Publié le 4 Mai 2023

(c)unfauxgraphiste / penseuretoile

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Il y a un peu moins d’un an, la revue de réflexion de l’Armée de Terre, Inflexions, intitulait son numéro 50 « Entre virtuel et réel » [1].

Après une année de cette guerre en Ukraine, qui se déroule avant tout dans le réel des territoires et des peuples européens, mais aussi dans les imaginaires, au travers des médias et des réseaux sociaux, c’est toujours évidemment d’actualité. Et, publiée après le salon Vivatech 2022, qui mettait en avant (mais pas seulement) les espaces de « réalité virtuelle » et autres « verses », cette approche croisée de civils et de militaires apportait un éclairage intéressant à ces problématiques au cœur de nos entreprises, et de nos sociétés.

Depuis, la question du rapport à la réalité a été reposée avec la diffusion au grand public d’outils comme ChatGPT, Dall-E, ou MidJourney ; ou les souhaits d’arrêt des recherches sur l’intelligence artificielle.

 

Un appel à la vigilance

J’avais été frappé, dans plusieurs articles de ce numéro d’Inflexions, par les réticences et les appels à la précaution que plusieurs exprimaient.

Non pas que ces professionnels de la guerre – qu’ils la pratiquent ou qu’ils la pensent – soient hostiles aux nouvelles technologies. Car les principaux freins à l’adoption d’innovations par les armées sont financiers et industriels, plutôt que dus à un manque d’appétence et d’usages.

Mais parce que, au cœur d’engagements paroxystiques de la condition humaine et confrontés aux dimensions psychologiques et cognitives des conflits, ils connaissent les risques et les fragilités de ce qu’on décrit comme « virtuel ».

Des facteurs que les entreprises connaissent aussi – toutes proportions gardées - dans leur quotidien, et en particulier depuis qu’il faut « faire avec » les nouvelles habitudes ancrées à l’occasion de la crise Covid.

Des habitudes qui touchent plus à la « mise à distance » qu’au « virtuel », certes. Mais n’est-ce pas, dans les deux cas, une mise à distance du réel, et un refus d’une pleine relation ?

 

Le virtuel : une crise du sens, et une passion triste

Un premier message fort du numéro d’Inflexions était une mise en garde contre la fuite devant le réel. Ce que Patrick Clervoy appelle « l’effet fauvette » : « il existe chez l’homme une tendance à préférer un virtuel bien ficelé aux évidences de la réalité ».

Et pour Arnaud Chevreul, c’est parce que « l’aversion pour l’incertitude ainsi que la volonté de maîtrise et de contrôle ont toujours joué un rôle majeur dans le recours à l’irréel…(…) (la réalité virtuelle) permet d’aider à décider et diminuer le risque, mais aussi de légitimer une action et d’avoir le sentiment d’être à l’abri dans sa décision ».

Quand Eric Letonturier écrit que, « la déréalisation qu’apporte le virtuel est à lire comme un soulagement à notre indisposition à accepter, à affronter et à surmonter le réel et la vie tels qu’ils sont.(…) C’est donc une crise du sens que dévoile cette passion triste de nos contemporains pour le virtuel. »

Dans le cas du virtuel, c’est une « irréalité ». Mais la « relation » à distance, c’est aussi une façon de se mettre « à l’abri ».

La fascination pour les nouvelles technologies numériques n’est pas nouvelle. Et elle peut être justifiée, tant elles transforment nos vies, profondément. Mais elle ressemble trop souvent à des fantasmes – dont il paraît qu’il ne faut pas les réaliser.

Alors cela fait bien sûr le bonheur de marchands de rêves, ou plutôt d’outils magiques.

Il y a dix ans, c’était la mode des « réseaux sociaux d’entreprise », terme qui rebondissait sur le terme émergent de la « RSE » (responsabilité sociale d’entreprise) et sur le développement à grande vitesse des réseaux sociaux grand public. La promesse de ces plateformes numériques d’alors : tisser des liens entre les collaborateurs des entreprises…

Aujourd’hui, on met en avant des outils créateurs de contenus à partir d’une IA (à laquelle on doit néanmoins donner des instructions très précises).

Faute d’avoir réussi à « virtualiser » la relation entre humains, propose-t-on une relation des hommes aux machines ? C’est sans doute plus simple car plus réducteur. Et côté concepteurs, c’est du pain béni.

Car le modèle économique des outils numériques est celui de rendements à forte croissance. A la différence de la production industrielle où la fourniture de produits aux clients nécessite des coûts de fabrication et de distribution, celle des produits numériques devient marginale. Plus encore que dans l’économie physique, le gain d’une clientèle supplémentaire est à même de garantir le jackpot… d’où la course que l’on a connu aux start-ups « technologiques », dont on pouvait se demander la plus-value sociale, et aux « bulles » de cette économie. Surtout pendant une période à taux d’intérêts négatifs, pendant laquelle il était plus intéressant de se « débarrasser » d’un capital que de le conserver…

Mais du côté des utilisateurs ?

Utilise-t-on un outil ou un autre (mail, sms, WA, Teams…) pour le seul plaisir de l’usage, ou bien par défaut, lorsque le temps manque ou en raison de l’éloignement, mais qu’on préférerait directement échanger avec son interlocuteur ?

Un outil a-t-il jamais donné du sens, et donc nourri l’envie d’une relation ?

 

Des interactions à distance et du sens au travail

C’était d’ailleurs une des thématiques issues de l’étude que nous avions réalisée en 2020, à la veille du 50ejour de confinement, seuil dont les sous-mariniers nous disent qu’il est crucial, psychologiquement. Une période qui avait conduit à une généralisation rapide des pratiques « d’interactions virtuelles » et du « travail à distance ».

Quatre leçons s’en dégageaient :

  • Plutôt une surprise de s’être plutôt bien adaptés à ce moment inédit – même s’il apparaît désormais que des fractures inconscientes ou niées, et non prises en compte, ont encore des conséquences importantes, individuelles et relationnelles ;
  • Mais avec la conviction que l’homme étant avant tout un animal social, émergeait l’envie forte de se revoir « en vrai » - et le retour depuis à des rencontres « réelles » en témoigne. Même s’il est intéressant d’observer les circonstances ou les « cultures » de certaines entreprises, ou de certains acteurs, qui conduisent à poursuivre les réunions en visio-conférences quand d’autres privilégient, autant que possible, les rencontres physiques ;
  • L’envie forte de changer quelque chose dans sa vie, en particulier dans l’équilibre vie personnelle – vie professionnelle. Et on peut, dans le quotidien de nos équipes, constater que cette détermination ne s’est pas affaiblie, pour beaucoup en tous cas ;
  • Et que, et ceci était sans doute lié au point précédent, les entreprises étaient très attendues sur leur capacité à donner du sens au travail de chacun.

Alors, si la seule interposition d’écrans remettait en question le sens au travail – voire le sens de l’existence -, qu’en sera-t-il de la déshumanisation des interactions, avec l’usage des nouveaux outils s’appuyant sur « l’intelligence artificielle », qui suscite aujourd’hui beaucoup de curiosité, et sans doute autant de fantasmes que de craintes ?

Sera-ce un appui pour la création ?

En sous-traitant à une machine apprivoisée (car il faut en apprendre la maîtrise) les parties les plus répétitives, ou les plus attendues, pour consacrer son temps à une valeur ajoutée recentrée ou déplacée ?

Ou bien une accélération de la fuite du réel ? En apportant des réponses toutes faites à des sollicitations académiques ou professionnelles auxquelles on ne trouve pas de sens… ou en se réfugiant dans une satire permanente du quotidien, auquel on se résout plutôt que de s’engager, pour éventuellement le changer, ou au moins tenter de l’infléchir ?

Pour les amateurs de musique, nous recommandons, sur ce thème de la création, l’écoute du podcast réalisé par le SNEP que préside Bertrand Burgalat, Radio Nova et Les Inrockuptibles, « Aux studios – Les dessous de la musique », à l’occasion des 100 ans de la musique enregistrée[2]. Quand les évolutions technologiques peuvent être « apprivoisées » par ceux qui veulent conserver le mystère de la créativité, et laissent toute la place à l’humain… quand ceux qui ne recherchent que la répétition, le volume et la rentabilité, laissent la main aux machines, aux automatismes…

 

L’esprit contemple, le corps interagit

Car une deuxième idée développée dans le numéro d’Inflexions était celle de la relative mais intrinsèque inefficacité des systèmes virtuels.

Alors bien sûr, ils sont utiles, en particulier à l’entraînement. Pour faire et refaire, à moindre coût et moins d’impacts sur les corps et l’environnement physique, des gestes à acquérir.

Mais ils n’égalent pas la « réalité » du monde physique.

Pas plus que, dans le monde de nos entreprises, les sessions de formation « en ligne » n’apportent la même qualité d’apprentissage que les sessions affreusement dénommées « en présentiel ».

Antoine Bourguilleau est un spécialiste des « wargames ». Au-delà des produits ludiques que l’on peut trouver sur le marché, ce sont, et ceci depuis deux siècles, des dispositifs extrêmement utiles pour former les chefs militaires. Et il affirme qu’il est indispensable de dépasser la tentation d’abandonner les « jeux » physiques pour leurs avatars numériques car « son informatisation (de la guerre) aurait pour effet de faire disparaître sous un vernis technologique toutes ses approximations en donnant aux utilisateurs une fausse impression de « réalisme », quand nous souhaitons précisément que ces approximations soient visibles et critiquables ». Quand la « friction » de la guerre s’avère ne pouvoir être totalement numérisée…

Et, pour illustrer cette situation, on pourra retenir la très jolie formule de Laurie Bonin et Julie Corver selon lesquelles « tandis que l’esprit contemple l’œuvre, le corps interagit avec celle-ci, provoquant une déferlante de sensations et d’émotions ».

Chacun d’entre-nous a eu l’occasion, avant la crise Covid pour certains, et depuis pour un très grand nombre, de participer à des sessions de « visio-conférence », dont certaines pouvaient faire usage d’outils dits de « facilitation » - transpositions dématérialisées d’outils très physiques.

Et les personnels de grandes entreprises avaient sans doute fait l’expérience, avant la pandémie et depuis des années, de « téléconférences », à l’occasion desquelles les « grands chefs » partageaient un certain nombre d’informations… et pendant lesquelles il était possible de démontrer des talents « multi-tâches »…

Avec la visio-conférence démultipliée par les nouveaux outils et les nouvelles pratiques, béquilles de la mise à distance imposée, l’image a pu donner l’impression d’une proximité retrouvée… jusqu’à ce que le nombre de participants rende patente l’impossible interaction à distance, et que d’ailleurs les caméras s’éteignent, permettant à nouveau cette merveilleuse ubiquité…

 

Le management à distance, une quête impossible ?

Notre deuxième enquête de la période pandémique avait porté sur le télétravail, à la rentrée de septembre 2020.

Et si on voyait déjà apparaître le souhait de pérenniser les deux jours de travail qui seraient formalisées lors des négociations qui suivraient, dans les entreprises et les organisations, les réponses exprimaient que ce travail à distance devait absolument être accompagné d’une évolution des pratiques managériales, car chacun pouvait, intuitivement ou par la pratique, mesurer les limites de la relation à distance.

Pas nécessairement pour ceux qui estimaient que leur travail, plutôt fait de production individuelle, « en silo », pouvait se passer (et pour certains, devait, en tous cas de leur point de vue) du regard et de l’intervention des autres.

Mais pour tous ceux dont la « production » (et le sens du travail) tient aussi aux interactions, dans la conception comme dans la mise en œuvre.

Et c’est l’échec de la prise en compte de cette « condition d’adhésion » qui apparaissait de nouveau, et majoritairement, dans notre troisième et dernière étude de cette période de pandémie, après les « couvre-feux » et à la veille du confinement de fin d’année : la claire affirmation d’un désengagement professionnel et d’une fragmentation des dynamiques collectives. En tous cas pour ceux qui accordaient de l’importance aux interactions, soit par affinité personnelle, soit au regard de la nature de leur « production » professionnelle, qui nécessite pour des échanges et de l’intelligence collective.

Car le télétravail est une véritable « mise à distance » de l’autre.

Sur ce sujet, Anne Muxel[3], directrice de recherches au CNRS (Cevipof/Sciences Po), cite une étude d’Alain et Dominique Schnapper qui distinguent les « activités d’exploitation » et « les activités d’exploration » : « le caractère inséparable des savoirs et des relations interpersonnelles qui caractérisent l’entreprise impose des modalités de collaboration entre les collaborateurs dont la forme peut évoluer, mais qui ne peuvent être entièrement assurés par l’intermédiaire des écrans ».

Tout comme Hannah Arendt, citée par Anne-Sophie Moreau à laquelle Anne Muxel fait référence, qui écrivait dans la Condition Humaine, à propos des activités humaines, que « l’action n’est jamais possible dans l’isolement. Être isolé, c’est être privé de la capacité d’agir ».

Alors, si la mise en distance est un isolement, qu’en est-il de l’abandon dans des mondes virtuels ?

Presque trois ans après, on peut sans doute remarquer que le « management à distance » ne s’est installé dans les habitudes qu’en s’organisant au moment des temps de présence au bureau.

Était-il possible de se « former » au management à distance ? Certains cabinets de formation avanceront sans doute que oui. Pour notre part, nous n’y croyons pas, pour avoir observé, avant la pandémie, les pratiques de grandes entreprises internationales multisites qui disposaient pourtant des moyens technologiques adaptés aux rencontres par écran interposés et des moyens de développement professionnel conséquents, mais continuaient à privilégier, à fréquence régulière, les rencontres « réelles ». Et les observations sociologiques et philosophiques précédentes confortent ce sentiment purement expérientiel.

Le « management » n’est pas seulement la gestion de ressources. Car ainsi que le rappelle André Torre, cité par Anne Muxel, « une partie importante des interactions entre êtres humains passent (…) par les attitudes, les expressions faciales, les phéromones, la convivialité autour d’un verre ou d’un repas et ne peuvent se reproduire qu’imparfaitement à distance ». Il s’agit donc de créer du lien, de susciter et d’animer des interactions.

Alors, depuis la fin de l’alerte sanitaire (voire dès après la première période de « tétanie »), nous constatons aussi que le choix des modalités des interactions peut être considéré comme un indicateur d’engagement.

Pour échanger rapidement, on peut s’appeler – ainsi qu’on le faisait avant (et pourquoi activer la visioconférence, qui empêche la déambulation et consomme une énergie inutile ?).

Mais pour interagir vraiment, et si on a le choix, il faut se revoir, et pas seulement par écran interposé… Car il est aussi possible qu’une pleine interaction ne soit pas vraiment souhaitée (l’écran reprenant alors sa signification initiale de cloison). Et dans ce cas la modalité de la « rencontre » devient alors un « dévoilement » de la qualité perçue et attendue de la relation, ou de l’absence de celle-ci.

 

La quête des sens, aussi…

Car la communication n’est pas seulement affaire de regard – et ceci d’autant que, avec les nouvelles technologies ayant recours à l’IA, le « regard » peut être « recadré » artificiellement, pour donner l’impression d’un contact direct, et non décentré par rapport à la caméra. Mais puisque tout le monde saura que ça existe, on peut prédire que, paradoxalement, l’authenticité de l’interaction en patira directement. Sans négliger la possibilité, au-delà du regard, que la totalité de « l’individu » à l’écran soit artificielle…

Pourtant, l’image a été beaucoup mise en avant par les producteurs d’outils numériques pour promouvoir des usages garantissant un équivalent de la rencontre physique… Et cela tient sans doute aussi, en plus de l’opportunité économique de l’échelle de rentabilité, à la prédominance historique du regard, parmi les cinq sens.

Il y a sept ans déjà, le numéro 74 de la revue Hermès, dédiée à la cognition, la communication et la politique, était intitulée « La voie des sens »[4]. Avec pour objectif, selon les mots de Dominique Wolton, de « dépasser l’apparente victoire, aujourd’hui, de la vue et de l’ouïe, renforcés par la domination des écrans. Revaloriser le toucher, le goût et l’odorat dans toutes leurs dimensions ».

Pour Eric Letonturier et Brigitte Munier, « la hiérarchie sensorielle occidentale est un choix civilisationnel ». Et même si Aristote en avait conçu un sixième, le « sens commun », « voué à opérer la synthèse des autres organes sensoriels », des penseurs plus récents, comme Kant ou Simmel, constateraient le primat donné à la vue, puis à l’ouïe.

Et Bernard Valade de rappeler que « l’ordre de succession ne connaît guère de variation ». Car selon Richard de Fournival dans un ouvrage du XIIIe siècle, « l’homme possède cinq sens : la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût et le toucher ».

Pourtant, pour la chercheuse en neurologie Helena Wasling, citée par Anne Muxel[5], « le toucher est une forme de ‘ciment social’ qui induit la possibilité d’un sentiment de confiance réciproque entre les personnes qui se sont touchées ». Et si la neurologie expliquait cette habitude « culturelle » que beaucoup d’entreprises connaissent, dans lesquelles il a toujours été impensable de commencer une journée dans l’atelier, ou une réunion, sans serrer la main de chacun, au risque d’émettre un véritable signal de défiance ?

Mais c’est une très ancienne hiérarchie, qui fait aussi appel, comme le rappelle Bernard Valade, au dualisme cartésien et aux « controverses sur les relations qu’entretiennent la matière et l’esprit ». Ou entre « sensation » et « cognition » (Benoit Le Blanc et Bernard Claverie). Et qui explique sans doute que certains rejettent cet « appel aux sens ».

Alors, posons-nous la question des sensations accessibles devant un écran ? Et surtout des sensations partagées, qui font la qualité (positive ou négative) des interactions ?

En la matière, la pratique professionnelle de la « facilitation » rappelle en permanence l’importance de prendre en compte, dans l’organisation de l’espace mais aussi par de multiples autres leviers, l’importance des cinq sens (sans oublier le sixième d’Aristote, bien sûr).

 

Prenons donc trois exemples. Le premier du monde de la musique, et les deux autres issus du monde militaire.

Les amateurs de spectacles de musique rock ou pop auront sans doute remarqué, depuis plusieurs années, l’apparition des claviers rouges « Nord ». La clé de leur succès ? Le retour de « boutons », potentiomètres ou autres… quand leurs concurrents s’étaient laissés emporter par les écrans et menus déroulants… Aujourd’hui, Yamaha se relance à la conquête de ces claviers de scène avec les mêmes configurations…

Passons au monde militaire…

Dans un article (en ligne), un pilote de chasse raconte son passage aux appareils dotés d’un « cockpit moderne » (dans lequel les « boutons » ont laissé la place à des écrans, y compris dans le casque du pilote) en le concluant par : « la seule chose qui manque par rapport au cockpit ‘entier’ est le manque de sensations »[6].

Et même s’il se réjouit de la « situational awareness » (la capacité à appréhender pleinement les éléments du contexte) éprouvée dans ce nouveau cockpit, sa réticence à prendre en compte, en vol, les messages vocaux illustre avec acuité la saturation cognitive que connait tout décideur en situation extrême. Car s’il ne peut prendre en compte l’ouïe, c’est sans doute parce que la multitude des messages visuels accapare pleinement son attention.

Probablement peut-on trouver dans cette même saturation visuelle les décisions de la marine américaine qui avaient conduit à réinstaller sur les consoles de pilotage des « manettes physiques » sur leurs destroyers les plus modernes[7].

En matière de sécurité en contexte de crise, la « situational awareness » est clé. Alors, pourquoi se priver de tous les sens ?

 

Le facteur humain, facteur de sécurité et de résilience

C’est donc aussi une question de sécurité. Quelque chose qui passe aussi par la sincérité perçue de l’information reçue.

C’est pourquoi, nous avons la conviction que la diffusion des productions des outils de génération automatique de contenu conduira sans doute – presque paradoxalement dans un contexte d’accélération technologique – à un retour aux interactions réelles.

Car la course aux « fakes » est la transposition, dans le champ cognitif, de celle entre le glaive et la cuirasse.

Dans le champ académique, la suspicion de plagiat facilité par l’accès aux sources en ligne avait conduit les enseignants à se doter d’outils de contrôle statistique… Et certains étudiants avaient pu espérer duper le système de comparaison (et surtout la capacité de lecture des enseignants) en utilisant des traductions (automatiques bien sûr) de textes écrits dans d’autres langues… Jusqu’à ce que, sans doute, les outils de prévention intègrent aussi ce pluri-linguisme.

Pour la génération de contenus de textes ou d’image, on voit déjà apparaître les outils d’analyse… Remise à l’ordre du jour de la course entre « blacks hats » et « white hats »…

Et si, pour distinguer le vrai du faux, la réponse n’était-elle pas dans l’interaction humaine ? Et dans le champ académique, par le retour du traditionnel « grand oral » permettant de s’appuyer sur le professionnalisme des enseignants ? Avec leurs faiblesses, certes, mais aussi leur esprit critique, et leur éthique.

 

Une inspiration, une éthique et une histoire partagées

Car l’éthique, individuelle et collective, était une troisième piste du dossier d’Inflexions pour répondre aux risques et menaces évoqués.

Et les pilotes Romain Desjars de Keranrouë et Xavier Rival affirment que « (l’équipage) doit développer une éthique exigeante », en citant Gustave Thibon selon lequel « toute facilité extérieure qui ne crée pas une exigence intérieure dégrade l’homme ».

Une éthique qui demande du temps : « la relation virtuelle est suspendue à la connexion et le temps mesuré à l’étalon du contact de l’instant. L’absence de durée privilégie l’événement aux annales, l’actuel au souvenir, et exclut donc l’éclosion d’une histoire partagée, la décision d’un engagement ou la naissance d’une vocation. » (Eric Letonturier)

L’éthique, c’est aussi ce qui est porté dans la profondeur de l’organisation. Une éthique propre à chaque entreprise humaine, du fait de son histoire, de ses dirigeants, de ses métiers… Une éthique qui doit être digérée, métabolisée, appropriée par chacun. Et non faire l’objet d’un « contrôle social » que les technologies garantiraient.

C’est là encore la question du « sens au travail », quand certains se satisfont de la mise à distance de « producteurs » qu’ils n’auraient pas à « manager » mais seulement à « gérer ».

« Les temps qui viennent imposent de faire évoluer le commandement militaire d’une force de conviction vers une force d’inspiration… Car la pression de l’environnement technico-opérationnel obligera de plus en plus à penser l’action dans un registre indirect, seul à même de stimuler la créativité et la subsidiarité que les échelons subordonnés vont nécessairement devoir assumer… Dans les armées comme dans la vie, l’inspiration me semble être un levier suffisamment puissant pour transgresser sans les affaiblir les limites de l’ordre hiérarchique et faire valoir en toutes circonstances et de manière transparente la maîtrise du comment par le pourquoi. » (Thierry Marchand, dans Inflexions)

Le sens au travail, comme le sens de la mission. Et donc à rebours de la tentation de considérer l’autre comme un simple « exploitant » qui exécute l’instruction limitée, la nécessité de s’appuyer sur lui comme un « explorateur », qui s’adapte et ouvre le champ des possibles.

 
 

La « gestionnarisation » : des quasi-objets aux quasi-humains ?

Car la « gestionnarisation » de la société est un risque – et une tentation pour certains – sur lequel l’article de Pascal Robert et Agnieszka Tona dans le numéro d’Hermès appelle l’attention.

Pour eux, la multiplication des « quasi-objets documentaires » - les objets et documents du monde numérique – peut conduire, de par la richesse des données qu’ils contiennent et qui évoluent au fil du temps, et à leur intrication, à « produire de l’incommunication ».

Avec les outils numériques, la richesse des échanges est réduite. Ainsi, par exemple, l’utilisation souvent vaine d’« emojis » pour tenter de réduire les malentendus dans l’envoi d’un SMS… Ou bien la médiocrité du sens et les facteurs de malentendus des contenus générés par les outils s’appuyant une « intelligence » artificielle.

Pour les auteurs, le risque est de contraindre la communication humaine à accepter cette dégradation de la communication en se pliant aux limites des outils : ce qu’ils appellent la « gestionnarisation ».

C’est sans doute ce qui explique que le télétravail a été vite adopté par les organisations bureaucratiques, dans lesquelles on attend que des « agents » réalisent une tâche donnée, de plus en plus automatisable car faisant peu appel à l’initiative. Et qu’on ne souhaite surtout pas « manager », c’est à dire « animer ». Mais au mieux « gérer ».

Cette tentation de cette « gestionnarisation » des choses et des hommes se retrouve dans de nombreux autres domaines.

Prenons par exemple le développement du BIM (building information management) dans le milieu de la construction. Souvent réduite à la « maquette numérique » (un quasi-objet documentaire), cette nouvelle technologie devait permettre de nouvelles pratiques collaboratives, avec une intervention simultanée, ou au moins coordonnée, des différentes expertises. C’était l’opportunité de déployer les « méthodes Agile », ou en tous cas leur esprit, à cet environnement professionnel.

Aujourd’hui, trop d’intervenants ont oublié ce potentiel décloisonnement, en s’attachant à la seule dimension technique de l’outil. Dès lors, on ne fait que remplacer le plan papier par un plan numérique, la maquette physique par une maquette numérique… tout en conservant le fonctionnement en silo. Avec, par conséquent, des enjeux purement techniques de compatibilité de données, de normalisation accrue des productions, et d’enjeux de « pouvoirs » entre métiers et hiérarchies implicites.

C’est là encore, une opportunité potentiellement ratée d’utiliser les outils pour accroître les interactions, et la tentation saisie de tenter à nouveau de « gérer » la relation à l’autre de la façon la plus appauvrie possible – avec notamment la « norme ».

Et selon ce même axe, le livre d’Anne Muxel évoque aussi la « numérisation de l’intime ». Avec des conséquences inattendues comme celle de la fabrique de la mémoire. Car existe « la nécessité pour qu’une mémoire advienne et reste vivante du vécu lui-même, dans sa dimension charnelle et sensible ». Il apparaitrait en effet que les images des visio-conférences ne sont pas mémorisées… Et puisqu’il n’y a pas d’autres sens stimulés…

Alors, s’il n’y a plus de souvenirs mais seulement des données, quel est le sens d’une humanité numérisée ?

 

Explorer le virtuel, une vraie aventure ?

Alors, pour clore cet article par un nouveau rapprochement entre monde civil et militaire, comme celui qui l’ouvrait en référence au numéro d’Inflexions, mais sur un mode plus léger, on évoquera aussi Tom Clancy, dont les ouvrages imaginaient, mais aussi anticipaient certains conflits. Et dont le « Tempête rouge », rangé aux oubliettes par certains après la fin de l’Union Soviétique, est ressorti des rayonnages, à la lumière de l’invasion russe en Ukraine, marche européenne et État souverain.

A la fin des années 90, il avait écrit une série « Net Force », mettant en scène la fragilité de nos sociétés connectées, et imaginant des scénarios heureusement toujours maîtrisés, in fine. Et aussi, pour un public plus jeune, celle des « Net Force Explorers » (non publiée en français). Un monde dans lequel des adolescents faisaient face, dans un univers virtuel, à des menaces bien réelles, au péril de leur vie dans ce monde réel – en se connectant, à l’instar des personnages de Matrix, par un insert neural bien physique… Ils avaient 15 ou 17 ans en 2000. Ils en ont donc entre 35 et 40 aujourd’hui et sont, pour certains, bien engagés dans les conflits de notre monde. Sous les armes de la France, mais aussi dans les entreprises, qui ont tout leur rôle à jouer.

Ont-ils conscience des limites et faiblesses d’une industrie qui déploie, à coups de milliards d’investissements, des outils qui auront, comme tout dispositif technique, un impact sur nos sociétés humaines ?

Ou sont-ils entraînés par le fantasme d’un enrichissement rapide ou d’une fuite du monde réel ?

 

Comme le démontrent les « reconversions » de certains travailleurs du tertiaire de cette tranche d’âge, mais aussi le succès du film « Sur les chemins noirs », tiré du livre de Sylvain Tesson, et joué magistralement par Jean Dujardin : et si finalement, la vraie aventure était celle de l’exploration du réel ? Celle du monde qui nous porte et de notre humanité ?

[2] https://www.nova.fr/podcasts/aux-studios-les-dessous-de-la-musique/

[3] Anne Muxel, « L’Autre à distance. Quand une pandémie touche à l’intime », Odile Jacob, octobre 2021.

[4] « La voie des sens ». Hermès La Revue. Numéro 74. CNRS Éditions, 2016, Paris

[5] Anne Muxel, ouvrage cité.

[6]About the only thing missing from the whole cockpit is the lack of ‘feel’”. https://hushkit.net/2021/01/21/what-is-good-and-bad-about-the-f-35-cockpit-a-panthers-pilots-guide-to-modern-cockpits/

[7] https://news.usni.org/2019/08/09/navy-reverting-ddgs-back-to-physical-throttles-after-fleet-rejects-touchscreen-controls

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Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management, #Lectures, #Social change, #Transformation 3.0

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