq directions produits et services, trois directions opérationnelles et cinq directions fonctionnelles… Une matrice à trois dimensions, donc[31].

 

Et cette flexibilité est un atout, pas seulement en termes d’économie, mais aussi de capacité à absorber les variations. Car comme le rappelle Olivier Schmitt : « le degré de flexibilité de l’organisation militaire, est une variable importante permettant de comprendre la capacité de résilience des forces ».

Alors, la meilleure résilience, est-ce celle du pilier, vertical et monolithique, ou bien celle du réseau ?

 

Comment réussir soi-même à faire son propre malheur

C’est pourquoi certaines solutions d’ajustement identifiées dans le rapport de la Cour des Comptes risquent non seulement de ne pas être efficaces, mais peuvent même s’avérer contre-productives. Car elles répondent au réflexe du « toujours plus de la même chose »… alors que, face aux difficultés rencontrées de façon récurrente, il convient de faire « autrement »[32].

 

L’alternance ?

On pourrait être tenté de proposer, pour les organisations militaires, une « alternance » entre un fonctionnement « classique », et donc rassurant, et ce nouveau fonctionnement, pour des situations très localisées : « l’organisation du ministère de la Défense impose dorénavant aux décideurs de savoir passer alternativement d’un système hiérarchique (un chef, une mission, des moyens) à un système matriciel qui privilégie une approche transverse pour répondre à des besoins spécifiques (un responsable, un contrat, une performance) »[33]

En l’occurrence, faire semblant de changer, pour ne pas changer… Toujours de la même chose. Et surtout, une façon de placer les personnes concernées dans une situation schizophrénique peu compatible avec une charge de travail plus que dense, et des enjeux vitaux.

 

Le retour en arrière ?

Le rapport de la Cour des Comptes évoque également des « expérimentations » visant, sans remettre en question les prérogatives du SCA, à « relocaliser » certaines fonctions RH dans des unités.

Et cette « relocalisation » pourrait a priori signifier un simple déménagement. Mais ce serait sans doute aussi le signe donné d’une autorité retrouvée pour l’unité soutenue…

On pourrait alors être surpris de la proposition de ce « retour en arrière », dès lors que la mutualisation de ces fonctions signifiait d’avoir des équipes mixtes à toutes les armées, intégrées… Et qu’il faudrait à nouveau séparer, réorganiser…

Mais, allez savoir pourquoi – l’informatique, les spécificités des statuts, les hiérarchies implicites… - il pouvait arriver que cette « mutualisation » n’ait été que le transfert dans un même lieu – et donc loin des unités soutenues – de fonctions qui conserveraient leurs personnels, leurs pratiques, voire leurs bureaux séparés… Dès lors, il n’y avait aucun gain d’échelle, d’expertise ou de synergies, mais seulement une perte de proximité avec les unités soutenues…

Perdant – perdant…, et donc un argument pour préserver le statu quo, au « bénéfice » perçu par l’un, et au détriment de l’autre : toujours de la même chose, là encore…

 

Plus de bureaucratie ?

Enfin, lorsqu’il s’agit d’imposer sa volonté à l’autre dans une organisation, le réflexe bureaucratique classique est d’accroître ses moyens humains, et les procédures que l’on contrôle – mais qui ne peuvent s’exercer que dans des environnements « normés ».

Ces deux pistes émergent aussi du rapport de la Cour des Comptes :

  • Renforcer les moyens humains du SCA. Et donc renoncer aux enjeux d’optimisation des moyens disponibles qui justifient la mise en place des nouvelles organisations en obtenant une inflation des effectifs ? Ou bien les obtenir au détriment des autres, dans un conflit de « pouvoirs » ? ;
  • Et rechercher l’uniformisation des organisations gérées : « en dépit de la volonté initiale affichée, les caractéristiques des différents GSBdD sont en effet très disparates, qu’il s’agisse de leur périmètre géographique et fonctionnel d’intervention »[34]. Car, en effet, les procédures ne s’appliquent vraiment que dans des systèmes « idéaux », normalisés – ce que ne sont jamais les organisations humaines complexes.

 

La nécessité collaborative

Heureusement, pour ces deux pistes dessinées, la tentation « autoritaire » semble contrebalancée, soit par le réel, soit par la compréhension des nécessaires postures et pratiques collaboratives indispensables au fonctionnement efficace des organisations matricielles.

En ce qui concerne les ressources RH pour lesquelles le SCA, faute d’avoir du pouvoir sur les armées qui fournissent les personnels, est encouragé à développer son influence, à travers des pratiques plus collaboratives : « Plus généralement, un dialogue plus coopératif doit être instauré avec les gestionnaires sur le volume de recrutements, le plan de mutation et les qualifications requises »[35]

Mais pour la tentation procédurale, rien n’est formellement exprimé, si ce n’est par l’obligation d’un dialogue permanent (« un dialogue infra-annuel entre les parties prenantes ») – ce qui marque le retour souhaité à plus de collaboration et d’adaptation plutôt qu’à une vaine « normalisation ». Mais est-ce volontairement, ou « faute de mieux » ?

 

Faire « autrement » que dans une organisation verticale est donc une nécessité pour le fonctionnement dans une organisation matricielle. Et notamment parce que l’organisation matricielle elle-même ne s’inscrit pas en rupture avec l’organisation, mais comme un enrichissement, avec un continuum « plus ou moins » collaboratif, « plus ou moins » directif, permettant l’adaptation aux circonstances.

Et qui privilégie l’initiative et la responsabilité – des qualités recherchées dans les forces armées - plutôt que la norme bureaucratique.

L’équilibre des pouvoirs ne va pas d’une partie prenante à l’autre, en faveur de l’un et au détriment de l’autre. Il est partagé entre les uns et les autres, dans une proportion variable selon les circonstances, et la capacité de coopération entre les parties prenantes.

De la même façon que nos « styles relationnels » s’adaptent aux circonstances : un parent particulièrement « participatif » et soucieux d’échanges avec son enfant, saura faire preuve d’une autorité claire et immédiate lorsque celui-ci traversera la rue au feu vert, alors qu’une voiture arrive à grande vitesse…

C’est cette adaptation aux circonstances que l’on trouvera notamment dans les approches « sociodynamiques », adaptées aux styles de management (participatif, négociateur, directif) comme aux modes d’organisation (mécaniste, tribale, mercenaire).

Une adaptation qui permet un équilibre instable, propre aux organisations en mouvement : « Toute organisation est confrontée à la dialectique de la stabilité et du changement : comment s’adapter à un contexte changeant tout en maintenant un fonctionnement régulier et stable, gage de prévisibilité ? (…) Dès lors, la capacité des armées à articuler la tendance à l’inertie organisationnelle et les impératifs du changement détermine la puissance militaire d’un État »[36].

 

La flexibilité et le dialogue sont aussi indispensables au fonctionnement dans les organisations matricielles parce que si la capacité d’innovation et d’adaptation tient plutôt aux « réseaux horizontaux », la diffusion dans une grande structure tient aussi à l’impulsion et l’animation de ces atouts par une structure centrale. Ce que Lindsay, cité par Olivier Schmitt dans son ouvrage, appelle la « gestion adaptative ». Et que les organisations matricielles pratiquent avec les structures fonctionnelles qui n’ont pas uniquement un rôle de centralisation de l’expertise (et encore moins d’autorité en la matière), mais aussi (et surtout), d’animation de ces compétences et pratiques dans toute l’organisation (ce que l’on oublie parfois, en réduisant le rôle de celles-ci à une seule pratique « autoritaire »).

 

Enfin, et parce qu’elles sont par nature « agiles » et donc imparfaites, et réglées par les interactions humaines plus que par des normes figées[37], les organisations matricielles rappellent qu’il n’existe pas d’organisation idéale. Mais seulement des pratiques de référence qu’il est nécessaire de faire évoluer, dans les environnements socio-techniques complexes inaccessibles à une modélisation unique que sont nos organisations humaines.

Alors on peut se dire que, sous la pression d’événements tragiques, les armées démontreront leurs capacités à être des « organisations apprenantes de combat »[38] . Mais faut-il vraiment souhaiter d’être « au pied du mur » afin de « s’adapter pour vaincre »[39] ?

 

Alors, ce constat et ces propositions émanent d’un civil, par nature mal informé des affaires militaires… Sont-elles donc légitimes, et pertinentes ?

Au-delà de l’application au cas du SCA, et donc au ministère des Armées, elles se veulent pouvoir être appliquées à toutes les organisations confrontées à des difficultés à faire vivre ces terribles « organisations matricielles ».

Et puis, pour ce qui est de l’application aux organisations militaires, je reprendrai pour conclure la belle formule d’Olivier Schmitt qui souhaite, pour favoriser les « évolutions positives » des armées que : « cela suppose des civils qui s’intéressent aux questions militaires et ne se défaussent pas sur les militaires eux‐mêmes de leurs responsabilités sur le sujet (…) même s’il est inévitable que cela suscite chez certains militaires des inquiétudes, en particulier dans les pays où la profession militaire est associée à un statut (social ou professionnel) spécifique ».

C’était donc ici une tentative de contribution.


[1] Observations définitives (Article R. 143-11 du code des juridictions financières). Le Service du Commissariat des Armées (SCA). Cour des Comptes, Octobre 2023. https://www.ccomptes.fr/fr/publications/le-service-du-commissariat-des-armees-sca

[2] Michel Goya, « Dans la matrice », 2012, https://lavoiedelepee.blogspot.com/2012/

[3] En 2008, les changements de résidence étaient de 27 pour les officiers, 589 pour les sous-officiers et 206. En 2009, ces volumes étaient respectivement de 1072, 4336 et 3334.

[4] Rien qu’entre 2008 et 2012, le nombre des régiments de l’armée de terre passe de 98 à 81 et l’armée de l’air supprime 12 bases aériennes

[5] « Pour les grades de colonels, capitaine de vaisseau et équivalents dans les services, il y a 3 468 emplois en 2011 pour un nombre de commandements dans les forces limité à environ 150 postes (les 87 régiments et corps principaux de l’armée de terre, les 32 bâtiments de premier rang de la marine et les 24 bases aériennes) » Cour des comptes « Le bilan à mi-parcours de la loi de programmation militaire » – juillet 2012

[6] Amiral Édouard Guillaud, chef d’état–major des armées. Audition sur le projet de loi de finances pour 2011. Compte-rendu de la commission de la défense nationale et des forces armées. Assemblée Nationale. 6 octobre 2010

[7] Jean-René Bachelet (général d’armée 2S), « Editorial » dans « L’armée dans l’espace public », Inflexions n°20, La Documentation Française, 2012.

[8] Rapport d’information fait au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées sur la mise en place de la réforme des bases de défense. Gilbert Roger et André Dulait, sénateurs. Sénat. 11 juillet 2012

[9] Audition du Général Elrick Irastorza, Assemblée Nationale, 20 octobre 2010

[10] Rapport d’information fait au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées sur la mise en place de la réforme des bases de défense. Gilbert Roger et André Dulait, sénateurs. Sénat. 11 juillet 2012

[11] Hervé Morin, ministre de la défense, lors de la conférence de presse sur le lancement des 11 bases de défense expérimentale. Cité dans la Lettre de la modernisation n°9, décembre 2008

[12] Amiral Guillaud, CEMA, lors de ses vœux à la communauté militaire en 2011.

[13] « Pourquoi la réforme du Service du Commissariat des Armées va-t-elle réussir ? », Antoine De Coster. Revue Défense Nationale 2017/3 (N° 798)

[14] « La transformation du ministère de la Défense, entre cohérence et vigilance », Jean-Robert Rebmeister, Revue de Défense Nationale  2015/3 (n°778)

[15] Concept d’emploi des forces terrestres (CEFT) 2020 - 2035, RFT 3.2.0, CDEC-DDO, Ministère des Armées, https://www.c-dec.terre.defense.gouv.fr/images/documents/documents-doctrine/20210929_NP_CDEC_DDO_RFT_3-2-0-CEFT.pdf

[16] Rapport d’information déposé par la Commission de la Défense Nationale et des forces armées en conclusion des travaux d’une mission d’information sur la préparation à la haute intensité, présenté par Mme Patricia Mirallès et M. Jean-Louis Thiériot,députés. Assemblée Nationale. 17 février 2022

[17] Olivier Schmitt, « Préparer la guerre. Stratégie, innovation et puissance militaire à l’époque contemporaine », PUF 2024

[18] « La transformation du ministère de la Défense, entre cohérence et vigilance », Jean-Robert Rebmeister, Revue de Défense Nationale  2015/3 (n°778)

[19] On pourra notamment lire avec intérêt l’ouvrage édité par Corinne Bieder et Kenneth Peterson Gould “The Coupling of Safety and Security - Exploring Interrelations in Theory and Practice”, Foncsi - SpringerOpen, 2020

[20] Mathilde Bourrier et Corinne Bieder, « Trapping safety into rules : an introduction” in “Trapping safety into rules. How desirable or avoidable is proceduralization », edited by Corinne Bieder and Mathilde Bourrier, Ashgate 2013

[21] idem

[22] Michel Goya, « S’adapter pour vaincre. Comment les armées évoluent », Perrin, 2019

[23] Isabelle Fucks et Yves Dien, « No rule, no use ? The effects of over-proceduralization”, in “Trapping safety into rules. How desirable or avoidable is proceduralization », edited by Corinne Bieder and Mathilde Bourrier, Ashgate 2013

[24] Médecin en chef des services Luc Aigle, dans le podcast « Defcast » sur Podcastics et les plate-forme d’écoute,  Saison 1, épisode 14, 15 février 2024

[25] Même si les armées ont « survécu » aux dix ans du logiciel Louvois…

[26] Observations définitives de la Cour des Comptes, op. cit.

[27] Arrêté du 28 février 2019 portant organisation du service du commissariat des armées

[28] « Le commandement : dans les coulisses du CPCO », https://www.cheminsdememoire.gouv.fr/fr/le-commandement-dans-les-coulisses-du-cpco

[29] « La transformation du ministère de la Défense, entre cohérence et vigilance », Jean-Robert Rebmeister, Revue de Défense Nationale  2015/3 (n°778)

[30] Olivier Schmitt, op. cit.

[31] « Naval Group fait évoluer son organisation pour accompagner son ambition de croissance », Communiqué de presse du 15 décembre 2022.

[32] Ce qu’on appelle les « changements de type 1 », qui conviennent aux « adaptations », et les « changements de type 2 », qui sont nécessaires pour de telles transformations

[33] Jacques Roudière, DRH-MD à l’occasion du vingtième anniversaire du Centre de formation au management de la Défense (CFMD) dans « Le journal de l’année 2011 », SGA

[34] Observations définitives de la Cour des Comptes, op. cit.

[35] idem

[36] Olivier Schmitt, op.cit.

[37] Notons, alors que beaucoup d’organisations souhaitent devenir plus « agiles », que les quatre principes clés du « Manifeste Agile » de 2001, certes formulé par des spécialistes du développement informatique mais sans doute aucun inspirant pour beaucoup, sont : « Les individus et leurs interactions, de préférence aux processus et aux outils ; des solutions opérationnelles, de préférence à une documentation exhaustive ; la collaboration avec les clients, de préférence aux négociations contractuelles ; la réponse au changement, de préférence au respect d’un plan. Précisément, même si les éléments à droite ont de la valeur, nous reconnaissons davantage de valeur dans les éléments à gauche ». Leurs principes d’action sont-ils conformes à ces quatre principes ?

[38] Olivier Schmitt, « La victoire en changeant ? Faire des armées des «organisations apprenantes de combat» Défense et Sécurité Internationale. Hors Série n°92. Octobre-novembre 2023

[39] On ne peut évidemment que recommander aussi, sur ces questions d’évolution des organisations militaires, le remarquable ouvrage de Michel Goya, « S’adapter pour vaincre. Comment les armées évoluent », Perrin, 2019

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