Surfin' management (2)
Publié le 21 Août 2020
Il y a dix ans, je découvrais, sur la côte basque, le surf… Dans les semaines qui suivaient, déformation professionnelle oblige, cela m’inspirait des parallèles avec mon activité professionnelle. Et cet été encore, comme chaque été, j’ai appris…
Il y a dix ans, j’identifiais quelques principes qui permettaient de se hasarder sur la planche, en équilibre sur les vagues, sous la houlette d’un professionnel bienveillant :
- Le sens de l’observation
- L’humilité
- L’adaptation
- La patience
- Le lâcher prise
- La solidarité
- Le respect mutuel
Je réaffirme aujourd’hui la pertinence de tous ces principes, même si j’aimerais que les deux derniers soient toujours plus partagés. Car à l’instar de ce que j’ai vécu lors de mes longs trails, au cours de ces mêmes années, j’ai le sentiment croissant que la société se fracture, que la course aux egos prend le pas sur les plaisirs partagés d’accomplissements gratuits, y compris pour des activités plutôt individualistes.
Car les activités individuelles (et même, pour certains, les performances), ne sont pas nécessairement synonymes d’un succès réalisé au détriment des autres, et ceci d’autant lorsqu’on partage les mêmes enjeux, les mêmes satisfactions, chacun à son niveau, chacun avec ses propres attentes.
La découverte de cette année, sur les vagues, celle qui m’a permis (enfin), de passer un cap, c’est l’atout que donne la décision de lever les yeux, de lever la tête. De sortir « le nez du guidon », pour retrouver le parallèle avec l’activité professionnelle.
Jusqu’à présent, je me consacrais à chaque étape de façon séquentielle, pour tenter de les maîtriser successivement :
- Identifier une vague accessible et suffisamment porteuse – ni trop forte, ni trop faible ;
- « Ramer » pour saisir l’opportunité d’en prendre l’élan ;
- Choisir le bon moment pour bondir, se lever, dans la pente ;
- Se positionner, enfin ;
- Et puis, à terme, commencer à orienter la trajectoire…
Une approche taylorienne… et donc contre-productive
Les surfeurs aguerris souriront sans doute, mais telle est l’approche un peu « laborieuse », sans doute trop raisonnée, que l’on peut être tenté d’adopter, en particulier lorsqu’on découvre cette activité si complexe, et si plaisante, sur le tard… Une approche séquentielle, presque « taylorienne », fondée sur le découpage des tâches… Quelle erreur (même si c’est très rassurant).
Avant l’été, j’avais lu la dernière production de Joël de Rosnay, « Petit éloge du surf » (Ed. François Bourin), une très concise inspiration, un peu actualisée, de son livre de 2012 « Surfer la vie » (Ed. Actes Sud), découvert à cette occasion.
Ce personnage hors normes y exprime notamment une autre « philosophie de la vie », applicable bien sûr à l’activité professionnelle, mais promouvant aussi une attention et des pratiques qui peuvent être autant de réponses aux enjeux de nos sociétés et de notre planète.
Alors, bien sûr, même s’il est un esprit ouvert, et depuis toujours un prospectiviste, Joël de Rosnay est né en 1937. Son éthique du surf, et éthique de la vie, ont été inévitablement inspirées par l’esprit des années 60-70… le surf, les Beach Boys, les spiritualités alternatives, le Flower Power, le Colonel Kilgore aussi…
Bien sûr, et sans tomber dans l’inapproprié, piètre et pleutre (et anachronique) « ok boomer », on peut être, dans nos sociétés industrialisées, interconnectées, et pourtant si fragiles, réservé sur la transposition de ces inspirations de temps autres. Car même si les recommandations de Joël de Rosnay en faveur d’une société « fluide », des approches transversales, systémiques, non hiérarchiques, résonnent favorablement à certains d’entre nous, l’appétence exprimée au cours de ces mois passés par une majorité pour des pouvoirs autoritaires menées par des « hommes providentiels », pour répondre à la crise que nous vivons, ne suscite pas l’optimisme, et l’adoption facile de ces approches dynamiques, adaptables, riches.
Changer de paradigme ?
« Surfer la vie », c’est faire le choix d’un véritable changement de paradigme. Comme le sont les nouvelles approches de sécurité industrielle, basées sur la confiance et non la défiance dans le « facteur humain ». Ou les approches « agiles », auxquelles s’essaient même les grands groupes, au moins par souci d’une image de modernité si ce n’est par l’adoption de ruptures méthodologiques.
Mais un changement de paradigme, c’est compliqué, c’est violent, c’est long. On remet en cause des pouvoirs, des positions, des habitudes. C’est parfois la seule solution. Celle de la rupture.
Alors en attendant, en attendant de sentir le moment de bascule sur la vague qui nous portera, de sentir le moment décisif pour se lancer, on peut décider de changer au moins son regard. Cela entraînera la suite.
Car revenons à ma découverte de cet été…
Jusqu’à présent, j’avais le nez « dans le guidon » (ou plutôt sur voire dans la planche). A chaque étape. Attentif, concentré, dédié au franchissement de chaque moment clé : la bonne vague, la « rame » d’accélération, et le bond de redressement. L’esprit et le corps ramassés, tendu vers chacun de ces objectifs successifs, en « boule ». Les yeux fermés, peut-être physiquement, et en tous cas, le regard réduit à l’horizon très immédiat.
Et lorsque chacune de ces étapes, rationnellement découpées, étaient franchies, je me retrouvais enfin, debout, prêt à la suite… ou pas. Car lorsque la vague (l’enjeu) était conséquente, la découverte de l’étape suivante – la hauteur de la vague ajoutée à la mienne découvertes brusquement à mes yeux enfin ouverts – était à même de me tétaniser, ou me désarçonner. Moralement, et physiquement.
Et j’ai retrouvé là, en y repensant, et dans une géométrie inversée, les erreurs induites par l’approche classique qui recommande de passer chaque marche, l’une après l’autre, pour monter l’escalier (sur la vague, on descend, la plupart du temps), ou le post-taylorisme en version lean ou autre, qui recommande d’avancer selon un processus rationnellement et précisément découpé.
Lever les yeux, se porter vers l’objectif, le sens
La solution, suggérée par mon maître bienveillant, pédagogue extraordinaire, a été de lever les yeux. De sortir de ma boule, de ma bulle…
Et le déclic a eu lieu.
Car sortir de sa bulle, se focaliser sur l’objectif, et pas sur les étapes, ce n’est pas seulement anticiper le coup d’après – le déroulement de la vague, par exemple. C’est surtout s’affranchir des appréhensions, des obstacles qui apparaissent dans toute situation complexe.
Alors bien sûr, pour les passer, il est nécessaire de maîtriser le geste technique. Mais lorsqu’il est acquis – et c’était le cas pour moi, me disait-il -, il faut s’inscrire dans le contexte, dans le déroulement de l’action, de la mission. Sinon on cale, on hésite, on bloque, et on renonce souvent devant la difficulté, ou tout simplement le risque perçu. Se rappeler pourquoi on est là. Pour quoi ?
Lever le regard, cela permet aussi, en amont, de mieux percevoir l’évolution des vagues, leur gonflement lent ou bien rapide, leur évolution, leur fréquence, et donc de les choisir, sans les rater. Cela permet aussi, en relevant la tête et le buste, d’avoir plus de puissance dans la « rame », de mieux accompagner la direction de la vague. De ne plus découvrir, brusquement, la hauteur à accompagner, mais de la mettre en perspective, en laissant les sensations reprendre l’équilibre. Et ensuite de chercher le déroulement, pour prolonger le plaisir de la glisse, autant que possible.
En bref, de s’inscrire efficacement dans le déroulement d’une action complexe, dans un environnement mouvant, et en grande partie imprédictible.
La maîtrise des étapes est de l’ordre de l’entraînement, du « drill », toujours perfectible. Mais l’accomplissement dans l’action n’est possible que lorsqu’on « lève le nez », que l’on s’accroche qui à son étoile, à sa mission, et donc aussi à son loisir.
Et cette leçon de terrain a résonné avec deux autres lectures de l’été :
- « La liberté de commandement, l’esprit d’équipage », du ViceAmiral Finaz (chez Equateurs)
- « How to have impossible conversations », de Peter Boghossian et James Lindsay (chez Lifelong Books).
Je reviendrai sur ces lectures à une autre occasion.
Mais dans la première, le chef militaire – et écrivain de marine, et la poésie du regard et de l’écriture nous aide aussi à nous mouvoir dans la vie – rappelle notamment que « toute aventure, toute entreprise est vaine si elle ne repose, dans la durée, sur le sens de ce qui la justifie, de ce qui l’a créée, de ce qui l’invente à nouveau ».
S’amuser, glisser, réussir un petit accomplissement ludique, dans mon cas estival. Mais une question bien sérieuse au cœur de tout enjeu professionnel et personnel.
Et dans la deuxième, les brillants auteurs d’articles « pastiches » qui avaient démontré l’inanité des « pseudo sciences » qui asphyxient l’esprit et la connaissance dans les universités américaines (et européennes, malheureusement aussi), partagent, parmi leurs « recettes » pour réussir à converser, y compris dans des contextes extrêmement hostiles, celle de la recherche du « sens » (« invite a deeper conversation about the underlying values »…).
Car le rappel (ou le retour) aux fondamentaux est souvent un moyen de retrouver un équilibre partagé – ou non.