Publié le 5 Septembre 2014

Que l’on s’en réjouisse ou que l’on le regrette, de très nombreuses organisations sont désormais confrontées à des situations dans lequel le lien hiérarchique n’existe pas. Souvent, cette absence de « chef » désigné donne lieu à des quêtes et manœuvres visant à en instituer un, malgré tout – ou à le devenir. Pourtant, il est à la fois vertueux et efficace de résister à cette « tentation totalitaire » et pratiquer un « leadership partagé ».

Sans lien hiérarchique, il ne reste plus qu’à mieux travailler ensemble !

On nous le répète à l’envie : la France est un pays monarchique, jacobin, centralisé. Il faut bien faire avec. Et si tout va mal, c’est parce qu’on manque d’un « chef », d’un leader dont le « charisme » et l’ « autorité » seront reconnus par tous. Et chacun de se référer à son « grand homme » (ou femme) providentiel(le), seul(e) à même de résoudre toutes nos difficultés.

Bien sûr, on trouve aussi des contre-exemples « révolutionnaires » que l’on s’empresse de porter au pinacle, et la visite ébahie auprès d’organisations « coopératives » semble avoir remplacé la visite initiatique à Saint Chamond de dirigeants désormais soucieux de gommer une étiquette « libérale » - bien que le lien entre le centralisme parisien et le libéralisme par nature décentralisateur soit encore à expliciter…

Mais une fois rentré, on revient bien vite à l’autorité centralisée, aux mécanismes classiques du pouvoir légal et institutionnel.

L’absence de « chef » semble être la maladie de ce temps

Dans beaucoup d’entreprises françaises, on résiste encore à la mise en oeuvre des organisations matricielles, dans lesquelles l’équilibre des pouvoirs cher à la tradition anglo-saxonne prend le pas sur l’omniscience des cartésiens hexagonaux. L’autorité serait « efficace », et les mécanismes de participation ne sont issus que de la contestation sociale – encore une lutte pour le pouvoir – quand ils ne sont pas une facétie de communicants, un effet d’ambiance. Quand il faut diriger, décider, il faut un « chef ». Et si l’organisation n’en a pas établi un, incontestable, les énergies peuvent vite se focaliser sur des luttes pour le « pouvoir ». Et si le monde politique vit à ce titre d’élection en élection, certaines entreprises s’épuisent alors entre attentisme et manœuvres, au détriment de l’attention portée aux clients, aux marchés, à la performance et donc à la pérennité de l’existence commune.

L’absence de « chef » est ainsi dénoncée pour être la maladie de ce temps, et toutes les énergies doivent être mobilisées pour apporter le remède, chasser les contestataires, faire taire les divergences, rétablir l’ordre, la discipline, l’acquiescement. Et tant pis si faute de clients oubliés, de marchés perdus et de talents gâchés, on finit par mourir. Morts mais « soignés ».

Le succès à l’international s’affranchit de l’autoritarisme hexagonal

En termes d’efficacité, il n’est pas certain que la tradition autoritaro-charismatique française soit la plus reconnue. Le « leadership » français reste à prouver sur la scène internationale, au-delà des coups de menton et des sermons moralisateurs, à l’heure des conflits en Ukraine, au Moyen-Orient, en Afrique, et de la tension croissante sur les approvisionnements en ressources stratégiques.

Quant aux entreprises françaises performantes, il semble que leur succès à l’international se soit affranchi de l’autoritarisme hexagonal pour adopter des fonctionnements dans lequel s’épanouissent les talents, et qui s’adaptent à l’instabilité et à l’imprédictibilité naturelles des équilibres stratégiques, de la concurrence mondialisée et de l’innovation technologique.

Pourtant, certains s’opposent aux formes de « leadership partagé » en se drapant dans un nationalisme « culturel ». Cet « équilibre des pouvoirs » serait étranger à la tradition française, et il serait, ou vain, ou détestable, d’adopter un modèle « importé ».

L’ « exception française » est sans doute une réalité dans bien des domaines. Et cela est vrai pour chaque peuple. Mais chaque individu appartient à de multiples cercles d’appartenance, dont la coexistence et l’interaction lui confèrent une identité unique : famille, territoire d’origine ou d’adoption, activité professionnelle et loisirs, tempérament, talents et appétences… Toute approche culturaliste intégrative est à la fois réductrice et totalisante. Voire totalitaire.

L’autoritarisme n’est pas immoral, il est inefficace.

Alors, puisque certains sont en droit de préférer des modèles autoritaires, plutôt que la « chienlit », il n’est ni pertinent, ni utile de condamner l’autoritarisme au regard de critères « moraux ».

Même si le « chef » est à la fois source et production d’une « pensée magique » dont la dissipation avait permis l’expansion industrielle et politique de notre vieux continent. Et qui ressurgit ici et là, hésitant entre messianisme et barbarie.

Quelque soit le groupe social et le contexte, l’autoritarisme n’est pas (seulement) immoral, il est (surtout) inefficace.

Il effraie et tétanise les énergies. Il dissuade la prise d’initiatives, et même l’expression d’idées. Et il est le moteur du désengagement. Car si l’homme (ou la femme) est providentiel(le), il n’est nul besoin de se mobiliser pour contribuer au projet collectif. Chacun peut alors devenir le passager clandestin d’une « reprise » dont il s’agirait alors de cueillir les fruits, plutôt que de se mobiliser pour en actionner les leviers.

A ceux qui observent le redressement économique de nos voisins européens, et la dynamique de nos concurrents internationaux, il peut être bon de rappeler que, à l’exception de territoires dotés de ressources naturelles qui leur confère une richesse de rentiers, aucun pays ne doit sa prospérité à un « chef », mais aux efforts et à la mobilisation de tous.

Certains ont fait une partie du chemin, et acceptent les fonctionnements « transversaux », « non hiérarchiques » pour des activités « marginales », mais les excluent des affaires « sérieuses ». A ceux-là, on recommandera la lecture des ouvrages de Christian Morel, qui vulgarise utilement dans ses descriptions des « décisions absurdes » les leçons des « organisations hautement résilientes ». Quand il est question de vie ou de mort (dans la santé, l’aéronautique, l’industrie pétrolière, les sous-marins nucléaires…), ce n’est pas le recours au « chef » et/ou à l’autorité des procédures (forme désincarnée du chef omniscient) qui garantit la sécurité de tous, mais bien la facilitation des contributions de chacun, dans l’interaction.

L’organisation idéale n’existe pas

La question n’est donc pas de se soumettre aux organisations non hiérarchiques ou d’y résister, mais de faire « avec ».

L’organisation idéale n’existe pas. Car au moment même où elle est imaginée, elle est déjà dépassée. Les hommes choisis sont partis, les produits ont évolué, la concurrence a bougé.

Une organisation n’est pas un cadre. C’est un « attracteur » : une image instantanée de fonctionnements souhaités, de répartitions des rôles adaptés à un moment donné, à des circonstances momentanées.

La tradition sociologique issue des travaux de Michel Crozier a permis de valoriser avec bonheur les sociogrammes, pour visualiser et comprendre les interactions interindividuelles réelles, qui l’emportent sur les organigrammes figés. Mais comprendre n’est pas agir, et le sociologue n’est pas, a priori, un homme d’action : ni entrepreneur, ni politique.

Dès lors, les nouvelles formes d’organisations qui s’affranchissent à de nombreux niveaux de décision des relations hiérarchiques, sont les mieux à même de permettre l’agilité des entreprises, et la mobilisation des énergies.

Bien sûr, les relations qui naissent de ces organisations sont complexes. Certains liens hiérarchiques sont clairs, d’autres sont en pointillés. D’autres encore inexistants, puisque décrivant une « co-existence » en théorie pacifique.

A ceci près que la vie des entreprises et des organisations génère inévitablement des tensions entre groupes sociaux, entre individus : des objectifs antagonistes, des approches différentes, des ambitions concurrentes, des résistances aux changements, conscientes ou inconscientes…

« Et la confiance, bordel ? », mais aussi les contributions !

La multiplicité de ces tensions génère une inévitable complexité. La tentation autoritaire revient alors en force, et trouve alors un allié dans la tradition cartésienne nationale : pour résoudre la complexité, il « suffit » donc de trouver l’organisation idéale, le chef omniscient et partant, omnipotent…

Les recherches et l’expérience de chacun le démontrent pourtant : on ne « résoud » pas la complexité, pas plus que le « brouillard de la guerre », fut-elle économique. On s’y adapte. Et en la matière, c’est parce qu’on partage des objectifs communs, basés sur une « vision », des « valeurs » ou toute autre « ambition » commune, et que l’on sait « mieux travailler ensemble » que l’on se donne des chances de réussir ensemble, en tirant profit de toutes les ressources disponibles, par nature rares.

Mais encore faut-il prendre la peine d’expliciter cette vision, ces valeurs, cette ambition. D’établir des habitudes de travail en commun, de construire des synergies et de nourrir la confiance mutuelle, qui donnera une véritable résilience individuelle et collective face aux difficultés. Cette confiance que décrivent avec talent les contributeurs à l’ouvrage récent de l’Institut Montaigne. Mais la confiance n’est pas un pari, c’est une production dérivée des contributions collectives.

Et puis, au quotidien, il faut aussi adopter et faire vivre des postures et des pratiques de facilitation de l’émergence d’idées, de projets. Et garantir leur mise en œuvre, en synergie, au profit de tous et de chacun.

Les débats actuels autour de « l’efficacité » du « design thinking » sont une illustration parmi d’autres de la difficulté à faire travailler ensemble les différentes fonctions de l’entreprise, ou les différents groupes d’une société. Les « experts » méprisent les productions de ces nouveaux « groupes de parole », où des Monsieur Jourdain remettent en cause les savoirs acquis. Et des ayatollahs d’une « participation » mal perçue y voient une bonne façon de prendre leur revanche sur ceux qui ne reconnaissent pas leurs talents, souvent localisés autour l’intelligence émotionnelle quand les « dirigeants » ont fait prévaloir, tout au long de la sélection imposée par le système éducatif français, leur intelligence conceptuelle.

Et si la vie de l’entreprise, la vie de la société, étaient autre chose qu’une lutte des classes, des expertises, des pouvoirs ? Et s’il fallait en fait, retrouver le goût et la pratique du vivre et travailler ensemble ?

Dans notre société post-taylorienne et notre monde en réseaux, on ne peut imaginer que les hommes s’alignent comme l’ont fait les chaines de production, et obéissent aveuglément aux « chefs » et aux « procédures ». C’est pourquoi la pratique du « leadership partagé » n’est pas une mode fugace, mais bien une nécessaire adaptation des fonctionnements collectifs, propre à animer efficacement toutes les dynamiques sociales. Une nouvelle forme de « socio-dynamique ».

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Rédigé par Kaqi

Publié dans #Management, #Transformation 3.0

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