Publié le 14 Février 2019

La malédiction de l’homme providentiel

Au risque de choquer certains esprits classiques, le recours à l’homme providentiel (ou la femme, là n’est pas la question) est, dans l’entreprise comme dans le domaine politique, une véritable malédiction. Car il ne s’agit pas seulement d’une posture morale, par nature sujette à débat mais, au mieux, d’une incontestable source d’inefficacité.

 

Notre monde est complexe. Plus qu’avant. Parce que les systèmes technologiques démultiplient les actions humaines, leurs capacités de transformation, leur puissance et leur rapidité, leurs effets positifs comme les risques liés. Parce que les outils et pratiques de production et de diffusion de l’information ont rendu les échanges instantanés, si ce n’est en réalité, au moins dans les habitudes et les attentes que nous adoptons tous, volontairement ou non.

Dans ce contexte, comment se satisfaire du vieux fonds de pensée magique qui nourrit le fantasme d’homme providentiel, être parfaitement rationnel, omniscient, et donc légitimement si ce n’est naturellement, omnipotent ?

Les organisations modernes d’entreprises sont désormais matricielles – et pas seulement à deux dimensions – au grand dam des partisans d’un « chef » idéalisé, vertical et hiérarchique. Ce choix n’est pas né de la volonté perverse de quelques consultants de déstabiliser une autorité légitime. Il vise à adapter les ressources de l’entreprise au monde complexe et mouvant, en permettant aux organisations de s’adapter plus rapidement – en ouvrant ou en fermant un territoire d’action, géographique ou métier, en acquérant de nouvelles expertises ou en abandonnant des produits obsolètes, sans déstabiliser la totalité du système. C’est un système nécessairement dynamique.

 

La fonction prime sur le grade

 

Même les armées, pourtant perçues comme les archétypes d’un système hiérarchisé, s’y sont mises il y a vingt ans déjà, avec la logique de « réservoirs de forces » et de centres experts. Déstabilisant un moment des chefs de corps – et leurs troupes – tous attachés à la figure du pater familias. Mais pour un moment seulement. Car le militaire est à la fois soldat et fonctionnaire. 

Le soldat vit de et par la mission à accomplir, sait que « la fonction prime sur le grade » et qu’en matière tactique, s’il faut s’assurer en permanence de s’inscrire dans « l’intention du chef » - et mettre en œuvre sa décision -, le « chef » est celui qui mène l’action, y compris lorsque le rythme ou le contexte obligent à l’autonomie.  Chacun sait qui il est, quel est son rôle et quelle est sa légitimité. Et le « pater familias », s’il n’est plus à la source directe des moyens alloués à ses troupes, a appris à les rechercher – en dépit d’une difficulté croissante qui doit beaucoup moins à ces nouvelles organisations qu’à la raréfaction générale des moyens.

Le fonctionnaire doit, à la complexité du brouillard de la guerre dans lequel évolue le soldat, ajouter à son environnement de travail la complexité et les pesanteurs d’un système parfois bureaucratique qui asphyxie et décourage l’homme d’action. Plus que le chef, c’est le bureaucrate qui fait « claquer le galon » - en rappelant ce qu’il est, et non ce qu’il fait.

 

On n’a jamais raison tout seul

 

Le paradigme des organisations modernes, plus que celui de la complexité du monde, est celui de la coopération et de l’équilibre des pouvoirs. Il ne s’agit pas d’avoir « raison » sur l’autre. Mais de concilier les contraintes, et de prendre une décision éclairée par l’ensemble des avis, souvent antagonistes – et heureusement. Car on n’a jamais raison tout seul, lorsqu’il s’agit de passer du concept à l’action. Concilier rentabilité et qualité, trouver un équilibre entre l’exigence du client et la disponibilité des équipes, faire travailler ensemble experts et utilisateurs… Certaines organisations préconisent même l’institutionnalisation d’un avis divergent, indispensable pour parvenir à une décision légitime.

Ces tensions, ces conflits, cette complexité ne peuvent être réduits par une seule personne, au risque d’entretenir une schizophrénie dangereuse. Ou, beaucoup plus probablement, de laisser dominer un point de vue unique et réducteur sur la riche diversité des autres. Dans le domaine public, cette diversité s’exprime plus généralement dans l’équilibre des pouvoirs de nos systèmes démocratiques, jugés par certains peu « efficaces », mais qui demeurent légitimes, « à l’exception de tous les autres ».

 

L’isolement et l’exercice solitaire du pouvoir, dans toutes les organisations et tous les contextes, conduit à l’inefficacité et aux « décisions absurdes », que les approches modernes de la sécurité – dans l’industrie, l’aéronautique, la santé, les opérations militaires… - pourchassent.

Plus encore, le recours à « l’homme providentiel » conduit inévitablement au désengagement. Alors que beaucoup se désolent du désinvestissement citoyen, ou recherchent à développer l’engagement de leurs collaborateurs. Car la croyance à « l’homme providentiel » est décevante pour celles et ceux qui veulent s’engager dans une aventure collective, avec leurs compétences et leurs moyens. Elle ruine les organisations qui ne tirent pas profit de toutes leurs ressources, et en particulier humaines. Auparavant, elle pouvait peut-être satisfaire des courtisans, mus par les avantages accordés par le « chef » d’un système peu efficace mais opulent – mais qu’aucune entreprise désormais, au-delà des légitimes et indispensables questions d’éthique, n’a plus les moyens d’entretenir.

 

Une malédiction française ?

 

La tradition française semble être porteuse, plus que d’un choix, d’une véritable malédiction. Car il semble impossible, en situation de crise, de se libérer de ce recours à la pensée magique, à l’homme providentiel. Si la complexité est trop difficile à appréhender ensemble, il semblerait convenir plus sage de la livrer à un seul.

Ce tropisme semble être celui d’une tradition outrageusement cartésienne, dans laquelle la raison efface les émotions et d’un causalisme réducteur, d’une époque proto-taylorienne, dans laquelle l’homme est toujours perçu comme le « maillon faible ». Car depuis Platon et Aristote, le débat fait rage… Dans cette tradition, il faut des esprits forts, désincarnés, des intelligences pures, voire artificielles. Et si on passait aux machines ? 

Malheureusement, ou heureusement, tout homme est aussi le siège d’émotions, qui façonnent chimiquement ou psychologiquement, selon la tradition que l’on privilégie, sa perception du monde et de sa complexité, ses décisions, ses interactions. Et se mêlent à son « intelligence ».

Et les observations et pratiques de la sécurité industrielle démontrent que, contrairement à la mythologie techniciste, la machine n’est jamais infaillible. Et que in fine, c’est le système homme-machine qui assure la sécurité optimale – par nature toujours faillible, même pour des systèmes « ultra-sûrs ».

L’homme providentiel est donc un être doublement fragile, associant le pire des biais humains aux défauts inévitables des systèmes complexes.

Enfin, cette malédiction des organisations humaines qui s’y vouent l’est aussi pour celui ou celle qui suscite des espoirs inévitablement déçus. Le « sauveur » d’une entreprise initialement destinée à la faillite peut disparaître en quelques jours dans les tréfonds, alors qu’une équipe est toujours plus pérenne face aux épreuves. Dans nos sociétés interconnectées qui se réfèrent toujours aux réseaux, on oublie qu’un filet, horizontal et multinodal, est toujours plus résilient, face aux tensions et agressions, qu’un pilier vertical et isolé.

 

Travailler ensemble est toujours difficile

 

Alors, bien sûr, travailler ensemble est toujours difficile, en particulier en situation de crise, qu’elle soit menaçante ou porteuse d’opportunités. Conscientes du monde concurrentiel dans lequel elles évoluent, la plupart des entreprises n’ont pas eu le choix que d’adopter ces principes d’action – autant que possible, et même si, souvent, le collectif grippe, et qu’il faut se dépasser, collectivement, pour réussir.

Aujourd’hui, les organisations innovantes promeuvent le collaboratif, le participatif, l’engagement. Pour certaines, il ne s’agit que de changements superficiels, qui touchent plus à l’image qu’à de réelles transformations du fonctionnement collectif. Mais pour d’autres, c’est désormais une réalité, toujours perfectible puisque l’idéal n’est pas de ce monde.

Et vous, où vous situez-vous ?

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Rédigé par Kaqi

Publié dans #Management

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