Publié le 7 Juillet 2025
Les 24 et 25 juin dernier s’est tenu, à La Haye, le Sommet de l’OTAN. Invité à participer au « Public Forum » qui réunissait dans un bâtiment voisin 5 à 600 participants, dans le même périmètre et avec des intervenants communs, j’ai pu porter une attention particulière – et mon regard de praticien des dynamiques collectives – sur un événement clé de cette structure qu’est l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord.
Au moment où j’écris ces lignes – à peine deux semaines après le Sommet -, plus personne, en dehors des cercles de spécialistes, ne parle de l’événement. Nous sommes passés à la canicule, à la politique fiscale, aux malversations de gouvernements étrangers… en attendant la météo des plages, après les résultats du bac.
Ceci n’est pas surprenant. Et tant mieux, car cette capacité à passer d’une nouvelle à l’autre – toujours mauvaise cependant, car c’est ce qui fait de l’audience – témoigne de la résilience collective de nos sociétés.
Ce qui est plus inquiétant est le choix des angles de la couverture de l’événement : les finances et les postures des dirigeants… L’Alliance Atlantique serait-elle une organisation comme tant d’autres, uniquement mue par les flux financiers et l’usage des spots ?
Le Public Forum, une formidable « machine à café »
Alors, tout d’abord, qu’est-ce que le « Public Forum » organisé par l’OTAN en marge du Conseil de l’Atlantique Nord, auquel j’étais invité, au titre d’une association à laquelle je participe avec d’autres ?
C’est un événement de relations publiques de deux jours, qui rassemble des chercheurs, des experts, des journalistes, des relais d’opinion actuels ou futurs, des « citoyens engagés »… Pour participer à des débats avec des intervenants de haut vol, s’approprier les questions du moment, et surtout échanger entre eux.
Car, comme le remarquait un célèbre podcasteur français, invité lui aussi et participant pour la première fois, « les gens passent leur temps à discuter ensemble ». Et un de ses interlocuteurs, expert émérite et très expérimenté de ces réunions, lui répondant « en effet, nous nous connaissons tous plus ou moins »…
Avec mon regard extérieur, je remarquais néanmoins que, dans la pratique, tous ne se connaissaient pas vraiment. Ils se connaissaient, certes, mais au sein de cercles donnés. Et il n’y avait que peu, voire pas, de porosité entre les différents environnements.
/image%2F0995391%2F20250707%2Fob_45716a_image00002-scaled.jpeg)
J’ai alors immédiatement fait le rapprochement avec les « grand-messes » que certaines grandes entreprises organisent.
On s’assied paisiblement dans la salle et on écoute des intervenants ayant plus ou moins préparé leurs interventions, « déroulant » des éléments de langage bien trop connus, ou au contraire, et heureusement, apportant de vraies contributions aux débats du jour – quand il y a débat.
Et puis, au moment de la pause-café ou buffet, on se dirige naturellement vers ses collègues… Parce qu’on les connaît, et aussi parce que la vie professionnelle étant ce qu’elle est, on profite de ces moments de « machine à café » pour traiter des sujets en cours, éclaircir des points d’interrogation, convenir de rendez-vous qu’on n’avait pas réussi à fixer…
Certains en profitent pour « réseauter », ou prendre l’attache de personnalités qu’on n’aurait pas osé/pu contacter en ligne… Mais pour cela, il faut avoir préparé ces prises de contact, ou avoir l’œil attentif aux badges nominatifs. Ou bien, dans cet espace politico-militaire, aux uniformes qui aident, le cas échéant, à faciliter l’identification et donc le contact.
Mais les participants ne sont pas toujours ouverts à de nouvelles sollicitations. Par goût personnel mais aussi sans doute, n’oublions pas le contexte particulier, de par leur prudence professionnelle.
La nature est ce qu’elle est. On est avant tout « entre soi ». Et c’est bien aussi. Même si développer la collaboration ou, en tous cas, une meilleure connaissance mutuelle, pourrait être aussi un des attendus de ces moments (oui, je suis aussi « facilitateur de dynamiques collectives » et cela me confère un regard particulier, je l’avoue…).
Naturellement, et parce que mon mot d’ordre est « vous aider à mieux travailler ensemble », et en toutes circonstances, j’ai tenté d’activer quelques contacts entre personnalités de cercles différents… Mais j’avais aussi mes propres souhaits de liens à nouer/renouer, et puis les conférences s’enchainaient à un rythme soutenu. Il était donc difficile de faciliter la mise en relation. Car après le contact initial des parties prenantes, la « mayonnaise » prend rarement spontanément et il est toujours nécessaire d’y mettre un peu d’énergie ! Alors, évidemment, il aurait été possible de « twister » un peu l’organisation générale, mais tout était organisé au cordeau, et sécurisé… Alors, à anticiper pour une autre fois ?
Mes différents contacts confirmaient par ailleurs ce bénéfice de la « machine à café »… celui qui fait que le télétravail n’a jamais pu remplacer les interactions quotidiennes, en tous cas pour les professions qui ont aussi besoin des autres pour « produire » (et qui n’en a pas besoin, en réalité ?). Et que nombre d’entreprises reviennent sur les accords établis, au-delà d’une volonté de « contrôle ».
Car si les experts étaient extrêmement attentifs à certaines déclarations clés – celles pour lesquelles les intervenants avaient consacré du temps de préparation, et pas seulement du temps de présence -, la plupart des participants assumaient pleinement le fait d’être là pour se voir, être ensemble, parler. Vraiment. Et même, à propos de ces déclarations clés, pour les commenter à l’issue et se les approprier pleinement.
Le Sommet de l’OTAN, une tribune ou un révélateur ?
Revenons au sommet en lui-même…
Les « Sommets » sont le moment des réunions du Conseil de l’Atlantique Nord : la réunion au plus haut niveau de l’Alliance Atlantique, celle des chefs d’Etat et de gouvernement.
Alors pourquoi « Sommet » ? En partie sans doute parce que ce terme sonne mieux que la dénomination officielle… et puis aussi parce que sont organisés, en parallèle, d’autres réunions (à La Haye, il y avait également, en plus du Public Forum, un forum dédié aux questions d’armement, des réunions bilatérales et multilatérales type E5, une réception officielle au Palais Royal, et des événements organisés par des think tanks…).
/image%2F0995391%2F20250707%2Fob_e3a8d7_photo-sommet.jpg)
Ces Sommets ne sont pas organisés à fréquence régulière, en fonction de l’actualité à laquelle est confrontée l’Alliance Atlantique et des décisions à prendre.
Et le calendrier des réunions passées est instructif, car il nous rappelle les rythmes de ce monde (en tous cas, de notre monde, dans l’espace euro-atlantique).
Après la fondation en 1949 (eh oui, le temps passe…), il y a eu un Sommet en 1957, 1974, 1975, 1977, 1978, 1982, 1985, 1988, 1989 (mai et décembre), 1990, 1991, 1994, 1997 (mai et juillet), 1999, mai 2002, novembre 2002, 2004, 2005, 2006, 2008, 2009, 2010, 2012, 2014, 2016, 2018, 2021, 2022 (février, mars, juin), 2023, 2024 et donc juin 2025…
Et comme tous les grands événements d’entreprises multinationales, il y a rarement des surprises lors des réunions elles-mêmes (car on ne décide rien en réunion, on ne fait qu’acter des décisions prises lors de la préparation, n’est-ce pas ?).
Enfin, comme dans les événements d’entreprises qui tiennent à un fonctionnement paisible.
On profite parfois de l’exposition publique pour donner une résonance à une décision. Mais, « normalement », aucun membre de la direction ou du conseil d’administration ne profite de ce moment pour surprendre ses collègues, ou leur forcer la main…
Pour l’OTAN, c’est à la fois pareil et différent.
Car une des spécificités de cette organisation est de fonctionner strictement sur le mode consensuel ! Et, a priori, le consensus oblige aussi à un certain respect des différents points de vue… A priori seulement, car les comportements de caïd de cour d’école peuvent, apparemment, se produire. Ou en tout cas être redoutés.
Dans les entreprises – et en particulier les plus grandes -, on attend également des comportements équanimes.
Mais il peut aussi se produire des écarts. Un leader « charismatique » que l’on craint (dès lors qu’il y a crainte, il s’agit, en réalité, d’un leader « toxique »), un dirigeant opérationnel ou fonctionnel dont on accepte les foucades au regard de son expertise indispensable ou de ses résultats exemplaires (à condition de ne pas prendre en compte le coût négatif de ses comportements réels)… Cela peut arriver, mais cela ne dure jamais longtemps.
En tous cas pas lorsque les pratiques sont publiques, car cela touche à l’image du collectif, et donc à l’image de chacun et aux relations entre tous. Qui alors peuvent s’organiser en riposte.
Et cela n’arrive jamais lorsque la « gouvernance » de l’entreprise est fondée sur un relatif équilibre des pouvoirs entre les différentes parties prenantes. Un équilibre des pouvoirs qui garantit la « tenue de route » en dépit des cahots de l’existence et du contexte – c’est un des bénéfices organisationnels de ce type d’organisations.
Le fonctionnement collectif garantit donc, normalement, l’absence de surprise – sauf quand tous s’accordent sur le désir de laisser la main au caïd. Dès lors que celui-ci bénéficie d’une absence d’équilibre des pouvoirs.
Celui-ci peut alors profiter de l’événement comme d’une tribune pour passer – ou faire passer - un message, en plein ou en creux. Et faire de l’événement un révélateur des fonctionnements réels. Dont on se satisfait ou pas.
Et ces effets peuvent permettre à certains – compétiteurs ou adversaires – de discréditer l’organisation en question, aux yeux d’un grand public qui ignore tout de ses forces, de ses subtilités de fonctionnement, et de ses capacités de rappel, au-delà des tribulations de « la société du spectacle ».
L’OTAN : une organisation à conseil d’administration
Certains l’ignorent : l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord est une organisation politico-militaire.
Car si, lorsqu’on parle OTAN, on pense avant tout aux moyens militaires que l’Alliance peut mettre en œuvre, c’est aussi et avant tout une organisation politique. Avec un « conseil d’administration » - le Conseil de l’Atlantique Nord, réuni en configuration « chefs d’Etat et de gouvernement », ou en configurations plus « techniques » (ministres de la Défense, ministres des Affaires étrangères).
Le Comité militaire est l’organe de conseil et d’exécution, auquel siègent les représentants des forces armées de chaque pays membre (sauf l’Islande, représentée par un civil, faute d’armées).
La représentation permanente, dirigée par un Ambassadeur, exerce la mission qu’exprime clairement son nom, et ceci tant au sein du Conseil de l’Atlantique Nord que du Comité militaire.
Alors bien sûr, tout cela représente du monde : les personnels mis à disposition par chacun des pays membres (civils et militaires) et les 6.500 personnels directement employés par l’organisation, pour faire fonctionner cette « bureaucratie » (sans aucune connotation négative).
6.500 personnes, c’est à la fois beaucoup et très peu pour une organisation internationale, n’est-ce pas ?
A la tête de cette bureaucratie se trouve un poste avec un rôle très particulier : le Secrétaire général.
Sous l’autorité du Conseil de l’Atlantique Nord (cette gouvernance collective si particulière), il est notamment en charge d’animer, avec ses adjoints spécialisés, les multiples comités, mais aussi d’aider le Conseil à aboutir à ce fameux consensus…
C’est donc, par comparaison aux organisations civiles, un fonctionnement particulier mais pas si dissemblable.
Le Secrétaire général est en charge du « comité de direction ». Mais il est aussi en charge d’aider le « conseil d’administration » à trouver des positions communes. Et ceci d’autant que celui-ci ne compte pas de Président, et rassemble 32 membres…
/image%2F0995391%2F20250707%2Fob_39da70_zelensky-rutte.jpg)
Alors, à ceux qui répondront que le consensus n’est pas une modalité efficace, on conseillera d’écouter l’Amiral Vandier, un des deux grands chefs militaires de l’OTAN, en charge de la préparation du futur, dans un des épisodes d’après Sommet de l’incontournable podcast « Le Collimateur »[1]. Et qui précise que, si le consensus est difficile à obtenir, personne ne peut se dédouaner de la décision prise… ce qui pourra inspirer quelques décideurs d’entreprises civiles, confrontés à la réalité de la mise en œuvre de décisions prises sans réel engagement des parties prenantes.
Et pour revenir au Sommet de La Haye, un des objectifs assumés était de garantir une « photo de famille » unie, en dépit des tensions… Un objectif atteint par les membres du « Conseil d’Administration » - le Conseil de l’Atlantique Nord -, et quelques soient les critiques formulées – et ceci peut être aussi à raison, mais l’exercice n’était pas simple – à l’encontre du style adopté par le « directeur général ».
Là encore, et ceci comme dans une organisation plus classique, qui féliciter, qui blâmer ?…
L’OTAN face au manque de moyens, ou au manque de sens ?
Dans les jours qui ont suivi la déclaration finale du sommet, on a surtout entendu parler de budgets. Les fameux « 5% » qui signifiaient l’adhésion, voire la soumission, aux demandes du Président américain.
Elie Tenenbaum exprime très clairement, dans un récent épisode du podcast « Le monde selon l’IFRI »[2], d’où viennent et ce que sont ces 5%...
Car beaucoup font une confusion, à dessein ou non, entre budget de l’OTAN et budgets de défense.
Le budget de l’OTAN – ce qui permet à l’organisation de fonctionner - est d’environ 4,6 milliards d’euros par an. Soit le budget de fonctionnement de la Région Ile de France, et moins que celui de la Région Auvergne-Rhône-Alpes.
Ce budget est réparti entre les États-Membres selon une clé de répartition fixe – et qui a été modifiée avec l’accueil de la Finlande et de la Suède dans l’Alliance, en 2023 et 2024. La part de la France est de 10,19% quand celle des Etats-Unis est de 15,88%.
Les fameux « 5% », c’est l’évaluation de l’effort financier que devraient faire chacun des États-membres (en points du PIB), pour leur défense. Et encore, sur cette cible des 5% fixés, 3,5% seront destinés aux dépenses purement militaires, tandis que 1,5% le seront pour des projets liés à la « résilience ».
Des budgets pour leur propre défense, pour leur propre sécurité. Pour des moyens qu’ils mettront en commun, en partie ou plus complètement, pour être plus efficaces, plus crédibles, plus résilients.
Mais 5% du PIB, ça sonne comme des milliards d’euros (et de dollars) trébuchants… Cela parle le langage du milliardaire et des leveurs de fonds, ainsi que de beaucoup de décideurs politiques.
Mais n’aurions-nous pas oublié le « pourquoi » ?
Ainsi que l’explique patiemment Elie Tenenbaum dans l’épisode du podcast cité, ce calcul est le résultat d’une évaluation des besoins militaires
Et ces besoins militaires sont ceux estimés nécessaires pour dissuader voire faire face à une menace clairement identifiée : la volonté exprimée par la Russie de Vladimir Poutine de poursuivre son expansion territoriale, afin de rétablir le périmètre de l’Union Soviétique de sa jeunesse au KGB. Tout comme sa volonté de détruire l’Union Européenne, puissance potentielle à même de contester à son hégémonie continentale.
/image%2F0995391%2F20250707%2Fob_d1c3cb_pufo-dag-1-7-1-scaled.jpg)
C’est ce que rappelait également, à la tribune du « Public Forum », le Président de la République tchèque, Petr Pavel : la question n’est pas le montant du budget, mais l’effet opérationnel recherché. Et c’est un homme à parler d’expérience puisqu’avant d’être élu à la Présidence tchèque en 2023, il avait été chef d’état major tchèque entre 2012 et 2015, et président du comité militaire de l’OTAN de 2015 à 2018.
A ne parler que de budget, on oublie le sens. Et les décideurs d’entreprise le savent bien : on ne mobilise pas avec des montants de dépenses (ou d’économie), mais en expliquant pourquoi, et en décidant quoi et comment.
C’est aussi ce manque de sens qui rend les décisions difficiles. Car les urgences sont nombreuses : maintenir la cohésion sociale, préserver notre mode de vie, investir pour l’avenir, et aussi travailler à la transition écologique pour éviter qu’à la guerre à l’est s’ajoute celle du climat, qui a déjà commencé…
Il faudra arbitrer. Mais ce ne sera pas seulement combien. Mais pourquoi.
Alors, si nous autres, praticiens des entreprises, nous aidions nos décideurs politiques et militaires à expliquer le pourquoi, et à nous associer au processus de décision ?