Quelles solidarités avec le Japon ?
Publié le 17 Mars 2011
Les événements dramatiques du Japon auront de multiples conséquences, mais il en est une à laquelle on ne pense pas spontanément, à moins de vivre la situation très directement : la qualité des relations entre japonais et occidentaux.
Beaucoup d'expatriés ont rapidement pris la décision de quitter le pays, pour leurs familles et pour eux-mêmes. Il n'est nullement question de remettre en cause ces décisions, et surtout pas depuis Paris, bien à l'abri, et n'ayant des séismes, raz-de-marée par temps hivernal et menaces nucléaires de ces derniers jours qu'une "expérience" indirecte au travers des écrans.
Mais on peut imaginer que cet éloignement physique est aujourd'hui perçu par certains japonais comme un abandon, alors qu'ils continuent à s'atteler aux "affaires courantes" (assurer les décisions politiques, les flux économiques, les services indispensables...) voire aux conséquences des événements de la semaine dernière, malgré les chocs subis et les menaces en cours.
Quelles solidarités avec le Japon ?
La nature des manifestations de solidarité est toujours porteuse de sens : on ne perçoit pas de la même façon une aide lorsqu'elle est financière, matérielle ou humaine.
Le financement de la reconstruction des zones sinistrées et la stabilisation de l'économie japonaise sont déjà au programme des travaux et c'est indispensable. Mais la financiarisation de l'économie limitera la portée de ces décisions : que valent des milliards lorsqu'ils peuvent être "créés" par des Etats déjà surendettés ?
Les matériels de lutte contre la contamination nucléaires commencent à être envoyés au Japon (produits borés, combinaisons...) et c'est heureux. Car c'est un combat extrêmement consommateur en matériels qui a commencé, pour confiner les éléments radio-actifs et s'en protéger, tout au long des travaux. Et quelque soit l'état de préparation des forces japonaises, civiles et militaires, leurs stocks ne doivent pas être éternels...
Mais il y a aussi l'élément humain. Les techniciens et désormais les militaires affectés aux opérations sur le site vont également être soumis à une "usure" liée à l'exposition à la radio-activité. Sans mettre en danger leur santé, ils peuvent travailler en recevant une dose donnée de radiations, acquise par cumul et en évitant les "pics". Lorsque la dose maximale est atteinte, ils ne peuvent plus être exposés, et il faut leur trouver une relève... On entre dès lors dans une problématique de "réservoir de forces" disponibles. Les robots expérimentaux que français et américains envoient sur place seront sans aucun doute utiles pour combattre là où l'exposition est trop forte. Mais il faudra des hommes pour travailler à la périphérie. Qui ira ?
Lorsqu'il s'agit de maintenir la paix partout dans le monde, nous savons envoyer nos soldats, au péril de leur vie, et sans beaucoup de soutien ou de respect de la part de nos concitoyens. En sera-t-il de même, alors qu'il ne s'agit pas de faire usage des armes, mais de réaliser des opérations "civiles" en milieu hostile ? On a déjà vu les armées sur nos plages, après les marées noires, ou sur nos routes, après la tempête : "opérations intérieures", c'est désormais une mission des forces armées... Mais irons-nous jusqu'à les projeter dans un contexte aussi sensible pour la psyché collective - et pourtant, les talibans ne sont pas moins meurtriers que les rayonnements ionisants...
Et puis, si ce sont nos soldats, le symbole ne sera pas le même : comme en Afghanistan, s'ils se mettent en danger, c'est parce que c'est leur métier... piètre image de cohésion nationale où l'engagement se mesure au salaire versé.
La solidarité, pour quoi ?
Avant la suspension du service national, il existait la possibilité - toute théorique dans le contexte d'après 1989, on le vit dès 1991 avec l'opération Daguet au Koweit - que la nation s'engage solidairement, en envoyant ses fils défendre nos valeurs, nos libertés. Mais avec la réallocation des priorités de dépenses publiques à d'autres postes - prestations sociales, emplois publics... - et la grogne de ceux qui ne voulaient pas "perdre leur temps", on passa à une armée de professionnels.
Le temps "libre" parait trop précieux désormais pour qu'on le donne à la dynamique nationale - ou européenne, comme cela pourrait être le cadre aujourd'hui : loisirs, télévision, formations universitaires sans débouchés, autant de temps alloué "volontairement" à des projets personnels... La solidarité ne se mesure plus, désormais, qu'à une contribution financière - impôts et taxes -, mais pour quel projet de société ?
Ces considérations hexagonales peuvent paraitre loin du drame japonais... et pourtant.
Si la solidarité dans le contexte national est déjà ébranlée, quelle sera notre capacité à démontrer que nos relations internationales ne sont pas seulement économiques, contractuelles, mais qu'elles s'inscrivent dans un projet commun, où la realpolitik s'appuie aussi sur des valeurs partagées, comme la démocratie, les libertés individuelles, le développement des hommes et des techniques ?
Car dans un monde où les ressources physiques et technologiques sont rares, et en particulier celles qui permettent de réaliser les supports physiques de nos "sociétés de l'information", les relations commerciales ne pourront plus être indépendantes des synergies politiques, et tous les financements possibles - que nous n'avons plus - ne serviront à rien s'il n'y a pas la volonté mutuelle. Car commercer, ce n'est pas qu'acheter, c'est avant tout échanger.
Clients-fournisseurs ou partenaires ?
Notre capacité à nous engager aujourd'hui dans le drame japonais marquera sans doute durablement les relations d'Etat à Etat, mais aussi de peuple à peuple.
Certains pensent que les expatriés ne s'intègrent jamais, et qu'en restant, ils n'auraient rien changé. Alors que les poussières radioactives atteignent Tokyo, on ne peut que se féliciter, pour eux qui pouvaient partir, qu'ils aient anticipé le risque pour mettre leur famille à l'abri.
D'autres, malgré tout, ont fait le choix de tenir leur poste, pour que la vie continue au Japon, autant que possible. Dans ce combat réel sur le champ économique, sans lequel il n'y aurait guère de projet politique pérenne, ils ne sont plus seulement engagés dans une relation contractuelle de clients-fournisseurs, mais témoignent de leur qualité de véritables partenaires, qui continuent à apporter leurs compétences et leurs valeurs au-delà des frontières.
Avec ceux qui interviendront physiquement dans le combat contre le feu nucléaire et les conséquences des fléaux qui frappent le Japon depuis la semaine dernière, car il faudra reconstruire et peut-être reconfigurer les infrastructures, ils incarneront véritablement les solidarités que nous serons capables - ou non - de mettre en oeuvre.
Nos responsables politiques et nos chefs d'entreprise prendront donc, au cours des jours prochains, et chacun dans son champ de responsabilité et d'action, des décisions lourdes de conséquences. Et quand ils les exprimeront, qu'ils n'oublient pas que, sur le terrain électoral comme dans les ateliers et les bureaux, et bien entendu à l'international, sur un théatre de conflit ou de catastrophe, un message n'est véritablement crédible que lorsqu'il est porté, physiquement, malgré les distances et le recours possible aux réseaux et médias, et qu'il doit surtout être relayé, après l'annonce, l'émotion et la communication, sur ce même terrain, dans la mise en oeuvre.