Publié le 5 Avril 2024

Des fusions et du facteur humain…

Lorsqu’on engage un projet de fusion-acquisition, la « due-diligence » est un passage obligé. Processus financier avant tout, elle est aussi dotée d’un volet RH. Mais trop souvent avec une dimension surtout liée aux charges financières existantes ou à venir. Qui prend trop peu en compte les dimensions purement « humaines » de l’engagement individuel et collectif. Et qui s’arrête toujours à l’évaluation du « risque », et pas à son traitement, aux fins de succès.

 

Laissez-moi vous raconter trois courtes histoires, réelles ou imaginaires, mais dans lesquelles certains pourront se reconnaître.

 

Le cas Malbouffe

C’est l’histoire d’une petite entreprise, Alpha, qui s’est développée au fil des années et qui a eu du mal, comme souvent, à passer le cap des 50 personnes. Pas pour les raisons sociales que l’on imagine, mais en raison de divergences de stratégies entre dirigeants (se stabiliser ou poursuivre la croissance, notamment).

Après quelques départs clés, l’entreprise est en danger et les associés restants décident de céder avant que la valeur ne s’effondre.

Une entreprise beaucoup plus grosse, Bravo, les rachète. Elle intervient dans un domaine professionnel proche. Certains – et notamment certains dirigeants de Bravo - pensent que les deux métiers sont complémentaires. Mais dans les faits, beaucoup ne comprennent pas la plus-value des équipes Alpha qui génèrent certes du profit avec des services très originaux, mais parfois au détriment des services Bravo, classiques et adossés à un contexte légal rassurant, auxquels ils peuvent se substituer.

Alors, pour réussir l’intégration (ou l’imposer ?), des dirigeants Bravo sont mis à la tête des équipes Alpha… Et les collaborateurs issus d’Alpha sont contraints d’intégrer, plus ou moins totalement, les équipes Bravo, et en tous cas d’admettre une posture basse, complémentaire plus que concurrente. Car il y a l’absorbeur et l’absorbé…

Très vite, la quasi-totalité des équipes Alpha quitte le nouveau groupe, et cet échec suscite aussi le départ de certains dirigeants de Bravo, déçus…

Au bilan : une acquisition manquée pour Bravo, des bénéfices financiers pour les anciens dirigeants Alpha qui sont restés le temps prévu lors de la cession, et beaucoup de dégâts humains.

 

Le cas Grossous

Edouard a créé son entreprise, Charlie, il y a 35 ans. Plutôt paternaliste, il a recruté une petite équipe, plutôt docile, pour apporter plus de services à ses clients. Cela ronronne bien, à la satisfaction de tous.

Mais les années passent et le voilà qui fête ses 70 ans… Toujours vaillant, il souhaite cependant prolonger son succès. Mais à la maison, on le demande, on l’appelle à la raison… Est-il prêt à profiter de sa demeure, de son jardin et à lever les pieds lorsque l’aspirateur passera ?

Il trouve alors une solution intermédiaire : céder sa petite entreprise, mais avec un dispositif original.

Plutôt que de vendre à une société opérant dans le même métier – qui intégrerait naturellement « sa » clientèle et « son » équipe dans les siennes -, il trouve une société, Delta, dont le métier est complémentaire du sien.

Pour assurer à Delta le contrôle de l’acquisition de Charlie, une société Charlie-2 est créée pour racheter le fonds de commerce de Charlie. Delta est majoritaire dans Charlie-2, Edouard détient la grande majorité des parts restantes, et le solde est partagé entre quelques collaborateurs clés.

Propriétaire de Charlie et actionnaire majeur de Charlie-2, Edouard est heureux car :

  • il a encaissé les fonds de la vente de Charlie (les parts de Delta et des collaborateurs) ;
  • il demeure maître à bord car la rentabilité de Charlie, puis de Charlie-2, lui assure toute l’autonomie qu’il souhaite vis-à-vis de Delta ;
  • et il a ainsi donné, à la maison, les signes d’un « désengagement », au moins à terme…

Jusqu’au jour où certains collaborateurs-actionnaires de Charlie-2 se demandent pourquoi il est encore à la manœuvre… Aucune date de départ n’a été formellement exprimée mais la création de Charlie-2 devait servir à une transition, non ? Et entrer au capital, même avec une part très minoritaire, signifiait de participer à la « gouvernance » de Charlie-2, n’est-ce pas ?

Edouard est furieux. Veut-on ainsi le pousser vers la tombe ? Car c’est bien le sentiment, conscient ou inconscient, de beaucoup de créateurs d’entreprises qui cèdent, sous la pression de l’âge ou d’autres facteurs, à des « étrangers » ou même à leur famille… Car pour eux, céder, c’est mourir un peu… Et si certains sont sereins face à cette situation, d’autres non.

Vous voulez ma place ? Eh bien, payez la… Il propose donc de céder ses parts, mais en annonçant qu’il continuera son activité et que, bien entendu, « ses » clients le suivront… Et il teste auprès de quelques collaborateurs leur envie de le suivre…

Mais puisque personne ne veut payer le prix, et au regard d’un mécanisme de « deuil » bien connu, il se révolte alors et demande la tête de ceux qui, de bonne foi ou non, avaient compris ou cru qu’il partirait vite…

Chez Delta, échaudés par ce conflit que l’on n’avait pas prévu, croyant sans doute que la « transition » se ferait naturellement, on envisage de laisser tomber l’affaire… Trouveront-ils quelqu’un pour racheter leurs parts, ou abandonneront-ils le tout ? En attendant, chez Charlie-2, on craint la débandade…

Au bilan : une acquisition qui s’annonce manquée pour Delta, un bénéfice financier mais bien des soucis pour Edouard. Et chez Charlie-2, des dégâts humains… Quant à l’image d’un rapprochement original plutôt médiatisé, Delta devra en faire aussi les frais…

 

Le cas Copainsmaispastrop

Clément a créé son entreprise il y a plusieurs décennies. Il n’était pas un enfant de la balle et est particulièrement fier de son succès. Et il peut en effet l’être car Echo est florissante. Plusieurs dizaines de collaborateurs, des résultats qui font des envieux et une qualité professionnelle reconnue sur son marché. C’est un homme heureux.

Heureux mais prévoyant car il ne s’endort pas sur ses lauriers et observe avec attention son environnement professionnel, en pleine transformation. Il faut continuer à faire grandir Echo comme il l’a fait, avec une croissance exogène prudente, avec des structures partageant son attention pour ses équipes et pour la relation avec ses clients. Mais il faudrait accélérer la croissance, car le temps presse.

Son ami Jérôme a aussi créé son entreprise, Fox, dans les mêmes métiers. Fox a grossi plus vite, sur un modèle plus industriel qu’artisanal, à la différence de Clément et d’Echo. La qualité de service perçue par le marché s’en ressent. Mais ce n’est pas grave, car le succès financier de Fox suscite l’envie.

Le mariage est annoncé. Une union équilibrée dans les propos, mais pas dans les faits. Car les équipes de Fox sont beaucoup plus nombreuses que celles d’Echo. Et la structure « industrielle » de Fox s’appuie sur des processus qui « simplifient » les flux, rationalisent les pratiques. Ce ne sera plus du sur-mesure bien sûr, mais c’est le prix d’une croissance réussie…

Et puis pourquoi pas ? Car pour Clément, pour réussir, il suffit de le vouloir suffisamment fort – son histoire personnelle le prouve… et tout le monde réussira bien à trouver sa place, n’est-ce pas ?

Clément et Jérôme feront donc affaire. Quant à « l’intendance », elle suivra…

Les processus se mettent en place… Les doublons de postes sont supprimés, les systèmes Fox absorbent les flux Echo, et les collaborateurs sont répartis, mécaniquement, dans une matrice étendue, sur la base de l’organisation Fox.

La nature de l’engagement « humain » change alors pour beaucoup. Quelques talents-clés d’Echo sont reconnus dans l’organisation Fox – provoquant d’ailleurs quelques réticences chez ceux qui se pensaient « dominants » et donc protégés… Mais la plupart perdent la liberté – et la créativité – qu’ils avaient dans leur structure « artisanale ». Moins organisée, mais plus libérée.

Dans ces équipes Echo – et comme toujours chez les plus talentueux, plus employables que les autres -, c’est donc la fuite. Car amenés à faire le deuil d’Echo, ils préfèrent le faire ailleurs que dans la source de leur déception.

Et chez Fox, beaucoup de ceux qui se réjouissaient de l’arrivée de ces artisans talentueux se résignent aux fonctionnements mécaniques habituels, au détriment d’une créativité qu’ils espéraient pouvoir peut-être exercer, au regard de ce qu’ils avaient espéré de leur nouveaux collègues et d’une nouvelle aventure partagée.

La relation des « commerciaux » avec leurs clients change aussi : ceux-ci sont « réaffectés » et les pratiques « industrielles » laissent moins de place au « sur-mesure » qui avait fait le succès qualitatif d’Echo. Pour expliquer la rationalisation et la mécanisation de l’organisation et des flux, on parle bien sûr de la nécessaire « numérisation ». Mot valise, mot magique… Mais que l’on associe, volontairement ou non, à la mécanisation. Alors qu’elle peut aussi dégager du temps pour l’affecter à la qualité « artisanale » de la relation clients.

Certains clients d’Echo suivent donc chez Fox, mécaniquement. Mais d’autres, déçus de perdre la qualité de service, partent à la concurrence.

Au bilan : une acquisition (même si elle ne dit pas son nom) manquée, tant pour la performance des équipes que pour l’image d’Echo et Fox… Et des dégâts humains de part et d’autre. Y compris sans doute pour Clément et Jérôme qui, jusqu’à présent, se réjouissaient, à raison, de succès complets.

 

Quels sont les points communs à ces trois situations ?

 

Pas de mauvaises intentions

Partons du principe que, lors d’une fusion ou d’une acquisition, tout le monde est mû par de bonnes intentions.

Alors bien sûr, il peut y avoir des exceptions, et notamment :

  • un cédant qui souhaite surévaluer le prix de son entreprise et donc les bénéfices annoncés pour l’acquéreur, pour en tirer la plus grande valeur pour lui-même. Mais la « due diligence » est là, quand elle est complète, pour réduire ce risque ;
  • mais ce peut aussi être un acquéreur qui, par cette opération, souhaite « tuer » la concurrence. Ce n’est pas si rare, même si on annonce toujours des synergies attendues, plus vertueuses qu’un projet destructeur. Dans ce cas, les « dégâts » infligés à l’autre importent peu… à condition aussi de réduire autant que possible ceux subis par sa propre structure, le temps de l’absorption…

 

Néanmoins, et pour garantir les bonnes volontés mutuelles, on pourra, autant que possible, « sécuriser » le processus d’intégration. Et cela sera souvent fait en particulier pour le temps de maintien dans le nouvel ensemble du « cédant ». Pour rassurer les clients, les équipes… Mais si on peut « légalement » encadrer le maintien et/ou le départ, il est toujours difficile de le faire pour les facteurs plus qualitatifs, liés à l’engagement personnel…

On pourra aussi chercher à clarifier certains points ambigus. Mais la clarification conduit parfois à faire émerger un conflit que l’on ne souhaite pas, et que l’on espère voir se résoudre avec le temps… Et puis, l’ambiguïté a aussi ses avantages car elle est un espace de liberté, de dialogue, et de donc de créativité.

 

Alors, et même si les intentions sont bonnes de part et d’autre, les difficultés peuvent naître pour plusieurs raisons, et en particulier :

  • La réalité de la réalité : on voit souvent ce qu’on veut bien voir. Et la projection de ses souhaits devient parfois sa « réalité ». Pour éviter cela, le recours à un tiers permet de matérialiser des « réalités » parfois frustrantes (même si on peut alors, en situation de déni, écarter le porteur des « mauvaises nouvelles ») ;
  • Et l’autonomie des personnes et des organisations. Pour des raisons diverses, liées à leur environnement, leur histoire, leur « culture », les individus et les organisations peuvent « dériver » par rapport à leur propre intention. En pleine conscience ou non. Et c’est pourquoi l’accompagnement des transformations doit faire l’objet d’une attention particulière, dégagée des enjeux opérationnels (car « pendant les travaux, la vente continue ») : rigoureuse, bienveillante, mobilisatrice, sensible à l’émergence et donc adaptable…

 

Ces dérives ne découlent pas d’un mensonge, mais seulement du caractère nécessairement imparfait de la connaissance, et de la permanente émergence des phénomènes socio-techniques.

Car bien entendu, il est indispensable d’exclure le mensonge. Pour des raisons morales. Mais aussi pour des raisons d’efficacité. Vis-à-vis de ses partenaires dans le projet de fusion-acquisition. Et vis-à-vis des équipes de part et d’autre. En particulier pour ceux qui restent… Car si l’attention se portent sur les départs, pour des raisons légales et financières, on oublie toujours ceux qui restent, et qui devront vivre les plus durs des changements.

 

Considérer le « facteur humain » dans la conduite du projet

Dans ces trois cas, les deux parties prenantes ont avant tout considéré l’aspect financier de l’opération et les conditions légales. Et puisque les chiffres s’additionnent, voire se multiplient, les rapprochements sont souvent vus au travers de ces prismes-là.

Alors bien sûr, il y aura une « vallée des larmes », on le sait bien. Mais ce sera le temps d’une « digestion » que l’on espère rapide – car les gens sont « raisonnables », et les profits reviendront vite. En tous cas on le croit, et/ou on le fait croire.

Alors, lorsqu’une fusion ou une acquisition se fait avec un patrimoine matériel important (des locaux, des machines…), ou des savoir-faire protégés (brevets…) que d’autres équipes que celles qui les ont développés pourront facilement mettre en œuvre, celle-ci peut être réalisée en privilégiant une voie « mécanique ».

On additionne des moyens d’action, techniques et humains. On mutualise des coûts, des expertises… et on accroît ainsi à la fois le chiffre d’affaires et la rentabilité de la structure étendue.

Ce n’est pas très « bienveillant », mais c’est plus « simple » (même si simple n’est pas facile).

Mais lorsqu’une structure « absorbée » tient aussi sa plus-value de dimensions « affectives », que ce soit entre équipes, avec les clients, voire avec les « produits », le changement peut s’avérer « rupture ». Y compris d’ailleurs pour les équipes de la structure « absorbante » qui devront malgré tout faire avec des talents reconnus qui importeront sans doute une partie de leur identité professionnelle et pourront, implicitement ou explicitement, mettre en cause les habitudes et les pratiques d’un ensemble pourtant perçu comme infaillible puisque dominant…

Car si les chiffres s’additionnent, voire se multiplient, la complexité socio-technique inhérente aux groupes humains peut donc vite conduire, si elle est négligée, à un système hors de l’équilibre.

Cette dimension « entropique » peut alors donner lieu, dans les meilleurs des cas, à un nouvel équilibre inattendu (A plus B devient C) : c’est par exemple le résultat de projets de transformation conduits en privilégiant des pratiques d’auto-organisation (auto-organisées, certes, mais suivies et accompagnées). Ou bien grâce à la chance (et il faut toujours en avoir au moins un peu)…

Mais lorsque ce chaos est subi et non choisi, le système peut sortir totalement de l’équilibre, et exploser (ou imploser).

 

Les projets de fusion-acquisition ne sont pas seulement complexes techniquement, financièrement. Ils le sont aussi, pour beaucoup, humainement. Et quand cette dimension n’est pas prise en compte, dans l’analyse initiale et dans l’accompagnement du rapprochement, l’échec est inévitable. Car si l’intendance peut parfois suivre, le facteur humain n’est jamais régi uniquement par des principes logistiques.

Il est donc important d’organiser le projet selon des principes « rationnels », mais en se préservant aussi des marges de manœuvre qui permettront d’absorber l’imprévu mais aussi la créativité de tous, et donc de saisir des opportunités émergentes, par nature non planifiées.

 

Faire avec ce qu’on a – « l’effectuation »

Il est des mots à la mode dans le monde des entreprises et des organisations… Souvent des termes anglo-saxons portés par les dynamiques managériales internationales, et parfois francisés – souvent pour le pire.

On a par exemple beaucoup parlé gouvernance, sérendipité, agile, frugal... Apparait désormais le terme d’« effectuation ». Pour désigner une façon d’engager un projet avec les moyens dont on dispose et en prenant les risques liés, plutôt que d’attendre une situation « idéale »…

En matière de fusions-acquisitions comme dans d’autres contextes, on doit toujours faire avec « ce que l’on a ». Les équipes de l’un et les équipes de l’autre. Les forces et les talents. Les faiblesses et les états d’âmes aussi. Et en particulier lorsque la dimension de « services » est importante dans les métiers considérés. A moins d’avoir des moyens illimités (ce qui arrive rarement), et de considérer les individus comme des choses (ce qui est plus fréquent)…

C’est souvent frustrant pour des ambitieux dont la volonté se heurte au mur du réel.

Mais cette « contrainte » (ou plutôt, cette réalité) force à sortir d’une zone de confort vers laquelle notre pensée rationnelle, tournée vers les idéaux, nous tire.

Car faire avec ce que l’on a, c’est accepter d’évoluer dans des contraintes. Et donc s’obliger à trouver des solutions originales.

Alors bien sûr, c’est contraire à la pensée procédurale et bureaucratique, et cela nécessite d’accepter l’incertain, la prise de risques…

Mais n’est-ce pas, aussi, ce qui donne du sens à nos vies d’entre- et intra-preneurs ? Faire avec ce que l’on a plutôt que de revendiquer un idéal inaccessible, et inévitablement d’accuser les autres de nos échecs, de nos faiblesses, de nos manques de créativité et de courage ?

 

Alors, pour vos projet de fusions-acquisitions comme pour les autres, acceptez toujours la richesse du « facteur humain », prenez-y appui et animez-la, seuls ou avec l’appui de professionnels !

 

 

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Rédigé par Alexis Kummetat

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