SNCF : une transformation culturelle plus qu'organisationnelle
Publié le 22 Février 2011
Dans une "Opinion" publiée dans les Echos le 15 février dernier ("Pourquoi la SNCF regarde passer les trains"), un peu rude mais bien argumentée et illustrée, le sociologue François Dupuy pointe les difficultés de la SNCF à réussir sa "révolution du service". Pour lui, l'entreprise publique est une organisation endogène (tournée vers elle-même), qui ne réussira cette "révolution" qu'en touchant "à l'essentiel : son organisation ou, pour être clair, les modalités de travail de ses agents.
Le statut particulier de l'immense majorité des cheminots (il en est quelques-uns qui y échappent...) et les modalités de l'organisation du travail de beaucoup constituent, nous en sommes également convaincus, des handicaps considérables dans le contexte d'ouverture à la concurrence des transports. Et nous attendons avec curiosité voire gourmandise intellectuelle (mais aussi inquiétude) les solutions réglementaires qui permettraient à de "nouveaux entrants" sur le transport ferroviaire régional, de prendre en charge les personnels SNCF habituellement affectés au TER... Car ce qui existe sur le transport urbain (le transfert de personnels dans le cadre d'un changement d'attributaire d'une Délégation de service public) pourra-t-il être transposé aux "vrais" cheminots ?
On imagine la perplexité de Veolia/Transdev (ou de la DB, ou des CFF...) face à l'enjeu managérial et économique que ce transfert "forcé" de personnels représenterait... et, si ce transfert n'était réalisé, les craintes de la SNCF qui doit déjà, depuis trois ans, trouver des solutions pour "reclasser" les personnels du Fret, par exemple, dont les marchés ont été pris par la concurrence.
Mais il existe, selon nous, d'autres difficultés que le coût du travail cheminot, que doit prendre en compte la "révolution du service", et en particulier les trois suivantes :
Le cheminot n'aime pas les sciences molles
La première difficulté tient à la nature profondément "ingénieuriale" de cette entreprise, qui se décline et se renforce en "culture de la sécurité" (heureusement pour nous autres voyageurs).
Faire rouler des trains peut paraître simple, c'est en fait d'une complexité incroyable, lorsqu'on y pense un peu. Cela commence par s'assurer que des roues en métal passant sur des rails permettent de déplacer des tonnes de matériel et de passagers à grande vitesse, avec un bilan énergétique satisfaisant... et cela se poursuit, par exemple, par l'organisation des déplacements dans les "sillons" (l'espace-temps de disponibilité de l'infrastructure) d'un réseau maillé qui voit passer, dans la plupart des cas, des TGV, des Corail, des TER voire des RER, des trains de fret... et donc des convois se déplaçant à des vitesses différentes. A ce titre, la visualisation d'un "graphique de circulations" est une révélation pour le néophyte...
Le talent des ingénieurs de la SNCF est donc à la fois réel et nécessaire. Mais cette dominante historique, que l'entreprise tente d'équilibrer depuis plus de dix ans, en recrutant des Sciences Po, des commerciaux - des marchands de yaourt disent certains - a aussi ses inconvénients.
L'ingénieur français n'aime pas les "sciences molles" (cf les propositions de l'Institut Montaigne pour "adapter la formation de nos ingénieurs à la mondialisation") car elles sont par nature incertaines... Et quand l'incertitude touche à la sécurité des personnes, cela conduit à un rejet absolu de cette approche.
Cela est plutôt rassurant quand il s'agit de l'exploitation. Mais lorsqu'une telle "culture" imprègne tous les secteurs de l'entreprise, cela peut conduire à des rigidités voire à des situations de blocage. Lorsqu'on doit travailler sur des flux de personnels, dans un contexte de marchés ouverts, de réforme des régimes de retraites, de transformation des métiers, on doit nécessairement pouvoir travailler dans un contexte d'incertitude - et une information imprécise n'exprime pas nécessairement une volonté de dissimulation. Et lorsqu'on souhaite travailler en véritable partenariat avec des acteurs externes à l'entreprise - collectivités, entreprises, associations... -, on ne peut attendre d'eux qu'ils aient un comportement parfaitement prévisible, "rationnel" (selon les enjeux de l'entreprise) ou obéissant...
Dans ces deux cas comme dans tant d'autres, il faut pouvoir travailler dans i'incertain : identifier les risques, imaginer différents scénarios, adopter une posture souple, ouverte, non dogmatique, pour saisir les opportunités, favoriser les synergies...
Tel est donc, selon nous, une transformation profonde que doit accomplir l'entreprise, avec ses personnels : accepter de travailler dans l'incertitude qui caractérise le monde des "sciences molles" - et le monde des hommes, tout simplement, quand celui des machines essaie de trouver, sans y réussir parfaitement, la perfection des "sciences dures".
Comment privilégier la relation client sans avoir la conviction de devoir le gagner
La deuxième difficulté est celle de l'ouverture aux autres, au sens du client - lorsque celui-ci d'ailleurs ne paye que rarement le coût complet de son transport et qu'il se sent, à juste raison, propriétaire de l'entreprise, sans que ceci d'ailleurs ne puisse justifier un comportement arrogant de "possédant" (mais ceci est un sujet plus vaste...).
La SNCF a investi massivement dans l'Université du Service, les personnels sont accompagnés et les outils applicatifs multipliés pour apporter aux voyageurs / clients une plus grande qualité de service.
Au-delà de ces progrès notables - car si l'information reste sans doute encore imparfaite, ceux qui ont le privilège de l'âge ne peuvent que constater que, à bord des trains comme aux guichets, la qualité de contact est incomparable à ce que nous connaissions (et rencontrons encore, par exemple, auprès des "vendeuses" de grands magasins) -, il reste sans doute à accomplir une révolution douloureuse : celle de la conquête du client.
L'ouverture à la concurrence n'apparaît en effet aujourd'hui, à beaucoup de personnels de l'entreprise, que comme une perspective lointaine et/ou improbable. Inconscience ou déni ? L'arrivée des concurrents sur le trafic voyageurs est pourtant une réalité, comme elle l'était sur le fret. A l'époque, on entendait au Fret "personne ne viendra, c'est trop compliqué, ce n'est pas rentable"... Aujourd'hui, les réponses sont du même ordre, ou elles relèvent du tabou, de la tétanie.
Pour expliquer les réticences à cette inéluctable évolution, il n'y a pas de coupables, seulement un passé qui imprègne les esprits, et une propension naturelle des hommes à repousser le moment de la rupture, du changement, lorsqu'il oblige à se remettre en question.
France Telecom / Orange l'a vécu, et douloureusement en France. Je me souviens d'une "vendeuse" en boutique, partant se réfugier en pleurs, en hurlant devant les clients ébahis "mais je n'ai jamais demandé à être en contact avec les gens..."
Entre distribuer des billets lorsqu'on est opérateur unique - avec le sourire, c'est mieux - et apporter au client (on ne parle plus d'usager) les arguments et services pour qu'il choisisse votre offre plutôt que celle du concurrent, c'est un changement de monde que des formations aux techniques de ventes ou de relation client ne peuvent totalement accompagner.
Pour réussir cette révolution, il faut aussi prendre conscience que son emploi, sa rémunération, ses conditions de travail, ses perspectives de carrière... sont liés à la qualité du service apporté, et avoir envie - certains disent qu'il faut "avoir faim", d'autres privilégient le sens du service à l'autre - voire du service public -. Et puis aussi (et surtout ?), il faut avoir envie du contact et de l'échange avec l'autre, alors que ce ne sont pas des propensions naturelles à tous.
Le statut plutôt que l'engagement
Le troisième enjeu de transformation est lié aux points évoqués par François Dupuy. On ne peut ignorer que certains cheminots "au statut" ne le sont pas par vocation (les mobilités, le service public, l'aménagement du territoire...) mais par attrait de l'emploi garanti (y compris, et sans doute mécaniquement avec le système d'avancement, parmi les cadres et peut-être parfois cadres supérieurs).
Dans un contexte économique tendu, l'emploi public devient pour beaucoup un Graal, et les postes de la SNCF sont perçus comme de tels havres de sécurité et de stabilité. La mobilisation de ces personnels "opportunistes" devient alors un sujet absolu d'incertitude, et pèse alors autant sur les chiffres que sur la capacité des équipes à remplir leurs missions, dans le contexte d'une organisation "idéale", pensée par les têtes bien faites de l'entreprise et leurs super-consultants porteurs des meilleures pratiques de "benchmark" à l'international...
Comme pour les services de l'Etat et les collectivités qui doivent faire face à la réduction des moyens avec des contraintes analogues en termes de gestion des ressources humaines, la SNCF ne pourrait, dans un monde "normal", écarter la piste de la fin de l'emploi "au statut". Mais aujourd'hui en France, on n'imagine pas vraiment cette perspective...
On pourrait considérer qu'il s'agit donc là d'une contrainte plus que d'une révolution nécessaire. Considérons plutôt qu'il s'agit là d'un enjeu managérial majeur, de l'embauche à la gestion de carrière, dans ses bons comme dans ses mauvais moments.
Enfin, François Dupuis pointe la posture d'une SNCF "figée sur son produit" (transporter les voyageurs par le rail). Si les autres points de l'article sont justes, celui-ci minore les efforts faits par SNCF - le groupe... Mais il est vrai que cette révolution là reste aussi à parfaire. Et là encore, les transformations organisationnelles ne seront pas suffisantes pour encourager la révolution des esprits, corollaire indispensable à celle des pratiques.
Alors, pour mener cette entreprise dans ces nécessaires transformations, et avec ces contraintes majeures, on comprend pourquoi son Président a été désigné comme "manager de l'année", malgré les réactions de certains syndicats et les perturbations de l'hiver... sachant que son talent sera bien utile pour les années à venir.