Transformation digitale : ne vous payez pas de mots
Publié le 2 Février 2018
Il y a cinq ans, la transformation digitale était à la mode. Désormais, elle est affirmée comme acquise ou en cours d’acquisition. Et la tendance est à l’intelligence artificielle. Et dans trois ans ? Au-delà de ces modes qui animent les discussions et permettent de vendre des prestations technologiques et parfois intellectuelles, qu’en est-il vraiment de ces « transformations » ?
Un des bénéfices des réseaux sociaux est de pouvoir démultiplier rapidement les idées. Ce qui était autrefois l’objet de publications dans des magazines spécialisés et de débats entre experts se répand rapidement dans les nouveaux médias numériques puis, par rebond, dans les médias classiques numérisés (« presse » écrite et audio-visuelle) et, enfin, grâce à ces vecteurs complémentaires, dans le grand public, professionnel ou non.
Il y a quatre ou cinq ans, la grande mode était à la « transformation digitale ». Les grandes entreprises affirmaient se mettre à la « mode start-up », elles se dotaient progressivement de CDO (chief digital officer), qui devait se positionner entre fonctions de direction générale, de systèmes d’information, de marketing ou de communication au sens plus large. Et parfois, avec un rôle plus innovant de facilitateur à durée de mission limitée.
Cette mode tenait globalement à trois facteurs.
Tout d’abord, les fantasmes d’ordre financier, avec l’image des « start-ups » globales valorisées dix ou cent fois plus que les entreprises traditionnelles après quelques années seulement d’existence (avec un soigneux oubli, ou déni, des milliers de tentatives avortées et des pertes des investissements liés).
Ensuite, les fantasmes d’ordre égotique, avec l’image d’une création d’entreprise purement « intellectuelle » et donc d’un porteur nécessairement « intelligent », répondant à la désaffection de notre temps pour les métiers « sales » de la production manufacturière pourtant nécessaire et souvent en salle blanche.
Et enfin, les opportunités perçues par les fournisseurs de systèmes d’information et de prestations liées qui, confrontés aux échecs répétés d’une mythique intégration parfaite de toutes les informations (avec les « ERP »), ont vu dans cette « transformation digitale », un nouveau marché porteur. Ces opportunités étaient d’ailleurs aussi des occasions, pour les entreprises démarchées, de démontrer aux actionnaires, aux personnels et aux clients, avec les niveaux d’investissements liés, leur « modernité » - le choix du terme « digital », plutôt que « numérique », concourant également à cet objectif par recours à un anglicisme nécessairement « moderne ».
Cette modernité affirmée par cette « transformation digitale » visait à répondre aux menaces de « disruption » portées par de nouveaux entrants, « pure players » du monde numérique, start-ups à croissance hyper-rapide. Des menaces directes sur certains services pour lesquels ces derniers étaient plus rapides, plus experts, moins chers. Des menaces indirectes, en captant les investissements et les talents nécessaires à toute création de valeur.
Mais ce qui permettait aux nouveaux entrants de réussir la « disruption » n’était pas la modernité des outils – puisque la puissance économique des acteurs existants aurait permis de gagner la bataille des investissements. Elle était, et est toujours, de nature organisationnelle et humaine, avec des qualités et des pratiques recherchées, expérimentées et parfois mises en œuvre par des entreprises classiques, mais que les nouveaux outils numériques et les évolutions sociales (le lien entre les deux étant semblable à celui qui existe entre l’œuf et la poule) permettent désormais.
Ces évolutions sont, globalement, ce qui caractérise l’abandon du taylorisme et de ses évolutions, qui considèrent toujours l’homme comme une machine ayant vocation à être optimisée (mais nécessairement moins performante et donc, à terme, remplaçable) : mécanisation, organisation scientifique du travail, déploiement d’une solution idéalement conçue, lean management…
Les limites de cette utopie scientiste et rationaliste sont notamment démontrées depuis le début de l’ère industrielle par les accidents et parfois les catastrophes, y compris dans le monde numérique, mais le fantasme de l’hyperfiabilité ou du risque zéro a toujours ses croyants, bien qu’il soit aujourd’hui heureusement remis en cause par les approches relatives à la résilience.
Les pratiques des nouveaux entrants du monde numérique ont été décrites par de multiples auteurs, au cours des dernières années, avec plus ou moins de talent et de succès. Mais elles répondent aussi, par-delà les effets de mode, à des noms assez classiques : l’entreprise étendue (le réseau de contributeurs plutôt que le monopole, les API plutôt que les ERP, la plateforme plutôt que l’intégration verticale…), l’orientation client et les pratiques collaboratives, le mode projet (le design thinking, par exemple, en étant l’assemblage), ou encore l’expérimentation associée à la réactivité (l’agilité d’aujourd’hui, mais aussi le « pivot » ou la pratique du « minimum viable product »).
Le point commun du succès de ces nouvelles pratiques est la prise en compte des deux volets des théories de l’information – puisque le numérique, c’est avant tout de l’information : un volet technologique, ingénierial, et un volet humain, avec une dimension organisationnelle et fonctionnelle qui permet de mieux animer les talents.
La « disruption » culturelle du passage à ces deux dimensions de la transformation digitale, si elle est voulue, est un choc extrêmement brutal pour toute organisation. Car elle implique à la fois des changements profonds et complexes, technologiques et humains. La question est d’ailleurs de savoir si, honnêtement, on souhaite et on peut passer pas d’une organisation rationalisée, issue de l’ère de la production manufacturière, à un mode « start-up ». Ce qui veut dire se séparer des talents anciens pour en recruter d’autres, transformer profondément ses organisations, ses vocations, ses cultures, bref, d’entrer dans une « vallée des larmes » longue et coûteuse, alors qu’il s’agit d’aller vite face à une concurrence agile et désormais puissante, par sa multiplicité, ses moyens et ses compétences.
Par honnêteté intellectuelle, ou par perception de la terreur et donc des dysfonctionnements inévitables que ces changements massifs, même seulement annoncés, entrainent chez la plupart des parties prenantes (dirigeants, personnels, investisseurs, institutionnels, régulateurs…), de grandes entreprises ont assumé d’abandonner le slogan de la « transformation digitale » et d’adopter des termes décrivant mieux leurs transformations : accélération technologique, nouvelles pratiques managériales, animation d’un éco-système partenarial…
Ces enjeux, a priori plus limités, sont en eux-mêmes de vrais défis de transformation. Plus raisonnables, ils ne garantissent pas de ne pas être concurrencés (voire « disruptés ») par de nouveaux entrants. Mais ils demandent malgré tout de vrais efforts. Mettre en place des pratiques de management transversal, ou de leadership post-héroïque, demande un vrai courage et souvent, une remise en cause profonde de tous. Travailler avec des partenaires externes plus novateurs, plus efficaces, et résister à la tentation de les absorber et donc de les tuer, demande de l’humilité et une lutte permanente contre les réflexes bureaucratiques. Accepter une conception incomplète de ses produits et services, mais rapidement perfectible grâce aux contributions de la multitude (la " crowd-culture ") remet en cause les dogmes de l'ingénierie infaillible.
Mais ces transformations assumées, au-delà des mots qui flattent l’ego, garantissent une certaine stabilité propice à la continuation d’activité, avec des améliorations significatives si les changements sont véritablement mis en œuvre.
Alors, avant de vous engager dans une « transformation digitale », demandez-vous ce que vous voulez vraiment.
Publié initialement dans le Cercle - les Echos 01/02/2018