Publié le 11 Décembre 2023

Créateurs de liens

L’Institut de la Sociodynamique organisait le 25 novembre dernier son Campus de l’Innovation Managériale, un événement bisannuel consacré à l’actualité des pratiques managériales, et bien entendu avec un prisme « sociodynamique » : des principes consacrés à l’animation des communautés humaines, dans l’entreprise mais aussi plus largement, dans leurs « écosystèmes ».

Ce qui m’a frappé, c’est l’affirmation de la nécessité, et souvent de la volonté, de créer des liens, ou de les renforcer.

 

La multitude de conférences et d’ateliers (une quarantaine) offraient beaucoup de points d’application différents. Et il n’était pas possible de participer à tous… alors ce point de vue n’est bien sûr que partiel.

 

Des liens pour se transformer

Alors il y a bien sûr les entreprises. Avec des contextes et des « cibles » divers.

Les contextes de transformation, notamment. Et parce que l’incertitude est le lot de toutes les entreprises (celles qui le nient mentent, à elles-mêmes et aux autres), les décisions sont toujours prises sans pouvoir être certains qu’elles sont « les bonnes ».

La prise de décision sera bien sûr toujours un grand moment de solitude – en particulier si les conséquences sont négatives -. Mais des pratiques qui privilégient le lien, la relation, permettent à la fois de les fiabiliser et d’en réduire les risques.

Car pour conduire à la prise de décision finale, les processus de dialogue, de consultation voire de concertation ont deux bénéfices :

  • Ils permettent aux décideurs de nourrir leur réflexion – dès lors qu’ils ne cherchent pas seulement des confirmations, mais ont une sincère capacité d’écoute et à la remise en cause – avec des expertises, des angles de vue, des sensibilités différentes… Autant de diversités qui permettront de nourrir des « intuitions » à défaut de certitudes. Et aussi de se préparer à la suite ;
  • Car c’est le deuxième bénéfice des démarches collectives qui doivent accompagner la prise de décision : aider à identifier les réactions futures aux décisions prises, individuelles et collectives. Des réactions qui émergeront et feront vivre la « mise en œuvre ».

 

Pour cela, la sociodynamique est un outil puissant.

Car elle permet de construire des « cartes de partenaires » - pour piloter la mobilisation des acteurs à tous les moments du projet.

Et des « stratégies des alliés » - des stratégies de conduite des transformations par la mobilisation des acteurs, qui font le choix des synergies, pour dépasser les antagonismes et mobiliser le plus grand nombre afin de maîtriser les risques et accroître les bénéfices.

Car parce qu’ils auront été associés le plus en amont possible – et pas seulement dans une phase de « communication », les bénéficiaires des projets de transformation auront pu se les approprier, en leur apportant des conditions d’adhésion mais aussi des propositions et des contributions, des déclinaisons et des enrichissements.

Ainsi, ils deviendront acteurs de la mise en œuvre, démultipliant ainsi les énergies et les compétences des porteurs du projet.

Et cette approche « contributive » a également une conséquence sur la conduite de projet. Une conséquence que la multiplication des projets « agiles », dans le monde des projets numériques mais pas seulement, favorise depuis quelques années, avec des logiques de « sprint », ou de « Minimum Viable Product ». Une conduite de projets moderne, en phase avec les pratiques et les perceptions de notre monde interconnecté, et de notre goût de l’immédiat – même si on peut parfois s’en attrister.

Car pour favoriser l’appropriation et adapter la mise en œuvre à la mobilisation réelle des acteurs, il est impératif de ne plus arriver avec un projet « verrouillé », même après une validation en phase test qui ne saura jamais prendre en compte toutes les variables d’un déploiement généralisé. Mais de proposer un projet amendable – dès le début, et tout au long de la période de mise en œuvre - en se gardant la possibilité permanente de modifier même significativement le rythme et les contenus, à la hausse ou à la baisse.

 

Ce principe d’action n’est pas seulement un acte de « communication », qui viserait à « donner l’impression » au plus grand nombre qu’il a été entendu. Mais la conviction que la multitude du « facteur humain » n’est pas un inconvénient voire une faiblesse, mais un vrai levier de performance et de succès – à condition d’y consacrer de l’énergie et du temps.

 

Le temps des relations

Car le facteur « temps » est un paramètre important pour nouer et nourrir les liens qui rassemblent. Et c’est d’ailleurs le concept de « temps relationnel » qui a été évoqué lors de ce Campus.

Nous l’avions évoqué dès les premières semaines du « grand enfermement » de l’année 2020, et aussi à l’aube de la reprise progressive des activités professionnelles, avec la promotion enthousiaste du « télétravail », encouragée par les marchands d’outils qui trouvaient là un formidable levier de croissance, les gestionnaires de biens plutôt que de talents, et les formateurs qui promettaient, sincèrement ou non, l’avènement du management à distance[1]

Non, le travail ne se réduit pas seulement à la production individuelle, dans son expertise, son silo, son bureau – et donc quelque soit l’éloignement de son entreprise et de ses collègues.

La dimension sociale et interactive du travail est cruciale, et elle ne se règle pas seulement par téléphone ou par écrans interposés.

La résolution de problèmes, qu’ils soient techniques, organisationnels ou humains, et la créativité se nourrissent des interactions, des échanges, des conversations. Qu’elles soient organisées voire facilitées, ou qu’elles soient improvisées, impromptues. Mais dans toute leur dimension humaine : celle qui sollicite les sens, les perceptions, les intuitions.

Considérer l’autre comme seulement un « producteur », c’est lui dénier la qualité d’humain en le dépersonnifiant. Et donc en l’éloignant lorsque les conditions matérielles et légales le permettent pour réduire les occurrences d’interactions qui pourraient faire tomber les masques. Et en attendant de confier le soin de cette « production » à un interlocuteur encore plus lointain, physiquement et juridiquement - un prestataire plutôt qu’un collaborateur ou un partenaire - en attendant l’opportunité de passer à une « intelligence » artificielle… dernier avatar de l’automatisation industrielle qui peut libérer les hommes de tâches sans grande valeur ajoutée, mais à la condition impérative de les accompagner vers d’autres contributions, pour des raisons éthiques mais aussi économiques, sur le temps plus long que le trimestre comptable.

Alors, cette dimension relationnelle demande d’investir du temps (le temps n’est pas un paramètre, c’est une ressource rare, que l’on décide ou non d’investir).

Du temps à bâtir une relation, à l’entretenir – et pas seulement en surface. En prenant en compte les propositions, pour les retenir ou non, en les intégrant à sa réflexion. Ce qui ne se fait pas toujours dans l’instant – le cerveau du lièvre et l’esprit de la tortue…

 

Des liens incertains

Cette dimension relationnelle demande aussi d’être prêt à la gestion des incertitudes intrinsèques à la nature humaine, et donc aux systèmes socio-techniques que sont nos entreprises et organisations.

La réticence largement partagée à affronter l’incertitude (et plus en France qu’ailleurs) est sans doute une des raisons majeures du goût de beaucoup pour les « indicateurs », les « procédures », les « normes » et les organisations bureaucratiques qui sont autant de carcans pour l’initiative mais donnent l’impression d’un « contrôle » sur son environnement.

Car tous ces facteurs peuvent être automatisés, ou presque. Et donc ôter au « décideur » le risque et donc la responsabilité de sa « décision » - par nature incertaine.

Cette incertitude intrinsèque au monde de l’entreprise – et au monde tout court – doit être assumée par chaque décideur. Alors bien sûr, certains aiment à se draper dans les habits d’un « homme providentiel » (ou d’une femme bien sûr) qui maîtriserait le tout, dans son omnipotence, pensant rassurer ainsi des équipes qui aimeraient avancer dans un avenir garanti – et s’attirer par là une dévotion gratifiante.

Mais il est impossible de construire des liens sincères ainsi, car la contingence de nos vies se chargeront toujours, à un moment ou un autre, de rappeler la réalité. Une réalité chaotique parfois éloignée par la géographie ou le domaine de nos environnements plutôt paisibles, mais que le monde de l’information immédiate rend désormais immédiatement accessible.

Dire « je ne sais pas » est à la fois honnête et souvent vrai, et n’empêche pas d’assumer ses décisions tout en s’appuyant sur des relations saines.

C’est sans doute tout l’équilibre que doivent rechercher les organisations dans le modèle « holomorphe » recommandé par la sociodynamique : en conciliant à la fois le lien qui réconforte et rassure (la dimension « ego »), et l’ouverture au monde, et donc à l’incertitude, qui fait innover et grandir (la dimension « eco »). Loin du modèle « mécaniste » qui ne considère les parties prenantes que comme des exécutants, des « producteurs ».

 

Le temps des citoyens, aussi

Le programme du Campus proposait également une thématique qui dépassait le strict périmètre des entreprises : celui de leur « écosystème ». Et dans les conférences qui déclinaient cette réflexion, la question du lien était également centrale.

Que ce soit en Ukraine, entre les forces armées et les citoyens qui leur apportent, depuis le début de la résistance à l’invasion russe, des moyens qui dépassent la contribution strictement militaire, qui s’exprime dans la mobilisation institutionnelle ou volontaire.

Avec des renseignements ou un appui d’expertises dans les technologies de l’information, qui rendent possible la « guerre hybride », tout comme la sécurisation des infrastructures et services aux populations visés par l’agresseur. Mais aussi avec un soutien en vivres et en appui sanitaire, jusqu’à l’avant. Pour renforcer les corps et les cœurs.

C’était là un point d’application terriblement concret de la « perméabilité » croissante entre le monde militaire et la société civile, et que l’on dénomme en France « lien Armée – Nation », et qu’il semble désormais urgent de remettre d’actualité, après la tentation d’une « fin de l’histoire » qui avait désarmé les esprits, au moins.

Un lien auquel les entreprises, hors monde de la « BITD » (les entreprises liées au secteur de la Défense) et des grandes entreprises publiques, commencent à contribuer un peu timidement. Mais qui illustre un pan significatif et potentiellement structurant de la « responsabilité sociale des entreprises ». Car il ne faut pas négliger l’importance du temps passé au travail, et la perméabilité, là encore, entre le lien « managérial » (avec ses hauts et ses bas), et les convictions citoyennes qui se forgent et évoluent à l’épreuve de la vie.

 

Cette question du « lien citoyen » était également au cœur du partage d’expérience de la formidable dynamique humaine qui anime Les Mureaux – cette cité des Yvelines qui souffrie parfois de l’image d’un passé troublé, alors que les émeutes l’épargnent désormais, et qu’on y trouve notamment – et pas seulement - un fleuron de l’industrie européenne, Ariane Group.

Car pour développer l’emploi et assurer la sécurité de tous, le choix n’y a pas été d’attendre la manne providentielle des subventions ou de renforcer toujours plus la force publique. Mais de développer les relations entre habitants, entre générations, avec les entreprises, et les visiteurs. Sur la base d’un projet commun. Quelle belle illustration de la mise en œuvre des principes que formalise la sociodynamique !

 

Et l’État, dans tout ça ?

Dans la guerre d’Ukraine, comme dans la gestion des tentations émeutières, mais aussi au travers de l’évocation de la gestion de la crise Covid-19, la place de l’État a été évoquée au cours de cette journée, en touchant là encore à la question du lien.

En Ukraine, les relations entre la population et les forces armées sont directes. Alors bien sûr, avec la guerre, les unités de volontaires ont été incorporées aux forces, dans un souci de coordination et donc d’efficacité. Mais le capital relationnel qui caractérise ce lien ne fait pas oublier la traditionnelle défiance du peuple ukrainien vis-à-vis des structures étatiques, dont certaines dérives sont encore récentes et sans doute profondes, puisque caractérisant le régime russe, post-soviétique, pas si lointain… C’est la guerre, et il faut rester unis face à l’adversité. Mais ce lien n’est pas organisationnel, formalisé. Il est humain, direct.

Quant aux Mureaux, les synergies entre les forces de l’ordre et la dynamique citoyenne demeurent sans doute à renforcer, quand les premières perçoivent la seconde comme une « concurrente » voire une remise en cause directe de son efficacité – alors qu’elle ne propose qu’une complémentarité. Là aussi, la « perméabilité » est un concept pertinent pour décrire les interfaces entre les acteurs perturbateurs, et leur environnement amical, social, et familial, qui souhaite paix et prospérité. Et rappelle donc la nécessité de créer des « liens », pour susciter des synergies face aux antagonismes, pour les traiter « autrement ».

Et le Covid dans tout cela ? La défiance perçue si ce n’est réelle des décideurs étatiques vis-à-vis de nos concitoyens a fracturé des liens déjà ténus. Face à une situation par nature pleine d’incertitudes, les pouvoirs publics auraient pu assumer la fragilité de leurs décisions. Partager la complexité de celles-ci face au risque, leur humilité face à l’inconnu. Adopter des mécanismes de gestion de crise plus fondés sur la confiance et la réactivité que sur la planification bureaucratique, souvent aveugle et brutale. Puisque le management directif caractéristique des organisations mécanistes ne peut s’exercer que très momentanément, au regard de la destruction du lien social qu’il engendre toujours.

 

La place de l’État, donc ? Sans doute pas, ou en tous cas pas seulement. Mais certainement la capacité des grandes organisations à s’affranchir des perceptions et pratiques bureaucratiques qui, toujours, perçoivent les individus dans leur silo, dans l’exécution d’une tâche, et non dans la richesse de leur dimension relationnelle : celle qui se nourrit des liens que l’on fait vivre, et qui font la richesse de nos sociétés humaines, libres et démocratiques.

Là encore, un magnifique point d’application des pratiques de la sociodynamique !

 


[1] On pourra par exemple se référer, sur ce blog, aux articles suivants :

 

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Rédigé par Alexis Kummetat

Publié dans #Management, #Sociodynamique - Stratégie des Alliés

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