Publié le 5 Avril 2024

Des fusions et du facteur humain…

Lorsqu’on engage un projet de fusion-acquisition, la « due-diligence » est un passage obligé. Processus financier avant tout, elle est aussi dotée d’un volet RH. Mais trop souvent avec une dimension surtout liée aux charges financières existantes ou à venir. Qui prend trop peu en compte les dimensions purement « humaines » de l’engagement individuel et collectif. Et qui s’arrête toujours à l’évaluation du « risque », et pas à son traitement, aux fins de succès.

 

Laissez-moi vous raconter trois courtes histoires, réelles ou imaginaires, mais dans lesquelles certains pourront se reconnaître.

 

Le cas Malbouffe

C’est l’histoire d’une petite entreprise, Alpha, qui s’est développée au fil des années et qui a eu du mal, comme souvent, à passer le cap des 50 personnes. Pas pour les raisons sociales que l’on imagine, mais en raison de divergences de stratégies entre dirigeants (se stabiliser ou poursuivre la croissance, notamment).

Après quelques départs clés, l’entreprise est en danger et les associés restants décident de céder avant que la valeur ne s’effondre.

Une entreprise beaucoup plus grosse, Bravo, les rachète. Elle intervient dans un domaine professionnel proche. Certains – et notamment certains dirigeants de Bravo - pensent que les deux métiers sont complémentaires. Mais dans les faits, beaucoup ne comprennent pas la plus-value des équipes Alpha qui génèrent certes du profit avec des services très originaux, mais parfois au détriment des services Bravo, classiques et adossés à un contexte légal rassurant, auxquels ils peuvent se substituer.

Alors, pour réussir l’intégration (ou l’imposer ?), des dirigeants Bravo sont mis à la tête des équipes Alpha… Et les collaborateurs issus d’Alpha sont contraints d’intégrer, plus ou moins totalement, les équipes Bravo, et en tous cas d’admettre une posture basse, complémentaire plus que concurrente. Car il y a l’absorbeur et l’absorbé…

Très vite, la quasi-totalité des équipes Alpha quitte le nouveau groupe, et cet échec suscite aussi le départ de certains dirigeants de Bravo, déçus…

Au bilan : une acquisition manquée pour Bravo, des bénéfices financiers pour les anciens dirigeants Alpha qui sont restés le temps prévu lors de la cession, et beaucoup de dégâts humains.

 

Le cas Grossous

Edouard a créé son entreprise, Charlie, il y a 35 ans. Plutôt paternaliste, il a recruté une petite équipe, plutôt docile, pour apporter plus de services à ses clients. Cela ronronne bien, à la satisfaction de tous.

Mais les années passent et le voilà qui fête ses 70 ans… Toujours vaillant, il souhaite cependant prolonger son succès. Mais à la maison, on le demande, on l’appelle à la raison… Est-il prêt à profiter de sa demeure, de son jardin et à lever les pieds lorsque l’aspirateur passera ?

Il trouve alors une solution intermédiaire : céder sa petite entreprise, mais avec un dispositif original.

Plutôt que de vendre à une société opérant dans le même métier – qui intégrerait naturellement « sa » clientèle et « son » équipe dans les siennes -, il trouve une société, Delta, dont le métier est complémentaire du sien.

Pour assurer à Delta le contrôle de l’acquisition de Charlie, une société Charlie-2 est créée pour racheter le fonds de commerce de Charlie. Delta est majoritaire dans Charlie-2, Edouard détient la grande majorité des parts restantes, et le solde est partagé entre quelques collaborateurs clés.

Propriétaire de Charlie et actionnaire majeur de Charlie-2, Edouard est heureux car :

  • il a encaissé les fonds de la vente de Charlie (les parts de Delta et des collaborateurs) ;
  • il demeure maître à bord car la rentabilité de Charlie, puis de Charlie-2, lui assure toute l’autonomie qu’il souhaite vis-à-vis de Delta ;
  • et il a ainsi donné, à la maison, les signes d’un « désengagement », au moins à terme…

Jusqu’au jour où certains collaborateurs-actionnaires de Charlie-2 se demandent pourquoi il est encore à la manœuvre… Aucune date de départ n’a été formellement exprimée mais la création de Charlie-2 devait servir à une transition, non ? Et entrer au capital, même avec une part très minoritaire, signifiait de participer à la « gouvernance » de Charlie-2, n’est-ce pas ?

Edouard est furieux. Veut-on ainsi le pousser vers la tombe ? Car c’est bien le sentiment, conscient ou inconscient, de beaucoup de créateurs d’entreprises qui cèdent, sous la pression de l’âge ou d’autres facteurs, à des « étrangers » ou même à leur famille… Car pour eux, céder, c’est mourir un peu… Et si certains sont sereins face à cette situation, d’autres non.

Vous voulez ma place ? Eh bien, payez la… Il propose donc de céder ses parts, mais en annonçant qu’il continuera son activité et que, bien entendu, « ses » clients le suivront… Et il teste auprès de quelques collaborateurs leur envie de le suivre…

Mais puisque personne ne veut payer le prix, et au regard d’un mécanisme de « deuil » bien connu, il se révolte alors et demande la tête de ceux qui, de bonne foi ou non, avaient compris ou cru qu’il partirait vite…

Chez Delta, échaudés par ce conflit que l’on n’avait pas prévu, croyant sans doute que la « transition » se ferait naturellement, on envisage de laisser tomber l’affaire… Trouveront-ils quelqu’un pour racheter leurs parts, ou abandonneront-ils le tout ? En attendant, chez Charlie-2, on craint la débandade…

Au bilan : une acquisition qui s’annonce manquée pour Delta, un bénéfice financier mais bien des soucis pour Edouard. Et chez Charlie-2, des dégâts humains… Quant à l’image d’un rapprochement original plutôt médiatisé, Delta devra en faire aussi les frais…

 

Le cas Copainsmaispastrop

Clément a créé son entreprise il y a plusieurs décennies. Il n’était pas un enfant de la balle et est particulièrement fier de son succès. Et il peut en effet l’être car Echo est florissante. Plusieurs dizaines de collaborateurs, des résultats qui font des envieux et une qualité professionnelle reconnue sur son marché. C’est un homme heureux.

Heureux mais prévoyant car il ne s’endort pas sur ses lauriers et observe avec attention son environnement professionnel, en pleine transformation. Il faut continuer à faire grandir Echo comme il l’a fait, avec une croissance exogène prudente, avec des structures partageant son attention pour ses équipes et pour la relation avec ses clients. Mais il faudrait accélérer la croissance, car le temps presse.

Son ami Jérôme a aussi créé son entreprise, Fox, dans les mêmes métiers. Fox a grossi plus vite, sur un modèle plus industriel qu’artisanal, à la différence de Clément et d’Echo. La qualité de service perçue par le marché s’en ressent. Mais ce n’est pas grave, car le succès financier de Fox suscite l’envie.

Le mariage est annoncé. Une union équilibrée dans les propos, mais pas dans les faits. Car les équipes de Fox sont beaucoup plus nombreuses que celles d’Echo. Et la structure « industrielle » de Fox s’appuie sur des processus qui « simplifient » les flux, rationalisent les pratiques. Ce ne sera plus du sur-mesure bien sûr, mais c’est le prix d’une croissance réussie…

Et puis pourquoi pas ? Car pour Clément, pour réussir, il suffit de le vouloir suffisamment fort – son histoire personnelle le prouve… et tout le monde réussira bien à trouver sa place, n’est-ce pas ?

Clément et Jérôme feront donc affaire. Quant à « l’intendance », elle suivra…

Les processus se mettent en place… Les doublons de postes sont supprimés, les systèmes Fox absorbent les flux Echo, et les collaborateurs sont répartis, mécaniquement, dans une matrice étendue, sur la base de l’organisation Fox.

La nature de l’engagement « humain » change alors pour beaucoup. Quelques talents-clés d’Echo sont reconnus dans l’organisation Fox – provoquant d’ailleurs quelques réticences chez ceux qui se pensaient « dominants » et donc protégés… Mais la plupart perdent la liberté – et la créativité – qu’ils avaient dans leur structure « artisanale ». Moins organisée, mais plus libérée.

Dans ces équipes Echo – et comme toujours chez les plus talentueux, plus employables que les autres -, c’est donc la fuite. Car amenés à faire le deuil d’Echo, ils préfèrent le faire ailleurs que dans la source de leur déception.

Et chez Fox, beaucoup de ceux qui se réjouissaient de l’arrivée de ces artisans talentueux se résignent aux fonctionnements mécaniques habituels, au détriment d’une créativité qu’ils espéraient pouvoir peut-être exercer, au regard de ce qu’ils avaient espéré de leur nouveaux collègues et d’une nouvelle aventure partagée.

La relation des « commerciaux » avec leurs clients change aussi : ceux-ci sont « réaffectés » et les pratiques « industrielles » laissent moins de place au « sur-mesure » qui avait fait le succès qualitatif d’Echo. Pour expliquer la rationalisation et la mécanisation de l’organisation et des flux, on parle bien sûr de la nécessaire « numérisation ». Mot valise, mot magique… Mais que l’on associe, volontairement ou non, à la mécanisation. Alors qu’elle peut aussi dégager du temps pour l’affecter à la qualité « artisanale » de la relation clients.

Certains clients d’Echo suivent donc chez Fox, mécaniquement. Mais d’autres, déçus de perdre la qualité de service, partent à la concurrence.

Au bilan : une acquisition (même si elle ne dit pas son nom) manquée, tant pour la performance des équipes que pour l’image d’Echo et Fox… Et des dégâts humains de part et d’autre. Y compris sans doute pour Clément et Jérôme qui, jusqu’à présent, se réjouissaient, à raison, de succès complets.

 

Quels sont les points communs à ces trois situations ?

 

Pas de mauvaises intentions

Partons du principe que, lors d’une fusion ou d’une acquisition, tout le monde est mû par de bonnes intentions.

Alors bien sûr, il peut y avoir des exceptions, et notamment :

  • un cédant qui souhaite surévaluer le prix de son entreprise et donc les bénéfices annoncés pour l’acquéreur, pour en tirer la plus grande valeur pour lui-même. Mais la « due diligence » est là, quand elle est complète, pour réduire ce risque ;
  • mais ce peut aussi être un acquéreur qui, par cette opération, souhaite « tuer » la concurrence. Ce n’est pas si rare, même si on annonce toujours des synergies attendues, plus vertueuses qu’un projet destructeur. Dans ce cas, les « dégâts » infligés à l’autre importent peu… à condition aussi de réduire autant que possible ceux subis par sa propre structure, le temps de l’absorption…

 

Néanmoins, et pour garantir les bonnes volontés mutuelles, on pourra, autant que possible, « sécuriser » le processus d’intégration. Et cela sera souvent fait en particulier pour le temps de maintien dans le nouvel ensemble du « cédant ». Pour rassurer les clients, les équipes… Mais si on peut « légalement » encadrer le maintien et/ou le départ, il est toujours difficile de le faire pour les facteurs plus qualitatifs, liés à l’engagement personnel…

On pourra aussi chercher à clarifier certains points ambigus. Mais la clarification conduit parfois à faire émerger un conflit que l’on ne souhaite pas, et que l’on espère voir se résoudre avec le temps… Et puis, l’ambiguïté a aussi ses avantages car elle est un espace de liberté, de dialogue, et de donc de créativité.

 

Alors, et même si les intentions sont bonnes de part et d’autre, les difficultés peuvent naître pour plusieurs raisons, et en particulier :

  • La réalité de la réalité : on voit souvent ce qu’on veut bien voir. Et la projection de ses souhaits devient parfois sa « réalité ». Pour éviter cela, le recours à un tiers permet de matérialiser des « réalités » parfois frustrantes (même si on peut alors, en situation de déni, écarter le porteur des « mauvaises nouvelles ») ;
  • Et l’autonomie des personnes et des organisations. Pour des raisons diverses, liées à leur environnement, leur histoire, leur « culture », les individus et les organisations peuvent « dériver » par rapport à leur propre intention. En pleine conscience ou non. Et c’est pourquoi l’accompagnement des transformations doit faire l’objet d’une attention particulière, dégagée des enjeux opérationnels (car « pendant les travaux, la vente continue ») : rigoureuse, bienveillante, mobilisatrice, sensible à l’émergence et donc adaptable…

 

Ces dérives ne découlent pas d’un mensonge, mais seulement du caractère nécessairement imparfait de la connaissance, et de la permanente émergence des phénomènes socio-techniques.

Car bien entendu, il est indispensable d’exclure le mensonge. Pour des raisons morales. Mais aussi pour des raisons d’efficacité. Vis-à-vis de ses partenaires dans le projet de fusion-acquisition. Et vis-à-vis des équipes de part et d’autre. En particulier pour ceux qui restent… Car si l’attention se portent sur les départs, pour des raisons légales et financières, on oublie toujours ceux qui restent, et qui devront vivre les plus durs des changements.

 

Considérer le « facteur humain » dans la conduite du projet

Dans ces trois cas, les deux parties prenantes ont avant tout considéré l’aspect financier de l’opération et les conditions légales. Et puisque les chiffres s’additionnent, voire se multiplient, les rapprochements sont souvent vus au travers de ces prismes-là.

Alors bien sûr, il y aura une « vallée des larmes », on le sait bien. Mais ce sera le temps d’une « digestion » que l’on espère rapide – car les gens sont « raisonnables », et les profits reviendront vite. En tous cas on le croit, et/ou on le fait croire.

Alors, lorsqu’une fusion ou une acquisition se fait avec un patrimoine matériel important (des locaux, des machines…), ou des savoir-faire protégés (brevets…) que d’autres équipes que celles qui les ont développés pourront facilement mettre en œuvre, celle-ci peut être réalisée en privilégiant une voie « mécanique ».

On additionne des moyens d’action, techniques et humains. On mutualise des coûts, des expertises… et on accroît ainsi à la fois le chiffre d’affaires et la rentabilité de la structure étendue.

Ce n’est pas très « bienveillant », mais c’est plus « simple » (même si simple n’est pas facile).

Mais lorsqu’une structure « absorbée » tient aussi sa plus-value de dimensions « affectives », que ce soit entre équipes, avec les clients, voire avec les « produits », le changement peut s’avérer « rupture ». Y compris d’ailleurs pour les équipes de la structure « absorbante » qui devront malgré tout faire avec des talents reconnus qui importeront sans doute une partie de leur identité professionnelle et pourront, implicitement ou explicitement, mettre en cause les habitudes et les pratiques d’un ensemble pourtant perçu comme infaillible puisque dominant…

Car si les chiffres s’additionnent, voire se multiplient, la complexité socio-technique inhérente aux groupes humains peut donc vite conduire, si elle est négligée, à un système hors de l’équilibre.

Cette dimension « entropique » peut alors donner lieu, dans les meilleurs des cas, à un nouvel équilibre inattendu (A plus B devient C) : c’est par exemple le résultat de projets de transformation conduits en privilégiant des pratiques d’auto-organisation (auto-organisées, certes, mais suivies et accompagnées). Ou bien grâce à la chance (et il faut toujours en avoir au moins un peu)…

Mais lorsque ce chaos est subi et non choisi, le système peut sortir totalement de l’équilibre, et exploser (ou imploser).

 

Les projets de fusion-acquisition ne sont pas seulement complexes techniquement, financièrement. Ils le sont aussi, pour beaucoup, humainement. Et quand cette dimension n’est pas prise en compte, dans l’analyse initiale et dans l’accompagnement du rapprochement, l’échec est inévitable. Car si l’intendance peut parfois suivre, le facteur humain n’est jamais régi uniquement par des principes logistiques.

Il est donc important d’organiser le projet selon des principes « rationnels », mais en se préservant aussi des marges de manœuvre qui permettront d’absorber l’imprévu mais aussi la créativité de tous, et donc de saisir des opportunités émergentes, par nature non planifiées.

 

Faire avec ce qu’on a – « l’effectuation »

Il est des mots à la mode dans le monde des entreprises et des organisations… Souvent des termes anglo-saxons portés par les dynamiques managériales internationales, et parfois francisés – souvent pour le pire.

On a par exemple beaucoup parlé gouvernance, sérendipité, agile, frugal... Apparait désormais le terme d’« effectuation ». Pour désigner une façon d’engager un projet avec les moyens dont on dispose et en prenant les risques liés, plutôt que d’attendre une situation « idéale »…

En matière de fusions-acquisitions comme dans d’autres contextes, on doit toujours faire avec « ce que l’on a ». Les équipes de l’un et les équipes de l’autre. Les forces et les talents. Les faiblesses et les états d’âmes aussi. Et en particulier lorsque la dimension de « services » est importante dans les métiers considérés. A moins d’avoir des moyens illimités (ce qui arrive rarement), et de considérer les individus comme des choses (ce qui est plus fréquent)…

C’est souvent frustrant pour des ambitieux dont la volonté se heurte au mur du réel.

Mais cette « contrainte » (ou plutôt, cette réalité) force à sortir d’une zone de confort vers laquelle notre pensée rationnelle, tournée vers les idéaux, nous tire.

Car faire avec ce que l’on a, c’est accepter d’évoluer dans des contraintes. Et donc s’obliger à trouver des solutions originales.

Alors bien sûr, c’est contraire à la pensée procédurale et bureaucratique, et cela nécessite d’accepter l’incertain, la prise de risques…

Mais n’est-ce pas, aussi, ce qui donne du sens à nos vies d’entre- et intra-preneurs ? Faire avec ce que l’on a plutôt que de revendiquer un idéal inaccessible, et inévitablement d’accuser les autres de nos échecs, de nos faiblesses, de nos manques de créativité et de courage ?

 

Alors, pour vos projet de fusions-acquisitions comme pour les autres, acceptez toujours la richesse du « facteur humain », prenez-y appui et animez-la, seuls ou avec l’appui de professionnels !

 

 

Voir les commentaires

Rédigé par Alexis Kummetat

Repost0

Publié le 6 Mars 2024

Les matrices, des organisations inaptes au combat ?

La Cour des Comptes a rendu public en novembre 2023 un rapport (plus précisément, des « Observations définitives ») dédié au Service du Commissariat des Armées[1]. Au cœur de ce document, l’organisation de ce service – et plus précisément son « organisation matricielle ». Un modèle d’organisation que partagent beaucoup de grandes organisations du monde civil. Est-il fondamentalement inadapté aux forces armées et, plus largement, aux contextes à hauts enjeux ? Ou est-ce seulement, et comme bien souvent, une question cruciale de « mise en œuvre » ?

 

Les organisations « matricielles » sont arrivées formellement au Ministère alors « de la Défense » en 2008, avec le « Livre Blanc » et les réformes qui en ont découlé. Bien sûr, la « fonctionnalisation » existait déjà, mais c’est à partir de ce moment-là que le terme a commencé à être employé et à vraiment « émouvoir » les forces armées.

On notera par exemple la critique précise et, comme toujours étayée, de Michel Goya, qui s’appuyait sur l’expérience de la guerre entre Israël et le Hezbollah : « L’affrontement de 2006 venait de démontrer que cette organisation n’était pas faite pour la guerre »[2]. Car pour lui, le système matriciel, « désastreux pour faire la guerre », fonctionne nécessairement de façon conflictuelle, puisque chacune des parties prenantes a des objectifs différents. Et au combat, on n’a bien sûr ni le temps ni les ressources pour mener en même temps une lutte interne… Et ceci d’autant que la réponse est inévitablement la « re-bureaucratisation », avec toute la charge négative que cela suscite, en tous cas pour des esprits libres et des organisations agiles.

Cette objection est la plus « rationnelle » de toutes. Mais il en existe d’autres.

Et Michel Goya en exposait aussi certains termes : « L’organisation matricielle ne fonctionne correctement que s’il y a convergence des chaines par une forte culture commune, une adhésion à un projet mobilisateur et une circulation libre de l’information ». Et, pour des raisons plus profondes (il évoque la « Logique de l’honneur » de Philippe d’Iribarne), la France ne serait pas adaptée aux organisations matricielles… Et on entend en effet ces arguments dans beaucoup d’organisations « civiles » confrontées avec ce mode d’organisation.

Culture commune, adhésion à un projet mobilisateur, circulation de l’information, bureaucratisation : les principaux ingrédients étaient donc déjà énoncés dans cet article.

Alors, le monde militaire a-t-il changé depuis lors, ou présente-t-il toujours les mêmes incompatibilités avec l’organisation matricielle ?

Faisons un petit détour par cette période particulière, et à mon avis structurante.

 

La matrice, une pilule amère

Il est en effet important d’avoir en tête que la mise en place des organisations matricielles au ministère des Armées a été concomitante à l’institutionnalisation de la réduction du format des forces (même si l’engagement avait été alors pris d’une « sanctuarisation » des moyens), et à  mouvement intense de dissolution d’unités, effectué sans la moindre protestation au sein des Armées – alors que les « plans sociaux » effectués dans les organisations civiles suscitaient alors mobilisations massives et attention accrue des décideurs publics et des médias.

Pourtant, avec la dissolution des unités, on ne touchait pas seulement aux effectifs et à l’accroissement considérable des mobilités individuelles[3] (la fameuse « manœuvre RH ») – des « changements » significatifs - mais aussi à des symboles forts :

  • L’histoire d’unités glorieuses, dont les traditions seraient parfois transmises, mais souvent « muséifiées » avec le dépôt du drapeau au service historique des armées ;
  • Et, par conséquent, la réduction drastique des postes de « chefs de corps »[4], qui enlevait à beaucoup d’officiers la perspective de cette responsabilité unique, point d’orgue attendu par beaucoup de leur engagement[5]. Sans négliger la dimension « affective » de cette fonction, tant il peut être perçu comme un « chef de famille », et dans un monde dans lequel on revendique fortement à tous niveaux la cohésion sociale, la proximité et l’empathie. Et donc les bouleversements pour tous que signifiait la disparition, ou en tous cas la dilution, de cette référence structurante.

Néanmoins, pas de protestations. Mais sans doute déjà des blessures profondes.

 

Cette période fut donc aussi celle l’accroissement de l’interarmisation accrue, et celle de l’arrivée des fameuses « bases de défense », symboles structurants de ces « matrices » : « les structures de commandement opérationnel et de soutien ont été rationalisées, soit à un niveau ministériel pour le soutien général, soit à un niveau interarmées pour les fonctions opérationnelles pures et les soutiens spécialisés. L’organisation ancienne a donc laissé la place à une organisation fusionnée avec des structures désormais interarmées, resserrées et donc moins nombreuses »[6].

Avec autant de changements humains, organisationnels, symboliques.

Et en particulier parce que la mise en place des structures de soutien et la création des bases de défense rendaient plus délicat l’exercice du commandement, dans ce contexte si particulier de la dissolution des unités, et donc de l’accompagnement de personnels qui, demain, ne seraient plus sous les ordres d’un « chef de corps » lui aussi en disparition, et qui, parfois, ne l’étaient plus déjà « totalement ».

 

Souvenons-nous :

  • « La notion d’intégralité des prérogatives du commandement laisse la place à des répartitions de responsabilités complexes »[7]
  • « Bouleversant le quotidien de tous les agents du ministère, l’irruption d’une organisation matricielle dans un univers hiérarchique, combinée à la réorganisation concomitante des chaînes « métiers » du ministère, a créé une impression de désorganisation généralisée »[8]
  • « Aux réorganisations structurelles connues, à savoir sept dissolutions et quatre transferts majeurs, viendra s’ajouter la réorganisation fonctionnelle de l’administration générale et des soutiens courants en bases de défense. Or, toucher aux processus bien ancrés dans les mœurs est plus anxiogène que modifier ou déplacer les structures »[9]
  • « En quittant mon poste à l’Otan, je ne pensais pas qu’il me faudrait encore être diplomate, en tant que commandant de base de défense ! »[10]

 

Les « bases de défense » auront donc été le symbole perçu, mais aussi assumé, de ces bouleversements:

  • « les bases de défense seront la pierre angulaire de la réforme des armées »[11]
  • « (les bases de défense sont le) chantier le plus emblématique de la transformation »[12].

La matrice apparaissait donc pour beaucoup comme une pilule bien amère à avaler…

 

Le Commissariat, doublement coupable ?

Alors pourquoi ce détour dans notre histoire récente ?

Tout d’abord parce que beaucoup de personnels qui connaissent les difficultés signalées par la Cour des Comptes ont vécu cette période – et parce que les organisations ont de la mémoire, en particulier pour les événements traumatiques.

Mais aussi parce que, au sein des Bases de Défense (BDD), le soutien des forces a été confié au Service du Commissariat des Armées (SCA), qui a fait l’objet du rapport au départ de cette note…

Car en 2014, les « groupements de soutien des bases de défense » (GSBDD) créés en même temps que le SCA, ont été rattachés à ce tout nouveau service[13].

D’un soutien mutualisé au sein des Bases de Défense (ce qui était déjà un changement), cette mission a donc été totalement transférée à ce « service support », pour reprendre un terme classique dans les organisations.

Nouveau choc donc, même si l’intention était bonne. Car il s’agissait alors de renforcer, dans les GSBDD, les structures de proximité, entre un échelon totalement centralisé (le SCA) et des fonctions internalisées, dans les unités (l’organisation antérieure). Tout comme le « coup d’après » serait de mettre en place, plus localement encore, les espaces « Atlas » (accès en tout temps, en tout lieu, au soutien), dans une logique de « guichet unique ».

Mais on sait que l’enfer est pavé de bonnes intentions… Et cette évolution fut vécue comme une nouvelle rupture.

 

Reprenons donc, comme nouveaux points de départ, quelques extraits du document de la Cour des Comptes qui témoigne, lui aussi, et plus de dix ans après, des dimensions « irrationnelles » des changements vécus – et donc toujours présents.

 

A propos de cette « architecture matricielle complexe et instable » : « La première source de complexité a tenu à la réforme elle-même et au modèle du soutien retenu, avec le passage d’une chaîne hiérarchisée de commandement à un dispositif de relations quasi contractuelles entre soutenants et soutenus, fondé sur une logique fonctionnelle. Rompant de la sorte avec les habitudes de fonctionnement des armées, ce changement a représenté, pour les soutenants comme pour les soutenus, une véritable révolution culturelle ».

« Révolution culturelle » sans doute car, plus que des relations « quasi-contractuelles », sont apparues de nouvelles pratiques véritablement « contractuelles », et donc fortement porteuses d’une charge symbolique pour un univers dédié au service public, avec la mise en place de « contrats de milieux » et de « contrats locaux de service ». Des « contrats »… avec tout ce que cela suggère pour un monde pétri de service public, d’engagement au service d’une cause supérieure…

Alors, au-delà des changements sur les organisations et les processus, cette « révolution » a donc eu des conséquences sur les « perceptions » - deux termes bien éloignés des approches d’analyse des organisations, souvent très « rationnelles » : « malgré les efforts entrepris pour y remédier, les armées ont eu tendance à percevoir comme une rupture génératrice d’un éloignement aussi préjudiciable qu’irréductible l’intégration des soutiens dans un dispositif spécifique se substituant à leur incorporation antérieure au sein même des forces ».

Et le rapport de rappeler que des ajustements ont alors eu lieu : « la crise de confiance qui a affecté la relation entre soutenants et soutenus dans la première période de la réforme des soutiens s’est traduite par un nouveau mouvement de transformations du service et de son activité, lancé en 2017 sous l’égide du plan « SCA 2022 ».

Mais apparemment, les résultats attendus ne sont pas encore là…

Car ainsi que l’exprime la Cour des Comptes dans ses constats, mais aussi ses recommandations :

  • « L’hypothèse d’engagement majeur met le SCA en tension sur ses capacités à répondre aux besoins des armées »
  • « Si la taille critique des GSBdD demeure une problématique réelle, c’est davantage la préoccupation de réponses qualitatives et de proximité aux besoins des soutenus qui a conduit à les rénover dans le cadre de SCA 2022 ».
  • « En outre, bien qu’enrichie de strates supplémentaires, la structuration organique encore très uniforme de la nouvelle architecture ne garantit pas son ajustement optimal aux réalités du terrain. »
  • « (Les espaces ATLAS) connaissent des risques de débordement, obligeant les GSBdD à des régulations locales en lien avec la réalité des moyens disponibles »
  • « (Le) service interarmées du soutien qui ne dispose pas de l’intégralité des leviers pour l’exercice de ses missions »

 

Le Commissariat est-il donc doublement coupable, pour avoir « pris le pouvoir » sans apporter le « service » attendu ?

 

Alors, puisqu’il s’agit d’une « révolution culturelle », actons que ces transformations-là prennent toujours beaucoup de temps… 20 ans, 30 ans, une génération bien souvent. Car même si les individus passent, la mémoire des organisations est souvent plus forte, et transmet aux nouveaux arrivants la perception d’événements qu’ils n’ont pourtant pas connus.

A titre d’exemple, le terme de « chef de corps » cité plus haut… Remplacé formellement dans les textes par « commandant de formation administrative »[14], il existe toujours dans les faits…

Mais le temps seul ne suffira sans doute pas à une mise en œuvre apaisée et réussie de cette organisation et des pratiques liées, au regard des difficultés évoquées par la Cour des Comptes – et décodées au regard d’une longue pratique des organisations matricielles…

 

Partons pour cela de quelques termes clés des difficultés recensées dans le document : engagement majeur, qualité et proximité, contrat, éloignement, confiance, strates supplémentaires, régulations locales, intégralité des leviers…

 

Le problème de l’« engagement majeur »

L’ « engagement majeur » ou la « haute intensité » qui sont (ré)apparus avec l’invasion russe en Ukraine et la perception d’une menace directe sur les intérêts et valeurs de notre pays ont été une opportunité, et en particulier pour les décideurs de l’armée de terre, de réactualiser la charge décrite dans l’article de Michel Goya sur les « matrices » :

  • « Dans un monde où les organisations sont dominées par une approche matricielle, les forces terrestres constituent une exception notable : marqué par un besoin de verticalité, leur système de commandement se caractérise par la cascade des effets majeurs des différents échelons, gage à la fois de cohérence et de subsidiarité, aussi bien dans la planification que dans la conduite de l’action. »[15]
  • « L’organisation des soutiens paraît à beaucoup d’observateurs comme inefficace dans la perspective d’un conflit de haute intensité. « Le chef d’état-major des armées (CEMA) a été clair sur les capacités qui garantissent [la] capacité opérationnelle. Il faut que les militaires aient confiance dans leur outil militaire. L’organisation actuelle, matricielle, est plus fondée sur l’efficience que sur la résilience », a pointé le sous-chef des opérations aéroterrestres. »[16].

 

Toujours et encore, « la confiance »… Une qualité et une modalité qui ne s’établit ni par la règle ni l’organisation, ou en tous cas pas seulement.

 

Et ces objections rejoignent certains des arguments avancés par Olivier Schmitt dans sa somme magistrale consacrée aux changements dans les organisations militaires[17].

Pour lui, et alors que ces transformations « matricielles » ont été transposées du monde « civil » (même s’il n’évoque pas spécifiquement ces changements-là), « les forces armées requièrent une approche spécifique afin de bien saisir leurs dynamiques de changement, pour trois raisons cumulatives » :

  • « elles sont dépositaires des moyens d’emploi de la force, sans en définir les conditions d’emploi (…) un emploi de la violence collective dans un but politique »
  • « le changement des forces armées n’est pas lié à un seul objectif fondamental, mais à une multiplicité d’injonctions parfois contradictoires »
  • « la rareté et l’importance de l’événement auquel elles se préparent : la guerre majeure »

 

Alors bien sûr, le premier argument est irréfutable. C’est bien une mission et des moyens qui rendent les forces armées incomparables aux autres organisations.

Néanmoins, les transformations « matricielles » qui touchent l’activité des forces armées ont été engagées dans le cadre plus large du ministère de la Défense (ou des Armées, pour en reprendre la dénomination actuelle). Ce qui permet de se rappeler que les militaires sont, pour la plupart, à la fois guerriers - exerçant donc cette mission très spécifique -, mais aussi fonctionnaires – et donc membres d’une organisation administrative, qui s’apparente pour beaucoup à d’autres organisations similaires.

Et c’est aussi l’occasion de se souvenir que la réforme engagée en 2008 portait un enjeu annoncé de « civilianisation » du Ministère, en particulier pour les fonctions « support » ; une dimension que certains observateurs avaient jugée très insuffisante, avec notamment la prise en charge de fonctions « civiles » par des militaires fraîchement sortis de leur statut « guerrier »… Là encore, une dimension symbolique porteuse de sens pour beaucoup, d’un point de vue ou de l’autre. Et potentiellement de fractures latentes, conscientes et inconscientes.

Alors, aurait-il été possible d’envisager une transformation du Ministère tout en préservant les spécificités de la partie « forces armées » ? Difficile sans doute d’en tracer les contours, alors que toutes les entités sont interdépendantes.

 

Le deuxième argument peut, quant à lui, faire sourire les dirigeants et praticiens de nombreuses organisations, et en particulier les grandes (mais pas seulement) : car si leur objectif était unique et unanimement partagé (générer du profit, par exemple, ou bien apporter un service permanent et de qualité…), leur quotidien serait grandement simplifié – et mon métier n’existerait pas…

 

Alors, l’origine « civile » des organisations matricielles a sans aucun doute été une des raisons de la méfiance qu’elles ont suscitées : « l’organisation matricielle issue de la LOLF et la mutualisation en voie d’aboutissement des soutiens ne doivent pas conduire à déresponsabiliser le commandement, dans un ministère qui a inventé la formule « un chef, une mission, des moyens », et dans lequel l’efficacité opérationnelle exige une confiance absolue dans le chef. »[18]

Mais elle ne peut être totalement retenue, en tous cas pour ce qui concerne les arguments « rationnels »… mais il y a bien sûr aussi, le « moins rationnel », qui a toute son importance tout en étant trop souvent négligé.

 

Quant au troisième argument, il y a d’autres organisations et professionnels qui partagent cette spécificité : ceux qui ont affaire à des questions de vie ou de mort, d’accidents majeurs, de sécurité industrielle et de facteurs humains : dans les industries de l’énergie par exemple, mais aussi l’aviation, la médecine, le spatial… Car beaucoup d’entre eux s’entraînent et travaillent au quotidien pour des circonstances qui, chacun le souhaite, ne se présenteront pas. Sans mesure bien entendu les conséquences potentielles de « conflits majeurs », mais pourtant avec des dimensions structurantes pour leur engagement professionnel et, souvent, personnel.

Et c’est pourquoi on trouve aussi dans ce domaine de la sécurité et des facteurs humains des éléments d’inspiration pour éclairer notre problématique.

 

Du côté de la sécurité et des facteurs humains…

On pourra objecter qu’il y a « sécurité » (« safety ») et « sécurité » (« security ») – que certains tentent de distinguer par « sureté » et « sécurité » sans que les non-experts n’identifient bien laquelle est laquelle... Il y a certes des différences, mais aussi des recouvrements et, pourquoi pas, des synergies. Car dans les deux univers, il faut se préparer à « être surpris »[19].

Alors, et puisque Michel Goya évoquait la bureaucratisation inévitable qui accompagne la mise en place des matrices, parlons aussi de la « procéduralisation » qui gagne les mondes de la « sécurité » (dans les deux acceptions). Car ainsi que l’exprimait déjà Max Weber dès la fin du 19e siècle, procéduralisation et bureaucratisation vont de pair[20]. Une tendance que nous connaissons tous…

Et cette procéduralisation, qui part pourtant d’une bonne intention et a beaucoup d’avantages (apporter du confort, réduire l’anxiété face au changement et à l’incertitude, protéger contre les ordres arbitraires, les mauvaises pratiques…), peut conduire à l’inefficacité du système si on ne sait pas dépasser les règles pour atteindre les objectifs et accomplir la mission[21].

Et nous connaissons tous – et y compris dans des environnements a priori très normés, et à forts enjeux de sécurité/sûreté - , ces petits ajustements locaux, ces engagements mutuels, qui permettent de réaliser la mission…

Car « même dans une structure apparemment très disciplinée, il existe de nombreuses manières de ne pas vraiment appliquer les ordres »[22].

Comme l’exprime alors Michel Goya, il semble indispensable pour éviter une « défaite intellectuelle » - qui prépare la défaite stratégique – de se prémunir de l’excès d’exploitation sur l’exploration, du « légalisme » sur l’« entrepreunariat », de l’observation du sentier sur l’observation de l’environnement…

 

On peut alors se demander si les lourdeurs voire les blocages vécus ou redoutés du système militaire confronté à des enjeux majeurs viendraient de dysfonctionnements intrinsèques aux organisations matricielles, ou d’une évolution « bureaucratique » et « procédurale », liée ou non… Car la procédurisation peut conduire à des réflexes défensifs du type « No rule, no use »[23] : si ce n’est pas écrit, je ne le fais pas… Et dans ce cas, tout le système se bloque. Avec des arguments variables, allant de « protéger l’institution » à « se couvrir »…

 

Prenons donc l’exemple d’un autre service de soutien, qui apparemment fait la satisfaction de tous : le Service de Santé des Armées.

 

Le SSA et le SCA, dans le même bateau ?

Le Service de Santé des Armées est, depuis 1964, un service interarmées – mutualisé donc. Écoles et personnels dépendent de lui, à l’exception du corps administratif des commissaires dédiés à ce service, rattachés comme d’autres au service du commissariat (notre fameux SCA).

Sa mission est le soutien médical des forces : « Le plus important, c’est de répondre présent quand il y a un problème médical ».[24]

Et comme le rappelle le Médecin chef des services Luc Aigle, directeur des études des Écoles militaires de santé de Lyon-Bron, cette mission se réalise bien sûr en opérations, mais aussi dans le cadre d’un soutien médical permanent. Avec un volet qui concerne les éventuelles décisions d’inaptitude, quand « tant pour la personne que pour l’institution, il est temps de savoir dire non ».

Le parallèle avec le SCA est là intéressant.

Car on imagine que, dans le soutien direct à un conflit armé, le soutien du SSA est unanimement apprécié.

Mais lorsqu’on déclare inapte un individu, hors opérations, la décision peut être plus difficile à prendre, et surtout à mettre en oeuvre :

  • pour la personne, qui ne peut plus exercer une activité qui, souvent, donne un sens à son engagement professionnel voire personnel ;
  • mais aussi à son unité d’emploi, qui ne peut plus compter dessus. Dans le contexte d’une raréfaction des ressources humaines qui plus est.

On arrive donc là à une situation typique des organisations « matricielles », dans laquelle un service « de soutien » peut entrer en conflit avec un service « opérationnel ».  Pour la personne ? Ou pour l’institution ? On en arrive là à la définition de « l’intérêt général » ou des conditions de succès en fonctionnement matriciel qu’énonçait Michel Goya : « une forte culture commune, une adhésion à un projet mobilisateur et une circulation libre de l’information ».

 

L’intendance suivra-t-elle ?

Dans une entité dans laquelle il n’y a « qu’un seul chef », on imagine que celui-ci trancherait entre les intérêts ou points de vue contradictoires de ses subordonnés. Mais dans ces organisations dans lesquelles la tension s’exprime institutionnellement, qui l’emporte ?

Au travers de la formulation précédente, on devine que « l’intérêt général » - et donc celui qui l’emporte légitimement - est porté par le service médical. Le « soutien », donc, contre l’« opérationnel ».

De quoi faire rêver peut-être les « soutiens de l’homme » qui arment les services et fonctions du Commissariat (la solde, les achats courants, le transport routier, le soutien juridique, le logement, l’habillement, la nourriture…).

Car sans soutien médical, pas d’opérations : l’autorité implicite du corps de soutien, même dans une organisation matricielle, est reconnue.

Mais sans nourriture, habillement, sans solde[25], peut-on également mener des opérations ?

Il est probable que, en la matière et à la différence du Service de Santé, le Service du Commissariat bénéficie de l’adage traditionnel selon laquelle « l’intendance suivra »…

 

Et ceci d’autant que le rapport de la Cour des Comptes évoque aussi, pour le SCA, les difficultés qu’il rencontre avec cette même mission de contrôle des aptitudes, et notamment médicales : « L’aptitude des personnels militaires à la projection est une vraie problématique de gestion pour le SCA. Il doit prendre en compte trois facteurs : les personnels inaptes médicaux qu’ils soient temporaires ou permanents, les personnels non à jour de leurs qualifications et les personnels inaptes pour raisons familiales ou professionnelles »[26].

Et en ce qui concerne ces aptitudes médicales, la question qui transparait est l’emploi des personnels – une question posée bien au-delà du seul SCA :

  • pour une mission donnée, qui peut justifier des critères particuliers, moins spécifiques à l’emploi militaire général (pensons par exemple au « geek » dont la caricature physique et comportementale peut être éloignée du monde des armées, mais dont les compétences peuvent être essentielles aux missions de cybersécurité) ;
  • ou pour servir « en tous temps et en tous lieux », et donc avec une aptitude commune à tous (hors emplois très spécifiques qui eux, sont encore plus restrictifs en matière d’aptitude).

A qui de décider, in fine ?

 

Et d’ailleurs le SCA, avec le Cour des Comptes, de proposer une évolution des critères d’aptitudes, au moins pour les personnels réservistes. Qui eux, sont par nature employés pour un emploi donné, sans nécessairement la perspective de pouvoir être employés ailleurs, plus tard…

Au-delà d’une question « catégorielle » (les réservistes, « bestiaire » bien particulier), on distingue à travers cet exemple une hiérarchie implicite entre les différents corps de soutien. L’un l’emportant sur l’autre, et même sur les fonctions d’emploi.

Parmi les « soutiens » donc aussi, une « hiérarchie » implicite.

 

Car, pour ce qui concerne la « haute intensité », le soutien du commissariat semble avoir été adapté à ces contextes particuliers. Avec la création de Directions spécifiques (directions du commissariat en opérations extérieures et directions mixtes du commissariat) et de GSBDD propres, « relevant directement de la direction centrale et placés pour emploi auprès d'un commandement »[27] - c’est-à-dire relevant directement de l’autorité des commandements engagés dans ces situations.

Une organisation matricielle, donc, qui n’empêche pas l’adaptation aux circonstances particulières. Tout comme l’est, par exemple, le Centre de Planification et de Contrôle des Opérations (CPCO), au cœur des opérations, qui a lui aussi adopté cette organisation : « L’organisation matricielle du centre par zones géographiques et par bureaux métiers permet de monter à la demande des cellules dédiées selon des besoins circonstanciels »[28]

 

Et c’est bien là un signe que le refus de l’organisation matricielle témoigne de difficultés et de conflits qui dépassent l’inadéquation du modèle organisationnel aux forces armées.

 

La matrice comme révélateur des conflits de « pouvoir »

Cette hostilité plutôt généralisée s’exprime souvent par l’impossibilité d’avoir « tous les leviers ». Pour les forces, on l’a vu. Mais aussi pour le Commissariat, qui évoque aussi – dans le rapport du Cour des Comptes – la même difficulté dans la gestion de ses ressources humaines, puisque la plupart de ses personnels ne lui sont affectés que pour un temps, et dépendant donc des Armées : « Les pilotes de viviers du SCA n’ont donc ni la légitimité ni les leviers pour conduire des actions au profit des personnels dont ils ne sont ni employeurs ni gestionnaires ».

Avec la revendication mutuelle d’avoir « tous les leviers », on a là tous les ingrédients d’une « escalade » de la tension entre deux organisations, synonyme de blocages inévitables, et de « vengeances » programmées…

 

On touche au cœur de la spécificité des organisations matricielles. Car derrière les « leviers », on entend le partage du pouvoir.

Et ce que Michel Goya décrit comme un « conflit » inévitable peut être perçu, d’un autre point de vue, comme une « coopération » indispensable. Car tout dépend comment l’on conçoit le « pouvoir » :

  • Le « pouvoir sur », selon la description de Max Weber et avec les formes historiques de « leadership » ;
  • Ou bien le « pouvoir avec », dont les travaux de Hannah Arendt éclairent la compréhension.

 

Les organisations matricielles sont certes issues d’une autre culture organisationnelle, qui reconnaît les bénéfices d’un « équilibre des pouvoirs » que certains, en France notamment, jugent inefficace (par exemple, les fameux « shutdowns » aux Etats-Unis qui paralysent les institutions fédérales le temps de trouver un compromis…).

Et c’est peut-être cette différence qui est à l’origine de la dimension « culturelle » de cette transformation (même si la « culture » des organisations, ou encore plus des ensembles géo-stratégiques est une notion complexe, qu’il convient de ne pas simplifier).

 

La mise en place d’une répartition distribuée du « pouvoir » au Ministère des Armées avait en effet précédé la mise en place des GSBDD, et la montée en puissance du SCA : « Alors que le Chef d’état-major des armées (Cema) était traditionnellement considéré selon la formule alors en vigueur comme le « primus inter pares », et disposait essentiellement de compétences en matière d’emploi des forces, le décret n° 2005-520 du 21 mai 2005 a marqué une véritable rupture (…) Avec près de dix ans de recul, il est aujourd’hui possible de mesurer à quel point cette réforme a totalement bouleversé les équilibres internes du ministère, ne laissant plus de fait aux trois chefs d’état-major d’armée, qui disposaient d’une compétence générale hors domaine opérationnel, que des compétences d’attribution »[29]

Avec les GSBDD et le SCA, on était alors dans la « mise en œuvre » d’une transformation profonde - sans doute insuffisamment explicitée, au-delà de ses dimensions purement organisationnelles. Un classique…

De la flexibilité, pour la décroissance mais aussi pour la croissance

Pourtant, l’organisation matricielle, en facilitant l’expression d’intêrêts perçus comme parfois divergents, mais toujours au service de l’intérêt général et partagé, permet l’innovation, la créativité.

Alors bien sûr, ce n’est pas simple, on le voit – et souvent encore, dans les organisations civiles aussi.

Olivier Schmitt l’évoque pour la « compétition » entre armées, mais on peut s’en doute appliquer son énoncé à celle entre une entité « opérationnelle » et une entité « support » toute aussi essentielle : « le rôle du niveau interarmées est compliqué car il doit calibrer entre une saine concurrence entre les armées qui facteur d’innovation, et le risque de fragmentation au détriment de l’unité d’effort opérationnel »[30].

Mais ainsi que le formule l’argument décrivant l’organisation matricielle du CPCO, cette organisation permet aussi la flexibilité :

  • Une flexibilité à la décroissance, ainsi que les armées ont connu l’arrivée de cette nouvelle organisation, et à laquelle ils l’identifient toujours, consciemment ou non.
  • Mais aussi une flexibilité dans la montée en puissance, pour réaliser de nouvelles missions, sans créer une entité complète.

Ce qui est conforme aux principes d’organisations interarmées et interalliées, pour servir de « nation cadre » intégrant d’autres forces issues de « réservoirs de forces », ou contribuer à ce qui avait alors été nommé, dès les années 90, des « GFIM » (Groupes de Forces Interarmées Multinationales). Une approche déjà éprouvée, donc…

 

Et c’est bien la raison pour laquelle les organisations civiles ont adopté ce mode d’organisation : pour permettre de rassembler des moyens de soutien et des expertises au service d’entités « opérationnelles » dont le volume et la diversité seront adaptées aux enjeux extérieurs (des pays que l’on prospecte ou que l’on abandonne, des produits que l’on développe et d’autres que l’on arrête de fournir, des entités que l’on acquiert et d’autres dont on se sépare…).

Avec un effet de masse – et donc une économie d’échelle – pour des fonctions support dont la croissance ou la décroissance n’est alors pas rigoureusement proportionnelle à l’activité des forces soutenues – pour une qualité de service maintenue.

Ainsi, et par exemple, Naval Group, qui a adopté fin 2022 une nouvelle organisation avec cinq directions produits et services, trois directions opérationnelles et cinq directions fonctionnelles… Une matrice à trois dimensions, donc[31].

 

Et cette flexibilité est un atout, pas seulement en termes d’économie, mais aussi de capacité à absorber les variations. Car comme le rappelle Olivier Schmitt : « le degré de flexibilité de l’organisation militaire, est une variable importante permettant de comprendre la capacité de résilience des forces ».

Alors, la meilleure résilience, est-ce celle du pilier, vertical et monolithique, ou bien celle du réseau ?

 

Comment réussir soi-même à faire son propre malheur

C’est pourquoi certaines solutions d’ajustement identifiées dans le rapport de la Cour des Comptes risquent non seulement de ne pas être efficaces, mais peuvent même s’avérer contre-productives. Car elles répondent au réflexe du « toujours plus de la même chose »… alors que, face aux difficultés rencontrées de façon récurrente, il convient de faire « autrement »[32].

 

L’alternance ?

On pourrait être tenté de proposer, pour les organisations militaires, une « alternance » entre un fonctionnement « classique », et donc rassurant, et ce nouveau fonctionnement, pour des situations très localisées : « l’organisation du ministère de la Défense impose dorénavant aux décideurs de savoir passer alternativement d’un système hiérarchique (un chef, une mission, des moyens) à un système matriciel qui privilégie une approche transverse pour répondre à des besoins spécifiques (un responsable, un contrat, une performance) »[33]

En l’occurrence, faire semblant de changer, pour ne pas changer… Toujours de la même chose. Et surtout, une façon de placer les personnes concernées dans une situation schizophrénique peu compatible avec une charge de travail plus que dense, et des enjeux vitaux.

 

Le retour en arrière ?

Le rapport de la Cour des Comptes évoque également des « expérimentations » visant, sans remettre en question les prérogatives du SCA, à « relocaliser » certaines fonctions RH dans des unités.

Et cette « relocalisation » pourrait a priori signifier un simple déménagement. Mais ce serait sans doute aussi le signe donné d’une autorité retrouvée pour l’unité soutenue…

On pourrait alors être surpris de la proposition de ce « retour en arrière », dès lors que la mutualisation de ces fonctions signifiait d’avoir des équipes mixtes à toutes les armées, intégrées… Et qu’il faudrait à nouveau séparer, réorganiser…

Mais, allez savoir pourquoi – l’informatique, les spécificités des statuts, les hiérarchies implicites… - il pouvait arriver que cette « mutualisation » n’ait été que le transfert dans un même lieu – et donc loin des unités soutenues – de fonctions qui conserveraient leurs personnels, leurs pratiques, voire leurs bureaux séparés… Dès lors, il n’y avait aucun gain d’échelle, d’expertise ou de synergies, mais seulement une perte de proximité avec les unités soutenues…

Perdant – perdant…, et donc un argument pour préserver le statu quo, au « bénéfice » perçu par l’un, et au détriment de l’autre : toujours de la même chose, là encore…

 

Plus de bureaucratie ?

Enfin, lorsqu’il s’agit d’imposer sa volonté à l’autre dans une organisation, le réflexe bureaucratique classique est d’accroître ses moyens humains, et les procédures que l’on contrôle – mais qui ne peuvent s’exercer que dans des environnements « normés ».

Ces deux pistes émergent aussi du rapport de la Cour des Comptes :

  • Renforcer les moyens humains du SCA. Et donc renoncer aux enjeux d’optimisation des moyens disponibles qui justifient la mise en place des nouvelles organisations en obtenant une inflation des effectifs ? Ou bien les obtenir au détriment des autres, dans un conflit de « pouvoirs » ? ;
  • Et rechercher l’uniformisation des organisations gérées : « en dépit de la volonté initiale affichée, les caractéristiques des différents GSBdD sont en effet très disparates, qu’il s’agisse de leur périmètre géographique et fonctionnel d’intervention »[34]. Car, en effet, les procédures ne s’appliquent vraiment que dans des systèmes « idéaux », normalisés – ce que ne sont jamais les organisations humaines complexes.

 

La nécessité collaborative

Heureusement, pour ces deux pistes dessinées, la tentation « autoritaire » semble contrebalancée, soit par le réel, soit par la compréhension des nécessaires postures et pratiques collaboratives indispensables au fonctionnement efficace des organisations matricielles.

En ce qui concerne les ressources RH pour lesquelles le SCA, faute d’avoir du pouvoir sur les armées qui fournissent les personnels, est encouragé à développer son influence, à travers des pratiques plus collaboratives : « Plus généralement, un dialogue plus coopératif doit être instauré avec les gestionnaires sur le volume de recrutements, le plan de mutation et les qualifications requises »[35]

Mais pour la tentation procédurale, rien n’est formellement exprimé, si ce n’est par l’obligation d’un dialogue permanent (« un dialogue infra-annuel entre les parties prenantes ») – ce qui marque le retour souhaité à plus de collaboration et d’adaptation plutôt qu’à une vaine « normalisation ». Mais est-ce volontairement, ou « faute de mieux » ?

 

Faire « autrement » que dans une organisation verticale est donc une nécessité pour le fonctionnement dans une organisation matricielle. Et notamment parce que l’organisation matricielle elle-même ne s’inscrit pas en rupture avec l’organisation, mais comme un enrichissement, avec un continuum « plus ou moins » collaboratif, « plus ou moins » directif, permettant l’adaptation aux circonstances.

Et qui privilégie l’initiative et la responsabilité – des qualités recherchées dans les forces armées - plutôt que la norme bureaucratique.

L’équilibre des pouvoirs ne va pas d’une partie prenante à l’autre, en faveur de l’un et au détriment de l’autre. Il est partagé entre les uns et les autres, dans une proportion variable selon les circonstances, et la capacité de coopération entre les parties prenantes.

De la même façon que nos « styles relationnels » s’adaptent aux circonstances : un parent particulièrement « participatif » et soucieux d’échanges avec son enfant, saura faire preuve d’une autorité claire et immédiate lorsque celui-ci traversera la rue au feu vert, alors qu’une voiture arrive à grande vitesse…

C’est cette adaptation aux circonstances que l’on trouvera notamment dans les approches « sociodynamiques », adaptées aux styles de management (participatif, négociateur, directif) comme aux modes d’organisation (mécaniste, tribale, mercenaire).

Une adaptation qui permet un équilibre instable, propre aux organisations en mouvement : « Toute organisation est confrontée à la dialectique de la stabilité et du changement : comment s’adapter à un contexte changeant tout en maintenant un fonctionnement régulier et stable, gage de prévisibilité ? (…) Dès lors, la capacité des armées à articuler la tendance à l’inertie organisationnelle et les impératifs du changement détermine la puissance militaire d’un État »[36].

 

La flexibilité et le dialogue sont aussi indispensables au fonctionnement dans les organisations matricielles parce que si la capacité d’innovation et d’adaptation tient plutôt aux « réseaux horizontaux », la diffusion dans une grande structure tient aussi à l’impulsion et l’animation de ces atouts par une structure centrale. Ce que Lindsay, cité par Olivier Schmitt dans son ouvrage, appelle la « gestion adaptative ». Et que les organisations matricielles pratiquent avec les structures fonctionnelles qui n’ont pas uniquement un rôle de centralisation de l’expertise (et encore moins d’autorité en la matière), mais aussi (et surtout), d’animation de ces compétences et pratiques dans toute l’organisation (ce que l’on oublie parfois, en réduisant le rôle de celles-ci à une seule pratique « autoritaire »).

 

Enfin, et parce qu’elles sont par nature « agiles » et donc imparfaites, et réglées par les interactions humaines plus que par des normes figées[37], les organisations matricielles rappellent qu’il n’existe pas d’organisation idéale. Mais seulement des pratiques de référence qu’il est nécessaire de faire évoluer, dans les environnements socio-techniques complexes inaccessibles à une modélisation unique que sont nos organisations humaines.

Alors on peut se dire que, sous la pression d’événements tragiques, les armées démontreront leurs capacités à être des « organisations apprenantes de combat »[38] . Mais faut-il vraiment souhaiter d’être « au pied du mur » afin de « s’adapter pour vaincre »[39] ?

 

Alors, ce constat et ces propositions émanent d’un civil, par nature mal informé des affaires militaires… Sont-elles donc légitimes, et pertinentes ?

Au-delà de l’application au cas du SCA, et donc au ministère des Armées, elles se veulent pouvoir être appliquées à toutes les organisations confrontées à des difficultés à faire vivre ces terribles « organisations matricielles ».

Et puis, pour ce qui est de l’application aux organisations militaires, je reprendrai pour conclure la belle formule d’Olivier Schmitt qui souhaite, pour favoriser les « évolutions positives » des armées que : « cela suppose des civils qui s’intéressent aux questions militaires et ne se défaussent pas sur les militaires eux‐mêmes de leurs responsabilités sur le sujet (…) même s’il est inévitable que cela suscite chez certains militaires des inquiétudes, en particulier dans les pays où la profession militaire est associée à un statut (social ou professionnel) spécifique ».

C’était donc ici une tentative de contribution.


[1] Observations définitives (Article R. 143-11 du code des juridictions financières). Le Service du Commissariat des Armées (SCA). Cour des Comptes, Octobre 2023. https://www.ccomptes.fr/fr/publications/le-service-du-commissariat-des-armees-sca

[2] Michel Goya, « Dans la matrice », 2012, https://lavoiedelepee.blogspot.com/2012/

[3] En 2008, les changements de résidence étaient de 27 pour les officiers, 589 pour les sous-officiers et 206. En 2009, ces volumes étaient respectivement de 1072, 4336 et 3334.

[4] Rien qu’entre 2008 et 2012, le nombre des régiments de l’armée de terre passe de 98 à 81 et l’armée de l’air supprime 12 bases aériennes

[5] « Pour les grades de colonels, capitaine de vaisseau et équivalents dans les services, il y a 3 468 emplois en 2011 pour un nombre de commandements dans les forces limité à environ 150 postes (les 87 régiments et corps principaux de l’armée de terre, les 32 bâtiments de premier rang de la marine et les 24 bases aériennes) » Cour des comptes « Le bilan à mi-parcours de la loi de programmation militaire » – juillet 2012

[6] Amiral Édouard Guillaud, chef d’état–major des armées. Audition sur le projet de loi de finances pour 2011. Compte-rendu de la commission de la défense nationale et des forces armées. Assemblée Nationale. 6 octobre 2010

[7] Jean-René Bachelet (général d’armée 2S), « Editorial » dans « L’armée dans l’espace public », Inflexions n°20, La Documentation Française, 2012.

[8] Rapport d’information fait au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées sur la mise en place de la réforme des bases de défense. Gilbert Roger et André Dulait, sénateurs. Sénat. 11 juillet 2012

[9] Audition du Général Elrick Irastorza, Assemblée Nationale, 20 octobre 2010

[10] Rapport d’information fait au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées sur la mise en place de la réforme des bases de défense. Gilbert Roger et André Dulait, sénateurs. Sénat. 11 juillet 2012

[11] Hervé Morin, ministre de la défense, lors de la conférence de presse sur le lancement des 11 bases de défense expérimentale. Cité dans la Lettre de la modernisation n°9, décembre 2008

[12] Amiral Guillaud, CEMA, lors de ses vœux à la communauté militaire en 2011.

[13] « Pourquoi la réforme du Service du Commissariat des Armées va-t-elle réussir ? », Antoine De Coster. Revue Défense Nationale 2017/3 (N° 798)

[14] « La transformation du ministère de la Défense, entre cohérence et vigilance », Jean-Robert Rebmeister, Revue de Défense Nationale  2015/3 (n°778)

[15] Concept d’emploi des forces terrestres (CEFT) 2020 - 2035, RFT 3.2.0, CDEC-DDO, Ministère des Armées, https://www.c-dec.terre.defense.gouv.fr/images/documents/documents-doctrine/20210929_NP_CDEC_DDO_RFT_3-2-0-CEFT.pdf

[16] Rapport d’information déposé par la Commission de la Défense Nationale et des forces armées en conclusion des travaux d’une mission d’information sur la préparation à la haute intensité, présenté par Mme Patricia Mirallès et M. Jean-Louis Thiériot,députés. Assemblée Nationale. 17 février 2022

[17] Olivier Schmitt, « Préparer la guerre. Stratégie, innovation et puissance militaire à l’époque contemporaine », PUF 2024

[18] « La transformation du ministère de la Défense, entre cohérence et vigilance », Jean-Robert Rebmeister, Revue de Défense Nationale  2015/3 (n°778)

[19] On pourra notamment lire avec intérêt l’ouvrage édité par Corinne Bieder et Kenneth Peterson Gould “The Coupling of Safety and Security - Exploring Interrelations in Theory and Practice”, Foncsi - SpringerOpen, 2020

[20] Mathilde Bourrier et Corinne Bieder, « Trapping safety into rules : an introduction” in “Trapping safety into rules. How desirable or avoidable is proceduralization », edited by Corinne Bieder and Mathilde Bourrier, Ashgate 2013

[21] idem

[22] Michel Goya, « S’adapter pour vaincre. Comment les armées évoluent », Perrin, 2019

[23] Isabelle Fucks et Yves Dien, « No rule, no use ? The effects of over-proceduralization”, in “Trapping safety into rules. How desirable or avoidable is proceduralization », edited by Corinne Bieder and Mathilde Bourrier, Ashgate 2013

[24] Médecin en chef des services Luc Aigle, dans le podcast « Defcast » sur Podcastics et les plate-forme d’écoute,  Saison 1, épisode 14, 15 février 2024

[25] Même si les armées ont « survécu » aux dix ans du logiciel Louvois…

[26] Observations définitives de la Cour des Comptes, op. cit.

[27] Arrêté du 28 février 2019 portant organisation du service du commissariat des armées

[28] « Le commandement : dans les coulisses du CPCO », https://www.cheminsdememoire.gouv.fr/fr/le-commandement-dans-les-coulisses-du-cpco

[29] « La transformation du ministère de la Défense, entre cohérence et vigilance », Jean-Robert Rebmeister, Revue de Défense Nationale  2015/3 (n°778)

[30] Olivier Schmitt, op. cit.

[31] « Naval Group fait évoluer son organisation pour accompagner son ambition de croissance », Communiqué de presse du 15 décembre 2022.

[32] Ce qu’on appelle les « changements de type 1 », qui conviennent aux « adaptations », et les « changements de type 2 », qui sont nécessaires pour de telles transformations

[33] Jacques Roudière, DRH-MD à l’occasion du vingtième anniversaire du Centre de formation au management de la Défense (CFMD) dans « Le journal de l’année 2011 », SGA

[34] Observations définitives de la Cour des Comptes, op. cit.

[35] idem

[36] Olivier Schmitt, op.cit.

[37] Notons, alors que beaucoup d’organisations souhaitent devenir plus « agiles », que les quatre principes clés du « Manifeste Agile » de 2001, certes formulé par des spécialistes du développement informatique mais sans doute aucun inspirant pour beaucoup, sont : « Les individus et leurs interactions, de préférence aux processus et aux outils ; des solutions opérationnelles, de préférence à une documentation exhaustive ; la collaboration avec les clients, de préférence aux négociations contractuelles ; la réponse au changement, de préférence au respect d’un plan. Précisément, même si les éléments à droite ont de la valeur, nous reconnaissons davantage de valeur dans les éléments à gauche ». Leurs principes d’action sont-ils conformes à ces quatre principes ?

[38] Olivier Schmitt, « La victoire en changeant ? Faire des armées des «organisations apprenantes de combat» Défense et Sécurité Internationale. Hors Série n°92. Octobre-novembre 2023

[39] On ne peut évidemment que recommander aussi, sur ces questions d’évolution des organisations militaires, le remarquable ouvrage de Michel Goya, « S’adapter pour vaincre. Comment les armées évoluent », Perrin, 2019

Voir les commentaires

Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management, #CIMIC

Repost0

Publié le 11 Décembre 2023

Créateurs de liens

L’Institut de la Sociodynamique organisait le 25 novembre dernier son Campus de l’Innovation Managériale, un événement bisannuel consacré à l’actualité des pratiques managériales, et bien entendu avec un prisme « sociodynamique » : des principes consacrés à l’animation des communautés humaines, dans l’entreprise mais aussi plus largement, dans leurs « écosystèmes ».

Ce qui m’a frappé, c’est l’affirmation de la nécessité, et souvent de la volonté, de créer des liens, ou de les renforcer.

 

La multitude de conférences et d’ateliers (une quarantaine) offraient beaucoup de points d’application différents. Et il n’était pas possible de participer à tous… alors ce point de vue n’est bien sûr que partiel.

 

Des liens pour se transformer

Alors il y a bien sûr les entreprises. Avec des contextes et des « cibles » divers.

Les contextes de transformation, notamment. Et parce que l’incertitude est le lot de toutes les entreprises (celles qui le nient mentent, à elles-mêmes et aux autres), les décisions sont toujours prises sans pouvoir être certains qu’elles sont « les bonnes ».

La prise de décision sera bien sûr toujours un grand moment de solitude – en particulier si les conséquences sont négatives -. Mais des pratiques qui privilégient le lien, la relation, permettent à la fois de les fiabiliser et d’en réduire les risques.

Car pour conduire à la prise de décision finale, les processus de dialogue, de consultation voire de concertation ont deux bénéfices :

  • Ils permettent aux décideurs de nourrir leur réflexion – dès lors qu’ils ne cherchent pas seulement des confirmations, mais ont une sincère capacité d’écoute et à la remise en cause – avec des expertises, des angles de vue, des sensibilités différentes… Autant de diversités qui permettront de nourrir des « intuitions » à défaut de certitudes. Et aussi de se préparer à la suite ;
  • Car c’est le deuxième bénéfice des démarches collectives qui doivent accompagner la prise de décision : aider à identifier les réactions futures aux décisions prises, individuelles et collectives. Des réactions qui émergeront et feront vivre la « mise en œuvre ».

 

Pour cela, la sociodynamique est un outil puissant.

Car elle permet de construire des « cartes de partenaires » - pour piloter la mobilisation des acteurs à tous les moments du projet.

Et des « stratégies des alliés » - des stratégies de conduite des transformations par la mobilisation des acteurs, qui font le choix des synergies, pour dépasser les antagonismes et mobiliser le plus grand nombre afin de maîtriser les risques et accroître les bénéfices.

Car parce qu’ils auront été associés le plus en amont possible – et pas seulement dans une phase de « communication », les bénéficiaires des projets de transformation auront pu se les approprier, en leur apportant des conditions d’adhésion mais aussi des propositions et des contributions, des déclinaisons et des enrichissements.

Ainsi, ils deviendront acteurs de la mise en œuvre, démultipliant ainsi les énergies et les compétences des porteurs du projet.

Et cette approche « contributive » a également une conséquence sur la conduite de projet. Une conséquence que la multiplication des projets « agiles », dans le monde des projets numériques mais pas seulement, favorise depuis quelques années, avec des logiques de « sprint », ou de « Minimum Viable Product ». Une conduite de projets moderne, en phase avec les pratiques et les perceptions de notre monde interconnecté, et de notre goût de l’immédiat – même si on peut parfois s’en attrister.

Car pour favoriser l’appropriation et adapter la mise en œuvre à la mobilisation réelle des acteurs, il est impératif de ne plus arriver avec un projet « verrouillé », même après une validation en phase test qui ne saura jamais prendre en compte toutes les variables d’un déploiement généralisé. Mais de proposer un projet amendable – dès le début, et tout au long de la période de mise en œuvre - en se gardant la possibilité permanente de modifier même significativement le rythme et les contenus, à la hausse ou à la baisse.

 

Ce principe d’action n’est pas seulement un acte de « communication », qui viserait à « donner l’impression » au plus grand nombre qu’il a été entendu. Mais la conviction que la multitude du « facteur humain » n’est pas un inconvénient voire une faiblesse, mais un vrai levier de performance et de succès – à condition d’y consacrer de l’énergie et du temps.

 

Le temps des relations

Car le facteur « temps » est un paramètre important pour nouer et nourrir les liens qui rassemblent. Et c’est d’ailleurs le concept de « temps relationnel » qui a été évoqué lors de ce Campus.

Nous l’avions évoqué dès les premières semaines du « grand enfermement » de l’année 2020, et aussi à l’aube de la reprise progressive des activités professionnelles, avec la promotion enthousiaste du « télétravail », encouragée par les marchands d’outils qui trouvaient là un formidable levier de croissance, les gestionnaires de biens plutôt que de talents, et les formateurs qui promettaient, sincèrement ou non, l’avènement du management à distance[1]

Non, le travail ne se réduit pas seulement à la production individuelle, dans son expertise, son silo, son bureau – et donc quelque soit l’éloignement de son entreprise et de ses collègues.

La dimension sociale et interactive du travail est cruciale, et elle ne se règle pas seulement par téléphone ou par écrans interposés.

La résolution de problèmes, qu’ils soient techniques, organisationnels ou humains, et la créativité se nourrissent des interactions, des échanges, des conversations. Qu’elles soient organisées voire facilitées, ou qu’elles soient improvisées, impromptues. Mais dans toute leur dimension humaine : celle qui sollicite les sens, les perceptions, les intuitions.

Considérer l’autre comme seulement un « producteur », c’est lui dénier la qualité d’humain en le dépersonnifiant. Et donc en l’éloignant lorsque les conditions matérielles et légales le permettent pour réduire les occurrences d’interactions qui pourraient faire tomber les masques. Et en attendant de confier le soin de cette « production » à un interlocuteur encore plus lointain, physiquement et juridiquement - un prestataire plutôt qu’un collaborateur ou un partenaire - en attendant l’opportunité de passer à une « intelligence » artificielle… dernier avatar de l’automatisation industrielle qui peut libérer les hommes de tâches sans grande valeur ajoutée, mais à la condition impérative de les accompagner vers d’autres contributions, pour des raisons éthiques mais aussi économiques, sur le temps plus long que le trimestre comptable.

Alors, cette dimension relationnelle demande d’investir du temps (le temps n’est pas un paramètre, c’est une ressource rare, que l’on décide ou non d’investir).

Du temps à bâtir une relation, à l’entretenir – et pas seulement en surface. En prenant en compte les propositions, pour les retenir ou non, en les intégrant à sa réflexion. Ce qui ne se fait pas toujours dans l’instant – le cerveau du lièvre et l’esprit de la tortue…

 

Des liens incertains

Cette dimension relationnelle demande aussi d’être prêt à la gestion des incertitudes intrinsèques à la nature humaine, et donc aux systèmes socio-techniques que sont nos entreprises et organisations.

La réticence largement partagée à affronter l’incertitude (et plus en France qu’ailleurs) est sans doute une des raisons majeures du goût de beaucoup pour les « indicateurs », les « procédures », les « normes » et les organisations bureaucratiques qui sont autant de carcans pour l’initiative mais donnent l’impression d’un « contrôle » sur son environnement.

Car tous ces facteurs peuvent être automatisés, ou presque. Et donc ôter au « décideur » le risque et donc la responsabilité de sa « décision » - par nature incertaine.

Cette incertitude intrinsèque au monde de l’entreprise – et au monde tout court – doit être assumée par chaque décideur. Alors bien sûr, certains aiment à se draper dans les habits d’un « homme providentiel » (ou d’une femme bien sûr) qui maîtriserait le tout, dans son omnipotence, pensant rassurer ainsi des équipes qui aimeraient avancer dans un avenir garanti – et s’attirer par là une dévotion gratifiante.

Mais il est impossible de construire des liens sincères ainsi, car la contingence de nos vies se chargeront toujours, à un moment ou un autre, de rappeler la réalité. Une réalité chaotique parfois éloignée par la géographie ou le domaine de nos environnements plutôt paisibles, mais que le monde de l’information immédiate rend désormais immédiatement accessible.

Dire « je ne sais pas » est à la fois honnête et souvent vrai, et n’empêche pas d’assumer ses décisions tout en s’appuyant sur des relations saines.

C’est sans doute tout l’équilibre que doivent rechercher les organisations dans le modèle « holomorphe » recommandé par la sociodynamique : en conciliant à la fois le lien qui réconforte et rassure (la dimension « ego »), et l’ouverture au monde, et donc à l’incertitude, qui fait innover et grandir (la dimension « eco »). Loin du modèle « mécaniste » qui ne considère les parties prenantes que comme des exécutants, des « producteurs ».

 

Le temps des citoyens, aussi

Le programme du Campus proposait également une thématique qui dépassait le strict périmètre des entreprises : celui de leur « écosystème ». Et dans les conférences qui déclinaient cette réflexion, la question du lien était également centrale.

Que ce soit en Ukraine, entre les forces armées et les citoyens qui leur apportent, depuis le début de la résistance à l’invasion russe, des moyens qui dépassent la contribution strictement militaire, qui s’exprime dans la mobilisation institutionnelle ou volontaire.

Avec des renseignements ou un appui d’expertises dans les technologies de l’information, qui rendent possible la « guerre hybride », tout comme la sécurisation des infrastructures et services aux populations visés par l’agresseur. Mais aussi avec un soutien en vivres et en appui sanitaire, jusqu’à l’avant. Pour renforcer les corps et les cœurs.

C’était là un point d’application terriblement concret de la « perméabilité » croissante entre le monde militaire et la société civile, et que l’on dénomme en France « lien Armée – Nation », et qu’il semble désormais urgent de remettre d’actualité, après la tentation d’une « fin de l’histoire » qui avait désarmé les esprits, au moins.

Un lien auquel les entreprises, hors monde de la « BITD » (les entreprises liées au secteur de la Défense) et des grandes entreprises publiques, commencent à contribuer un peu timidement. Mais qui illustre un pan significatif et potentiellement structurant de la « responsabilité sociale des entreprises ». Car il ne faut pas négliger l’importance du temps passé au travail, et la perméabilité, là encore, entre le lien « managérial » (avec ses hauts et ses bas), et les convictions citoyennes qui se forgent et évoluent à l’épreuve de la vie.

 

Cette question du « lien citoyen » était également au cœur du partage d’expérience de la formidable dynamique humaine qui anime Les Mureaux – cette cité des Yvelines qui souffrie parfois de l’image d’un passé troublé, alors que les émeutes l’épargnent désormais, et qu’on y trouve notamment – et pas seulement - un fleuron de l’industrie européenne, Ariane Group.

Car pour développer l’emploi et assurer la sécurité de tous, le choix n’y a pas été d’attendre la manne providentielle des subventions ou de renforcer toujours plus la force publique. Mais de développer les relations entre habitants, entre générations, avec les entreprises, et les visiteurs. Sur la base d’un projet commun. Quelle belle illustration de la mise en œuvre des principes que formalise la sociodynamique !

 

Et l’État, dans tout ça ?

Dans la guerre d’Ukraine, comme dans la gestion des tentations émeutières, mais aussi au travers de l’évocation de la gestion de la crise Covid-19, la place de l’État a été évoquée au cours de cette journée, en touchant là encore à la question du lien.

En Ukraine, les relations entre la population et les forces armées sont directes. Alors bien sûr, avec la guerre, les unités de volontaires ont été incorporées aux forces, dans un souci de coordination et donc d’efficacité. Mais le capital relationnel qui caractérise ce lien ne fait pas oublier la traditionnelle défiance du peuple ukrainien vis-à-vis des structures étatiques, dont certaines dérives sont encore récentes et sans doute profondes, puisque caractérisant le régime russe, post-soviétique, pas si lointain… C’est la guerre, et il faut rester unis face à l’adversité. Mais ce lien n’est pas organisationnel, formalisé. Il est humain, direct.

Quant aux Mureaux, les synergies entre les forces de l’ordre et la dynamique citoyenne demeurent sans doute à renforcer, quand les premières perçoivent la seconde comme une « concurrente » voire une remise en cause directe de son efficacité – alors qu’elle ne propose qu’une complémentarité. Là aussi, la « perméabilité » est un concept pertinent pour décrire les interfaces entre les acteurs perturbateurs, et leur environnement amical, social, et familial, qui souhaite paix et prospérité. Et rappelle donc la nécessité de créer des « liens », pour susciter des synergies face aux antagonismes, pour les traiter « autrement ».

Et le Covid dans tout cela ? La défiance perçue si ce n’est réelle des décideurs étatiques vis-à-vis de nos concitoyens a fracturé des liens déjà ténus. Face à une situation par nature pleine d’incertitudes, les pouvoirs publics auraient pu assumer la fragilité de leurs décisions. Partager la complexité de celles-ci face au risque, leur humilité face à l’inconnu. Adopter des mécanismes de gestion de crise plus fondés sur la confiance et la réactivité que sur la planification bureaucratique, souvent aveugle et brutale. Puisque le management directif caractéristique des organisations mécanistes ne peut s’exercer que très momentanément, au regard de la destruction du lien social qu’il engendre toujours.

 

La place de l’État, donc ? Sans doute pas, ou en tous cas pas seulement. Mais certainement la capacité des grandes organisations à s’affranchir des perceptions et pratiques bureaucratiques qui, toujours, perçoivent les individus dans leur silo, dans l’exécution d’une tâche, et non dans la richesse de leur dimension relationnelle : celle qui se nourrit des liens que l’on fait vivre, et qui font la richesse de nos sociétés humaines, libres et démocratiques.

Là encore, un magnifique point d’application des pratiques de la sociodynamique !

 


[1] On pourra par exemple se référer, sur ce blog, aux articles suivants :

 

Voir les commentaires

Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management, #Sociodynamique - Stratégie des Alliés

Repost0

Publié le 20 Octobre 2023

Faciliter hors des chemins battus, à l’épreuve de la diversité et de l’inclusion

La réunion européenne de l’association internationale des facilitateurs (IAF) vient de s’achever à Berlin, après quatre années d’absence dues à une crise Covid qui avait interdit puis menacé l’organisation d’un événement préparé plusieurs mois à l’avance. Quatre demi-journées d’échanges de pratiques et de travail collectif pour une centaine de « facilitateurs ». Quelques leçons tirées de ce séjour « à la plage »…

 

Se revendiquer « facilitateur », c’est accepter l’incertain et la surprise. Voire les souhaiter et même les provoquer. Car cette compétence (ce métier ?) est celle d’animer des dynamiques humaines complexes, par nature toujours différentes, et donc heureusement surprenantes.

 

L’espace comme facteur clé

Le lieu était donc inhabituel et aurait pu déstabiliser des invités moins rodés à des conditions toujours stimulantes.

Une centaine de canapés, poufs, sièges disposés en cercle, sur une plage de sable blanc… Au centre de l’Europe, à l’automne.

Ce format, typique de « l’open space », avait plusieurs conséquences, et notamment :

  • Une attention portée au travail collectif et aux interactions, plutôt qu’à une prise de notes personnelle ;
  • Une flexibilité de l’espace, pour s’approprier celui-ci, en fonction des modalités de travail du moment – parfois en déplacement, parfois en plus petits groupes ;
  • Un courage personnel rendu possible par une bienveillance de fait, lors d’une prise de parole de sa place, sans angle mort, voire depuis le centre de l’espace, seul point de stabilité puisqu’occupé par un ilot fixe ;
  • Les conséquences d’un déplacement sur le sable : plus lent quà l’ordinaire, et donc donnant et prenant le temps, moins assuré aussi et renforçant donc une vulnérabilité assumée – là encore condition de succès d’échanges sincères ;
  • Et une dimension ludique, consciente ou non, qu’il ne faut pas négliger tant elle contribue à la créativité.

Un rappel très concret grâce à ces conditions très particulières que le choix et l’organisation d’un espace de réunion n’est jamais neutre, et ne doit donc pas être pris à la légère… tout en offrant de fructueuses opportunités, en fonction du résultat attendu.

 

 

Inclusion et diversité : une nouveauté ?

Organisée par l’équipe berlinoise du « chapitre » allemand de l’IAF, la réunion témoignait, pour une bonne partie du programme, de la sensibilité propre à beaucoup d’acteurs de cette ville-État très particulière. Fière de sa « diversité », innovante, créatrice… en tous cas dans une volonté partagée de s’afficher comme telle.

Beaucoup de consultants-facilitateurs, plus engagés dans l’accompagnement des entreprises que dans celui de dynamiques « sociales » voire « politiques », pouvaient donc se demander ce qu’ils trouveraient là, au-delà de la simple curiosité qui les anime et nourrit en toutes circonstances.

Car la diversité et l’inclusion sont au cœur de leur quotidien professionnel. Puisque chaque équipe, chaque individu, sont par nature divers de par leur histoire, leurs compétences, leur tempérament, et l’organisation dans laquelle ils évoluent. Et que la compétence attendue du facilitateur – avec le retour sur investissement qu’il promet à ses clients - est de garantir « l’inclusion » de tous dans le travail collectif, pour en permettre l’efficacité et la pérennité.

 

Quel bénéfice alors à dédier un temps, par nature précieux puisque non alloué à d’autres opportunités, à rencontrer des acteurs de terrain engagés dans l’animation de communautés multi-culturelles, la réalisation d’un centre religieux pluri-confessionnel, ou l’organisation d’événements promouvant la multiplicité identitaire ?

Il y a selon moi trois réponses (mais n’hésitez pas à en suggérer d’autres) :

  • Une inspiration pour celles et ceux qui s’engagent dans ces dynamiques sociales/sociétales, dans leur quotidien, bien sûr – avec des succès et des points faibles, tous bienvenus ;
  • Une meilleure connaissance de thématiques qui animent - de façon éphémère ou durable, qui sait ? – une part plus ou moins importante des équipes et des dirigeants des entreprises que nous accompagnons. Comme, dans un domaine purement managérial, le « lean » ou « l’agile », « modes » ou apports théoriques plus ou moins durables, qu’il convient quoiqu’il en soit de connaître voire de pratiquer, afin d’adopter au moins un langage commun avec nos interlocuteurs ;
  • Et bien sûr des ponts à faire entre ces deux mondes, car l’animation de communautés professionnelles ou non se déroule toujours dans le continuum du « management des parties prenantes », du plus bureaucratique de grandes organisations jusqu’au plus chaotique et émergent de mouvements sociaux.

 

Trois leçons pour une mobilisation réussie

Et il y a trois leçons à retenir, au moins, de ces expérimentations observées :

  • Des individus clés. Tout projet difficile ne peut se mettre en mouvement, et à plus forte raison réussir, que s’il existe des femmes et des hommes prêts à s’y engager. Non pas seulement pour gagner leur vie, ou mettre en œuvre leur contrat de travail. Mais aussi parce qu’ils y croient, que quelque chose d’autre que le seul contrat les meut et que, parce qu’ils partagent ce « quelque chose en plus », ils réussiront à avancer. Sur ce dernier point cependant : ce « quelque chose en plus » repose souvent sur des convictions, des émotions. Et ce « non-rationnel » est à la fois la condition du succès mais peut aussi être la source des dissensions. Il faudra donc identifier les sources de cette énergie, et construire un moteur commun ;
  • Construire quelque chose ensemble. La réalisation commune est ce qui rassemble. Plus que la simple convergence d’idées à laquelle beaucoup s’arrêtent : le fameux « consensus » qui n’est souvent qu’un jeu intellectuel, peu engageant. Construire ensemble, c’est oser avancer, c’est aussi prendre des risques, rencontrer des difficultés, et surtout les dépasser ensemble, grâce et avec l’autre. C’est ce que j’appelle parfois, dans les projets d’entreprise, des « objets prétextes » : car peu importe la réalisation, ce qui soude le collectif pour de plus grands défis à venir, c’est d’avoir fait le chemin ensemble, de s’être découverts et d’avoir noué des relations sincères ;
  • Enfin, plusieurs expérimentations témoignaient de ce qui peut apparaître comme un facteur négligeable de succès, voire comme une modalité presque vulgaire car annexe et non intellectuelle. Prendre un repas ensemble, ou mieux : le préparer ensemble. Car nourrir l’autre, c’est bénéficier de sa confiance, c’est nouer une relation intime avec lui (vous allez regarder différemment désormais votre restaurateur…). Cette modalité commune, c’est aussi une de celles qui fait le succès, plus près de chez nous, du PTCE « Vivre les Mureaux », avec son « repas des mamans ». Réfléchissez-y. Et pensez-y aussi, lorsque vous organiserez votre projet et ses modalités : en télétravail ou en se retrouvant ?

 

 

Faut-il du courage aux facilitateurs ?

Mais la diversité / inclusion n’était pas la seule thématique de ces journées, qui visaient à aborder une question plus large : « Entrer dans des espaces plus courageux : faciliter au-delà des sentiers battus »[1].

Et si la question sociale/politique posée par nos amis berlinois demandait en effet de pouvoir apporter des réponses en termes de posture et de technique de facilitation à des thèmes délicats et des participants parfois sensibles, d’autres points d’application faisaient l’objet d’autres temps de travail et de partage.

Comme à l’habitude dans ce type d’événement foisonnant, il fallait choisir entre des ateliers simultanés.

 

Le premier que je choisis était consacré aux « rebelles » : comment identifier et faciliter une réunion lorsqu’y participe des « rebelles » ?

Ce terme est lui aussi galvaudé dans de nombreux domaines, y compris celui du management des organisations et des équipes. Pourquoi ce succès ? Sans doute parce qu’il bénéficie d’un a-priori positif, lié à la créativité, l’innovation, la liberté…

Mais dans le cas présent, il était plus abordé comme une difficulté que comme une chance. Car pour un animateur « classique » de réunions, la présence d’un ou plusieurs « rebelles » peut être un facteur d’inquiétude, de perturbation voire de « disruption » d’un programme bien établi. Y compris, cas extrême, lorsque le client est lui-même perçu par l’animateur comme un « rebelle »…

Et l’exercice visait à identifier ce qui fait un « rebelle » et peut être aussi de mieux le comprendre : par ses comportements, et ce qui peut les susciter.

 

Inclure les « rebelles », aussi

Quand il a affaire à des rebelles, et à plus forte raison si c’est le client, la vocation d’un facilitateur est de pouvoir les inclure dans la dynamique collective.

Pas facile en effet lorsque le « rebelle » répond aux caractéristiques qu’en donne Ernst Jünger dans son « Traité du rebelle »[2]… Car dans ce cas, le mot est une traduction de « Waldgänger », le coureur des bois… Proscrit, bandit, maquisard, il refuse l’autorité qu’il tient pour illégitime et choisit la solitude, voire le conflit.

Pourtant, ce comportement de retrait est fréquent dans les situations professionnelles que nous rencontrons : un participant qui ne voit aucun intérêt à une journée collective qu’il ne perçoit que comme une perte de temps, ou un dirigeant qui se prête à un exercice obligé que parce qu’il s’agit d’un « rite » de son organisation…

L’identification et la compréhension de ce qui anime ces « rebelles » est alors un préalable obligé, en effet. Car ses éléments constitueront les ingrédients d’une « recette » sur mesure : la conception d’un moment ad hoc, plutôt qu’à partir d’un modèle donné, figé. Connu, réglé et confortable. Mais rarement fécond. Répondant plus à un objectif de moyens (organiser une réunion) qu’à un objectif de résultats (avancer ensemble).

Et quand un « animateur » classique n’aura pas d’autres leviers que le recours à l’autorité ou au déni poli, qui excluent dans les deux cas la « rébellion », le facilitateur aguerri pourra tirer profit de cette énergie souvent précieuse, car motrice.

 

Cependant, cela ne signifie pas qu’il soit nécessaire de se plier aux caprices ou aux enjeux cachés de chacun, car certains ne sont pas seulement dans une attitude de critique constructive mais d’opposition radicale.

En la matière, la maîtrise de la sociodynamique pourra aider à séparer ceux qui, même avec une virulence qu’un facilitateur expérimenté pourra canaliser, sont prêts à jouer collectif, à des conditions acceptables et souvent bienvenues, de ceux qui ne jouent que leur partie personnelle.

Nul courage à cela alors. Seulement la plus-value réelle du métier de consultant-facilitateur.

 

 

« Be brave like Ukraine »

Un autre atelier était animé par trois facilitatrices ukrainiennes, exilées à Berlin en raison du conflit actuel.

Mais le point d’application n’était pas celui de la guerre, ou de la libération de leur pays. Peut-être par pudeur. Ou tout simplement parce qu’aucun des participants n’avait, a priori, la possibilité d’agir avec elles. Et pourtant…

Je reviens avec deux leçons de cet atelier intéressant.

 

La première est issue d’une première réflexion à partir du continuum entre sécurité et courage, entre confort et prise de risque.

En facilitation, une animation très attendue est rassurante – à la fois pour le facilitateur et le client. Mais dans la plupart des cas, elle est peu productive, et en tous cas peu innovante. A l’inverse, une « facilitation » laissant totalement le champ à l’improvisation se révèlera rarement productive, et parfois contre-productive car ouvrant le champ à l’expression de conflits seulement destructeurs car non canalisés.

Comme souvent, l’art est dans l’équilibre dynamique. Celui par exemple qu’offrent les « Liberating Structures » formalisées et promues par Henri Lipmanowicz, qui offrent un cadre rassurant (le fameux « safe space ») tout en permettant, grâce à cette « sécurité psychologique », une grande créativité individuelle et collective.

Par ailleurs, et plus surement qu’en cherchant le point idéal pour une séquence donnée, l’équilibre peut être atteint globalement, en alternant les moments plus « risqués », qui permettent d’innover, comme ceux plus « sûrs » qui offrent un peu de répit et, aussi, une possibilité d’analyse, de modération après coup, de formalisation. La fameuse association créative du « cerveau du lièvre » associé à « l’esprit de la tortue »[3].

 

La deuxième est celle du pouvoir des métaphores.

On cherche parfois, pour trouver un accord, à vouloir trouver le terme adéquat, précis. C’est parfois possible. Parfois mais rarement, et sans doute jamais lorsqu’il s’agit de situations complexes humainement.

Parce qu’elles sont des formes dont la compréhension est floue, les métaphores sont des « objets-frontières » puissants. Car c’est dans cet espace de flou que s’opère la conversation, avec soi-même et avec l’autre. Cette conversation qui crée le lien. Le préalable indispensable à la résolution partagée de situations difficiles.

 

Les Sécessions, entre diversité et inclusion

Enfin, parce que ces temps de développement professionnel peuvent aussi permettre de découvrir, au hasard des circonstances, le cadre de vie de nos partenaires et d’autres opportunités, j’ai eu la chance de visiter l’exposition «Secessionen, Klimt, Stuck, Liebermann»[4] à la Alte Nationalgalerie.

Et ce fut une opportunité non programmée de poursuivre ces réflexions autour de la diversité et de l’inclusion.

Les « Sécessions », c’est l’émergence, sur une même période de temps et dans les trois métropoles de Berlin (en 1899), Munich (en 1892) et Vienne (en 1897), de mouvements artistiques en rupture avec les écoles « classiques »… des rebelles, donc, qui créent des évènements communs.

A posteriori, et parce que sans doute il est plus facile de trouver des stars, on identifie à Vienne Klimt et son Jugendstill, le symbolisme de Von Stuck à Munich et l’impressionnisme allemand avec Max Liebermann à Berlin.

Mais ils faisaient tous partie, comme d’autres, et comme leurs invités européens à ces événements, d’un même mouvement artistique fécond[5], placé sous l’égide de Pallas Athena, déesse protectrice des arts. Mais aussi, dans la mythologie européenne, déesse de la sagesse, de la stratégie militaire, des artisans et des maîtres d’école…

Tout un symbole aujourd’hui de ce qui rassemble l’Europe, dans sa diversité.

 

 

[1] “Entering braver spaces. Facilitating beyond beaten tracks”

[2] Ernst Jünger, « Traité du rebelle ou le recours aux forêts ». Seuil, 1986

[3] Guy Claxton, « Hare brain, tortoise mind ». Ecco, 1999

[4] L’exposition en 30 secondes : https://youtu.be/Jv2JQPpFQ8E. L’exposition se tiendra aussi à Vienne de mai à octobre 2024.

[5] Ralph Gleis, « Foreword to the exhibition », dans le catalogue de l’exposition, Hirmer Publishing

Voir les commentaires

Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management, #Social change

Repost0

Publié le 3 Octobre 2023

Les temps du changement

Lorsqu’on accompagne une organisation, une équipe ou un individu, la question du temps revient souvent dans les conversations, les interrogations, les doutes...

Combien de temps faudra-t-il pour « changer » ? Y a-t-il urgence ? Ou au contraire, cela ne se fera-t-il jamais et faut-il l’accepter (l’éternité plus un jour, comme certains le disent d’une grande entreprise nationale…). Ou bien faudra-t-il se séparer de l’entité ou de la personne concernée, puisque le changement attendu ne se produira pas ?

 

Nos sociétés vivent de plus en plus dans l’instant. L’instant de la communication, ou plutôt celui de l’information. Car pour communiquer, il faut être au moins deux à consacrer de l’attention, à souhaiter une relation. On veut avoir de l’information, tout de suite. Et que celle que l’on envoie soit prise en compte, tout de suite aussi.

Pourtant, le temps n’est pas seulement celui de l’instantanéité.

 

Le temps est une ressource subjective

Cas extrêmes de l’activité humaine puisque touchant à la vie même des individus et des sociétés, les activités militaires vivent, comme beaucoup d’autres, la tension entre l’urgence du court terme et la nécessité de la durée. Une tension mais aussi une incompressibilité que le « Caïd » du 1er Régiment de Tirailleurs décrit avec talent (ceux qui ont lu ses ouvrages ont pu apprécier la qualité de sa plume) dans le dernier numéro de la revue Inflexions, éditée par l’Armée de terre.

Jean Michelin y décrit trois temps.

Il y a le temps de la manœuvre, dans lequel le temps est une ressource que l’on échange : « une manœuvre de freinage consiste à échanger du terrain contre du temps ; adapter la vitesse de progression des unités revient à troquer du temps contre de la sûreté ».

Il y a le temps de l’homme et de l’expérience, que l’on investit : « le temps est, là aussi, un objet incompressible que l’on accepte d’investir pour obtenir une ressource humaine correctement armée pour faire face aux défis de ses emplois à tous les niveaux ».

Et puis il y a le temps du capacitaire, celui qui rythme la conception et la production des nouveaux équipements, et qui fait l’objet de jugements : « ce sont (les subordonnés), désormais, qui sont les plus impatients de recevoir tel nouveau véhicule, tel nouveau fusil, qui s’agacent des lenteurs jugées bureaucratiques et donc irrecevables dont font preuve leurs chefs (…). Ces mêmes soldats qui fulminaient hier dans leur patrouille au milieu du désert contre les exigences de leurs supérieurs… ».

Trois dimensions donc : une ressource que l’on échange, contre des éléments physiques (le terrain) ou non (la sécurité), que l’on investit. Et qui possède une valeur subjective forte, propre à chacun.

 

Le temps est une ressource rare car incompressible, certes. Mais si dans les entreprises, on peut parler, à tout niveau, des contraintes budgétaires, on considère rarement la valeur ajoutée du temps, qui ne se mesure pas qu’à l’aune d’un chronomètre ou d’une « timesheet ». Trop souvent, c’est seulement une contrainte « matérielle » qui permet d’établir un planning le plus rationnel possible. Au risque de négliger la valeur de sa dimension subjective, propre à chacun. Celle du dirigeant comme celle de l’exécutant.

Car le temps est à la fois celui des organisations et celui des hommes, celui des projets et celui des perceptions. Et trop peu souvent, on réalise que « le seul maître du temps, c’est son premier usager, c’est-à-dire toujours le plus petit échelon. (…) Celui qui va peut-être prendre le temps – rien du tout, cinq secondes – d’observer une biche traverser la route (pour) savoir si ces cinq secondes lui permettront de déceler un mouvement qui annonce une embuscade ou si, finalement, c’était juste une biche qui passait »[i].

Et si le « plus petit échelon » est le maître sur la route, le décideur l’est au plan stratégique. Il se doit donc de pouvoir faire, lui aussi, le choix des « cinq secondes » (qui dureront certes plus longtemps…).

 

Le temps des managers

Dans les entreprises, d’aucuns sont tentés d’aligner le temps des hommes sur le temps des organisations, en commençant par le leur, au risque de s’épuiser. Et d’oublier leur plus-value.

Car qui ne connaît pas, dans son entreprise ou dans une autre, l’incapacité des décideurs qu’ils côtoient ou qu’ils sont, à dégager du temps ?

Pour prendre du recul, travailler à demain. Et plus souvent que deux fois dans l’année, lorsque la pression du quotidien s’allège, au début de l’été ou après la clôture du budget.

Et tout simplement au quotidien, en dépit d’un agenda qui structure la totalité de leur temps disponible, pour passer à la machine à café, s’arrêter à un pot de départ, ou répondre à une sollicitation dans les couloirs… Pour prendre le pouls, s’informer, changer de perspective, donner quelques signes de reconnaissance aussi. Ou bien faire face, sereinement, aux inévitables imprévus.

 

Ces managers privés de leur liberté d’affecter leur temps connaissent-ils, à l’instar de l’écrivain face à la page blanche, l’angoisse des heures libres ?

Se sentent-ils redevables, vis-à-vis de leur hiérarchie ou même de leurs équipes, d’une justification de leur plus-value qui ne pourrait s’exprimer que par une surcharge permanente ? Tout comme certains demandent à leurs équipes en télétravail de justifier de leur « production » en s’assurant de leur temps de connection ?

Ou ont-ils oublié qu’ils sont aussi, au moins en partie, des « créateurs » ? Et les animateurs de dynamiques collectives qui se nourrissent d’interactions, conditions indispensables des productions collectives.

Ces « décideurs » (car s’ils ne décident pas de l’affectation de leur temps, que décident-ils ?) devraient plus souvent considérer leur temps comme une ressource. Et donc un élément à même d’être source d’interactions. Quantitativement et qualitativement.

 

Le temps de la résistance au changement ?

Mes interlocuteurs me demandent souvent s’il est possible de changer quelqu’un, et donc la situation collective dont la personne est partie prenante. Ou le collectif lui-même, car la complexité des situations ne repose jamais sur un seul « coupable » (même si beaucoup cèdent à cette tentation et accompagnent la question d’une forme de résignation, donnant ainsi le sentiment qu’ils sont convaincus qu’« on ne change pas »).

 

Pour le consultant que je suis et ses clients, cette question du temps peut être aussi source d’ambiguïté voire d’inquiétude…

Pour le consultant, réussir vite, c’est à première vue se priver de ressources durables. Mais c’est aussi démontrer son efficacité. Faut-il alors privilégier le court ou le long terme ?

Et pour le client qui s’inquiète légitimement de ses budgets et donc recherche un résultat rapide, changer trop vite l’organisation, les pratiques, cela peut être aussi source de précipitation voire de rupture…

Il faut donc trouver l’équilibre. Et ceux que j’accompagne connaissent ma recommandation : obtenir des résultats rapides tout en s’inscrivant dans une relation durable.

 

Et en ce qui concerne la capacité de chacun à changer, le docteur Patrick Clervoy donne dans le même numéro d’Inflexions, en s’appuyant sur une étude de trois psychologues américains, des raisons d’être optimiste quant à la fameuse « résistance au changement ».

Sensibles à l’idée d’une « fin de l’histoire », nous penserions qu’il existe un moment où les choses n’évoluent plus : « la conclusion est que, d’une manière générale, chaque personne sous-estime sa capacité au fil des ans. Nous sommes incapables d’imaginer que nous serons dans le futur différents de ce que nous sommes aujourd’hui. Nous négligeons l’idée que nous nous serons transformés pour nous adapter »[ii]. Et bien entendu, si nous n’en sommes pas capables nous-mêmes, alors pourquoi les autres le seraient-ils ?

Et ce que précise cet article, c’est que cette difficulté à « résister au changement » n’est pas seulement liée aux changements d’habitude attendus, mais à un réflexe paradoxalement salutaire. Car se projeter dans l’inconnu est pour beaucoup anxiogène. Alors que la « stabilité » d’une situation qui ne change pas permet de se donner un point de référence. Ce scepticisme face au changement n’exprimerait donc pas un refus, mais le très classique inconfort face à l’incertitude.

 

C’est pourquoi le temps du changement ne peut être seulement celui d’une planification rigide, mais surtout celui d’une conversation régulière et sincère, pour piloter et naviguer entre les inévitables grains qui apparaitront sur le chemin.

 

Ne pas créer de sentiment d’urgence

C’est aussi pourquoi, en matière de conduite du changement et au regard de cette tension entre la précipitation et l’éternité, il est étonnant de continuer à voir professées sans beaucoup de réserves, dans les formations dédiées à cette thématique, les recommandations de John Kotter. Et en particulier la première, qui est d’« établir un sentiment d’urgence ».

On comprend l’intention, qui est de susciter un « besoin de changer ». Mais manage-t-on vraiment bien sous la contrainte, et en particulier en manipulant les peurs ? Celles de l’incertain voire de l’inconnu, mais aussi celles des conséquences des transformations attendues ou imaginées – car lorsqu’on ne sait pas, on image souvent le pire…

 

Parfois l’urgence existe. Quand un enfant traverse la route et qu’il va se faire renverser, nul temps pour tergiverser et tenter une action de pédagogie. Quand sous le feu, le danger est présent, bien sûr il faut agir de façon déterminée et coordonnée.

Mais lorsque la crise dure – et tout changement est une « crise », comme tout changement dans les organisations un processus qui demande au moins un peu de temps -, le management directif, autoritaire et isolé, n’a ni légitimité ni efficacité.

Il justifie peut-être le pouvoir d’un « homme providentiel » (le terme étant aussi déclinable au féminin), qu’il soit le dirigeant ou son conseil. Mais il ne conforte pas son autorité, et encore moins sa légitimité.

De plus, le management directif qui accompagne le recours à l’urgence crée toujours des fractures, dans les relations interpersonnelles comme dans le corps social. Des fractures qui demandent toujours, ensuite, d’investir du temps et de l’énergie pour retrouver de la concorde voire de la confiance – quand il n’est pas trop tard.

C’est pourquoi cet appel à l’urgence systématique n’est ni éthique ni efficace.

Et il est inadapté à un monde dans lequel les ressources, humaines comme matérielles, sont rares et donc précieuses. Des ressources qu’il ne faut pas les brûler mais dont il faut prendre soin.

Des ressources temporelles dont on peut parler, en transparence, au même titre que de celles des finances.

 

Le temps de la créativité

Cependant, refuser l’urgence systématique n’est pas pour autant faire un plaidoyer pour le « laisser aller, laisser faire ».

 

Faisons un court détour par le dialogue entre le musicien Karol Beffa et le mathématicien Cédric Villani[iii].

Tous deux confrontés aux enjeux de la création, ils semblent converger à propos de la contrainte temporelle, en dépit des différences de leurs spécialités.

Le temps de la recherche peut justifier le temps long : « je conçois qu’il puisse y avoir, pour la collectivité, un intérêt à payer un chercheur scientifique pendant plusieurs années même s’il ne produit rien, car on estime que ce qu’il produira un jour pourra être d’une importance exceptionnelle ».

Mais la création artistique doit, elle, obéir à d’autres règles : « On voit mal quel intérêt collectif il y aurait à accorder une rente à un compositeur, ou plus généralement à un artiste, indépendamment de ses projets créatifs ».

Un point de vue qui s’oppose donc à celui de tenants de fonctions « créatives », ou affirmées comme telles, qui appellent parfois à une absence totale de contraintes. Dans l’idéal financières, même si ce monde ne le permet plus. Et au moins temporelles (ce qui souvent revient au même, quand les intéressés sont rémunérés).

 

Alors pourquoi ce détour ?

Un dirigeant d’entreprise n’est assurément pas un « chercheur » du temps long. Mais il doit être un « créateur », dans un ensemble de missions qui dépassent, temporellement, le pilotage du quotidien.

Une fonction créatrice que beaucoup négligent.

Parfois parce qu’une organisation impécunieuse ne leur demande que de l’exécution. « Impécunieuse », car pourquoi rémunérer quelqu’un qui ne ferait que consolider des tableaux de reporting et relayer des consignes précises, à l’heure de la communication instantanée et du « big data » ?

Mais aussi parce qu’ils peuvent l’avoir oublié eux-mêmes. Et donc ne plus y consacrer le temps adéquat.

Un temps compté, certes, mais particulier.

 

Le lièvre et la tortue

Vous connaissez sans doute John Cleese, un des piliers des Monty Python, cette troupe particulièrement créative (mais peut-être est-ce une référence oubliée car datée, ce qui serait dommage).

Dans son livre « Creativity »[iv], et dans plusieurs interventions destinées à des décideurs économiques[v], il affirme que le temps représente deux des quatre clés de la créativité : l’espace, le temps, le temps et l’humour.

Pourquoi deux fois ? Parce qu’il recommande, pour déployer sa créativité, l’alternance entre le cerveau du lièvre (« Hare brain ») et l’esprit de la tortue (« Tortoise mind »).

Celui du lièvre est analytique, celui de la tortue fonctionne par émergence, par images, par analogies… Et c’est l’association des deux qui permet à la fois de permettre la créativité productrice.

 

Se donner du temps, pour recourir à celui de la tortue, y compris en garantissant la sérénité du moment avec l’utilisation du premier levier : l’espace. Un bureau fermé, une plage, une forêt… Pour laisser l’esprit vagabonder.

Mais donner aussi des contraintes à ce temps créatif pour passer en « mode lièvre » et faire régulièrement appel à l’esprit analytique qui cherche des justifications, des données, teste la cohérence de l’ensemble…

Y compris, lorsque la complexité d’une situation vous tétanise, en acceptant, sous la pression du lièvre qui attend la production finale, la « panique » (« get your panic in early »). Pour se donner plus d’énergie. Mais à la différence de Kotter, pas pour les autres. Pour soi-même.

Et surtout en alternant les deux.

 

Le psychologue Mihaly Csikszentmihalyi fait l’éloge du « flow » (dans l’idée d’un temps moins maîtrisé). Et pour lui, la créativité fait appel à cinq temps (préparation, incubation, idée, évaluation, élaboration). Et à la différence du chercheur en psychologie, John Cleese connaît aussi les nécessités de la production en un temps contraint.

Mais tous deux s’accordent pour décrire le processus créatif comme « plus récursif que linéaire »[vi] - et cette caractéristique temporelle est la plus importante.

Car c’est bien la combinaison des deux temps, et des deux modalités, qui permet une créativité au service des autres. Pas l’affrontement entre les deux.

Et Cleese de rappeler les mots d’Einstein : « Les mots ou le langage, qu’ils soient écrits ou parlés, ne semblent jouer aucun rôle dans les mécanismes de la pensée. Les entités psychiques qui semblent servir d’éléments à la pensée sont certains signes et des images plus ou moins distinctes qui peuvent être reproduites et combinées « volontairement » … Cette combinatoire semble être une caractéristique essentielle dans la pensée productive – avant qu’il n’y ait un lien avec une construction logique à travers des mots ou d’autres sortes de signes qui peuvent être communiqués aux autres »[vii].

 

La vraie créativité, ou en tous cas celle qui répond à des enjeux forts, ne peut donc que rarement être exprimée « à chaud », dans l’instant, lorsqu’il faut en communiquer aux autres les résultats immédiatement. Il faut le temps de l’élaboration. Puis celui de la formalisation. Et souvent celui de nouveaux développements, avant de revenir à l’esprit analytique.

 

Cette créativité entretenue doit donc être pratiquée sur le court terme, en alternant des heures « tortue » et des heures « lièvres ». Mais aussi, pourquoi pas, sur le temps d’une vie professionnelle.

C’est en tous cas, en creux, une des recommandations de Karol Beffa et Cédric Villani qui avancent que l’apprentissage gagne à être réalisé sous contraintes de temps. Et en particulier lorsqu’ils promeuvent les avantages des classes préparatoires, dans les domaines scientifique comme littéraire, pour « se frotter à quantité de domaines sans avoir à se spécialiser trop tôt » … Une période dense qui permet de créer des bases solides pour être prêt à prendre des risques : car « c’est avec l’arbre, symbole de stabilité, que l’on construit la pirogue, symbole d’évasion »[viii].

Et c’est sans doute, pour revenir au fait militaire, un des intérêts de l’alternance entre « temps opérationnel » et « temps d’état-major », (ou de formation). Quand, dans l’entreprise, le temps des opérations est souvent celui des premières années quand celui qui suit peut demeurer, pour toujours, dans le pilotage.

Un « pilotage » dans lequel la plus-value des cinq secondes prises sur le chemin, pour s’interroger sur l’importance d’un signal faible, est souvent oubliée.

 

Le temps de la conversation

Pour trouver le bon équilibre de l’allocation du temps dans l’entreprise et pour soi-même, il ne faut donc pas rechercher la négociation ou l’arbitrage, qui se traduisent trop souvent par la domination d’un temps sur l’autre. Et souvent celui de l’organisation sur celui des hommes. Mais une cohabitation, en alternance et par complémentarité.

 

Le premier pas pour y parvenir est sans doute de passer par l’exercice de la « chronostructure ». Prendre conscience du temps qui passe et que l’on affecte, ou dont on est dessaisi. Volontairement ou non. Afin de réaliser la plus-value de chaque assignation de cette ressource.

Le deuxième est pouvoir librement parler du temps que l’on échange, que l’on investit, que l’on consacre à la production créative… Un temps qui a une valeur économique certes, mais aussi une valeur subjective voire affective. Et dont la maîtrise, ou son absence, pourra conduire à la frustration, ou au contraire à l’engagement volontaire.

 

Une conversation plutôt qu’une négociation, que l’on perçoit trop souvent comme la victoire de l’un sur l’autre.

Une conversation avec soi-même, y compris avec un sparring partner. Mais aussi avec les autres, lors de temps dédiés, à l’occasion de moments forts, ou tout au long de l’année. Spécifiquement ou « par hasard ».

 

Et si nous prenions le temps d’en parler ?

 


[i] Jean Michelin, « L’incompressibilité du temps ». Inflexions n°54, « Le temps », 2023

[ii] Patrick Clervoy, « La difficulté à envisager l’avenir ». Inflexions n°54, « Le temps », 2023

[iii] Karol Beffa et Cédric Villani, « Les coulisses de la création », Flammarion, 2015

[iv] John Cleese, « Creativity. A short and cheerful guide », Hutchinson, 2020

[v] La plus célèbre, et discutée, est : « John Cleese on creativity in management”, 1991, https://youtu.be/Pb5oIIPO62g?feature=shared

[vi] Mihaly Csikszentmihalyi, « La créativité. Psychologie de la découverte et de l’invention ». Robert Laffont, 2006. Edition originale « Creativity », Harper Collins, 1996.

[vii] John Cleese, « Creativity », op cit.

[viii] Karol Beffa et Cédric Villani, op. cit.

Voir les commentaires

Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management, #Lectures, #CIMIC

Repost0

Publié le 14 Septembre 2023

Pour de meilleurs services aux territoires : mieux travailler ensemble...

Cet été, comme l’année dernière, j’ai expérimenté pendant quelques jours la randonnée à vélo. Avec très vite, déformation professionnelle oblige, un regard sur « l’expérience client » et la conviction de nécessaires synergies à créer ou accroître pour favoriser ce type de séjour et, partant, développer l’attractivité du territoire. Et avec en tête avec les succès collectifs du Club TGV Bretagne…

 

Une offre riche

Le vélotourisme a la cote. Avec le développement des usages de la petite reine, en particulier dans les grandes villes, et la multiplication des offres de vélos à assistance électrique, un nombre croissant d’usagers du quotidien envisagent d’expérimenter un loisir auparavant réservé aux passionnés.

Familiarisés avec leur monture et sensibles aux enjeux de mobilités douces, les citadins regardent au-delà de leurs trajets habituels. Et l’assistance électrique encourage des seniors ou des utilisateurs peu sportifs à envisager de nouvelles « aventures ».

Nombre de sites associatifs ou commerciaux proposent également des conseils en matière d’équipement. Et les fabricants font preuve de créativité commerciale, comme le lancement récent des « gravel » - des vélos positionnés entre vélo de ville et VTT et donc promus comme parfaitement adaptés aux chemins de randonnée… (de mon point de vue, un VTT « non compétiteur » fait l’affaire de tous les usages).

Et puis au-delà du vélo, il y a l’équipement textile du cycliste… car à coups de plusieurs dizaines de kilomètres par jour, ce que l’amateur juge « superflu » peut s’avérer indispensable.

 

Pour pratiquer ce loisir, -l’œuf ou la poule ?-, les itinéraires fleurissent et sont promus à coups de cartes et de guides proposés dans les rayons vélo des magasins. Et bien sûr sur une multitude de sites internet et de plate-forme, poussés par les collectivités, par des entreprises pas toujours bien identifiées et/ou alimentées par des usagers. Et il y aussi la possibilité de s’improviser tour-opérateur de son propre itinéraire, avec une carte de randonnée ou son outil habituel de géo-localisation.

Des labels dédiés (type « Accueil vélo ») fleurissent, rassurant le vélo-randonneur sur l’accueil qu’il recevra, et influençant ainsi le choix de son itinéraire.

Et des subventions, comme celles de l’ADEME, accompagnent les opérateurs publics (principalement) et privés (quelques-uns) dans leurs investissements…

Bref, beaucoup d’ingrédients, a priori, pour favoriser le développement de cette offre de loisirs.

Et pourtant, de l’intention louable au succès de la mise en œuvre, il demeure encore du chemin à parcourir…

Alors bien sûr, certaines sociétés ont pris en compte beaucoup des enjeux de progrès qui seront évoqués ici – avec une location de vélos, la réservation des hébergements et le transfert des bagages chaque matin. Mais tout le monde ne peut ni ne souhaite s’offrir de telles prestations « clés en main ».

 

La question des trains

Un premier critère est à prendre en compte dans le choix de votre itinéraire : son accessibilité depuis votre domicile. Car à moins de faire une boucle depuis chez vous, ou d’un point de départ/arrivée que vous rejoindrez en voiture – ce qui limite de fait les destinations accessibles et ne répond pas aux envies d’urbains de plus en plus dépourvus de voiture -, vous devrez sélectionner une destination à rejoindre et/ou d’où revenir en montant, avec votre vélo, dans le train.

Et les difficultés commencent là. Car à moins d’avoir un vélo pliant, qui n’est pas adapté par nature aux grands trajets de vélotourisme, les possibilités se restreignent vite.

 

Tout d’abord, coupons court aux envies habituelles de « SNCF Bashing » - car quand on parle train, on pense très vite au « grand coupable » que doit être la SNCF.

Alors, si on préfère la recherche de coupables à celles de solutions (vous devinez ma préférence), cette quête doit être élargie au-delà de l’entreprise ferroviaire nationale.

Car tout est question de pratiques et de matériel. Et le matériel ferroviaire, dont nous sommes indirectement actionnaires par l’intermédiaire de la SNCF ou des Régions, est à la fois coûteux et durable : une trentaine d’années environ.

La France a voulu développer le TGV, et nous pouvons être fiers de ce réseau et de ces services qui rapprochent les territoires les uns des autres. Mais les voitures TGV sont avant tout prévues pour des passagers individuels.

Il y a, dès la conception, quelques places accessibles aux fauteuils roulants, et on ne saurait utiliser ces espaces pour un vélo, au détriment des personnes concernées. Sur Eurostar, un compartiment sans doute conçu pour une petite logistique avait permis, jusqu’à la crise Covid, d’emporter quelques vélos (c’est encore possible entre Bruxelles et Londres, mais pas pour Paris). Et sur certaines rames TGV (celles avec l’espace de 2nde en bout de voiture de première), le transporteur a supprimé des sièges pour permettre d’embarquer deux vélos – ce qui fait 4 places par train pour des rames doubles...

Alors bien sûr, il n’y a pas que le TGV. Et la remise en service sur des trajets classiques des voitures « Corail » a permis, à l’occasion de leur remise à neuf, de proposer des espaces pour accrocher son vélo – à condition de pouvoir le hisser depuis le quai…

Quant aux TER, les plus récents permettent de charger facilement des vélos à bord – moyennant une réservation compréhensible pour éviter un encombrement des voitures, mais cela nécessite parfois, sur certaines destinations demandées, un peu d’anticipation.

 

Alors pourquoi tant de difficultés ?

Tout simplement parce que la demande est très récente. Et que, comme évoqué plus haut, on ne change pas de matériel roulant tous les ans… Sans oublier que, hors haute saison de la pratique du vélotourisme, et aussi pendant celle-ci, il y a des « conflits d’usage » entre ceux qui veulent transporter leurs vélos et ceux qui veulent seulement voyager, alors que le nombre de places est, pour des raisons de sécurité et de confort, limité.

Alors, si on doit chercher des coupables (alors qu’il est toujours plus utile de chercher des solutions), autant affirmer « tous coupables », y compris les Français eux-mêmes : ceux qui ont découvert trop tard le vélotourisme, ou ceux qui ne le pratiquent pas assez. Et à ce jeu habituel, nous serons tous rapidement perdants…

 

Alors, pour ma part, et habitant Paris, j’avais choisi l’année dernière la destination du Mont Saint Michel, d’où j’étais revenu en TER… un TER très demandé par les vélotouristes dont certains, faute de réservation, avaient du rester, avec leur matériel, sur le quai de la gare de Pontorson.

Cette année, j’ai profité à l’aller comme au retour des TGV allant vers l’Est, en commençant à Nancy et revenant depuis Colmar.

Mais l’année prochaine ?

 

Quel itinéraire ? L’abondance peut-elle nuire ?

Sur place, les itinéraires sont donc souvent multiples, et se font parfois concurrence.

Il y a les parcours associatifs, plus ou moins soutenus par des collectivités (car par nature, le soutien d’une collectivité s’arrête aux frontières de son territoire). Dont on peut prendre connaissance au gré de ses recherches sur internet, ou que l’on découvre sur place.

Et puis il y a les parcours plus institutionnels, du type « véloroutes » qui les complètent, ou pas… Et vous entraînent dans un détour parfois charmant mais non prévu. Des parcours portés par des collectivités aux territoires parfois communs,…  le millefeuille institutionnel français appliqué aux itinéraires de vélotourisme [i].

Et puis il y a ceux que vous donnent des applications comme GoogleMaps ou Geovelo, par exemple. Avec des paramétrages parfois surprenants (je pense au premier) qui peuvent vous conduire à emprunter, avec un vélo chargé, un « single track » plus adapté à des trailers ou des cavaliers qu’à des vélotouristes encombrés…

Sans oublier ceux des guides ad hoc, qui ne sont pas nécessairement ceux des cartes routières également dédiées.

 

Alors, il faudrait faire la fine bouche pour se plaindre d’une telle abondance… Mais quand, au gré d’une bifurcation, on doit choisir entre la route des vins d’Alsace et celle des vignobles d’Alsace, car l’une évite un village (barré sur le panneau indicateur), on s’interroge, et le spécialiste du management des parties prenantes peut suspecter des tensions locales. Des situations qui conduisent à une forme de perplexité quand ce n’est pas de désarroi…

Ou peut-être est-ce un « effet rocade » local (les habitants soucieux de leur tranquillité qui encouragent, avec cette variante, le détour…). A moins que ce soit seulement l’oubli de se parler… le trop classique « effet silo ».

 

S’hydrater, s’alimenter

Alors on peut vivre de passion, mais il faut aussi de l’eau fraîche, et en particulier en plein été. Et pour ma part, les 5 litres embarqués étaient à peine suffisants pour une journée de canicule.

On le sait, l’eau est précieuse, rare et chère. Mais elle est surtout souvent absente de nos territoires (et je n’évoque pas les forêts, dans lesquelles, presque paradoxalement, on peut trouver des ruisseaux, à condition de pouvoir traiter l’eau).

Fontaines fermées dans les villages, absentes dans les nouveaux espaces colonisés par les lotissements, la recherche d’un robinet d’eau potable peut devenir, pour ceux qui n’ont pas anticipé cette question, une véritable quête du graal (il y a bien des types de lieux dans lesquels on en trouve mais je ne les cite pas ici, de crainte que trop connus, ils soient alors fermés…).

Alors pourquoi cette rareté ?

Sans doute avant tout des questions économiques, d’entretien des installations et de coût de l’eau. Certains pourront également mettre en avant l’argument écologique d’une consommation responsable. Mais là, plutôt qu’une interdiction et une suppression de ces installations, le « nudge » peut aider. Comme un panneau « eau potable » apposé à une fontaine d’eau douce de bord de mer cet été, et qui conduisait à renoncer à se laver les pieds d’un sable qui tomberait seul, une fois sec (l’eau de nos toilettes est aussi « potable », mais évitons de leur dire…).

 

Avec cette contrainte très matérielle, la randonnée à travers nos territoires peut décontenancer des citadins habitués à trouver ouvert, au bas de chez eux, presque à toute heure et en tous cas tous les jours, un supermarché proposant nourriture et boisson. Dans les villes, les fontaines publiques sont cela dit presque aussi rares mais il y a souvent une solution commerciale – ce qui n’est pas satisfaisant, évidemment.

Dans les villages, les cafés ont fermé, comme les épiceries. Et les supermarchés de périphérie sont, la plupart du temps, fermés les dimanches et jours fériés.

Quant aux restaurants, ils augmentent considérablement le budget du séjour. Et, pour les raisons connues de tension sur les recrutements, sont souvent fermés, aussi, pendant les dimanches, lundi et jours fériés, ainsi que pendant les congés d’été – qui sont par nature des temps favorables pour la randonnée de loisir.

Alors il est toujours possible d’anticiper, et de charger ses sacoches de provisions, voire d’un réchaud…

 

Mais peut apparaître alors, indirectement, la question de l’accueil et des services apportés aux touristes qui ne « consommeraient » pas assez. Et pour lesquelles on ne souhaiterait donc pas rénover voire créer des infrastructures de mobilité et de services associés.

En ce qui concerne l’eau, j’ai remarqué que des fontaines avaient été fermées – après une expérimentation remarquée d’en rendre une payante, abandonnée sans doute en raison de la maintenance spécifique nécessaire – au regard de l’usage des camping-cars, avec des volumes plus importants que la gourde du randonneur.

Du point de vue des collectivités et des concitoyens contribuables, s’ils adoptent uniquement un angle économique, c’est compréhensible : pourquoi accepter une dépense pour des « passagers clandestins » du territoire ?

Mais à l’inverse, on pourrait demander leurs motivations à d’autres acteurs publics, comme cette petite commune normande, en direction du Mont Saint Michel, qui proposait non seulement un point d’eau mais aussi des toilettes publiques parfaitement entretenues (point également crucial).

Peut-on réduire l’action publique à des dimensions économiques ? Une vraie question d’actualité, en ces temps d’inflation et de tensions sur les budgets publics et privés…

 

 

Se reposer aussi

Dans le même ordre d’idées se pose aussi la question de l’hébergement… Camping, hôtel, bivouac ? Le confort souhaité, la disponibilité et le prix sont autant de critères qui guideront votre choix – initial ou par défaut.

Car en dépit des « labels », il n’y a pas nécessairement de lien entre les itinéraires identifiés et les possibilités d’hébergement.

Le label « accueil vélo » garantit au cyclotouriste, en théorie, un certain nombre de services. Pour le professionnel, il est soumis à une redevance (300 euros pour trois ans, ce qui demeure raisonnable pour un établissement recevant beaucoup de visiteurs). Mais le relais par les offices de tourisme est souvent lié à l’adhésion à l’organisme. Là encore une dépense que certains doivent hésiter à engager.

Et ceci d’autant qu’il n’est pas obligatoire d’avoir le label pour proposer des services équivalents voire supérieurs – le bouche à oreille des réseaux faisant ensuite la publicité…

 

Les leçons des Clubs TGV

Alors, on le voit, le succès d’une telle échappée tient à l’action de nombreuses parties prenantes.

Et l’idée de ces lignes n’est pas de vous dissuader d’y songer pour vos prochaines vacances. Mais de rendre à nouveau hommage aux animateurs et contributeurs des Clubs TGV, et en particulier du Club TGV Bretagne, dont les principes d’action et de mobilisation peuvent dépasser le monde des mobilités et du tourisme.

 

L’idée des « Clubs TGV », « l’un des plus efficaces instruments de relations publiques que la SNCF a imaginés autour de ses futures dessertes TGV »[ii] est née en 2004 d’une rencontre :

  • Le constat partagé par la SNCF et les décideurs des collectivités qui allaient bénéficier, trois ans plus tard, de l’arrivée du TGV Est-Européen, que la mobilisation des bénéficiaires (et en particulier les acteurs économiques) n’était pas suffisante, alors que les travaux étaient déjà en cours… On risquait donc que le « retour sur investissements » se fasse lentement, trop lentement, après la mise en service. Et donc une envie partagée de susciter plus d’attention, d’enthousiasme, d’engagement. Et ceci dès avant que le premier train n’entre en gare ;
  • Et des principes d’action éprouvés sur d’autres projets de mobilisation d’acteurs, dans un contexte « non hiérarchique » - car c’est bien là le sujet : comment mettre en mouvement des acteurs sur lesquels vous n’avez aucun levier hiérarchique...

 

Et à Strasbourg, alors que décideurs économiques et politiques se bousculaient pour participer au « Club » mis en place aussi à Nancy et Metz, Guillaume Pepy, alors Directeur général exécutif, lancera alors le slogan percutant et signifiant « Inventer la vie qui va avec TGV ».

Car il s’agissait bien de cela. A quoi bon construire une infrastructure d’exception et des services à grande vitesse si les services qui en bénéficiaient n’existaient pas ?

Comme l’avait exprimé aux collectivités et aux entreprises Pierre Messulam, grand expert des systèmes ferroviaires à la SNCF et qui avait décidé d’intégré la dynamique au projet TGV Rhin-Rhône qu’il dirigeait : « Vous attendez du TGV un max de retombées économiques, moi je veux un max de voyageurs, c’est la même chose. Causons »[iii]

 

On ne parlait alors pas de « mobilités », mais il s’agissait déjà de mettre en service, au même moment, des trains régionaux en correspondance, des bus locaux, des taxis, des itinéraires piétons (le vélo demeurait encore alors une pratique individuelle)… Car à quoi bon gagner du temps entre deux gares si on ne pouvait atteindre, rapidement et confortablement, sa destination.

Et puis il s’agissait de mieux accueillir les visiteurs. Comme à Strasbourg, où la CCI allait proposer aux commerçants des formations en langues étrangères pour accueillir ceux qui profiteraient du TGV pour s’arrêter par la capitale européenne. Et mobiliserait plus généralement les décideurs économiques afin qu’ils intègrent à leurs offres, ou au moins à leur communication, l’avantage concurrentiel que constitueraient les nouveaux services ferroviaires.

 

Expérimentée avec succès avec le TGV Est-Européen, le principe du Club TGV sera alors intégré au projet du TGV Rhin-Rhône, entre 2008 et 2011, où ses réalisations se diversifieront, entre Mulhouse, Belfort-Montbéliard, Besançon et Dijon. Et ses principes d’actions s’affineront, au regard des succès mais aussi des difficultés rencontrées (on apprend toujours de celles-ci, mais il faut aussi garder à l’esprit les conditions des succès).

Avec des actions permettant d’améliorer, dès avant la mise en service et en dépit de contraintes administratives structurantes, les mobilités locales. Ou d’encourager des collectivités à s’emparer du sujet, au-delà de revendications contreparties des financements publics.

 

Et le principe du Club TGV se déploiera avec encore plus d’efficacité à l’occasion de la mise en service du TGV Bretagne, grâce à un travail mené entre 2012 et 2017 (et même prolongé ensuite, jusqu’à la crise Covid) par les Clubs TGV Bretagne (un pour chaque département bénéficiant de la nouvelle ligne, et une coordination régionale).

Là encore, les collectivités seront encouragées à prévoir, en temps utile, des services de mobilité locale. Mais les réalisations les plus significatives seront observées dans le monde du tourisme. Avec des offres « clés en main » conçues grâce à des partenariats entre la SNCF, des opérateurs privés et les services de la collectivité régionale. Et même l’expérimentation puis le déploiement de la politique régionale « Bretagne sans ma voiture », dépassant ainsi les tensions de prérogatives entre différents acteurs publics, au service de l’intérêt commun.

Ou encore, après la mise en service, des « job dating » à Paris, avec l’aller-retour TGV dans la journée, pour promouvoir l’attractivité du territoire et des entreprises.

Là encore, des synergies à imaginer et des susceptibilités voire des concurrences à gérer, en particulier lorsque des organisations publiques envisageaient, au regard des succès rencontrés, de s’engager dans une commercialisation de services « dopée » par des frais de fonctionnement déjà couverts par l’argent public…

 

 

« Mieux travailler ensemble »

On m’a parfois demandé quelle était la méthodologie des « Clubs TGV ».

Alors il n’y a pas une méthodologie spécifique, mais plutôt une posture partenariale, des principes d’action et une pratique, qui s’inspirent pour beaucoup de la sociodynamique.

Une énergie aussi à insuffler, en permanence, pour faire vivre le projet – et c’était le choix de la SNCF de laisser toute autonomie aux acteurs des Clubs, tout en leur apportant les moyens d’un appui méthodologique et opérationnel.

Et surtout, des femmes et des hommes de bonne volonté, à la tête d’entreprises, d’organisations publiques et privées ou à des postes clés dans celles-ci. Des femmes et des hommes capables de décoder les complexités de leur organisation, d’en partager les contraintes mais aussi les opportunités, de faire converger les intérêts au service du développement de leur territoire. Des femmes et des hommes prêts à devenir des pionniers puis des ambassadeurs du projet. Et la plupart du temps, en plus de leurs occupations professionnelles souvent nombreuses.

Cette bonne volonté collective, c’est la vraie clé du succès d’une dynamique collective.

Car les dynamiques échouent souvent faute de contributeurs. Plus que des obstacles mis sur leur route (même si cela arrive, naturellement).

Alors, faire converger les initiatives privées, les projets publics… dépasser les conflits d’egos, prendre en compte les agendas électoraux et surtout s’en affranchir, identifier les acteurs clés et les projets de chacun afin d’imaginer et mettre en œuvre des synergies… Telles sont quelques règles pour passer à l’acte.

 

Autant d’actions très concrètes qui peuvent être mises en œuvre pour développer le vélotourisme et donc l’attractivité d’un territoire. Et bien sûr d’autres services au profit de nos entreprises et de nos concitoyens dans le domaine de l’emploi, de la santé, de la formation…

Parlons-en !

 

[i] Par exemple, sur le site internet du label « Eurovelo » : « Le développement et l'exploitation des lignes EuroVelo sont assurés par les autorités nationales, régionales et locales, les prestataires de services commerciaux et les ONG. »

[ii] « SNCF, la fin d’un monopole », François Regniault, 2010. Jean-Claude Gasewitch Editeur

[iii] idem

Voir les commentaires

Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Territoires, #Social change

Repost0

Publié le 4 Mai 2023

(c)unfauxgraphiste / penseuretoile

(c)unfauxgraphiste / penseuretoile

Il y a un peu moins d’un an, la revue de réflexion de l’Armée de Terre, Inflexions, intitulait son numéro 50 « Entre virtuel et réel » [1].

Après une année de cette guerre en Ukraine, qui se déroule avant tout dans le réel des territoires et des peuples européens, mais aussi dans les imaginaires, au travers des médias et des réseaux sociaux, c’est toujours évidemment d’actualité. Et, publiée après le salon Vivatech 2022, qui mettait en avant (mais pas seulement) les espaces de « réalité virtuelle » et autres « verses », cette approche croisée de civils et de militaires apportait un éclairage intéressant à ces problématiques au cœur de nos entreprises, et de nos sociétés.

Depuis, la question du rapport à la réalité a été reposée avec la diffusion au grand public d’outils comme ChatGPT, Dall-E, ou MidJourney ; ou les souhaits d’arrêt des recherches sur l’intelligence artificielle.

 

Un appel à la vigilance

J’avais été frappé, dans plusieurs articles de ce numéro d’Inflexions, par les réticences et les appels à la précaution que plusieurs exprimaient.

Non pas que ces professionnels de la guerre – qu’ils la pratiquent ou qu’ils la pensent – soient hostiles aux nouvelles technologies. Car les principaux freins à l’adoption d’innovations par les armées sont financiers et industriels, plutôt que dus à un manque d’appétence et d’usages.

Mais parce que, au cœur d’engagements paroxystiques de la condition humaine et confrontés aux dimensions psychologiques et cognitives des conflits, ils connaissent les risques et les fragilités de ce qu’on décrit comme « virtuel ».

Des facteurs que les entreprises connaissent aussi – toutes proportions gardées - dans leur quotidien, et en particulier depuis qu’il faut « faire avec » les nouvelles habitudes ancrées à l’occasion de la crise Covid.

Des habitudes qui touchent plus à la « mise à distance » qu’au « virtuel », certes. Mais n’est-ce pas, dans les deux cas, une mise à distance du réel, et un refus d’une pleine relation ?

 

Le virtuel : une crise du sens, et une passion triste

Un premier message fort du numéro d’Inflexions était une mise en garde contre la fuite devant le réel. Ce que Patrick Clervoy appelle « l’effet fauvette » : « il existe chez l’homme une tendance à préférer un virtuel bien ficelé aux évidences de la réalité ».

Et pour Arnaud Chevreul, c’est parce que « l’aversion pour l’incertitude ainsi que la volonté de maîtrise et de contrôle ont toujours joué un rôle majeur dans le recours à l’irréel…(…) (la réalité virtuelle) permet d’aider à décider et diminuer le risque, mais aussi de légitimer une action et d’avoir le sentiment d’être à l’abri dans sa décision ».

Quand Eric Letonturier écrit que, « la déréalisation qu’apporte le virtuel est à lire comme un soulagement à notre indisposition à accepter, à affronter et à surmonter le réel et la vie tels qu’ils sont.(…) C’est donc une crise du sens que dévoile cette passion triste de nos contemporains pour le virtuel. »

Dans le cas du virtuel, c’est une « irréalité ». Mais la « relation » à distance, c’est aussi une façon de se mettre « à l’abri ».

La fascination pour les nouvelles technologies numériques n’est pas nouvelle. Et elle peut être justifiée, tant elles transforment nos vies, profondément. Mais elle ressemble trop souvent à des fantasmes – dont il paraît qu’il ne faut pas les réaliser.

Alors cela fait bien sûr le bonheur de marchands de rêves, ou plutôt d’outils magiques.

Il y a dix ans, c’était la mode des « réseaux sociaux d’entreprise », terme qui rebondissait sur le terme émergent de la « RSE » (responsabilité sociale d’entreprise) et sur le développement à grande vitesse des réseaux sociaux grand public. La promesse de ces plateformes numériques d’alors : tisser des liens entre les collaborateurs des entreprises…

Aujourd’hui, on met en avant des outils créateurs de contenus à partir d’une IA (à laquelle on doit néanmoins donner des instructions très précises).

Faute d’avoir réussi à « virtualiser » la relation entre humains, propose-t-on une relation des hommes aux machines ? C’est sans doute plus simple car plus réducteur. Et côté concepteurs, c’est du pain béni.

Car le modèle économique des outils numériques est celui de rendements à forte croissance. A la différence de la production industrielle où la fourniture de produits aux clients nécessite des coûts de fabrication et de distribution, celle des produits numériques devient marginale. Plus encore que dans l’économie physique, le gain d’une clientèle supplémentaire est à même de garantir le jackpot… d’où la course que l’on a connu aux start-ups « technologiques », dont on pouvait se demander la plus-value sociale, et aux « bulles » de cette économie. Surtout pendant une période à taux d’intérêts négatifs, pendant laquelle il était plus intéressant de se « débarrasser » d’un capital que de le conserver…

Mais du côté des utilisateurs ?

Utilise-t-on un outil ou un autre (mail, sms, WA, Teams…) pour le seul plaisir de l’usage, ou bien par défaut, lorsque le temps manque ou en raison de l’éloignement, mais qu’on préférerait directement échanger avec son interlocuteur ?

Un outil a-t-il jamais donné du sens, et donc nourri l’envie d’une relation ?

 

Des interactions à distance et du sens au travail

C’était d’ailleurs une des thématiques issues de l’étude que nous avions réalisée en 2020, à la veille du 50ejour de confinement, seuil dont les sous-mariniers nous disent qu’il est crucial, psychologiquement. Une période qui avait conduit à une généralisation rapide des pratiques « d’interactions virtuelles » et du « travail à distance ».

Quatre leçons s’en dégageaient :

  • Plutôt une surprise de s’être plutôt bien adaptés à ce moment inédit – même s’il apparaît désormais que des fractures inconscientes ou niées, et non prises en compte, ont encore des conséquences importantes, individuelles et relationnelles ;
  • Mais avec la conviction que l’homme étant avant tout un animal social, émergeait l’envie forte de se revoir « en vrai » - et le retour depuis à des rencontres « réelles » en témoigne. Même s’il est intéressant d’observer les circonstances ou les « cultures » de certaines entreprises, ou de certains acteurs, qui conduisent à poursuivre les réunions en visio-conférences quand d’autres privilégient, autant que possible, les rencontres physiques ;
  • L’envie forte de changer quelque chose dans sa vie, en particulier dans l’équilibre vie personnelle – vie professionnelle. Et on peut, dans le quotidien de nos équipes, constater que cette détermination ne s’est pas affaiblie, pour beaucoup en tous cas ;
  • Et que, et ceci était sans doute lié au point précédent, les entreprises étaient très attendues sur leur capacité à donner du sens au travail de chacun.

Alors, si la seule interposition d’écrans remettait en question le sens au travail – voire le sens de l’existence -, qu’en sera-t-il de la déshumanisation des interactions, avec l’usage des nouveaux outils s’appuyant sur « l’intelligence artificielle », qui suscite aujourd’hui beaucoup de curiosité, et sans doute autant de fantasmes que de craintes ?

Sera-ce un appui pour la création ?

En sous-traitant à une machine apprivoisée (car il faut en apprendre la maîtrise) les parties les plus répétitives, ou les plus attendues, pour consacrer son temps à une valeur ajoutée recentrée ou déplacée ?

Ou bien une accélération de la fuite du réel ? En apportant des réponses toutes faites à des sollicitations académiques ou professionnelles auxquelles on ne trouve pas de sens… ou en se réfugiant dans une satire permanente du quotidien, auquel on se résout plutôt que de s’engager, pour éventuellement le changer, ou au moins tenter de l’infléchir ?

Pour les amateurs de musique, nous recommandons, sur ce thème de la création, l’écoute du podcast réalisé par le SNEP que préside Bertrand Burgalat, Radio Nova et Les Inrockuptibles, « Aux studios – Les dessous de la musique », à l’occasion des 100 ans de la musique enregistrée[2]. Quand les évolutions technologiques peuvent être « apprivoisées » par ceux qui veulent conserver le mystère de la créativité, et laissent toute la place à l’humain… quand ceux qui ne recherchent que la répétition, le volume et la rentabilité, laissent la main aux machines, aux automatismes…

 

L’esprit contemple, le corps interagit

Car une deuxième idée développée dans le numéro d’Inflexions était celle de la relative mais intrinsèque inefficacité des systèmes virtuels.

Alors bien sûr, ils sont utiles, en particulier à l’entraînement. Pour faire et refaire, à moindre coût et moins d’impacts sur les corps et l’environnement physique, des gestes à acquérir.

Mais ils n’égalent pas la « réalité » du monde physique.

Pas plus que, dans le monde de nos entreprises, les sessions de formation « en ligne » n’apportent la même qualité d’apprentissage que les sessions affreusement dénommées « en présentiel ».

Antoine Bourguilleau est un spécialiste des « wargames ». Au-delà des produits ludiques que l’on peut trouver sur le marché, ce sont, et ceci depuis deux siècles, des dispositifs extrêmement utiles pour former les chefs militaires. Et il affirme qu’il est indispensable de dépasser la tentation d’abandonner les « jeux » physiques pour leurs avatars numériques car « son informatisation (de la guerre) aurait pour effet de faire disparaître sous un vernis technologique toutes ses approximations en donnant aux utilisateurs une fausse impression de « réalisme », quand nous souhaitons précisément que ces approximations soient visibles et critiquables ». Quand la « friction » de la guerre s’avère ne pouvoir être totalement numérisée…

Et, pour illustrer cette situation, on pourra retenir la très jolie formule de Laurie Bonin et Julie Corver selon lesquelles « tandis que l’esprit contemple l’œuvre, le corps interagit avec celle-ci, provoquant une déferlante de sensations et d’émotions ».

Chacun d’entre-nous a eu l’occasion, avant la crise Covid pour certains, et depuis pour un très grand nombre, de participer à des sessions de « visio-conférence », dont certaines pouvaient faire usage d’outils dits de « facilitation » - transpositions dématérialisées d’outils très physiques.

Et les personnels de grandes entreprises avaient sans doute fait l’expérience, avant la pandémie et depuis des années, de « téléconférences », à l’occasion desquelles les « grands chefs » partageaient un certain nombre d’informations… et pendant lesquelles il était possible de démontrer des talents « multi-tâches »…

Avec la visio-conférence démultipliée par les nouveaux outils et les nouvelles pratiques, béquilles de la mise à distance imposée, l’image a pu donner l’impression d’une proximité retrouvée… jusqu’à ce que le nombre de participants rende patente l’impossible interaction à distance, et que d’ailleurs les caméras s’éteignent, permettant à nouveau cette merveilleuse ubiquité…

 

Le management à distance, une quête impossible ?

Notre deuxième enquête de la période pandémique avait porté sur le télétravail, à la rentrée de septembre 2020.

Et si on voyait déjà apparaître le souhait de pérenniser les deux jours de travail qui seraient formalisées lors des négociations qui suivraient, dans les entreprises et les organisations, les réponses exprimaient que ce travail à distance devait absolument être accompagné d’une évolution des pratiques managériales, car chacun pouvait, intuitivement ou par la pratique, mesurer les limites de la relation à distance.

Pas nécessairement pour ceux qui estimaient que leur travail, plutôt fait de production individuelle, « en silo », pouvait se passer (et pour certains, devait, en tous cas de leur point de vue) du regard et de l’intervention des autres.

Mais pour tous ceux dont la « production » (et le sens du travail) tient aussi aux interactions, dans la conception comme dans la mise en œuvre.

Et c’est l’échec de la prise en compte de cette « condition d’adhésion » qui apparaissait de nouveau, et majoritairement, dans notre troisième et dernière étude de cette période de pandémie, après les « couvre-feux » et à la veille du confinement de fin d’année : la claire affirmation d’un désengagement professionnel et d’une fragmentation des dynamiques collectives. En tous cas pour ceux qui accordaient de l’importance aux interactions, soit par affinité personnelle, soit au regard de la nature de leur « production » professionnelle, qui nécessite pour des échanges et de l’intelligence collective.

Car le télétravail est une véritable « mise à distance » de l’autre.

Sur ce sujet, Anne Muxel[3], directrice de recherches au CNRS (Cevipof/Sciences Po), cite une étude d’Alain et Dominique Schnapper qui distinguent les « activités d’exploitation » et « les activités d’exploration » : « le caractère inséparable des savoirs et des relations interpersonnelles qui caractérisent l’entreprise impose des modalités de collaboration entre les collaborateurs dont la forme peut évoluer, mais qui ne peuvent être entièrement assurés par l’intermédiaire des écrans ».

Tout comme Hannah Arendt, citée par Anne-Sophie Moreau à laquelle Anne Muxel fait référence, qui écrivait dans la Condition Humaine, à propos des activités humaines, que « l’action n’est jamais possible dans l’isolement. Être isolé, c’est être privé de la capacité d’agir ».

Alors, si la mise en distance est un isolement, qu’en est-il de l’abandon dans des mondes virtuels ?

Presque trois ans après, on peut sans doute remarquer que le « management à distance » ne s’est installé dans les habitudes qu’en s’organisant au moment des temps de présence au bureau.

Était-il possible de se « former » au management à distance ? Certains cabinets de formation avanceront sans doute que oui. Pour notre part, nous n’y croyons pas, pour avoir observé, avant la pandémie, les pratiques de grandes entreprises internationales multisites qui disposaient pourtant des moyens technologiques adaptés aux rencontres par écran interposés et des moyens de développement professionnel conséquents, mais continuaient à privilégier, à fréquence régulière, les rencontres « réelles ». Et les observations sociologiques et philosophiques précédentes confortent ce sentiment purement expérientiel.

Le « management » n’est pas seulement la gestion de ressources. Car ainsi que le rappelle André Torre, cité par Anne Muxel, « une partie importante des interactions entre êtres humains passent (…) par les attitudes, les expressions faciales, les phéromones, la convivialité autour d’un verre ou d’un repas et ne peuvent se reproduire qu’imparfaitement à distance ». Il s’agit donc de créer du lien, de susciter et d’animer des interactions.

Alors, depuis la fin de l’alerte sanitaire (voire dès après la première période de « tétanie »), nous constatons aussi que le choix des modalités des interactions peut être considéré comme un indicateur d’engagement.

Pour échanger rapidement, on peut s’appeler – ainsi qu’on le faisait avant (et pourquoi activer la visioconférence, qui empêche la déambulation et consomme une énergie inutile ?).

Mais pour interagir vraiment, et si on a le choix, il faut se revoir, et pas seulement par écran interposé… Car il est aussi possible qu’une pleine interaction ne soit pas vraiment souhaitée (l’écran reprenant alors sa signification initiale de cloison). Et dans ce cas la modalité de la « rencontre » devient alors un « dévoilement » de la qualité perçue et attendue de la relation, ou de l’absence de celle-ci.

 

La quête des sens, aussi…

Car la communication n’est pas seulement affaire de regard – et ceci d’autant que, avec les nouvelles technologies ayant recours à l’IA, le « regard » peut être « recadré » artificiellement, pour donner l’impression d’un contact direct, et non décentré par rapport à la caméra. Mais puisque tout le monde saura que ça existe, on peut prédire que, paradoxalement, l’authenticité de l’interaction en patira directement. Sans négliger la possibilité, au-delà du regard, que la totalité de « l’individu » à l’écran soit artificielle…

Pourtant, l’image a été beaucoup mise en avant par les producteurs d’outils numériques pour promouvoir des usages garantissant un équivalent de la rencontre physique… Et cela tient sans doute aussi, en plus de l’opportunité économique de l’échelle de rentabilité, à la prédominance historique du regard, parmi les cinq sens.

Il y a sept ans déjà, le numéro 74 de la revue Hermès, dédiée à la cognition, la communication et la politique, était intitulée « La voie des sens »[4]. Avec pour objectif, selon les mots de Dominique Wolton, de « dépasser l’apparente victoire, aujourd’hui, de la vue et de l’ouïe, renforcés par la domination des écrans. Revaloriser le toucher, le goût et l’odorat dans toutes leurs dimensions ».

Pour Eric Letonturier et Brigitte Munier, « la hiérarchie sensorielle occidentale est un choix civilisationnel ». Et même si Aristote en avait conçu un sixième, le « sens commun », « voué à opérer la synthèse des autres organes sensoriels », des penseurs plus récents, comme Kant ou Simmel, constateraient le primat donné à la vue, puis à l’ouïe.

Et Bernard Valade de rappeler que « l’ordre de succession ne connaît guère de variation ». Car selon Richard de Fournival dans un ouvrage du XIIIe siècle, « l’homme possède cinq sens : la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût et le toucher ».

Pourtant, pour la chercheuse en neurologie Helena Wasling, citée par Anne Muxel[5], « le toucher est une forme de ‘ciment social’ qui induit la possibilité d’un sentiment de confiance réciproque entre les personnes qui se sont touchées ». Et si la neurologie expliquait cette habitude « culturelle » que beaucoup d’entreprises connaissent, dans lesquelles il a toujours été impensable de commencer une journée dans l’atelier, ou une réunion, sans serrer la main de chacun, au risque d’émettre un véritable signal de défiance ?

Mais c’est une très ancienne hiérarchie, qui fait aussi appel, comme le rappelle Bernard Valade, au dualisme cartésien et aux « controverses sur les relations qu’entretiennent la matière et l’esprit ». Ou entre « sensation » et « cognition » (Benoit Le Blanc et Bernard Claverie). Et qui explique sans doute que certains rejettent cet « appel aux sens ».

Alors, posons-nous la question des sensations accessibles devant un écran ? Et surtout des sensations partagées, qui font la qualité (positive ou négative) des interactions ?

En la matière, la pratique professionnelle de la « facilitation » rappelle en permanence l’importance de prendre en compte, dans l’organisation de l’espace mais aussi par de multiples autres leviers, l’importance des cinq sens (sans oublier le sixième d’Aristote, bien sûr).

 

Prenons donc trois exemples. Le premier du monde de la musique, et les deux autres issus du monde militaire.

Les amateurs de spectacles de musique rock ou pop auront sans doute remarqué, depuis plusieurs années, l’apparition des claviers rouges « Nord ». La clé de leur succès ? Le retour de « boutons », potentiomètres ou autres… quand leurs concurrents s’étaient laissés emporter par les écrans et menus déroulants… Aujourd’hui, Yamaha se relance à la conquête de ces claviers de scène avec les mêmes configurations…

Passons au monde militaire…

Dans un article (en ligne), un pilote de chasse raconte son passage aux appareils dotés d’un « cockpit moderne » (dans lequel les « boutons » ont laissé la place à des écrans, y compris dans le casque du pilote) en le concluant par : « la seule chose qui manque par rapport au cockpit ‘entier’ est le manque de sensations »[6].

Et même s’il se réjouit de la « situational awareness » (la capacité à appréhender pleinement les éléments du contexte) éprouvée dans ce nouveau cockpit, sa réticence à prendre en compte, en vol, les messages vocaux illustre avec acuité la saturation cognitive que connait tout décideur en situation extrême. Car s’il ne peut prendre en compte l’ouïe, c’est sans doute parce que la multitude des messages visuels accapare pleinement son attention.

Probablement peut-on trouver dans cette même saturation visuelle les décisions de la marine américaine qui avaient conduit à réinstaller sur les consoles de pilotage des « manettes physiques » sur leurs destroyers les plus modernes[7].

En matière de sécurité en contexte de crise, la « situational awareness » est clé. Alors, pourquoi se priver de tous les sens ?

 

Le facteur humain, facteur de sécurité et de résilience

C’est donc aussi une question de sécurité. Quelque chose qui passe aussi par la sincérité perçue de l’information reçue.

C’est pourquoi, nous avons la conviction que la diffusion des productions des outils de génération automatique de contenu conduira sans doute – presque paradoxalement dans un contexte d’accélération technologique – à un retour aux interactions réelles.

Car la course aux « fakes » est la transposition, dans le champ cognitif, de celle entre le glaive et la cuirasse.

Dans le champ académique, la suspicion de plagiat facilité par l’accès aux sources en ligne avait conduit les enseignants à se doter d’outils de contrôle statistique… Et certains étudiants avaient pu espérer duper le système de comparaison (et surtout la capacité de lecture des enseignants) en utilisant des traductions (automatiques bien sûr) de textes écrits dans d’autres langues… Jusqu’à ce que, sans doute, les outils de prévention intègrent aussi ce pluri-linguisme.

Pour la génération de contenus de textes ou d’image, on voit déjà apparaître les outils d’analyse… Remise à l’ordre du jour de la course entre « blacks hats » et « white hats »…

Et si, pour distinguer le vrai du faux, la réponse n’était-elle pas dans l’interaction humaine ? Et dans le champ académique, par le retour du traditionnel « grand oral » permettant de s’appuyer sur le professionnalisme des enseignants ? Avec leurs faiblesses, certes, mais aussi leur esprit critique, et leur éthique.

 

Une inspiration, une éthique et une histoire partagées

Car l’éthique, individuelle et collective, était une troisième piste du dossier d’Inflexions pour répondre aux risques et menaces évoqués.

Et les pilotes Romain Desjars de Keranrouë et Xavier Rival affirment que « (l’équipage) doit développer une éthique exigeante », en citant Gustave Thibon selon lequel « toute facilité extérieure qui ne crée pas une exigence intérieure dégrade l’homme ».

Une éthique qui demande du temps : « la relation virtuelle est suspendue à la connexion et le temps mesuré à l’étalon du contact de l’instant. L’absence de durée privilégie l’événement aux annales, l’actuel au souvenir, et exclut donc l’éclosion d’une histoire partagée, la décision d’un engagement ou la naissance d’une vocation. » (Eric Letonturier)

L’éthique, c’est aussi ce qui est porté dans la profondeur de l’organisation. Une éthique propre à chaque entreprise humaine, du fait de son histoire, de ses dirigeants, de ses métiers… Une éthique qui doit être digérée, métabolisée, appropriée par chacun. Et non faire l’objet d’un « contrôle social » que les technologies garantiraient.

C’est là encore la question du « sens au travail », quand certains se satisfont de la mise à distance de « producteurs » qu’ils n’auraient pas à « manager » mais seulement à « gérer ».

« Les temps qui viennent imposent de faire évoluer le commandement militaire d’une force de conviction vers une force d’inspiration… Car la pression de l’environnement technico-opérationnel obligera de plus en plus à penser l’action dans un registre indirect, seul à même de stimuler la créativité et la subsidiarité que les échelons subordonnés vont nécessairement devoir assumer… Dans les armées comme dans la vie, l’inspiration me semble être un levier suffisamment puissant pour transgresser sans les affaiblir les limites de l’ordre hiérarchique et faire valoir en toutes circonstances et de manière transparente la maîtrise du comment par le pourquoi. » (Thierry Marchand, dans Inflexions)

Le sens au travail, comme le sens de la mission. Et donc à rebours de la tentation de considérer l’autre comme un simple « exploitant » qui exécute l’instruction limitée, la nécessité de s’appuyer sur lui comme un « explorateur », qui s’adapte et ouvre le champ des possibles.

 
 

La « gestionnarisation » : des quasi-objets aux quasi-humains ?

Car la « gestionnarisation » de la société est un risque – et une tentation pour certains – sur lequel l’article de Pascal Robert et Agnieszka Tona dans le numéro d’Hermès appelle l’attention.

Pour eux, la multiplication des « quasi-objets documentaires » - les objets et documents du monde numérique – peut conduire, de par la richesse des données qu’ils contiennent et qui évoluent au fil du temps, et à leur intrication, à « produire de l’incommunication ».

Avec les outils numériques, la richesse des échanges est réduite. Ainsi, par exemple, l’utilisation souvent vaine d’« emojis » pour tenter de réduire les malentendus dans l’envoi d’un SMS… Ou bien la médiocrité du sens et les facteurs de malentendus des contenus générés par les outils s’appuyant une « intelligence » artificielle.

Pour les auteurs, le risque est de contraindre la communication humaine à accepter cette dégradation de la communication en se pliant aux limites des outils : ce qu’ils appellent la « gestionnarisation ».

C’est sans doute ce qui explique que le télétravail a été vite adopté par les organisations bureaucratiques, dans lesquelles on attend que des « agents » réalisent une tâche donnée, de plus en plus automatisable car faisant peu appel à l’initiative. Et qu’on ne souhaite surtout pas « manager », c’est à dire « animer ». Mais au mieux « gérer ».

Cette tentation de cette « gestionnarisation » des choses et des hommes se retrouve dans de nombreux autres domaines.

Prenons par exemple le développement du BIM (building information management) dans le milieu de la construction. Souvent réduite à la « maquette numérique » (un quasi-objet documentaire), cette nouvelle technologie devait permettre de nouvelles pratiques collaboratives, avec une intervention simultanée, ou au moins coordonnée, des différentes expertises. C’était l’opportunité de déployer les « méthodes Agile », ou en tous cas leur esprit, à cet environnement professionnel.

Aujourd’hui, trop d’intervenants ont oublié ce potentiel décloisonnement, en s’attachant à la seule dimension technique de l’outil. Dès lors, on ne fait que remplacer le plan papier par un plan numérique, la maquette physique par une maquette numérique… tout en conservant le fonctionnement en silo. Avec, par conséquent, des enjeux purement techniques de compatibilité de données, de normalisation accrue des productions, et d’enjeux de « pouvoirs » entre métiers et hiérarchies implicites.

C’est là encore, une opportunité potentiellement ratée d’utiliser les outils pour accroître les interactions, et la tentation saisie de tenter à nouveau de « gérer » la relation à l’autre de la façon la plus appauvrie possible – avec notamment la « norme ».

Et selon ce même axe, le livre d’Anne Muxel évoque aussi la « numérisation de l’intime ». Avec des conséquences inattendues comme celle de la fabrique de la mémoire. Car existe « la nécessité pour qu’une mémoire advienne et reste vivante du vécu lui-même, dans sa dimension charnelle et sensible ». Il apparaitrait en effet que les images des visio-conférences ne sont pas mémorisées… Et puisqu’il n’y a pas d’autres sens stimulés…

Alors, s’il n’y a plus de souvenirs mais seulement des données, quel est le sens d’une humanité numérisée ?

 

Explorer le virtuel, une vraie aventure ?

Alors, pour clore cet article par un nouveau rapprochement entre monde civil et militaire, comme celui qui l’ouvrait en référence au numéro d’Inflexions, mais sur un mode plus léger, on évoquera aussi Tom Clancy, dont les ouvrages imaginaient, mais aussi anticipaient certains conflits. Et dont le « Tempête rouge », rangé aux oubliettes par certains après la fin de l’Union Soviétique, est ressorti des rayonnages, à la lumière de l’invasion russe en Ukraine, marche européenne et État souverain.

A la fin des années 90, il avait écrit une série « Net Force », mettant en scène la fragilité de nos sociétés connectées, et imaginant des scénarios heureusement toujours maîtrisés, in fine. Et aussi, pour un public plus jeune, celle des « Net Force Explorers » (non publiée en français). Un monde dans lequel des adolescents faisaient face, dans un univers virtuel, à des menaces bien réelles, au péril de leur vie dans ce monde réel – en se connectant, à l’instar des personnages de Matrix, par un insert neural bien physique… Ils avaient 15 ou 17 ans en 2000. Ils en ont donc entre 35 et 40 aujourd’hui et sont, pour certains, bien engagés dans les conflits de notre monde. Sous les armes de la France, mais aussi dans les entreprises, qui ont tout leur rôle à jouer.

Ont-ils conscience des limites et faiblesses d’une industrie qui déploie, à coups de milliards d’investissements, des outils qui auront, comme tout dispositif technique, un impact sur nos sociétés humaines ?

Ou sont-ils entraînés par le fantasme d’un enrichissement rapide ou d’une fuite du monde réel ?

 

Comme le démontrent les « reconversions » de certains travailleurs du tertiaire de cette tranche d’âge, mais aussi le succès du film « Sur les chemins noirs », tiré du livre de Sylvain Tesson, et joué magistralement par Jean Dujardin : et si finalement, la vraie aventure était celle de l’exploration du réel ? Celle du monde qui nous porte et de notre humanité ?

[2] https://www.nova.fr/podcasts/aux-studios-les-dessous-de-la-musique/

[3] Anne Muxel, « L’Autre à distance. Quand une pandémie touche à l’intime », Odile Jacob, octobre 2021.

[4] « La voie des sens ». Hermès La Revue. Numéro 74. CNRS Éditions, 2016, Paris

[5] Anne Muxel, ouvrage cité.

[6]About the only thing missing from the whole cockpit is the lack of ‘feel’”. https://hushkit.net/2021/01/21/what-is-good-and-bad-about-the-f-35-cockpit-a-panthers-pilots-guide-to-modern-cockpits/

[7] https://news.usni.org/2019/08/09/navy-reverting-ddgs-back-to-physical-throttles-after-fleet-rejects-touchscreen-controls

Voir les commentaires

Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management, #Lectures, #Social change, #Transformation 3.0

Repost0

Publié le 10 Mars 2023

Prague, été 1990. Comme aujourd'hui en Ukraine, le peuple dit "non" aux chars soviétiques (DR)

Prague, été 1990. Comme aujourd'hui en Ukraine, le peuple dit "non" aux chars soviétiques (DR)

La sociodynamique est une grille de lecture et un art de la mise en dynamique des acteurs et des organisations. Proche de la philosophie du jeu de go plutôt que de celle du jeu d’échec, elle préconise notamment d’accroître ses degrés de liberté et de favoriser les synergies, plutôt que de s’épuiser à jouer toujours du même registre, directif et autoritaire.

En la matière, l’Ukraine de Volodymyr Zelensky et les forces armées ukrainiennes témoignent, face aux agressions de Vladimir Poutine, d’une remarquable approche sociodynamique, en privilégiant  les dynamiques collectives plutôt que le pouvoir autocratique.

Une raison de plus, parmi mille autres, de soutenir le peuple ukrainien face aux offensives multidimensionnelles russes.

 

Commençons par quelques fondamentaux de la sociodynamique.

En matière de gestion des relations inter-individuelles, la sociodynamique propose une lecture qui dépasse la linéaire et réductrice opposition entre « pour » et « contre » - « vous êtes pour moi ou contre moi ».

Et plutôt qu’une catégorisation des personnes, elle prend en compte, à un moment donné, leurs actions par rapport à un projet, un objectif partagé. Car en sociodynamique, on n’évalue pas les personnes, on prend en compte leurs actes. Et ceci selon deux axes orthogonaux : la synergie (l’énergie que l’on consacre en faveur du projet), et l’antagonisme (l’énergie que l’on affecte au détriment du projet, ou en faveur d’un autre – car le temps et l’énergie sont des ressources limitées).

On obtient alors une évaluation selon ces deux dimensions – et une grande partie des acteurs se trouvent souvent dans un positionnement de « oui si », ou « non mais » - les « hésitants », qui démontrent autant de synergie que d’antagonisme. Et des « passifs », qui ne s’engagent pas. Il y a aussi des « soutiens », piliers indéfectibles ; des « opposants » voire des « irréductibles », qui déploient leur énergie contre le projet ; des « déchirés », des « grognons »… Et puis des « triangles d’or » : des soutiens qui font preuve d’initiatives synergiques mais aussi d’un esprit critique, bienvenu.

Cela donne une « carte des partenaires » : le terrain de jeu, et d’enjeux, des parties prenantes.

 

Adapter son mode relationnel

Pour animer la relation avec l’ensemble de ces parties prenantes, la sociodynamique recommande d’adapter son « management » à leur attitude et leurs actions (car « manager », c’est animer la relation).

Plutôt que de tenter, en vain, de convaincre les « opposants » (car ils ont un autre projet que le vôtre), il s’agit de faire preuve avec eux d’un management « directif » : s’en tenir à la loi, au règlement, au contrat de travail, et l’imposer. Et surtout ne pas y déployer toute son énergie et de son temps, mais au mieux une petite partie (un tiers voire moins).

Car contrairement à ce que l’on pratique souvent, l’enjeu principal est bien plutôt de mobiliser ses « alliés » (soutiens et triangles d’or) afin qu’ils renforcent votre projet avec leurs initiatives, et qu’ils convainquent les « hésitants », qui sont prêts à « basculer », et mobilisent les « passifs », qui représentent souvent la grande masse des parties prenantes. Il faut donc de mettre en œuvre, avec eux et pour eux, un management participatif, qui s’enrichit de leurs synergies, et les rend pleinement acteurs du projet partagé.

Et avec ces « hésitants » et « passifs », on pourra faire preuve de management « transactionnel », fondé sur la négociation, le jeu gagnant-gagnant.

En résumé, et sur le plan managérial, la sociodynamique recommande la mise en œuvre conjointe des pratiques participatives et transactionnelles – le directif étant réservé à contenir les opposants ou, sur une très courte période et au prix de fractures durables de la confiance, de l’engagement, et donc des relations, à la gestion des urgences (une crise n’étant pas, de façon pérenne, une urgence).

 

Enfin, la sociodynamique décrit quatre types d’organisations, en fonction de leur propension à encourager, d’une part, le sentiment d’appartenance (« l’égo »), et d’autre part, l’ouverture sur le monde et l’innovation (« l’éco »).

Il y a donc des organisations « mécanistes », qui se réfèrent avant tout aux règlements et procédures, pratiquent l’injonction (pas de sentiment d’appartenance) et découragent l’initiative (pas d’ouverture).

Les organisations « tribales » privilégient, quant à elles, l’entre-soi, la solidarité, la fermeture. Elles apportent du réconfort mais, faute d’ouverture, manquent de créativité.

Plus ouvertes vers l’extérieur, les organisations « individualistes » stimulent la compétition, l’innovation, le contrat, les relations « mercenariales »… Elles sont agiles mais fragiles, en raison d’une faible cohésion sociale.

Et puis il y a les organisations « idéales » (l’idéal étant toujours difficile à atteindre et maintenir), qui concilient à la fois l’ouverture sur le monde et la cohésion : les organisations « holomorphes » - dans lesquelles, à l’image des fractales, on retrouve au plus petit niveau organisationnel les qualités de l’ensemble.

 

Une sociodynamique des conflits armés ?

La sociodynamique est un art des relations, entre individus, entre organisations. Est-ce alors une approche adaptée à l’analyse des conflits armés dont on peut penser, a priori, que l’objectif est la destruction de l’autre – ce qui est une forme très particulière de « relation »… ?

L’abondance de commentaires médiatisés, au cours de ces derniers mois, aura sans doute permis de sensibiliser le plus grand nombre aux multiples dimensions d’une guerre, au-delà du seul fracas des armes, et c’est pourquoi ces lignes proposeront néanmoins l’application du regard sociodynamique à certaines d’entre elles.

 

Commençons par la manœuvre des armes, aux conflits « cinétiques », qui relèvent d’expertises techniques et humaines très particulières.

Impossible, à moins d’être donc un expert très bien informé, de formuler une évaluation précise de la sociodynamique des opérations militaires. Néanmoins, quelques faits témoignent des dynamiques animées par les forces ukrainiennes, et a contrario des pratiques de l’armée d’invasion russe.

 

Dès 2014, l’Ukraine a procédé à une refondation de sa pensée stratégique[1]. Elle adopte alors une organisation décentralisée, adaptée à une guerre « réseau-centrée », reposant sur une grande autonomie des entités, jusqu’au groupe de combat, une collaboration étroite inter-armes et un engagement des populations dans la désobéissance civile et les actions de guerre hybride. Des ingrédients caractéristiques de dynamiques collectives, de synergies.

A l’opposé, la doctrine russe prévoit le choc et l’effroi : des frappes massives suivies d’une percée dans la profondeur. L’escalade de la violence, ou « toujours plus de la même chose », dans une seule direction.

 

Lors de l’offensive russe de février 2022, ces deux doctrines s’affrontent. Les forces d’invasion échouent dans la « décapitation » et l’effondrement moral attendu de l’Ukraine. La stratégie ukrainienne, quant à elle, est décrite en trois axes[2], qui relèvent plus du jeu de go que du jeu d’échec, et des principes de la sociodynamique :

  • la mobilisation de la communauté internationale (l’appel à des alliés, en dehors du « damier » existant) ;
  • la résistance de la nation et le maintien de sa volonté de combattre (le renforcement de l’appartenance collective – la dimension « ego » - indispensable dans les temps difficiles) ;
  • le succès de la défense opérationnelle par la sauvegarde des principales villes (la multiplication des « territoires » sur le « plateau de jeu », des points d’appui, et la décentralisation de l’action).

 

Les forces ukrainiennes ont par ailleurs mis en œuvre de remarquables innovations.

Et si l’on parle aujourd’hui de l’utilisation courante des drones, en regroupant sous ce vocable toute une gamme qui va des petits appareils d’observation aux engins pilotés capables de bombardements, il faut se souvenir que les premiers ont été utilisés par les Ukrainiens, à partir d’engins grand public (comme ceux que le français Parrot avait lancés en 2010, avant de se recentrer sur les usages professionnels) opérés non par des militaires professionnels mais par des civils volontaires, embarqués au plus près du front par des opérateurs spécialisés. Pour éclairer les troupes, avant d’être adaptés en « lance-bombes » - là encore une création…

De même, il avait été évoqué, dès l’invasion, l’usage d’un « réseau social » alimenté par tous les Ukrainiens volontaires pour informer en temps réel les forces armées de la localisation des troupes ennemies.

Et n’oublions pas la mise à disposition des systèmes de communication Starlink par le toujours surprenant Elon Musk…

 

Ces trois exemples d’innovation sont des illustrations des synergies que recommande l’art de la sociodynamique : appeler aux volontariats, encourager les initiatives, nourrir les réalisations communes, et prendre ses alliés « comme ils sont », dès lors que leurs contributions sont utiles au projet partagé.

Car si certains considèrent que leurs « alliés » doivent impérativement correspondre à un profil arrêté (et souvent un « mouton à cinq pattes »), les sociodynamiciens recherchent avant tout les bénéfices des synergies. Peu importent les écarts à un « idéal » dès lors que la contribution est forte, car ce qui importe le plus est la contribution réelle au projet collectif. Quant à l’esprit critique, il n’est pas écarté mais au contraire encouragé, dès lors qu’il s’accompagne de synergies fortes. Car ces doutes, interrogations voire remises en cause, visent alors à améliorer l’efficacité de la dynamique commune.

 

Les synergies plus que l’imposition

Et ces synergies entre militaires et civils engagés sont, comme le rappelait Michel Goya dans son ouvrage « S’adapter pour vaincre »[3], une clé de l’innovation guerrière. Quand les approches purement « normatives », qui visent à mettre sous contrôle les compétences et les moyens, tuent l’innovation en la livrant inéluctablement aux travers de la bureaucratie.

 

Le recours aux « proxies » (les troupes associées) est un autre point d’application possible de la sociodynamique des conflits puisqu’on y étudie, comme l’expose Olivier Zajec[4], la nature des relations : celles des « acteurs principaux » et de leurs « agents » ou « mandataires ».

En la matière, deux scénarios sont proposés. Celui de l’exploitation, dans lequel l’agent « exploité » dépend totalement de son commanditaire. Et celui de la transaction, dans lequel le proxy ne renonce pas à son propre objectif – avec toutes les incertitudes sur les écarts de trajectoire…

On pourra alors utiliser cette grille d’analyse aux troupes qui appuient l’armée russe, et à tous ceux qui se sont engagés aux côtés des Ukrainiens pour un objectif commun : mettre fin à l’invasion (car il faut toujours garder à l’esprit, en matière de conflit, la question de « l’état final recherché »).

On avait pu observer, au début de l’invasion russe, l’engagement dans le conflit armé de multiples « groupes de volontaires », locaux ou étrangers, aux côtés de l’armée ukrainienne. Ceux-ci ont progressivement été intégrés dans l’ordre de bataille officiel – sans doute pour des raisons de nécessaire coordination des efforts et du soutien, mais aussi avec un message au moins implicite de cohésion nationale – la dimension « ego » ajoutée à la dimension « eco » des organisations « individualistes » (ou « mercenaires »).

Quand, côté russe, on joue toujours de l’utilisation de supplétifs et de mercenaires portés par leurs objectifs propres – un fonctionnement typique d’organisations « mécanistes », fondées sur l’autorité, l’exécution, sans souci de l’esprit d’appartenance et de la cohésion.

Dans un cas, l’animation d’une dynamique guerrière, qui accepte certains « antagonismes » dès lors que les synergies démontrées sont plus fortes, et vise avant tout à atteindre l’objectif commun, par la mobilisation du plus grand nombre.

Dans l’autre, une « gouvernance » autoritaire voire autocratique, qui ne garantit jamais la pérennité de la « domination ». Et qui, inévitablement, démotive les « dominés » tout en encourageant les projets concurrents.

 

Une sociodynamique des guerres cognitives

On en parle de plus en plus : la guerre n’est pas seulement affaire d’affrontements armés, mais aussi un conflit des perceptions. Celles des soldats, celles de leurs chefs militaires et civils, celles des populations qui les soutiennent directement ou indirectement, par leur action sur les dirigeants étatiques.

Là encore, les Ukrainiens témoignent de pratiques dignes des meilleures expertises sociodynamiques.

Quand Vladimir Poutine active ses relais d’opinion, qu’ils soient officiels ou motivés par le classique « Mice » (money, ideology, compromission, ego), l’Ukraine s’appuie sur ses « alliés » : des acteurs volontaires qui s’engagent dans la guerre des esprits pour soutenir le projet partagé – mettre fin à l’invasion russe.

Et là encore, les modalités et la nature des acteurs témoignent des grandes différences entre l’approche verticale et la sociodynamique des parties prenantes.

Côté russe, on s’appuie sur un « narratif » et des relais médiatiques « officiels » ou des acteurs qui revendiquent une « légitimité », au nom d’un passé supposé glorieux ou d’expertises souvent auto-revendiquées.

Du côté des soutiens aux libertés ukrainiennes, on observe de tout.

Une couverture inédite des opérations militaires, grâce aux nouveaux moyens de captation et de diffusion. Une médiatisation des pratiques monstrueuses des troupes d’occupation sur les populations et les défenseurs ukrainiens, qui nourriront et accélèreront on l’espère les poursuites pénales.

Mais aussi une pluralité d’actions de communication très décalées, comme les nombreux « memes » ou témoignages vidéos qui irriguent les réseaux sociaux et, par rebond, les médias traditionnels, et témoignent d’un humour, d’un esprit critique voire d’une poésie qui rappellent l’esprit des samizdats de l’époque soviétique : l’humour et la poésie, éternels ressorts d’une humanité qui résiste aux totalitarismes.

 

D’un côté, on impose un propos et on manipule des vecteurs. De l’autre, on observe l’émergence d’initiatives parfois maladroites, mais souvent habiles – dans notre monde digital, les meilleurs sont vite identifiés et relayés -. Et toutes animées d’une même bonne volonté, au profit d’un objectif partagé – même s’il n’est pas formulé.

D’un côté, l’uniformité et l’autorité. De l’autre, le foisonnement et le libre-arbitre.

 

L’émergence ou le complot ?

Face à ce foisonnement, la dénonciation d’un « complot » ou d’un « grand Satan » est devenue une figure habituelle. Car dans le monde autoritaire qui ne fonctionne que par injonctions et suivisme d’un « homme providentiel », on ne comprend pas les logiques de mobilisation collective, d’autonomie, d’émergence. D’adhésion spontanée à une cause évidente et partagée.

Et c’est une ligne de front radicale, presque ontologique : l’unicité contre la multitude, le pilier contre le réseau. Le totalitarisme contre la pluralité démocratique. Cette pluralité que les partisans des fonctionnements autoritaires rejettent au nom d’une supposée « efficacité ».

Là encore, et parce que la guerre cognitive renforce son importance dans les stratégies étatiques, la grille de lecture des proxies est aussi féconde.

D’une part, on a un pouvoir central et ses dépendances. De l’autre, un foisonnement qui multiplie les modes et les terrains d’action. Les enjeux de contrôle d’une part, ceux de la coordination d’autre part. Le « pouvoir sur » d’un côté, le « pouvoir avec » de l’autre. D’une part Max Weber et la bureaucratie, de l’autre Hanna Arendt et les relations humaines.

 

L’animation de dynamiques collectives – qui commence par leur acceptation et leur encouragement - est une compétence clé que confèrent les principes formalisés dans la sociodynamique. Et en l’occurrence, l’avantage est clairement aux Ukrainiens et à leurs soutiens.

Ce qui leur permet, également, de multiplier les « damiers » et d’en changer au gré du contexte et des événements, ou de jouer sur les différents territoires de l’espace du jeu de go, plutôt que de se laisser enfermer sur une ligne de front unique. Conserver des « degrés de liberté » : un principe commun fort de la sociodynamique et du jeu de go…

 

Une sociodynamique de la politique intérieure et internationale

Enfin, et parce que la guerre se mène aussi sur le plan politique, on peut analyser, au regard des clés de la sociodynamique, les pratiques sur le plan intérieur, et sur la scène internationale.

La mobilisation internationale a été rapide, et les initiatives « individuelles » ont été plus nombreuses que les dynamiques institutionnelles, en particulier dans les pays qui avaient connu le joug et les crimes soviétiques.

Les pays baltes et nordiques, et les pays qui avaient recouvré leurs libertés après l’effondrement de l’empire soviétique, ont instantanément manifesté leurs synergies. Politiquement, et matériellement. Sans tergiverser. De vrais alliés.

Et ceci en dépassant les vieilles querelles historiques ou territoriales, les anciens « empires ».

Et puis les alliances institutionnelles se sont mises en branle… l’OTAN, l’Union Européenne, les Nations Unies…

Mais dans ce monde multipolaire, les approches verticales, orgueilleuses voire autoritaires, n’ont pas d’efficacité… Peu importent les coups de mentons, seuls comptent les actes, les véritables synergies. S’opposer clairement à l’ennemi – y compris en payant, dans son confort, le prix de cet attachement aux principes partagés - , soutenir les réfugiés, apporter des moyens, ou prendre le train pour marquer les esprits et mobiliser ainsi ceux qui hésitent…

Avec ce conflit, le monde trouve un nouvel équilibre. Entre des approches vieillissantes et souvent infantilisantes, qui croient encore au pouvoir d’un « statut » parfois auto-conféré. Et celles qui font le choix de l’action, celui des synergies.

 

Les dynamiques de la société ukrainienne sont, quant à elles, documentées dans le livre actualisé début 2023 d’Alexandra Goujon[5], qui a également contribué à un épisode remarquable du « Collimateur », le podcast de l’IRSEM[6], le 22 février 2023.

Ainsi qu’elle le décrit, l’Ukraine ne s’est pas seulement mobilisée autour d’un pouvoir central, mais avec une grande pluralité d’acteurs.

Certes, le courage et l’habileté de Volodymyr Zelensky a permis de rassurer à la fois le peuple ukrainien et ses alliés et d’organiser la défense du territoire autour des forces armées ukrainiennes. Mais ce qui a garanti la pérennité des services aux populations et le développement d’actions de soutien est bien l’émergence d’initiatives multiples, coordonnées en partie seulement par les services étatiques, naturellement dépassés par l’ampleur d’une telle crise. Car lorsque la confiance est partagée au profit d’un objectif commun, quelle nécessité à un « contrôle », inévitablement inefficace ?

Et le peuple ukrainien a démontré, depuis la « Révolution de Maïdan », fin 2013, ses remarquables capacités d’auto-organisation. Pour se révolter contre la violence du gouvernement pro-russe (95 morts du côté des manifestants – la « Centurie céleste » - et 19 du côté des policiers[7]), tout d’abord, et ensuite pour résister aux premières offensives russes.

 

La société ukrainienne : rebelle ou sociodynamique ?

Ainsi que le rappelle Alexandra Goujon, la révolte de l’hiver 2013-2014 rassemble certes des partis d’opposition mais surtout des citoyens ordinaires qui mettent en place des services d’intervention et d’appui (patrouilles, blocage de cars de police, transport de bois, d’essence et de produits d’alimentation) et de soins que certains décriront, faute d’autre grille de compréhension, comme un « État dans l’État » - voire comme le fruit d’interventions étrangères, alors que les ONG humanitaires n’étaient qu’une partie des acteurs dans ce foisonnement d’initiatives synergiques.

Et les Ukrainiens démontreront à nouveau cette capacité de mobilisation et d’auto-organisation lors de l’annexion de la Crimée, puis lors de l’invasion de février 2022, avec une mobilisation purement militaire, au sein des forces armées ou de groupes initialement autonomes, mais aussi avec des levées de fonds, des actions humanitaires, des engagements bénévoles pour charger/décharger des marchandises, tisser des filets de camouflage. Mais aussi apporter un appui psychologique professionnel, ou poursuivre les enseignements des élèves réfugiés…

Comme l’exprime Alexandra Goujon, « la société civile est souvent considérée dans son opposition à l’État. Elle est composée d’individus ou de groupes dont les actions ne sont certes pas contrôlées par les pouvoirs publics mais les conduisent à avoir des relations avec eux (…) un État dans l’État : cette métaphore suppose la capacité des citoyens de se substituer à l’État alors qu’ils agissent plutôt dans les interstices de l’action publique ».

Préférer les « relations » au « contrôle », voilà une belle illustration des approches sociodynamiques…

 

L’approche sociodynamique, vecteur des libertés retrouvées

En matière de conduite d’entreprise, l’approche sociodynamique démontre son utilité et sa puissance dans de multiples contextes, et en particulier lorsqu’il faut faire face à des tensions, des conflits. Car on ne peut pas « tuer » l’autre – en tous cas dans nos sociétés démocratiques. Il faut donc « faire avec », autant que possible.

Dans un débat politique régulé, au plan national ou international, les règles sont les mêmes. Et là encore, il convient de multiplier les synergies, pour emporter la décision.

Dans le prolongement guerrier de l’affrontement politique, la sociodynamique a sans doute aussi son utilité – ne serait-ce que parce que la guerre n’est pas seulement celle des armes. Et cette puissance est au service de ceux qui, comme les Ukrainiens, préfèrent la liberté au totalitarisme, et font le choix des synergies plutôt que celui de l’écrasement de l’autre.

Alors, au quotidien comme dans tous les contextes de nos vies, démontrons par nos actions et nos engagements que le camp de l’Ukraine est clairement le nôtre : celui des libertés, de l’initiative et de l’autonomie.

 


[1] Thibault Fouillet, « Guerre en Ukraine : étude opérationnelle d’un conflit de haute intensité (premier volet) », Fondation pour la Recherche Stratégique, Février 2023

[2] Idem

[3] Michel Goya, « S’adapter pour vaincre », Perrin, 2019

[4] Olivier Zajec, « Stratégie et guerres par proxies », Défense & Sécurité Internationale n°163, Janvier-février 2023.

[5] Alexandra Goujon, « L’Ukraine, de l’indépendance à la guerre », Le Cavalier Bleu, 2023

[7] Alexandra Goujon, op.cit.

Voir les commentaires

Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management, #Social change, #CIMIC, #Sociodynamique - Stratégie des Alliés

Repost0

Publié le 16 Janvier 2023

Convergences de bonne humeur

Une fois n’est pas coutume, ce ne sont pas les événements stratégiques à l’est du continent européen qui inspireront ces lignes, mais un joyeux événement cinématographique à venir, dans les jours prochains.

 

Dimanche était organisée, par Pathé France, une avant-première de l’événement cinématographique français de février : « Astérix et Obélix : l’Empire du Milieu ». Une très jolie occasion de découvrir, quelques jours avant la sortie officielle, ce qui est à la fois un marqueur de l’époque et un bel exemple, en ces temps de fragmentation sociale, de ce qu’il est possible de faire pour réunir des talents et des publics très divers.

Alors bien sûr il y aura toujours des grognons… mais fidèles aux principes de la sociodynamique, appuyons-nous sur ce qui fait avancer, plutôt que de donner trop d’importance aux trouble-fêtes.

 

Ainsi que cela a été le cas d’autres épisodes, cet opus d’Astérix et Obélix rassemble, au-delà des acteurs principaux, un très grand nombre de personnages emblématiques du moment. Tout le monde ne se retrouvera pas nécessairement dans les rappeurs Big Flo et Oli, comme d’autres ne reconnaitront pas facilement Pierre Richard… Et hormis ceux qui ont suivi les aventures d’Emmanuel Macron au pays des YouTubers, les plus de 25 ans ne sauront sans doute pas facilement identifier MacFly et Carlito, ou bien, en dehors de l’octogone ou des clash de comptoir, Ragnar le Breton…

Et en ce qui concerne les talents musicaux, on pourra parier que la « gamme » élargie, de Matthieu Chedid à Angèle ou Orelsan en passant par Philippe Katherine, qui donne son talent et sa voix à, évidemment,… (vous pourrez le deviner !), réjouira un public divers.

Alors, c’est bien là un talent des producteurs et réalisateurs d’avoir réuni tous ces visages de l’époque, qui « datent » assez précisément le film, sans jugement péjoratif mais seulement le plaisir de se souvenir de « ce temps-là », dans quelques années. A voir qui sera passé à la postérité et qui sera encore connu des prochaines générations.

Mais ce qui est plus intéressant, et peut nous inspirer dans nos propres domaines d’action, c’est une double réussite.

 

Celle de Guillaume Canet, tout d’abord, à la fois acteur et réalisateur.

A vouloir mettre en scène un si grand nombre (vous verrez…) de « petites et grandes stars », il courait le risque d’une succession de plans publicitaires, et au mieux de sketches, sans grande cohérence. Peut-être adapté à la culture des instants si présente sur les réseaux sociaux et le monde de l’image actuelle, au buzz et au clash, mais lassant pour ceux qui apprécient encore le déroulé d’un film. Alors, bien sûr, c’est un film familial et l’intrigue n’est pas d’une immense complexité, pour pouvoir séduire tous les publics. Mais il a réussi à tisser un fil, qui permet, par-delà les exclamations et éclats de rire, de se laisser porter sur la durée.

Et surtout, son écriture permet de faire plaisir à la grande diversité du public auquel le film s’adresse, avec des clins d’œil et des hommages plus ou moins explicites, à toutes les tranches d’âge… des blessures des terrains de football aux sables mouvants du désert mexicain…

Savoir s’adresser au même moment à une grande variété de parties prenantes, c’est un des défis auxquels les décideurs d’entreprise doivent faire face. Sans tomber dans la caricature ou le cliché, en demeurant sincères et authentiques, ni se rassurer dans l’entre-soi.

Alors, parce qu’il faut savoir savourer les moments de détente, profitez pleinement de ce film, sans arrière-pensée.

Mais peut-être en vous souvenant, ensuite, des sketches et des dialogues, et de tous leurs niveaux de langage, et de compréhension.

 

La deuxième réussite est celle de Jérôme Seydoux, qui dirige Pathé, la société de production et de distribution.

Humble maître de cérémonie de cette avant-première, il a laissé toute la place de la scène à l’équipe de production et de réalisation, se tenant sur le côté de cette assemblée agitée ou impressionnée, en fonction des tempéraments et de l’expérience. Et pourtant… Cette humilité était celle aussi qui avait caractérisé sa participation à la projection du magnifique « Notre-Dame brûle » de Jean-Jacques Annaud, devant le public de l’École de Guerre, à l’École Militaire. Au premier rang, mais au milieu de tous, pas sur l’estrade.

Mettre en avant les autres plus que soi-même, permettre leur succès en leur donnant accès aux moyens d’une organisation, en appuyant leurs initiatives, en leur apportant son expertise et son expérience… voilà qui peut inspirer également bon nombre de nos décideurs.

Et rassembler le plus large public en donnant accès à des émotions aussi variées que celles qui provoquent le rire comme les larmes. Réunir aussi, dans un même espace bien réel – celui d’une salle de cinéma, « en grand ».

 

Alors pour tout cela, merci Messieurs.

 

Voir les commentaires

Rédigé par Kaqi

Publié dans #Management

Repost0

Publié le 12 Juillet 2022

Le choix des synergies : sept cas pratiques

Tout au long de l’année passée – comme depuis 20 ans -, j’ai accompagné des équipes qui avaient besoin de se retrouver, de panser les plaies, de se projeter dans un avenir incertain. Des situations toujours différentes, des pistes de solution variées, mais un choix in fine similaire : avant tout, mieux travailler ensemble…

 

Dans un monde toujours changeant, il existe de multiples façons d’envisager une stratégie, et surtout la mise en œuvre de celle-ci. Car, à moins d’aimer les idées pour elles-mêmes, à quoi bon l’imaginer si ce n’est pour ne pas la réaliser ?

Cette année post-Covid était bien entendu particulière. Pas seulement parce qu’elle mettait à l’agenda de bon nombre d’entreprises les conséquences d’accords de télétravail souvent plus imposés que choisis. Mais aussi parce qu’elle les avait conduites à poursuivre ou mettre en œuvre des changements plus ou moins profonds, mais sans bénéficier du retour immédiat des équipes concernées, en raison de la mise à distance des mois passés.

Les process avaient permis de poursuivre l’activité. Certains s’étaient épuisés à la tâche pour les imaginer, les mettre en œuvre, les animer. D’autres s’étaient désengagés. Les interactions n’avaient pas été celles prévues, le feu avait parfois couvé, des plaies s’étaient aussi révélées, voire infectées.

Nous vous proposons ici un retour sur quelques cas concrets qui illustrent nos convictions – et nos savoir-faire. Pour la facilité de la lecture, chaque cas fait l’objet d’un lien spécifique, qui vous permet d’y accéder. Et de revenir ici pour quelques éléments de conclusion.

 

Quels sont donc les points communs de ces sept situations assez différentes, par leur contexte et les protagonistes qu’elles concernent ?

Faire avant tout avec « ceux que l’on a »

Le premier est qu’il faut, dans les entreprises, souvent faire « avec ceux que l’on a ».

Certains dirigeants, lorsqu’ils arrivent dans une équipe, envisagent de se défaire (et souvent rapidement) de ceux qu’ils ne jugent pas à la hauteur de leurs attentes. Cela peut être légitime, notamment lorsque le projet du nouveau dirigeant est un projet de rupture : car tout son entourage « imposé » pourra ne pas souscrire aux nouvelles orientations, aux changements qu’il faudra engager.

Mais ce « renouvellement » ne pourra être que très partiel – par expérience 10 à 20% de l’effectif au plus, ce qui représente une ou deux personnes dans une instance de direction. Au-delà, la désorganisation que provoque toujours un départ, et son remplacement plus ou moins rapide, sera trop importante, tant dans la fonction que pour le collectif. Et surtout, ce départ pourra susciter chez les « survivants » une réaction de méfiance, de crainte, voire d’hostilité (rentrée) – toutes émotions contradictoires avec l’engagement attendu.

A moins, bien sûr, d’être dans une structure bureaucratique, dans laquelle chacun doit tenir sa place, et pas nécessairement plus. Et dans ce cas, on pourra alors, sans se soucier des conséquences de ce choix, ajouter le confort – légitime lui aussi – de remplacer les partants par des soutiens issus de sa structure précédente. Car le « spoil system » n’accorde guère d’importance aux « cultures d’entreprises », qui soutiennent le temps long et influent directement sur les modes d’engagement des acteurs – dès lors qu’on attend cela d’eux.

Faire avec « ceux que l’on a », c’est donc peut-être accepter de renoncer à un idéal imaginé pour concevoir, avec eux, la réalité que l’on fera vivre ensemble.  C’est aussi accepter de ne pas détenir seul une « vérité » mais faire le choix des complémentarités, des enrichissements mutuels : en acceptant l’expertise de l’autre, quelqu’il soit. Une expertise issue de ses compétences techniques, souvent, mais aussi humaines ; de son expérience, qui dépasse souvent son seul domaine de responsabilité. Et qui justifie, d’ailleurs, sa participation à un « comité de direction », qui n’est pas seulement un « comité de pilotage » dans lequel chacun expose, successivement, ses réalisations. Un espace d’intelligence et d’action collective, de solidarité et de synergies.

 

Le choix de l’action

Parmi « ceux que l’on a », il y a ceux que la sociodynamique décrit comme des « alliés » : des acteurs qui mettent au profit de la dynamique partagé plus de synergie (de l’énergie « pour », ou « avec ») que d’antagonisme (de l’énergie « contre », mais aussi « ailleurs »). Ce sont eux qu’il faut identifier, appuyer et sur lesquels s’appuyer. Même s’ils ne sont pas conformes à l’idéal que l’on pourrait avoir – le fameux « mouton à cinq pattes ». Même, et surtout d’ailleurs, s’ils démontrent un esprit critique, qui permettra d’identifier en amont les risques, les faiblesses, dès lors que, dans le même temps, leur capacité de mobilisation est bénéfique au collectif.

Car l’essentiel est d’avancer, et ensemble, en entraînant le plus grand nombre. De privilégier l’action, au profit des objectifs collectifs

Toutes proportions gardées, c’est d’ailleurs un des principes du protocole 6C, de plus en plus recommandé en situation de choc psychologique aigü (accident, attentat, catastrophe…) : garder les protagonistes dans l’action en communiquant avec eux et en leur donnant un rôle en faisant appel à leurs capacités cognitives, pour éviter l’isolement émotionnel et les conséquences qui en suivront.

Dans l’entreprise, et hors situations exceptionnelles, la gravité des situations est objectivement incomparable. Et le temps de l’entreprise n’est pas celui de ces cas extrêmes. Mais le stress, s’il n’arrive pas de façon aigue, peut survenir par accumulation. Et, du point de vue des acteurs, conduire à la même tétanie, et à des conséquences de long terme dommageables. Individuellement et collectivement.

L’engagement dans l’action permettra à la fois de faire appel aux capacités cognitives de chacun – aux compétences et qualités professionnelles -. De nourrir la quête que mènent certains du « sens au travail ». Et de hiérarchiser les émotions ressenties alors, ou en tous cas de les dépasser voire de les transformer, grâce aux bénéfices des succès vécus ensemble, grâce aux actions collectives.

Alors, s’appuyer sur ceux qui font, et aussi donner l’opportunité aux autres de prendre une place dans la dynamique engagée… Car l’essentiel, dans l’entreprise, n’est pas de faire « contre ». Il est de faire « avec ».

 

Et le numérique, dans tout ça ?

Impossible enfin, après cette année « post-Covid », de ne pas évoquer, dans ces projets de (re)mise en synergie, les conséquences du travail à distance.

Tout au long de ces mois, une grande majorité des actifs a « découvert » le travail à distance – et beaucoup continuent à le pratiquer.

Pour d’autres – indépendants des professions intellectuelles et, plus largement, salariés d’entreprises s’appuyant sur des équipes « déconcentrées », en Europe ou plus largement -, cela n’a été qu’un accroissement d’un fonctionnement bien connu.

Mais eux en connaissaient les avantages et les inconvénients, et avaient appris à en traiter les conséquences et les risques… Perméabilité entre la vie personnelle et la vie professionnelle, isolement relationnel, généralisation du flex-office (car une entreprise ne gardera pas un « bureau » fixe pour un salarié absent une grande partie du temps)… Ils les maîtrisaient et savaient que cette mise à distance ne pourrait être que préjudiciable, et qu’il faudrait bien panser les plaies faute d’avoir su les penser en amont.

Alors, pour les entreprises du numérique et les bénéficiaires du « technofolkore », ces mois ont été pain béni, et nul doute qu’ils souhaitent que cela perdure. Car à la différence des fournisseurs de biens matériels, leurs gains sont exponentiels : à un rien près, tout nouveau client ne génère que du bénéfice.

Nous reviendrons dans un article à venir sur les conséquences de cette « virtualisation » des existences.

Mais en ce qui concerne les synergies, le constat est clair : la mise à distance a été désastreuse pour tous. Et les solutions numériques n’ont été que des pis-aller, voire des mirages conduisant à ne pas ignorer les plaies à venir… Car un écran n’est qu’un espace de contemplation, et non d’interaction.

C’est également un fonctionnement qui satisfait pleinement les structures bureaucratiques, verticales et inhumaines, qui fuient les interactions comme autant d’occasion de risquer l’émergence de pensées dissonantes. Car une fois encore, elles privilégient le statut à l’action.

Mais qui n’est pas celui des entreprises qui créent de la valeur. Pour le plus grand nombre.

 

Alors, si vous partagez ce besoin et ce goût d’agir, pour forger et entretenir nos synergies, retrouvons-nous afin d’en partager l’art de faire !

Voir les commentaires

Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management, #Social change, #Transformation 3.0

Repost0

Publié le 6 Juillet 2022

Le choix des synergies (7) : partenaire ou co-acteur ?

Il est des situations dans lesquelles, pour atteindre l’objectif, on doit faire appel aux moyens et compétences d’acteurs extérieurs à l’entreprise. Pas des prestataires ou des sous-traitants, sur lesquels on a de vrais leviers d’action, contractuels et/ou financiers. Des acteurs avec lesquels on partage, a priori, les mêmes enjeux, ou en tous cas des enjeux proches. Mais qui peuvent décider de s’engager avec vous. Ou pas.

Cela peut viser à proposer une gamme élargie de services ; ou un projet de territoire, par exemple, associant des acteurs privés, publics, des petits, des grands ; ou une dynamique associative, dans laquelle les adhérents peuvent être de simples spectateurs ou des contributeurs, et décider de rester, ou de s’en aller.

 

L’entreprise vraiment élargie

Le concept « d’entreprise élargie » pourrait décrire ces situations, mais il n’est en réalité pas adapté à ces cas extrêmes. Car il a été utilisé à propos d’un « éco-système » (encore un terme-valise), en réalité très souvent structuré autour de relations contractuelles, entre un centre et une périphérie. L’avantage, pour le « centre » : s’appuyer sur des moyens externalisés, et donc bénéficier d’une souplesse en cas de changement de cap, de difficultés. Pour la « périphérie » : une source d’activité, sans plus.

Dans les cas auxquels nous faisons référence, il n’y a pas nécessairement un acteur « central », car la dynamique collective regroupe des compétences et des moyens très différents, et donc non hiérarchisables entre eux.

Chacun peut avancer dans son domaine d’action et d’expertise, poursuivre ses propres buts. Mais c’est en avançant ensemble qu’ils créeront plus de valeur : pour eux-mêmes, mais aussi pour le collectif. Parce que le tout est parfois plus important que la somme des parties.

 

L’écueil de la bureaucratie

Dans ces systèmes qui se caractérisent par une grande diversité d’acteurs, et donc de motivations et de moyens, le pire des écueils est celui de la bureaucratie. Car qu’elle soit publique ou privée, elle se caractérise à la fois par les « silos » et le recours exclusif à « l’autorité » (le pouvoir « sur »).

Nous avons tous, sans doute, en tête bon nombre d’exemples qui illustrent les inconvénients, voire les nuisances de ces systèmes : redondance des moyens, hostilité entre services, guerre des égos, passivité, désengagement. Des retards, des surcoûts… Car la bureaucratie est destinée à tenir une place, et non à produire – et donc s’adapter aux besoins, aux contraintes, aux moyens disponibles.

Dans des dynamiques informelles, les habitudes et fonctionnements bureaucratiques sont inadaptés, et surtout à proscrire.

Car dans une « coalition de volontaires », le recours à la coercition (sans moyens d’ailleurs et donc inefficace) provoquera au mieux la fuite, ou peut-être le combat – au détriment des productions communes attendues.

Parce que, dans la complexité qui caractérise ces projets, les expertises sont complémentaires et non concurrentes, et que le recours jaloux aux « prérogatives » tue la transversalité et la créativité nécessaires.

Parce que la posture de « sachant » réduit les contributions aux critiques, aux idées générales, alors que les réalisations concrètes en appellent à une mise en œuvre toujours pragmatique, et à une interaction féconde entre « experts » et « utilisateurs », entre « sachants » et « faiseurs ». A des « compromis », ou à une prise de risque, une créativité vertueuse.

Alors, pour certains, habitués à une soumission plus ou moins librement consentie, ces fonctionnements relèvent du « choc culturel ». Et peu sont à même de l’accepter. Souvent, ils les fuiront, les ignoreront, ou même les combattront – car les dynamiques informelles vont toujours plus vite que les fonctionnements bureaucratiques, dont ils exposent alors cruellement toutes les limites… Tant pis pour eux, les dynamiques volontaires avanceront de leur côté…

 

La formidable aventure des « Clubs TGV »

A la différence des six autres articles décrivant toute la force des synergies, et dans lesquels nous ne citions, par souci de confidentialité, aucune entreprise, nous pouvons illustrer ces principes d’action par une dynamique partagée dans le domaine public : la formidable aventure des « Clubs TGV » (Est-Européen, Rhin-Rhône, Bretagne).

A la racine de l’idée : l’envie des décideurs de la SNCF d’associer les acteurs économiques d’un territoire dans l’anticipation des « effets TGV », avant la mise en service d’une nouvelle offre.

Ces systèmes d’acteurs volontaires ont donc associé le transporteur, expert des mobilités et des services associés, et une multitude d’acteurs du territoire, désireux de bénéficier, et pour les plus volontaires, de prendre part aux effets positifs de l’arrivée de la grande vitesse ferroviaire (mobilités locales, tourisme, attractivité et marketing territorial…). Voire de limiter les conséquences non désirées, comme la transformation du territoire en « zone dortoir » au profit de centres d’activité désormais plus accessibles. Ou l’inflation des prix de l’immobilier, bénéficiant à certains calculs rentiers mais non aux activités productives.

Les élus et collectivités étaient bien entendu invités à participer à ces dynamiques partagées. Non pas en raison de « prérogatives » particulières, car il n’y a pas de hiérarchie entre les deux mondes, sinon celui de la loi commune élaborée par les représentants de la nation. Mais tout simplement parce que services de l’État et des collectivités sont potentiellement à la manœuvre dans un certain nombre de domaines – et pas seulement ceux du financement.

Et que les interactions peuvent permettre de mieux orienter des projets publics, voire de les accélérer ou les enrichir, avec des compétences et des moyens tiers.

Ces « Clubs TGV » ont suscité des synergies humaines et organisationnelles vertueuses. Entre acteurs d’un même territoire, tout d’abord. Et au profit de l’emploi, de l’attractivité, de la qualité de vie… Tout cela sur une base de contributions volontaires : apport d’expertise ou de mobilisation… On trouvera, en ligne et dans certains ouvrages, quelques récits relatifs à ces belles aventures.

 

Partenaire plus que co-acteur

La clé commune de tous ces projets est la capacité à créer des synergies : des dynamiques qui dépassent les silos et contribuent à une meilleure connaissance mutuelle, préalable à des actions partagées. Parce qu’il est contreproductif de chercher chez l’autre une « culpabilité », alors que la compréhension des enjeux et des contraintes de l’autre permet souvent de dépasser l’ignorance et l’antagonisme, et de rechercher des résultats « gagnant-gagnant ».

Ces synergies, ce sont aussi des moyens de dépasser le statut de « co-acteur », qui enferme chacun dans son domaine de référence, dans son silo. Et de véritablement faire vivre celui de « partenaire ». Pas au sens d’un argument marketing qui enjolive une relation de client-fournisseur. Mais de la recherche de contributions concrètes partagées. Car le temps de chacun est précieux, en particulier dans une dynamique volontaire.

Alors, tout cela s’imagine, se structure et s’anime – et souvent sur le temps long. C’est un vrai savoir-faire, qui se transmet tout au long de ces dynamiques à vivre. Et qui peut se partager plus largement. Parlons-en.

Voir les commentaires

Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management

Repost0

Publié le 2 Juillet 2022

Le choix des synergies (6) : quand le hiérarchique ne suffit pas

Au sein d’une équipe de direction, le pouvoir autoritaire n’a plus cours (et ailleurs, il est aussi inefficace).

Que ce soit pour des raisons organisationnelles (le fameux « matriciel », ou des structures mutualisées, dans lesquelles on n’est pas le hiérarchique, ou en tous cas pas le seul), formelles (une « gouvernance » qui répartit les pouvoirs entre plusieurs fonctions), culturelles (la « verticalité » n’est vraiment attendue que par certains adeptes de régimes autoritaires, voire totalitaires).

Ou tout simplement pour des raisons d’efficacité : le pouvoir autoritaire étouffe les talents, individuellement et collectivement. Et au coût des équipes de direction…

Une exception peut-être : les structures bureaucratiques, qu’elles soient publiques ou privées, et dans lesquelles il convient plus de tenir un rôle que d’apporter une contribution identifiable, voire mesurable, à la production de biens et de services. Mais dans ces cas, à moins d’une demande d’aide pour précisément remettre de l’agilité, et plus d’ouverture et « d’orientation client », nous n’intervenons pas… Car aux obligations de moyens, nous préférons les obligations de résultats.

 

Des talents d’animation, de conviction voire d’influence

Pour toutes ces raisons, beaucoup d’équipes de direction demandent plus de talents d’animation, de conviction, voire d’influence que d’injonction. Un mode de « leadership » bien éloigné de l’image trop communément admise « d’homme (ou femme, bien sûr) providentiel », mais qui répond beaucoup plus aux enjeux du monde moderne, complexe, rapide.

Car il s’agit, dans ces cas, de faire bien plus que des « tours de table », au cours desquels chacun prendra la parole. En s’y préparant pendant que les précédents s’expriment, et se détendant après.

Le « manager-coach » pourra certes accompagner chacun de ses collaborateurs, à l’occasion de temps spécifiques. Il pourra également résoudre des conflits de priorité entre deux de ses collaborateurs, avec des points ad hoc. Mais il devra aussi, et surtout, s’assurer de l’animation des synergies entre tous les membres de son équipe – et ceci même si, du fait de l’organisation, il n’en est pas le hiérarchique – ou en tous cas le hiérarchique unique.

Pour une raison au moins : se libérer du temps, nécessaire à la réflexion et à la décision stratégique. Car les journées, même celles des cadres exécutifs, n’ont que 24 heures. Et parce que leur plus-value n’est pas de contrôler le travail de leurs collaborateurs, directs voire indirects, mais d’assembler les contributions, d’orienter et animer le travail collectif, de piloter les décisions prises, ils doivent s’assurer de disposer du temps nécessaire.

 

Chacun doit être à même de sortir de son rôle

Au sein d’une équipe de direction – comité exécutif, comité de direction -, chacun doit être à même de « sortir de son rôle ». D’aller sur le terrain de l’autre, en dehors de sa propre expertise technique. Et d’encourager les autres à venir sur le « sien », pour confronter la vision de l’expert qu’il est, pour rechercher des synergies aussi. Car il y a peu de problématiques qui puissent être résolues en silo.

Un « comité de direction » peut être le lieu d’une confrontation d’expertises, et d’egos aussi. Un lieu de reconnaissance individuelle.

Elle peut être aussi une vraie équipe, riche de ses synergies, de ses plus-values.

Et c’est ce que nous aidons à créer, et à animer. Dans les moments difficiles comme dans ceux, plus paisibles, ou encore ceux que l'on décide d'investir, pendant lesquels on peut prendre le temps de préparer l’avenir, et ne pas seulement traiter les urgences.

Voir les commentaires

Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management

Repost0

Publié le 2 Juillet 2022

Le choix des synergies (5) : grandir ensemble

Le développement des compétences est une nécessité pour toutes les entreprises. Pour améliorer la performance individuelle et collective, répondre aux besoins d’évolution professionnelle. Apporter un peu de reconnaissance, parfois aussi.

Et cela se fait de multiples façons, plus ou moins formalisées.

Au quotidien, par apprentissage personnel ou en étant accompagné. Cette modalité – sans doute la plus importante – est aussi la plus discrète, et elle est informelle, au gré des hasards, des opportunités, des bonnes volontés des uns et des autres. Des habitudes collectives aussi, de ce qu’on appelle parfois la « culture d’entreprise ». Une culture que l’on peut laisser vivre sa vie, ou que l’on peut animer.

Faut-il intégrer les nouveaux dans un poste (qu’ils soient jeunes ou plus expérimentés) dans un parcours ? Et à qui les confier ?) Ou les laisser découvrir et se confronter au « métier », à en découvrir les ficelles, quitte à les laisser là aussi identifier celles et ceux qui pourront (ou non) les aider ?

 

Des dynamiques informelles utiles

Ces dynamiques informelles ont toute leur utilité. Il n’est pas toujours nécessaire de les accompagner. Mais il faut les connaître, afin de ne pas les contrarier par accident, et pour pouvoir s’y appuyer, le cas échéant.

Les mécanismes les plus formels sont ceux des « formations ». Réglementaires ou non, ponctuelles ou inscrites dans un parcours. Pour les non réglementaires, souvent liées aux « sciences molles », on a souvent désormais recours à des systèmes « participatifs », dans lesquels les participants trouveront dans les interactions avec les autres une grande partie des acquis de la formation.

Ces modalités peuvent être questionnées.

Tout d’abord, parce qu’il faut distinguer ces modalités « collectives » des « formations-actions » (même si les deux peuvent se combiner).

Le principe des « formations-actions » a démontré son efficacité (appliquer à son quotidien les concepts abordés lors de la formation). Pour des raisons pratiques (formation « sur étagère », formation inter-entreprises…), ces modalités font souvent l’objet de « cas d’étude », qui peuvent s’écarter largement de l’idée initiale. Et du bénéfice attendu. Car le risque est grand de susciter dès le retour dans l’entreprise, même après le plaisir d’un cas pratique bien conçu, le réflexe habituel du « oui, mais dans mon quotidien, c’est quand même différent ». C’est pourquoi la conception de ces « phases pratiques » doit, le plus possible, prévoir de s’appuyer sur la réalité des participants – quitte à ce qu’elle soit une découverte pour les autres, ce qui est toujours mieux qu’une situation artificielle.

Les modalités collectives font appel à d’autres présupposés. Cela peut être l’héritage d’un rejet idéologique de l’apprentissage par recours à l’expertise. En particulier lorsque le domaine relève de « sciences molles » qui, pour certains, ne sont guère que du bon sens partagé. Cela peut aussi être le fait d’une insuffisante préparation par l’intervenant (mais écartons cette hypothèse).

 

Un équilibre entre apport d’expertise et travail d’application

Mais, d’une façon plus positive, c’est aussi l’opportunité de « grandir ensemble ». A condition de maintenir un équilibre délicat entre les apports de l’expertise, et le travail d’application, qui se fera lui en collectif, entre les participants eux-mêmes.

En mettant en application, dans une situation qui intéresse et implique tous les participants, et conduit à des acquis immédiats, des actions qui seront mises en oeuvre dès le retour dans la "vraie vie". Qui conduira aussi les participants à pérenniser, individuellement mais aussi ensemble, ce qu'ils ont entendu, appris, et réalisé collectivement.

Ces modalités pédagogiques sont intéressantes à un triple point de vue :

  • Elles répondent aux bénéfices attendus de la mise en pratique des concepts exposés, au profit de situations bien réelles – et les participants repartent avec des actions qu’ils mettront directement en œuvre.
  • Elles s’appuient sur l’expérience des autres participants, sur leur angle de vue, leur compréhension souvent différente. Dès lors, elles aident non seulement à la compréhension et l’appropriation, mais évite des malentendus. Elles permettent d’ancrer les apports dans la réalité de chaque participant, au regard de sa situation. Mais plus largement, avec des illustrations dans d’autres contextes.
  • Enfin, elles sont à l’origine de synergies qui dépasseront le cadre de la formation. Parce qu’elles permettront parfois de résoudre des divergences de la vie quotidienne – lorsque la préparation identifie ces cas et les choisit comme contexte pour la mise en application. Et parce que la séquence d’application sera conçue pour susciter des interactions et l’adoption d’actions collectives qui perdureront. Car les compétences recherchées ne sont pas seulement individuelles, mais aussi collectives !

Alors, ces modalités demandent à la fois de l’expertise (pour les contenus), de la pédagogie (pour le partage) et des compétences de facilitation (pour l’animation des phases pratiques). Et c’est bien ce que nous avons eu le plaisir d’apporter, pour susciter des synergies durables.

Voir les commentaires

Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management

Repost0

Publié le 1 Juillet 2022

Le choix des synergies (4) : de nouveaux métiers pour produire mieux

La production industrielle cherche toujours à optimiser sa fiabilité, sa performance. C’est un gage de rentabilité et de pérennité. Il existe des processus d’amélioration continue, fondés sur l’expérience des personnels, et capitalisée (plus ou moins). Il existe des processus de changement qui viennent d’ailleurs, inspirés par une nouvelle méthodologie, parfois accompagnée de nouveaux outils, par un partage d’expérience ou une homogénéisation des pratiques entre plusieurs sites.

 

Une nécessaire modestie

A ceux qui se plaignent de ces changements – car, dans leur esprit, c’était souvent « mieux avant » -, on devrait répondre, en toute honnêteté, qu’il n’y a pas de modèle idéal. Mais que le changement d’habitudes, dès lors qu’il ne déstabilise pas trop le résultat et les équipes, aide à se remettre en question, et identifier quelques points d’amélioration, bénéfiques pour toutes les dimensions. Mais ce n’est pas très « vendeur »… Alors, il peut être prudent et honnête d’adopter une posture faite certes d’enthousiasme et de détermination, mais aussi de modestie.

Dans le cas qui nous intéresse, il s’agissait de mettre en place, dans une structure industrielle historique, une nouvelle organisation pour le management de terrain, en associant des métiers parfois antagonistes (maintenir ou produire ?). Et d’y mettre en place un nouveau métier, plutôt destiné à l’amélioration continue, et plutôt incarné par de jeunes ingénieurs pleins de bonne volonté.

 

Après la phase de « laboratoire »…

Comme toute phase de mise en œuvre, même précédée par une assez traditionnelle période de « laboratoire », « expérimentation » ou « site test », celle-ci se heurtait à quelques résistances… Car le site test, pour beaucoup, c’était « la vitrine ». Le reste, c’était « la réalité ». Car « chez moi, c’est différent », n’est-ce pas ? Et en effet, ça l’est toujours, même dans une structure industrielle, car les lignes sont toujours au moins un peu différentes. Sur le plan matériel et par les compétences qu’on y trouve.

Alors, la rationalité (ou le « syndrome de la pie », qui pousse à s’intéresser à ce qui « brille »), pouvait pousser à traiter les dysfonctionnements spécifiques à chaque groupe managérial. Car puisque la nouvelle organisation était « bien pensée » (et testée en amont sur la « vitrine »), les difficultés ne pouvaient naturellement venir que du « facteur humain » : les incompatibilités interpersonnelles, les inégalités de compétences, voire le sexisme…

Pourtant, le choix qui a été fait a été celui du collectif. Parce qu’indépendamment du quotidien des équipes de production, il existe des dimensions qui les dépassent, les transcendent, et ouvrent des pistes de synergies puissantes. Entre métiers, entre générations, entre tempéraments. Qui répondent aux besoins de reconnaissance professionnelles, de goût du travail bien fait, au plaisir aussi des solidarités et de l’entraide au quotidien. Et donc de l’appartenance, du sens que l’on donne au travail.

 

« Changer de damier » pour bâtir des synergies

Et parce que, aussi, pour dépasser des antagonismes locaux, souvent basés sur la méconnaissance de l’autre, ou de son incompréhension, il est toujours utile de « changer de damier », d’aller chercher ailleurs (et ce n’est pas très loin) des soutiens, des regards différents, des témoignages et des propositions jugées légitimes au regard de l’expérience professionnelle, de la compétence, des qualités démontrées. Des synergies utiles. Indispensables.

Les réglages inter-individuels viendront après. Mais avant tout, ce travail sur les dynamiques collectives aura permis de poser le socle commun. Et de renforcer l’engagement de celles et ceux qui, malgré leur bonne volonté, s’en sentaient, à tort ou à raison, exclus. Au détriment des forces collectives – en termes d’engagement personnel, à l’heure de la « guerre des talents », et de performance, à la fois individuelle et collective.

Voir les commentaires

Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management

Repost0

Publié le 1 Juillet 2022

Le choix des synergies (3) : accompagner la croissance

Les projets « à forts enjeux » ne sont pas seulement ceux de la décroissance (les licenciements, les reconversions, les contraintes légales, l’inquiétude pour l’avenir…) ou ceux de transformations organisationnelles profondes (endogènes ou exogènes). Il en est aussi qui sont dus à une situation de croissance.

Et contrairement à ce que certains imaginent, certains secteurs ont crû pendant la crise sanitaire. Et pas seulement dans le secteur médico-social.

Pendant ces mois, les équipes étaient pour la plupart dispersées. Et pourtant, il fallait produire, indépendamment de la situation du moral, de l’isolement, du manque d’interactions réelles, parfois de la détresse qui résultait de cette situation personnelle, ou de l’angoisse devant l’avenir. Pour certaines équipes, il a donc fallu non seulement continuer « comme d’habitude », mais aussi accueillir de nouvelles recrues, pour répondre aux besoins qui s’accroissaient.

 

Recrutements et décrutements à distance

Beaucoup d’entre vous ont entendu parler de ces collaborateurs recrutés (voire « décrutés ») à distance, sans parfois rencontrer leur manager, et encore moins leurs collègues, « pour de vrai ». Et ces situations ont été une des motivations pour beaucoup d’entreprises pour organiser, dans un calendrier dépendant de la sensibilité de chacun aux risques et aux besoins, des moments collectifs. Pour se retrouver.

Au-delà de cette nécessaire (re)découverte, de ce lien à établir, il y a eu d’autres conséquences à ces arrivées si particulières. Des impacts moins visibles mais au moins aussi déstabilisants voire dangereux.

L’arrivée de nouvelles recrues est toujours une bonne nouvelle. Parce qu’elle apporte de nouvelles compétences, de nouvelles énergies. Et aussi parce qu’elle permet de réinterroger des habitudes acquises avec le temps.

C’est donc toujours une bonne nouvelle pour le collectif, mais ce sont aussi des changements. Et pas seulement dans le formel. Dans les relations informelles aussi, qui touchent à autre chose que le pouvoir hiérarchique. Qu’on oublie parfois, par la force de l’habitude. Mais que les nouveaux interrogent. Systématiquement. Explicitement parfois, mais souvent de façon détournée, voire invisible.

 

Les fameuses « résistances au changement »

Et quand ces changements d’interactions et d’habitudes suscitent des dysfonctionnements, voire de l’hostilité (la fameuse « résistance au changement »), il y a deux possibilités.

Se remettre en question collectivement, avec confiance et bienveillance, et ceci d’autant que ces nouveautés s’inscrivent dans le cadre d’une croissance génératrice de perspectives pour tous. Ou bien trouver un « coupable ». Et c’est bien souvent le manager. C’est légitime (d’attribuer la responsabilité, pas la « culpabilité »), puisqu’il porte, ou en tous cas incarne, les changements. Et ceci d’autant lorsque lui, aussi, est une « nouveauté »…

Face à cette difficulté, la tentation peut émerger d’entrer dans cette logique de « culpabilité » et de rechercher les faiblesses du manager en question. Avec des outils d’évaluation de sa « compétence »… tout ceci dans le contexte sans pareil de la crise sanitaire et du « management à distance ». Mais le choix, beaucoup plus courageux, a été fait d’accepter de considérer l’ensemble de la dynamique collective, des interactions, des engagements individuels.

Et bien entendu, les « résistances au changement » dépassaient très largement les nécessaires réglages liés à l’arrivée d’un nouveau manager, avec ses forces et ses faiblesses, certes, mais tout simplement toutes ses spécificités, qui font sa singularité.

Là encore, il aurait pu être « plus simple » de trouver une raison « technique », isolée. Mais c’est le choix des synergies interindividuelles et collectives qui a permis de prendre en compte toutes les conséquences des mois passés, des changements choisis et de ceux émergents, pour en saisir toutes les opportunités. Et d’engager une dynamique intégrant les bonnes volontés de tous, anciens et nouveaux. Préparant ainsi l’avenir et le « retour sur investissement » des recrutements réalisés.

Voir les commentaires

Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management

Repost0

Publié le 1 Juillet 2022

Le choix des synergies (2) : les hommes et les processus

Depuis longtemps, et en particulier dans le contexte actuel, la production d’énergie n’est pas un sujet pris à la légère. Fiabilité, sécurité, sûreté, environnement… les contraintes sont multiples et laissent peu de part à l’initiative individuelle. On pilote avant tout par les « processus », les « rythmes opérationnels » qui occupent les agendas, fixent le rôle de chacun, définissent les cycles de vie et la vie des femmes et des hommes qui y travaillent.

Les expertises sont reconnues, c’est un monde de professionnels dans lequel les « sciences molles » laissent le pas aux « sciences dures ». Il faut chiffrer, mesurer.

 

Des facteurs humains et des émotions

Pourtant, par conviction ou par contrainte, les « facteurs humains » sont aussi pris en compte dans les processus de l’entreprise, au sens large, ou de l’unité opérationnelle. Et pas seulement parce qu’ils sont considérés par certains comme le « maillon faible ». Mais plutôt parce que les systèmes industriels les plus complexes reposent sur ce facteur humain. Celui qui fera le lien entre le processus – toujours général - et le réel – toujours spécifique -, et pourra contribuer à résoudre l’incertain, le complexe. Parce que ce « facteur humain » se recrute (et dans l’industrie malheureusement mal connue et donc dévalorisée, c’est un vrai sujet de préoccupation), se forme. Et parce que ce « facteur humain » investit des émotions dans sa vie professionnelle, avec ses joies et ses souffrances, ses attentes et ses déceptions, sa fierté professionnelle et son degré d’engagement. Et que ces émotions sont à la fois des risques et des opportunités. En tous cas des modalités à prendre en compte, à animer.

Alors, lorsqu’il s’agit de susciter l’engagement d’un collectif dans la formalisation d’un « projet partagé », qu’il concerne la totalité d’une entité, ou une partie, sensible, de celle-ci, il y a, schématiquement parlant, deux façons de faire.

La première est de réaliser l’exercice comme « à la parade » (mais encore faut-il que l’entraînement ait été à la hauteur)… On joue le jeu, on réalise quelques événements, on met des guirlandes et des ballons… Et on revient vite à la « vraie vie ». Mais cet exercice ne trompe personne, et suscite plus de dépenses de temps et d’énergie qu’elle n’apporte de bénéfice.

L’autre est d’ouvrir la boîte du réel – parce qu’elle ne sera pas celle de Pandore. Parce que l’on préfère traiter à temps les maux qui en sortiront, plutôt que de les léguer aux suivants, lorsqu’ils seront décidément incurables. Et aussi parce que l’on devine de cette boîte sortiront aussi des succès partagés et de vrais atouts pour l’avenir.

 

Le « facteur humain », c’est ce qui rassemble les expertises

Le « facteur humain » est aussi ce qui rassemble les expertises. Des expertises qui souvent se confrontent au travers des processus qu’elles pilotent. Produire ou maintenir, par exemple. Mais qui peuvent s’accorder, parce que tous ont le goût du « travail bien fait », de la rigueur, de la performance, de la cohésion.

C’est pourquoi l’équipe a fait le choix des vraies synergies, après certes quelques hésitations qui auraient pu plaider en faveur de la « parade ».

Alors, se lancer dans le bain des « facteurs humains », c’est donner la parole. Accepter les émotions, les interactions, le rationnel et surtout ce qui l’est moins. Cela demande du temps, de l’attention, de l’écoute. Cela nécessite d’accepter le complexe plutôt que le simple.

Mais in fine, cette recherche des synergies entre tous est la plus satisfaisante, et la plus efficace.

 

Répondre à des enjeux communs plutôt que chercher des coupables

Car il est plus juste et plus vertueux, à court et long terme, de répondre ensemble à des enjeux communs, plutôt que de chercher des coupables qui sauront toujours trouver le moment de leur revanche. Et il est toujours satisfaisant de trouver dans le regard, la parole et la main tendue de l’autre un signe de reconnaissance, une aide précieuse qui dépasse la répartition des rôles et les process définis, un regard complémentaire qui enrichit et résout une énigme. Des processus qui seront au besoin ajustés grâce à des engagements partagés.

Enfin, parce que les efforts menés à court terme pour « ouvrir la boîte » et « (re)nouer les liens » seront toujours récompensés, à moyen et long terme, en particulier lorsqu’une bourrasque arrivera et qu’il y aura besoin de toutes les énergies et de tous les talents.

Choisir de renforcer les synergies, donc, plutôt que de laisser se développer des antagonismes, assumés ou latents.

Voir les commentaires

Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management

Repost0

Publié le 1 Juillet 2022

Le choix des synergies (1) : le centre et la périphérie

Lorsqu’on dirige un groupe rassemblant de multiples filiales, on décide souvent de créer puis animer des directions centrales plus ou moins dotées, parfois appelés « centres de services partagés ».

Au-delà du choix du terme (qui compte), la question est toujours de savoir quelle marge de manœuvre laisser aux « filiales » (au sens juridique ou tout simplement organisationnel, direction régionale ou autre). Car au « centre », on regroupe les expertises, on met en place des outils communs et des procédures partagées qui permettent de faciliter la visibilité de l’activité et d’encourager voire imposer des pratiques communes… En « périphérie », on voit cela comme un service rendu, pour des tâches sans grande valeur ajoutée ou avec une technicité qui manque localement, mais aussi parfois comme une perte de souplesse, ou une méconnaissance des « spécificités »…

 

Des changements pour se requestionner

Bref, un questionnement « classique » qui n’a pas de solution idéale – sinon cela se saurait ! Et d’ailleurs, cela fait partie de la vie habituelle des entreprises d’osciller entre les deux pôles de la « centralisation » et de la « décentralisation », en fonction du contexte mais aussi des jeux d’acteurs. Et aussi, tout simplement, parce que les changements d’équilibre suscités permettent de se requestionner, au regard d’une multitude de critères, dont beaucoup viennent du monde extérieur qui, lui, change toujours.

Alors, chaque « direction centrale » peut se poser la question des « services » qu’elle apporte, ou des « politiques communes » qu’elle impulse et anime. Mais on oublie souvent qu’un critère de succès tient aussi aux synergies entre tous ces services communs.

Parce que les « filiales » percevront toujours les « directions centrales » comme un même ensemble, et qu’on évalue souvent la fiabilité d’une chaîne à son maillon le plus faible. Parce que beaucoup de questions, de projets, de services, reposent sur plusieurs expertises complémentaires (les RH, les finances, le juridique…), qu’un fonctionnement en « silos » du centre signifierait l’inefficacité voire le blocage de l’ensemble, et que l’impression que les services se « refilent le bébé » est désastreux pour tout le monde. Et puis parce que, pour améliorer sa relation aux « clients », on gagne toujours à partager les bonnes pratiques, en dehors de sa propre expertise « technique ».

 

Renforcer d’abord les synergies

Voilà pourquoi cette équipe de « direction centrale », au regard des enjeux partagés et du retour de la « qualité de service perçue », plutôt que de décider, par exemple, à ce qu’auraient pu être des règles communes à imposer à tous, indépendamment de la diversité, au centre ou à la périphérie, a décidé de travailler, en priorité, à renforcer ses propres synergies.

Les règles communes, en faudra-t-il plus, moins, sera-ce un moyen d’améliorer l’animation globale ? On se posera la question ensuite, lorsque les « services communs » seront reconnus par tous, à la hauteur des efforts consentis par chacun. Mais tout d’abord, « travaillons mieux ensemble ».

Voir les commentaires

Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management

Repost0

Publié le 8 Juin 2022

« Guerre hybride » : quelle place pour les entreprises ?

Le concept de « guerre hybride » a émergé il y a une dizaine d’années et prend une actualité particulière avec l’invasion russe en Ukraine. Mais même si le sujet est brûlant, il est souvent, dans les lectures et colloques, de grandes absentes de nos vies quotidiennes : les entreprises… Et vous, jusqu’où pourriez-vous aller avec la vôtre ?

 

Guerre hybride ? On trouve plusieurs définitions pour décrire ce type d’affrontement, et sans doute sont-elles pour beaucoup exactes, pour une situation par nature multiforme. Pour faire court, disons qu’il s’agit d’un affrontement a priori « sous le seuil » : celui de la guerre du choc des armes, d’une armée contre une autre. Mais qui peut la précéder, l’accompagner, la poursuivre…

Cet affrontement intéresse de nombreux publics : les militaires bien sûr, les diplomates aussi, et les chercheurs du domaine stratégique. Quelques journalistes ou spécialistes des guerres de l’information et de la connaissance également. Mais peu de représentants des entreprises, qui semblent les grandes absentes. Grandes oubliées, ou grandes inconnues ? Sans doute tout cela à la fois.

 

Alors quelles sont les stratégies et les marges de manœuvre des acteurs privés dans ces conflits « hybrides » ? Ceux qui a priori ne s’appuient pas sur le feu des canons (comme les « milices » ou les « sociétés militaires privées ») mais les préparent, les appuient ou les rendent inopérants ? Quelle légitimité ont-ils ? Quelle autonomie de décision et d’action ? Quelles synergies, assumées ou non, avec les puissances publiques ?

La tentation, bien sûr, pour ce nouveau domaine de la « souveraineté », est de renforcer la place de la puissance publique. Mais est-ce bien la seule voie, lorsqu’on veut défendre, au travers des conflits, les valeurs de nos sociétés démocratiques et libérales, face à des régimes autoritaires voire totalitaires ? Peut-on renoncer à nos principes de liberté de l’action individuelle et privée, de la diversité et de l’équilibre des pouvoirs au nom d’une « efficacité » qui reste à démontrer, et surtout au risque de perdre le sens de notre engagement ? En donnant ainsi des arguments à nos adversaires et ennemis sur la pertinence de nos valeurs et institutions ?

 

Dans le cyber, les entreprises et la souveraineté

Il est un domaine dans lequel les spécialistes du sujet reconnaissent l’importance des entreprises : celui de la guerre de l’information et des perceptions. A la fois pour les contenus et les contenants.

A l’heure des bouquets de télévision, des smartphones et d’internet, l’information est partout. Et tout le monde se plaint de la « désinformation » (de l’autre). Alors si certains se contentent de choisir leur canal de diffusion, et de le recommander, d’autres plaident et agissent pour la fermeture de certains vecteurs. Difficile choix dans nos sociétés libérales et démocratiques, lorsqu’il s’agit d’éléments non directement punis par la loi. Car il s’agit de la question récurrente de priver ou non de liberté les « ennemis de la liberté ». Vaste sujet… Et en tous cas qui concerne une multitude d’acteurs privés, souvent perçus voire accusés, on le remarquera, comme des acteurs de désinformation, ou en tous cas de mauvaise information, au regard de ce statut « non public » (pour les autres, c’est perçu comme « de bonne guerre »). Alors, des initiatives comme l’Association des journalistes de Défense, qui existe depuis 1979, visent à faciliter une information de qualité relative à ces sujets, tout en cherchant à maintenir l’équilibre de « l’indépendance ». Mais ce n’est pas une quête facile, et les polémiques récurrentes sur le dispositif de journalistes « embeddés » (« embarqués », intégrés dans des unités militaires) en témoignent.

Du côté des « contenants » (car même le cloud s’appuie sur une architecture physique), le rôle des entreprises est intimement lié à la question de la souveraineté. On a évoqué récemment la question des câbles sous-marins qui permettent la diffusion de l’information. Et il y a bien sûr, au cœur de l’actualité de l’invasion de l’Ukraine, à la fois l’utilisation des moyens aériens et spatiaux occidentaux, au profit des forces ukrainiennes. Mais aussi, et cela va au-delà de l’anecdote, la mise à disposition du système Starlink par SpaceX, l’entreprise d’Elon Musk, qui a permis le maintien de communications indépendantes par les forces ukrainiennes et les citoyens qui pouvaient, ainsi, relayer des informations précieuses, au plus près du terrain.

 

Des synergies au service de l’innovation opérationnelle

Par-delà l’exemple de Starlink, il a souvent existé de nombreuses opportunités de synergies librement consenties entre la puissance publique, qui détient le monopole légal de la force, et les entreprises privées intervenant dans le domaine de l’information.

On a parlé, au début de l’invasion russe en Ukraine, de l’efficacité de l’unité Aerorozvidka, qui utilisait des drones très légers – et ses opérateurs civils, plus « geeks » que « Major Gérald » - pour appuyer l’action ciblée de commandos. Puis sont venues les images des adaptations permettant de lâcher des grenades…

En 2010, la société française Parrot lançait ses premiers drones de loisirs. Depuis, leur usage a été réglementé et leur utilisation est désormais majoritairement professionnelle. Et pourtant, dès leur mise sur le marché, si ces petits engins permettaient en effet de craindre le voyeurisme à la portée de tous (d’où la réglementation), ils offraient la possibilité à leurs propriétaires – nonobstant l’autonomie alors très réduite – d’observer sans risque l’autre côté de la colline…

Et heureusement, avec le temps, des synergies naissent régulièrement de la rencontre entre des outils civils et les besoins des armées, pour permettre des innovations comme celles présentées au salon Sofins (dédié à l’équipement des forces spéciales) ou, plus généralement, dans les actions d’animation des entreprises de la BITD (base industrielle et technologique de défense). Mais saurions-nous utiliser, dans le cas d’une « guerre hybride », les matériels et les compétences des seuls acteurs privés ?

 

La guerre des perceptions et de la vie quotidienne

Dans ces situations, on est, a priori, dans un domaine plus opérationnel que cognitif ou « environnemental ». Et donc loin des guerres hybrides…

Pourtant, lorsqu’on évoque des actions « sous le seuil », les entreprises ont aussi d’autres moyens d’action - et autant de responsabilités.

Prenons par exemple la décision d’ouvrir ou fermer une usine ou un magasin dans un pays donné. Par-delà les enjeux économiques (les opportunités mais aussi les risques) que supporte directement l’entreprise, sa décision a un impact direct sur la société dans laquelle elle s’implante, et de multiples façons.

Par les produits qu’elle fabrique ou distribue, les emplois qu’elle offre, les compétences qu’elle apporte à la main d’œuvre locale, la richesse qu’elle distribue à travers la fiscalité locale. Une « fiscalité » qui peut d’ailleurs être illégale au regard de nos propres règles, ou au moins immorale… Et on touche là toute une gamme de responsabilités de l’entreprise, à travers son organisation et ses pratiques de management, pour promouvoir – ou non -, dans le quotidien de la « société civile » les principes de nos sociétés libérales et démocratiques. Et donc d’agir sur la société de l’autre. Ne sommes-nous pas là dans le champ de « l’action hybride » ?

Et puisque la « guerre hybride » peut accompagner la guerre « classique », mais aussi la précéder ou la poursuivre, ces dimensions politiques et morales sont au cœur – consciemment ou inconsciemment – des décisions de la « gouvernance » des entreprises, mais aussi de leurs représentants, au plus près du terrain. Car c’est au quotidien que s’incarnent, ou non, les valeurs que l’on porte [1].

 

Faire des entreprises des alliés dans les guerres hybrides

Des échanges avec les spécialistes de la guerre hybride, il ressort que les entreprises sont les grandes ignorées de la réflexion, et donc probablement de l’action.

Cette absence est « justifiée » par certains par une multitude d’obstacles. Citons-en quelques-uns, en proposant quelques réponses.

 

« Ce qui motive les entreprises, c’est le profit ». Bien sûr. Car le profit permet d’investir, de développer à la fois les compétences et les outils, de créer de l’emploi, des richesses. Mais par-delà cette tarte à la crème, cette affirmation traduit à la fois une généralisation hâtive d’une perception univoque et une méconnaissance des réalités des entreprises. Car les entreprises, ce ne sont pas des organisations anonymes mais avant tout des hommes et des femmes qui prennent des décisions. Chaque jour. Et si on se pose parfois la question de dissocier ou non « l’homme de l’artiste », on ne peut croire raisonnablement que les décideurs d’une entreprise mettent totalement de côté, lorsqu’ils agissent, leurs perceptions individuelles du monde, leurs croyances, leurs convictions. Ils ne les abandonnent jamais totalement ni s’y soumettent. Il s’agit toujours de compromis. Entre le « rationnel » et « l’irrationnel ». Et ce délicat équilibre peut les amener à s’engager, et engager leur entreprise, pour des raisons qui ne touchent pas au seul profit économique.

 

« Les entreprises ont des actionnariats internationaux ». Pour certaines, en effet. Et on peut répondre à cette objection avec deux réponses. La première est de prendre en compte les alliances stratégiques qui engagent les États. Car si ceux-ci engagent leurs moyens militaires de concert, pourquoi les entreprises et leurs décideurs ne pourraient-ils par le faire ? Quant à la deuxième, elle touche à la cohérence des choix stratégiques – ceux des États et des entreprises. Car comment imaginer qu’un pays autoritaire voire totalitaire (et donc dans lequel les entreprises sont soumises au politique) avec lequel on noue des accords économiques qui engagent les entreprises, ne s’en servira pas, le moment donné, pour influencer la décision stratégique ?

Alors bien sûr, cela nécessite de pouvoir définir et partager une vision stratégique aussi claire que possible, dans un monde par nature incertain. Car la mobilisation de tous ne peut se réaliser qu’au profit d’un projet assumé. Ne faudrait-il pas agir là aussi, dans la clarification et le partage, voire le débat, plutôt que de considérer qu’il s’agit d’un « domaine réservé » ?

 

Et le risque dans tout ça ?

Une autre objection entendue est celle de « l’aversion au risque » de nos sociétés (et donc de nos entreprises).

Dans un champ partagé par les acteurs étatiques, on entend sans doute par là la noblesse de l’engagement des acteurs publics, et en particulier ceux de l’action militaire. Certes. Mais s’il n’est en aucune manière question de minorer le caractère exceptionnel de l’engagement de certains – jusqu’au bout de la mission, au péril de leur vie –, il ne faut pas oublier que cela ne concerne pas la totalité de ces acteurs. Et que si certains s’engagent pour cette motivation, et prennent ces risques dans leur emploi, il est aussi d’autres motivations, toutes autant respectables par ailleurs, et d’autres emplois, beaucoup moins exposés.

Et c’est surtout ignorer la relation au risque que connaissent les entrepreneurs, qu’ils soient engagés dans les entreprises ou à leur compte. Alors bien sûr, il ne s’agit que très rarement d’une prise de risque engageant la vie des intéressés – quoique, quand les risques pris voire la « mort sociale » réelle ou perçue conduisent certains à des actes désespérés…

Mais tant par les risques sur l’insertion sociale (quelle est la reconnaissance de l’entrepreneur ?), l’équilibre économique (en l’absence de « traitement » et de mécanismes de retraite garantis), l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée (que connaissent aussi beaucoup de personnels d’unités très engagées), il est important de considérer que les décideurs économiques connaissent eux aussi de vraies « prises de risque » ? Alors, il est vrai – et cela pourra les disqualifier au regard de certains – que parfois, la prise de risque est compensée par l’obtention, à l’issue, de bénéfices tangibles. Mais pourquoi pas, si on adopte une approche « gagnant-gagnant », dans ces opérations hybrides ?

 

Enfin, en matière de risque, il est un autre domaine, qui peut à la fois effrayer certaines entreprises, mais aussi en motiver d’autres à accroître leurs synergies avec l’intérêt collectif, et donc la puissance publique. Celui du risque de l’accusation éventuelle de « crimes de guerre »[2], sur des terrains de conflits armées mais aussi, plus souvent, en situation d’affrontements hybrides. Alors, il est important d’adopter à leur endroit un crédit d’intention, ou en tous cas, de méconnaissance des enjeux stratégiques. En particulier lorsque ceux-ci sont peu ou pas explicités et partagés par la puissance publique. Ou que ceux-ci sont « mouvants », au regard des opportunités perçues par des dirigeants parfois inconstants. Mais, et s’il est important d’être vigilant à la séparation des pouvoirs et donc à la possibilité de sanctionner des infractions à la loi commune, en particulier dès lors qu’il y a une intention avérée, une des vertus cardinales de nos sociétés, ces situations témoignent bien de la nécessité de considérer l’action des entreprises comme un vecteur majeur des affrontements hybrides.

Seul bémol cependant à ce sujet : ne pas considérer que la seule voie est celle de la soumission de l’entreprise au politique, comme gage de « contrôle » et sous-entendu de « vertu ». Car encore une fois : que défendons-nous ? Si c’est un modèle de société démocratique et libérale, il faut préférer les synergies aux contraintes - sauf celles prévues par des lois connues et partagées. Car sinon, qu’est-ce qui nous distingue des « démocraties illibérales » voire des régimes autoritaires, sinon dictatoriaux, bâtis sur le contrôle direct ou indirect – par la loi, la contrainte ou la compromission ?

 

Qui doit s’en occuper ?

Enfin, « qui doit s’en occuper ? ». Grande question qui peut traduire, malheureusement, et au-delà d’une seule question de bon sens, un des maux récurrents de nos organisations publiques. A savoir la tentation d’obtenir, coûte que coûte, la « domination » sur l’autre, plutôt que d’envisager les coopérations avec… Et beaucoup d’entre nous peuvent avoir à l’esprit des exemples de situations que l’on pourrait résumer par le point de vue suivant : « si ce n’est pas moi le chef, ça ne se fera pas ». En la matière, la pratique des acteurs des entreprises pourrait sans doute être utile à une approche commune, tant ils sont amenés (parfois contraints, certes), à coopérer, y compris avec des concurrents, quand les enjeux de marché le nécessitent.

 

Et dans le domaine des « guerres hybrides », on peut aussi se référer à notre histoire récente pour identifier des pistes relatives aux « porteurs » d’une telle action mixte.

Il y a trente ans, l’Europe connaissait déjà une guerre sur son territoire, dans les Balkans. Dans le même temps, la France mettait en place son Commandement des Opérations Spéciales (COS) – qui fête en ce moment ses 30 années d’existence. Alors, peut-être est-ce parce que ces innovateurs étaient les plus curieux de ces acteurs inhabituels que sont les décideurs d’entreprises… mais le Général Saleün, qui en prendrait le commandement en 1996, avait engagé une démarche de sensibilisation des entrepreneurs susceptibles d’intervenir sur ce terrain d’opérations encore « bouleversé ». En particulier au moyen des réseaux de « réservistes », dont on ne distinguait pas encore, à l’époque, les « opérationnels » des « citoyens ». Et notamment ceux qui avaient des responsabilités dans les entreprises de la construction et du génie civil.  Car on n’était pas encore dans la « guerre de l’information » et le champ physique était le plus habituel.

Peut-être était-ce aussi parce que ce nouveau commandement disposait, au moins pendant le temps de sa mise en place, de « marges de manœuvre » que les forces classiques ne pouvaient obtenir. En particulier face au « veto » des Affaires étrangères (et sans doute d’autres) qui considéraient que si les forces françaises avaient pour mission de s’engager militairement, elles devaient se tenir éloignées des questions de profit économique – y compris pour des entreprises nationales. Ce pourquoi d’autres pays engagés n’avaient pas la même frilosité voire aversion [3].

Et ce manque de synergies observées fait évidemment penser, pour la période et le lieu, au fait que la reconstruction de l’aéroport de Sarajevo, placé en secteur français lors des opérations de stabilisation de la paix, n'avait apporté qu’un contrat de 11 millions de francs à Thomson-CSF…  Peut-être était-ce aussi un manque d’enthousiasme de la part des entreprises françaises : « En 1996, en ce qui concerne les programmes européens, sur 227 millions d'écus engagés, 74 concernaient des fournitures ; 102 entreprises françaises ont été agrées, 27 ont remis une offre et 9 ont remporté des contrats pour un montant total de 4,9 millions d'écus, soit 6,5 % du total, à comparer avec les 22 % réalisés par l'Italie. »[4]

Alors depuis, et après cette esquisse de volonté d’agir autrement, la France s’est engagée dans la voie des « actions civilo-militaires » avec le GIACM. Des actions devenues au fil du temps, et exclusivement, des actions d’environnement au profit des forces[5], avec la création du centre interarmées des actions sur l'environnement (CIAE) créé en 2012 et qui opère dans le champ des perceptions, de l’influence.

Là encore, le champ purement « informationnel ». Ce qui n’est pas rien, mais n’est pas tout. Car, encore une fois, la présence des entreprises est, dans le contexte de l’hybridité des affrontements, un levier qui peut s’exercer dans de multiples domaines.

Alors, à la question du « qui s’en occupe », j’oserais proposer : ceux qui veulent, car « nécessité fait loi » et, en la matière, on ne peut craindre l’abondance… Et il sera toujours temps, le cas échéant, de gérer les synergies nécessaires. Ce qui est plus vertueux que de constater l’absence.

 

Mieux se connaître pour mieux travailler ensemble

En conclusion, il apparaît que beaucoup des obstacles perçus ou exprimés par ceux qui sont aujourd’hui à la manœuvre de guerres dont le caractère hybride s’accroit, avec la part d’inconnu qui l’accompagne, sont avant tout liés à une profonde méconnaissance du monde de l’entreprise par le monde public, et notamment celui doté des prérogatives souveraines.

Il y a sans doute quelque chose qui s’apparente à une « transformation culturelle »… Quelque chose qui touche à la fois les organisations et les acteurs de celles-ci. Et qui s’opère sur le temps long – mais avons-nous ce temps ?

Alors dans l’immédiat, il existe une pluralité d’acteurs susceptibles de contribuer à un « apprivoisement » mutuel, et à des actions très concrètes.

Il y a par exemple les « dinosaures » du service national obligatoire. Qui, de par le temps qui passe et l’expérience acquise, sont pour certains en situation de responsabilités dans beaucoup d’entreprises. Certains s’étaient engagés dans la réserve. Peu y sont encore sans doute, du fait de la réduction du format des armées et de la pyramide d’âge. Mais il en est sans doute qui ont conservé une proximité, ou au moins un intérêt, avec la chose militaire.

Il y a aussi les « réservistes » issus du pur volontariat. Qu’ils soient opérationnels, et engagés dans la vie de l’entreprise en parallèle de leur engagement militaire et pas en « deuxième partie de carrière » (ce qui n’enlève rien à leur mérite mais ne leur confère pas la qualité « d’hybride »). Ou « citoyens », mais encore en activité professionnelle. Ceux-là sont, par définition, ce que les sociologues appellent des « marginaux sécants ». Car ils appartiennent aux deux ensembles sociaux et sont donc, ainsi, de parfaits « hybrides ».

Mais ces réservistes sont le plus souvent employés en soutien des forces, dans un emploi purement « militaire », de remplacement ou de renfort de leurs camarades d’active, et dans lequel on leur demande, explicitement ou non, d’oublier leurs caractéristiques civiles. Pourquoi, au contraire, ne pas profiter de ce regard « différent », pour imaginer des approches innovantes, adaptées aux conflits hybrides, qui relèvent de compétences et de leviers non directement militaires ?

Et puis il y a aussi tous ces acteurs de la société civile sur lesquels l’institution militaire investit, dans le cadre d’actions d’information et de formation, comme celles de l’IHEDN ou des auditeurs civils de l’École de Guerre, ou de l’École de Guerre Terre. Ou auxquels elle ouvre les événements des organismes de recherche comme l’IRSEM (qui organisait début juin une demi-journée d’études, précisément sur le sujet des « guerres hybrides ») ou propose à la lecture la revue Inflexions, lieu de rencontre entre civils et militaires.

 

Mais pour toutes ces actions utiles, on peut parfois avoir le sentiment que la priorité est donnée, comme dans le domaine opérationnel, aux « actions d’environnement » : celles qui font mieux connaître et comprendre les spécificités du monde militaire et stratégique.

Et si, pour se préparer aux approches hybrides, on profitait de toutes ces interactions multiples pour favoriser, à l’instar du « reverse mentoring » que les décideurs d’entreprises avec les plus jeunes de leurs collaborateurs, une découverte et une meilleure compréhension des fonctionnements et motivations des acteurs des entreprises, par ceux du monde de l’action stratégique ?

Car mieux travailler ensemble commence toujours par mieux se connaître. Et que si on parlait il y a quelques temps de « défense globale », un affrontement hybride est aussi, par nature, global.

Voir les commentaires

Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #CIMIC, #Management

Repost0

Publié le 11 Avril 2022

En finir avec le poutinisme d’entreprise

D’aucuns affirmeront, à raison, que la conduite des affaires politiques ne relève pas des mêmes pratiques que la vie d’entreprise, et en particulier pour les missions régaliennes. Mais si on distingue souvent philosophie morale et philosophie politique, il existe néanmoins un continuum entre les deux mondes, qui est le regard que l’on porte sur l’autre, et qui se vit au quotidien, dans le monde professionnel.

 

Depuis l’invasion de l’Ukraine, j’essaie de comprendre pourquoi beaucoup soutiennent, ou au moins trouvent des « raisons », à mots couverts plus souvent qu’ouvertement, aux décisions de Vladimir Poutine, et aux exactions qui en découlent depuis le premier jour.

Alors il y a bien sûr les raisons politiques. S’inscrivant en continuité des affrontements du XXe siècle, certains soutiennent le maître du Kremlin en raison de leur « anti-américanisme » historique, vécu ou intellectualisé. Pour un conflit qui ravage les terres d’Europe sans intervention directe – à ce jour – des États-Unis, cela reste mystérieux… Mais il y a bien sûr l’Alliance Atlantique, à laquelle appartiennent la plupart de ces pays, et aussi les États-Unis. Voilà donc leur « logique ».

Ils ont sans doute oublié que les adhésions des pays d’Europe centrale et orientale ont été volontaires, et concomitantes pour la plupart à celles à l’Union Européenne, alors que l’effondrement de l’Union Soviétique ouvrait une porte de liberté à ceux qui avaient connu les chars et les geôles de l’armée rouge…

 

Fonctionner en coalition

Mais ce qui les rapproche de Poutine est qu’ils ignorent fondamentalement le fonctionnement en coalition, ou l’écartent souvent plus par incompétence que par choix. Car il est pour eux beaucoup plus difficile d’agir collectivement que de décider seul. De susciter l’adhésion faute d’avoir, et ils le regrettent, dans nos entreprises et sociétés démocratiques, tous les leviers de la soumission.

Leur regard sur nos démocraties libérales est celui de « l’inefficacité » des régimes parlementaires et de l’équilibre des pouvoirs sur lequel ils reposent encore.

Dans les entreprises, ils rejettent les dynamiques informelles, les organisations matricielles ou celles, plus subtiles encores, les synergies d’entités autonomes – ce que la sociodynamique appelle des « organisations holomorphes ».

La Russie de Vladimir Poutine est une autocratie. Tout dépend de Moscou, de lui, de la bureaucratie du pouvoir. C’est d’ailleurs un modèle organisationnel similaire à celui de la Chine, dans laquelle tout revient traditionnellement au centre de l’Empire – un Empire dont a hérité le Parti Unique. Un fonctionnement totalement différent d’autres modèles parfois dit « impériaux » (en fait, des coalitions), dans lesquels l’autorité centrale supposée doit en fait composer avec de nombreux contre-pouvoirs locaux.

Pour les poutinistes d’entreprise, seules comptent l’autorité du « chef », les organisations pyramidales et les procédures qui visent à rationaliser et homogénéiser les fonctionnements. C’est le « pouvoir » vu par Max Weber, au XIXe siècle… Le monde de la révolution industrielle d’alors, celui d’un monde mécanique, linéaire. Un monde dépassé, radicalement différent du poly-centrisme contemporain, des flux logistiques et informationnels en réseaux, de l’autonomie donnée à l’acteur le plus éloigné du centre – le fameux « caporal stratégique », avec ses bons et mauvais côtés.

 

Animer l’agilité des acteurs synergiques

Il y a aussi ceux qui ne conçoivent l’action que menée par les structures publiques, État ou collectivités, et leurs dépendances. Des organisations qui tentent naturellement d’accroître, comme toute bureaucratie, leur emprise. Que ce soit directement, par leurs moyens dédiés, ou indirectement, par leurs participations financières. Et qui compensent parfois leur inefficacité par le monopole de la force, légale ou affirmée comme telle.

On dit parfois – peut-être pour amoindrir sa responsabilité - que la Russie de Vladimir Poutine est une oligarchie, puisque les richesses naturelles qui permettent la pérennité du régime sont exploitées par des entreprises confiées à des « proches ». Mais la réalité démontre que, plus que des « proches », ce sont plutôt des auxiliaires dont la richesse, voire la vie, dépendent directement du bon vouloir de l’autocrate et de leur docilité. Et que le « nettoyage » qu’il aurait fait précisément d’une oligarchie ancienne n’a été que le placement de ses obligés.

Les agents de ces systèmes centralisés, et donc bureaucratiques, ne sont naturellement pas disposés à l’initiative. Et cela leur convient bien – sinon ils seraient entrepreneurs et confrontés aux risques et à l’incertitude. Ils sont entraînés à « produire », non à « interagir ». A fonctionner en silo plus qu’en réseau. A obéir et faire obéir, plus qu’à animer.

Ils suivent les instructions du « chef » et sont, par conséquent, soumis aux lenteurs de la prise de décision et, en cas de rupture des lignes de communication, livrés à eux-mêmes. En attendant que, peut-être, le « chef » se rende jusqu’à eux, sur le front des opérations – en affrontant les risques liés (perte de recul, absence de coordination, fatigue et donc aveuglement, voire menaces directes), ainsi que leur passivité intrinsèque.

Face à eux, ils pourront trouver des adversaires ou des concurrents, selon le contexte, agiles, organisés en petites entités mobiles, créatives. Animées non pas seulement par un chef unique, mais par un objectif partagé, infiniment plus mobilisateur.

Dans les domaines non régaliens, ceux qui travaillent dans les dynamiques territoriales peuvent trop souvent constater la posture « hiérarchique » d’agents publics qui ne savent travailler seulement que par injonction, y compris avec des acteurs privés auprès desquels lesquels ils n’ont ni pouvoir ni légitimité, et alors que beaucoup de missions pourraient être menées en complémentarité.

Et on pourra regretter que, dans le domaine stratégique – y compris dans celui de la recherche et de la réflexion -, les plus brillants décideurs aient souvent en premier réflexe le recours aux institutions publiques, nationales ou non. Alors que de nombreux acteurs privés, indépendants et motivés par les mêmes enjeux collectifs, pourraient enrichir les productions communes. Il n’y a, dans ce cas, pas d’hostilité de leur part. Seulement des habitudes.

Et peut-être l’idée que quand l’État paye, c’est une garantie de fiabilité. Alors que l’omniprésence des structures étatiques – ou de leurs émanations dans le secteur privé - facilite la corruption. Car si les puissances étrangères savent fournir des moyens de subsistances à des « petites mains » exclues du monde du travail après l’exposition publique de leurs engagements politiques radicaux, ou des financements à des organisations mises au ban du système, elles privilégient surtout la compromission de celles et ceux qui, par leur carnet d’adresse, les aideront à « naviguer » dans l’entre-soi de la décision publique.

Là encore, la diversité et la pluralité des acteurs pourrait être un gage, non seulement de créativité, mais aussi de résilience – on pourra sur ce point se référer aux nouvelles approches de la sécurité industrielle et organisationnelle.

Mais cela nécessite la volonté de s’ouvrir aux autres, d’accepter et de respecter la diversité de leurs fonctionnements. Car l’essentiel est que l’objectif soit partagé.

 

S’approprier l’intention du chef

Enfin, au croisement des partisans du « chef » et de ceux de la puissance publique, il y a ceux qui affirment s’inspirer, dans les affaires courantes, du monde militaire. Car ils le voient comme une organisation centralisée autour d’un « chef » – double illustration de leur modèle idéal.

C’est notamment le cas, ces jours-ci, certains généraux ayant vécu leur période d’activité dans un monde bipolaire, bloc contre bloc, qui a disparu, et qui se veulent sources d’inspiration pour le grand public. Ou de personnels ayant gravité dans ces univers sans y avoir trouvé la reconnaissance qu’ils cherchaient.

N’ayant pu avoir leur heure de gloire sur les théâtres d’opération – c’est pourtant un tout aussi grand mérite d’avoir travaillé à écarter la guerre -, ils la recherchent, dans notre société du spectacle, sur des plateaux de télévision. Et y laissent transparaître cette nostalgie du « chef », avec une admiration plus ou moins dissimulée pour celui qui, aujourd’hui, semble défier le monde occidental. Ils avaient d’ailleurs eu, tout au long des dernières décennies, l’occasion d’autres modèles d’admiration, plus au sud, et certains s’en étaient saisis. Mais ils étaient plus loin, moins menaçants sans doute que celui-ci. On jouait donc à faire peur, à peu de frais. Là, c’est du sérieux… Et Vladimir Poutine les fascine aussi, parce que seul, il « ose ».

Alors bien sûr il en est qui croient, y compris dans les armées, aux « vertus » de la planification à tous niveaux. Mon dernier chef militaire, général en activité de son état, s’était engagé aux côtés de Jean-Luc Mélenchon dans une association de promotion de la planification – c’était il y a moins de dix ans… On peut deviner que nous avions eu alors quelques divergences quant à l’animation des compétences et à la valeur de l’initiative.

Alors en la matière, si les « civils » ont l’excuse de l’ignorance des pratiques qu’ils fantasment souvent ou dans l’honneur desquelles ils se drapent par procuration, ceux-là ont donc oublié, ou toujours refusé d’accepter, que pour prendre une décision propre à être mise en œuvre, un « chef » doit, selon la méthode éprouvée de l’École de Guerre, s’appuyer sur son entourage.

S’il est en effet seul dans la décision finale et doit être, à ce titre, prêt à porter le poids des conséquences de celle-ci, le « chef » a, en amont, du s’assurer que chacun de ses collaborateurs s’était approprié son « intention », par une contribution directe à la déclinaison opérationnelle de la décision à venir. Afin de l’enrichir de multiples points de vue mais aussi afin d’en assurer l’exécution en toute autonomie, en cas de besoin.

Cela pose naturellement la question, dans ce monde complexe qu’est la guerre, de la place de l’initiative, entre opportunité et désobéissance[1].

Alors bien sûr, les stratèges de plateau n’ont cure de ces questions complexes. Car l’art opératif qui s’appuie sur cette démarche est celui de la mise en œuvre qu’ils n’ont jamais pu vraiment exercer, au regard du contexte de leur temps. Et puis aussi, probablement, parce que certains sont convaincus qu’il y a d’une part l’intelligence, la stratégie… et d’autre part les autres, les « bac-5 »… ceux qui feront que « l’intendance suivra »…

Le haut de la pyramide coupé de sa base : cette image doit être familière à certains, notamment dans de grandes entreprises en situation de quasi-monopole de fait sinon de droit – car les plus petites ne survivraient pas longtemps dans nos sociétés concurrentielles avec un tel modèle archaïque et déresponsabilisant.

 

Le courage de partager

Accepter de partager son « intention », c’est tout d’abord être à même de clarifier celle-ci. Ne pas être dans le cynisme et la manipulation – une des expertises de ceux qui ont grandi dans les rangs du KGB – mais dans le courage du partage, y compris en situation d’incertitude.

Ce courage, c’est celui qui caractérise les animateurs de collectifs de décideurs - Comex, Codir ou autres formes de travail collectif - confrontés à des choix stratégiques. « Animateurs », car même s’ils en sont les « chefs », ils savent bien que seuls, ils ne pourront rien. Parce qu’ils n’ont ni le temps, ni l’énergie, ni les compétences de ceux qu’ils ont recruté à cet effet et qui les entourent. Sinon, à quoi servent-ils ?

Et aussi parce que les organisations modernes s’appuient sur un équilibre subtil des pouvoirs, une mise en tension des moyens, et parfois une contradiction assumée entre objectifs. Car c’est de ces tensions que sortira un « compromis » acceptable par tous, et donc mis en œuvre par tous. Le seul capable de faire face efficacement au « brouillard de la guerre », quelque soit le champ de bataille. Et non de « l’intuition géniale » d’un « homme providentiel ». Car de l’intuition à l’action, il y a tout.

Le courage du décideur moderne - et son talent - n’est donc pas de chevaucher seul un ours. Mais de décider et savoir entraîner une coalition de volontaires. Ce n’est certes pas le même imaginaire. Mais le monde des entreprises modernes est plutôt celui-là. Tout comme celui des États.

 

[1] On pourra par exemple se référer à l’article suivant du Centre de doctrine et d’enseignement du commandement : https://www.penseemiliterre.fr/l-initiative-du-chef-au-combat-exploitation-d-une-opportunite-tactique-ou-acte-de-desobeissance-_424_1013077.html

 

Voir les commentaires

Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management, #CIMIC

Repost0

Publié le 1 Octobre 2021

Tous bureaucrates ?

Dans la « start-up nation » comme dans les entreprises ou organisations les plus ambitieuses, la qualification de « bureaucrate » n’est guère flatteuse. Pourtant, la tentation est grande d’adopter, volontairement ou non, ce mode d’organisation. Et si on en changeait ?

 

Nombre de sociologues, depuis Max Weber, ont décrit les systèmes bureaucratiques. Au regard des enjeux modernes de nos sociétés ouvertes et interconnectées, et après 18 mois de crise sanitaire, revenons sur quelques critères clés qui permettent d’éclairer la pertinence de certaines organisations.

L’aversion au risque

A moins de vivre dans une vaste maison de plain-pied, vous ne souhaiterez pas devoir changer de machine à laver, ou de réfrigérateur, dès lors que cette manœuvre nécessite quelque manutention, dans une pièce déjà encombrée. En effet, et à moins d’avoir un livreur atypique, il est fort probable que celui-ci ne veuille, ou ne puisse, pas vous installer l’engin encombrant. Il n’en a en effet pas le droit (même si les conditions de vente, et sans doute ses consignes, sont volontairement ambiguës). Car on vous expliquera qu’il risque, par une mauvaise posture, de se blesser. Ou bien d’endommager votre mobilier. Auquel cas vous pourriez vous retourner contre lui… La machine restera sur le pas de votre porte.

C’est un exemple comme tant d’autres. La conjonction d’une victimisation généralisée et d’une recherche systématique de « coupables » en cas d’accidents ou plus généralement d’écarts à la norme, conduit beaucoup d’organisations à des situations de blocages, préjudiciables à toute activité.

On peut le comprendre cependant. Lorsque vous risquez d’être poursuivi en justice (même si vous êtes innocenté, après des mois ou des années de procédures), il est parfaitement « rationnel » d’imposer plus de contraintes aux autres parties prenantes. 

Tant pis si, sans votre service d’installation, ils devront trouver des voisins compatissants pour prendre le risque d’un tour de dos, ou d’une éraflure sur le mur. Et, dans un autre contexte, il sera parfaitement rationnel, de votre point de vue, de les contraindre à rester enfermés chez eux lorsque le contact avec d’autres pourrait les confronter à un risque dont ils voudraient vous accuser, le cas échéant. 

Vous vous réfugiez donc derrière des normes, des règles, des procédures… Figées et quasi-immuables, comme l’est un meuble de bureau (celui du « bureaucrate ») – ou un appareil ménager.

La folie des procédures

La procédure est le corollaire de cette aversion au risque et une des expressions courantes de la bureaucratie. 

Pourtant, et contrairement aux idées reçues, les procédures ne réduisent pas les risques ni n’accroissent la sécurité. En formalisant des situations bien connues, elles permettent seulement de démultiplier, y compris pour des agents peu expérimentés (voire pour des systèmes automatiques), des pratiques établies. C’est donc pratique, économique.

Mais face à une situation inhabituelle, auxquelles les procédures établies ne peuvent totalement répondre, la machine est bloquée. Alors, bien sûr, la bureaucratie tend à les compléter, les préciser. Cela prend du temps, c’est la trop connue inflation réglementaire – car il est plus prudent d’ajouter une règle que d’en abroger une… « on ne sait jamais »… Et en cas d’accident, c’est trop tard. En matière de sécurité industrielle, c’est ce que Corinne Bieder et Mathilde Bourrier, notamment, appellent « piéger la sécurité dans les règles » (« Trapping safety into rules »). Ou bien « L’enfer des règles », selon Christian Morel.

Dans la vie de nos entreprises, c’est le maquis des réglementations, et l’insécurité qui en découle pour tous. Certains s’en affranchissent, l’esprit plus ou moins tranquille. D’autres s’y complaisent. D’autres encore sont tétanisés, partagés entre le goût du travail bien fait et l’incapacité de remplir la mission, sans risque personnel.

Là encore, le plus « sûr » est de ne pas agir. C’est possible pour le bureaucrate, qui vit de la pérennité de son organisation (de fait peu soumise au risque de concurrence ou de faillite, en tous cas c’est le sentiment qu’il a). Pour l’entrepreneur, c’est autre chose… 

Et puis, au-delà même de la maîtrise possible de leur inflation inéluctable, le réflexe du recours aux procédures témoigne d’un biais plus dangereux encore. Croyez-vous vraiment que l’avenir puisse être écrit en règles de droit – ou en lignes de code ? Le croire, c’est non seulement se préparer à de grandes déconvenues, c’est aussi porter sur les autres un regard peu amène… Et beaucoup peuvent sans doute voir imaginer le visage caricatural du « bureaucrate ». Perdu, et parfois désolé, ou bien plus souvent désengagé, si ce n’est méprisant.

Le goût du contrôle

Car la bureaucratie, c’est surtout le goût du contrôle. Le contrôle des choses, le contrôle de l’autre.

C’est d’ailleurs, pour Max Weber, la force de ce système d’organisation. A la croisée des XIXe et XXe siècles, avec l’industrialisation triomphante, on se prend à croire à la capacité d’organiser les systèmes humains comme ceux des machines. On verra d’ailleurs émerger « l’organisation scientifique du travail » taylorienne, dans laquelle la répartition des rôles – ou plutôt des tâches - est clé. En matière guerrière, au même moment, on combinera la violence destructrice des machines, et l’approche mécaniciste des corps humains, dans laquelle le nombre est encore censé l’emporter, en théorie du moins.

Car pour le bureaucrate, l’essentiel est de contrôler la réalité, qu’elle soit faite d’acier ou d’hommes.

Un siècle plus tard, avons-nous abandonné ce paradigme ? 

Dans nos sociétés techno-humaines complexes, avons-nous tous renoncé à l’idéal omniscient, à l’idée d’un « homme providentiel » ? Ou à celle d’un destin inéluctable parce que déjà tracé, ou aux mains d’un démiurge, qu’il soit bienveillant ou bien censeur, mais qui ne laisse pas de place à la liberté de l’homme, et donc à l’incertitude ? 

Car s’il fallait choisir entre ordre et chaos, quelle serait votre préférence ?

Le rejet de l’incertitude est d’ailleurs une caractéristique culturelle française, comparativement à d’autres pays. Héritage cartésien ? A moins que cette pensée ait trouvé un terreau si favorable dans notre pays qu’elle a pu y émerger quand ailleurs, elle serait demeurée minoritaire ?

En tous cas, il est dommage que, au même tournant du siècle précédent, beaucoup aient négligé les apports du mathématicien Henri Poincaré, qui établissait qu’à partir des interactions de trois corps, apparaît le chaos et l’imprédictibilité… Plus qu’à s’imaginer pouvoir gérer des systèmes modélisés, il faut donc, le plus souvent, accepter de naviguer sur la ligne de crête du chaos, dans notre monde complexe fait de multiples interactions.

Et naviguer avec d’autres, car l’homme providentiel et omniscient, seul au sommet de la pyramide organisationnelle, n’existe pas – ou en tous cas, il ne possède pas ces qualités.

La répartition des rôles

Car la justification de la bureaucratie, et son avantage selon certains, c’est de définir précisément le rôle de chacun. Avec a priori un chef au sommet, et un « pouvoir » qui se décline jusque dans les plus petits détails. 

Alors bien sûr, la clarté des organisations est une vertu. Et les « fiches de postes » sont indispensables pour intégrer et faire grandir les talents, fixer des objectifs et les évaluer…

Mais ne connaissons-nous tous pas des organisations dans lesquelles on se plaint du « travail en silos » ? Ou d’entreprises incapables d’apporter un service client de qualité en repoussant chaque demande à un autre service ? Notre monde peut-il être décrit en catégories simples ?

Face à une situation complexe, il faut souvent s’appuyer sur des expertises, quand des approches « généralistes » ne suffisent plus. Mais la transversalité est souvent requise pour permettre à chacun d’apporter un élément de réponse, dont le tout sera par ailleurs plus adapté que la somme des parties. 

Et cette transversalité est indispensable lorsqu’il est question de créativité.

L’assignation à un rôle ou à une compétence que génèrent les systèmes bureaucratiques n’est donc ni efficace, ni humainement satisfaisante. Elle satisfait peut-être l’organisation elle-même. Mais ne répond que rarement à la vocation de celle-ci.

Mais il y a plus grave. Selon Hanna Arendt, la bureaucratie est aussi le règne, voire la tyrannie, de l’Anonyme. Car la complexité des systèmes bureaucratiques conduit, par dispersion des compétences et la déshumanisation des responsabilités au travers des procédures, à ne plus savoir qui est « responsable ». Un système bureaucratique peut-il devenir « autonome » ? C’est sans doute une possibilité, et un de ses travers. Et il n’est pas étonnant qu’une grande question des grandes organisations soit celle de la « gouvernance ».

C’est peut-être, d’ailleurs, un indicateur assez fiable de l’emballement des organisations : si vous vous inquiétez de la « gouvernance » de votre organisation, c’est que la bureaucratie a pris le pouvoir, et que vous ne la maîtrisez plus, même si votre « statut » veut témoigner du contraire.

Il est alors grand temps de réintroduire de la liberté dans le système, en brisant les fondamentaux de la bureaucratie. Accepter la prise de risque, remettre en cause l’édifice et le recours aux procédures, préférer la transversalité, la collégialité et l’intelligence collective à la répartition des rôles simplificatrice, appauvrissante et déresponsabilisante.

En bref, faire le choix du facteur humain qui, face à une crise qui survient ou lorsque l’innovation est nécessaire, n’est pas le « maillon faible », mais le véritable pilier de l'efficacité et de la résilience organisationnelle.

Voir les commentaires

Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management, #Social change, #Transformation 3.0

Repost0